scène), ni ensevelie sous le discours musical. Le pari polyphonique de la Timée est en effet qu’il est possible de faire
coexister musicalement un collectif composé de parties hétéroclites. La lecture suit donc son cours propre, contribuant à
agrandir le monde musical pour y incorporer l’éclat des mots : s’il est vrai qu’ »un bruit longuement entendu devient une
voix » (Victor Hugo), alors le bruit longuement entendu du verbe peut devenir une voix musicale. Tel est un des enjeux
de l’œuvre qui se propose de musicaliser (d’incorporer au monde musical) diverses réalités sonores. De ce point de vue,
une attention toute particulière est portée à la capacité des instruments de parler en même temps qu’à celle d’une parole
de profiler une musique (un rythme, une courbe mélodique…) grâce, en particulier, à la mélodie qu’il est désormais
possible d’extraire d’une voix parlée.
- Musique instrumentale vivante et musique projetée par la Timée
Récusant l’hypothèse de deux mondes musicaux (le monde instrumental et le monde électroacoustique), on soutiendra
que la Timée projette des images musicales susceptibles d’entrer en dialogue avec la musique projetée par les instruments
et la voix chantée, le tout déployant un seul monde, suffisamment vaste pour inclure des images de ses propres parties.
Le génie singulier de la Timée réside dans sa capacité à mettre ensemble différentes voix, à déployer l’harmonie de divers
plans sonores, à soutenir la polyphonie d’images musicales simultanées. Cette capacité déplace l’ancienne répartition des
rôles (qui réservait aux instruments live la fonction discursive, pour disposer les images électroacoustiques en fond sonore
et milieu spatial). D’où des questions renvoyées par la Timée à la musique instrumentale : comment celle-ci, n’ayant plus
l’apanage du discours musical, soutient-elle sa partie propre et dialogue-t-elle avec la polyphonie projetée par la Timée ?
Soit l’enjeu suivant : qu’est-ce que la Timée est susceptible d’apprendre à la composition traditionnelle (instrumentale et
vocale) ? À cette question, Duelle répond : cela majore la compossibilité musicale de voix hétérogènes. D’où une
dynamique de l’œuvre progressant par superposition jusqu’au point où « l’harmonie « basculerait en pure cacophonie.
- Instruments et voix
Le duel est ici plus coutumier. Le propos singulier de l’œuvre est de le déployer en dualité interne à chaque partie : chaque
instrument devient susceptible de chanter mais aussi de parler, pendant que le chant mute en chanté-parlé (sprechton) et
parlé-chanté (sprechgesang) singuliers et que la parole exhausse son filigrane mélodique.
- Dualité enfin du matériau
La combinatoire mise en œuvre par l’écriture privilégie ici des entités (harmoniques et rythmiques) « arc-en-ciel » bifides
(valides à la fois en quantité et en ordre : cardinalement et ordinalement), c’est-à-dire duelles.
•
Dans Duelle, la Timée projette deux types de matériaux sonores :
quatre voix parlées (en quatre langues : français, allemand, anglais et russe) ;
des instruments préenregistrés ou échantillonnés : flûte (se mettant parfois en quatre), clavecin, violon (se dédoublant
temporairement), piano, grand orgue, percussions.
À cela s’ajoutent quelques sonorités électroacoustiques obtenues par synthèse granulaire (nuages de voix, cortèges de
souffles, grappes de rires…)
•
Le plan de l’œuvre : après une brève introduction, un vaste rondo alterne quatre refrains (voyant leur densité polyphonique
croître en même temps que leur durée se réduire) et trois couplets pivotant chacun autour du duo d’un instrument et d’une
langue étrangère (successivement le clavecin et l’anglais, la flûte et le russe, le violon et l’allemand). Le climax de l’œuvre
se donne en une crux où achèvent de se nouer-dénouer chant et paroles, instruments et Timée. Cette partie débouche sur
une série de cadences tant de la voix récitante que des instruments live — piano et violon -, la Timée venant ainsi reprendre
(au sens que Kierkegaard donnait au mot reprise) les instruments avec lesquels elle s’est entretenue pour en dresser, selon
son génie propre, des "portraits". L’œuvre s’achève en un collier lyrique des quatre langues, monté sur la petite formation
instrumentale et nimbé d’une nuée de souffles.