Duelle

(œuvre mixte pour mezzo-soprano, violon, piano et électroacoustique diffusée par la Timée)

(47 minutes, 2000-2001)

 

Création le 13 juin 2001 à l'Ircam (Festival Agora)

François Nicolas

 

Toile de Daniel Seret peinte d’après Duelle

 

(cliquer sur elle pour l’agrandir)

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Dossier Duelle

Présentation de l’œuvre :

Éléments analytiques :

La Timée dans Duelle :

Les voix parlées :

Pages de la partition : http://www.entretemps.asso.fr/Duelle/Pages

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Présentation de Duelle (avril 2001)

L’œuvre dialogue avec l’intension (l’instress, selon le vocabulaire proposé par Gerard Manley Hopkins) du texte Creuse espérance de Geneviève Lloret plutôt qu’avec son signifié littéral (il s’agit en l’occurrence d’une mère méditant sur le destin de son fils autiste). Ce texte se trouve ici présenté selon la lecture qu’en fait son auteur : lecture simple, sans sensiblerie et pathos, sans effets et intentions expressives, restituant d’autant mieux la force propre du texte, ce qu’Hopkins appelait son inspect (inscape), son énergie intérieure le faisant consister comme pensée sensible, non comme épanchement autobiographique.

Ce texte déploie une dualité de positions, la mère se dédoublant pour mieux penser ce qui lui arrive sous la forme d’une interlocution, d’un dialogue : les Grecs nommaient duel ce pluriel singulier qui rassemblait deux personnes (le "nous" d’un "toi et moi" ou le "ils" d’un "elle et lui"), le véritable pluriel l’universel s’inaugurant pour eux du nombre trois.

Une mère duelle donc, mais aussi un chœur de mères puisque le texte de G. Lloret est associé à des poèmes de Nelly Sachs, Anna Akhmatova et Emily Dickinson respectivement lus en allemand, russe et anglais par trois autres femmes. "Wir Mütter" (nous [les] mères) : ce leitmotiv d’un poème de Nelly Sachs ligature ce bouquet de textes.

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L’œuvre musicale est duelle à bien des titres :

- Musique et mots.

Comme les poèmes, le texte est lu, parfois chanté. À chaque fois, son intelligibilité doit être entière (même si le texte n’est pas donné dans son intégralité) : on restitue d’autant mieux l’intension d’un texte qu’on le laisse soutenir son propre registre signifiant. Cette récitation devient ainsi une voix à part entière, ni principale (elle n’occupe pas le devant de la scène), ni ensevelie sous le discours musical. Le pari polyphonique de la Timée est en effet qu’il est possible de faire coexister musicalement un collectif composé de parties hétéroclites. La lecture suit donc son cours propre, contribuant à agrandir le monde musical pour y incorporer l’éclat des mots : s’il est vrai qu’ »un bruit longuement entendu devient une voix » (Victor Hugo), alors le bruit longuement entendu du verbe peut devenir une voix musicale. Tel est un des enjeux de l’œuvre qui se propose de musicaliser (d’incorporer au monde musical) diverses réalités sonores. De ce point de vue, une attention toute particulière est portée à la capacité des instruments de parler en même temps qu’à celle d’une parole de profiler une musique (un rythme, une courbe mélodique…) grâce, en particulier, à la mélodie qu’il est désormais possible d’extraire d’une voix parlée.

- Musique instrumentale vivante et musique projetée par la Timée.

Récusant l’hypothèse de deux mondes musicaux (le monde instrumental et le monde électroacoustique), on soutiendra que la Timée projette des images musicales susceptibles d’entrer en dialogue avec la musique projetée par les instruments et la voix chantée, le tout déployant un seul monde, suffisamment vaste pour inclure des images de ses propres parties.

Le génie singulier de la Timée réside dans sa capacité à mettre ensemble différentes voix, à déployer l’harmonie de divers plans sonores, à soutenir la polyphonie d’images musicales simultanées. Cette capacité déplace l’ancienne répartition des rôles (qui réservait aux instruments live la fonction discursive, pour disposer les images électroacoustiques en fond sonore et milieu spatial). D’où des questions renvoyées par la Timée à la musique instrumentale : comment celle-ci, n’ayant plus l’apanage du discours musical, soutient-elle sa partie propre et dialogue-t-elle avec la polyphonie projetée par la Timée ?

Soit l’enjeu suivant : qu’est-ce que la Timée est susceptible d’apprendre à la composition traditionnelle (instrumentale et vocale) ? À cette question, Duelle répond : cela majore la compossibilité musicale de voix hétérogènes. D’où une dynamique de l’œuvre progressant par superposition jusqu’au point où «  l’harmonie «  basculerait en pure cacophonie.

- Instruments et voix.

Le duel est ici plus coutumier. Le propos singulier de l’œuvre est de le déployer en dualité interne à chaque partie : chaque instrument devient susceptible de chanter mais aussi de parler, pendant que le chant mute en chanté-parlé (sprechton) et parlé-chanté (sprechgesang) singuliers et que la parole exhausse son filigrane mélodique.

- Dualité enfin du matériau s’il est vrai que la combinatoire mise en œuvre par l’écriture privilégie ici des entités (harmoniques et rythmiques) «  arc-en-ciel «  bifides (valides à la fois en quantité et en ordre : cardinalement et ordinalement), c’est-à-dire duelles.

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Dans Duelle, la Timée projette deux types de matériaux sonores :

- quatre voix parlées (en quatre langues : français, allemand, anglais et russe) ;

- des instruments préenregistrés ou échantillonnés : flûte (se mettant parfois en quatre), clavecin, violon (se dédoublant temporairement), piano, grand orgue, percussions.

À cela s’ajoutent quelques sonorités électroacoustiques obtenues par synthèse granulaire (nuages de voix, cortèges de souffles, grappes de rires…)

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Le plan de l’œuvre : après une brève introduction, un vaste rondo alterne quatre refrains (voyant leur densité polyphonique croître en même temps que leur durée se réduire) et trois couplets pivotant chacun autour du duo d’un instrument et d’une langue étrangère (successivement le clavecin et l’anglais, la flûte et le russe, le violon et l’allemand). Le climax de l’œuvre se donne en une crux où achèvent de se nouer-dénouer chant et paroles, instruments et Timée. Cette partie débouche sur une série de cadences tant de la voix récitante que des instruments live piano et violon -, la Timée venant ainsi reprendre (au sens que Kierkegaard donnait au mot reprise) les instruments avec lesquels elle s’est entretenue pour en dresser, selon son génie propre, des "portraits". L’œuvre s’achève en un collier lyrique des quatre langues, monté sur la petite formation instrumentale et nimbé d’une nuée de souffles.

François Nicolas

(avril 2001)