Duelle

 

[ Notes de programme ]

Un texte et des poèmes, en quatre langues

Duelle prend appui sur un texte, Creuse espérance, de Geneviève Lloret dans lequel une mère médite le destin de son fils autiste.

Une résonance entre intensions

Ce texte, lu par son auteur de manière neutre et tranquille (pas de pathos dans la diction : une voix nue et douce, parlant paisiblement de situations tumultueuses), traverse l’œuvre pour la nourrir moins de ses signifiés que de son intension (instress selon le néologisme du poète G. M. Hopkins) : cette tension intérieure qui le fait consister comme pensée sensible. Le rapport de Duelle au texte qu’elle incorpore se déploie par résonance entre ordres hétérogènes.

Des poèmes en langues étrangères se joignent au texte principal : poèmes de Nelly Sachs et Paul Celan, d’Anna Akhmatova et Emily Dickinson, composant un bouquet de textes ligaturé par ce leitmotiv « nous (les) mères » (Wir Mütter) qu’énonce le poème de N. Sachs.

Des voix parlées musicalement radiographiées

Pour qu’entrent en résonance intensions littéraire et musicale, il faut que la musique capte l’inspect du texte (inscape selon cet autre néologisme d’Hopkins) : non son aspect extérieur mais son profil général interne, la manière dont il se ressaisit globalement de l’intérieur de lui-même. Cette captation s’appuie ici sur un filigrane mélodico-rythmique qu’il est désormais possible d’extraire d’une voix parlée et qui vient alimenter le discours musical en structures sonores : mélismes, inflexions, profils, scansions… Cette opération fait entendre la musicalité d’une voix parlée : s’il est vrai qu’« un bruit longuement entendu devient une voix » (V. Hugo), dans Duelle le bruit longuement entendu d’une parole devient une voix musicale.

Quatre langues chantées — parlées…

À l’inverse de ce passage de la parole vers la musique, Duelle intègre le passage du chant à la parole : comment chanter « comme l’on parle » ? Conformément à la disposition propre de chacune des langues à l’œuvre, quatre références musicales sont convoquées : celle de Moussorgsky pour la langue russe, de Debussy pour la langue française, de Schoenberg pour la langue allemande et du jazz pour la langue anglaise.

Une Forme duelle

Au total, deux parcours inverses qui se croisent puis se décroisent : d’un côté une parole qui module et chante, de l’autre un chant qui parle, des percussions qui phrasent, des instruments qui énoncent, et jusqu’à un violon qui pleure la parole évaporée. Duelle ossature ainsi sa Forme autour d’un entrecroisement musical qui répond à la dualité littéraire du texte de G. Lloret puisque la mère mise en scène se dédouble en deux positions subjectives, s’apostrophant et se répondant.

 

La manière de faire jouer ces différents rapports met en jeu un dispositif singulier de diffusion sonore sur lequel Duelle s’interroge, travaille et qu’en vérité elle écoute : la Timée.

 

Un nouveau dispositif de projection sonore : la Timée

 

Pourquoi ce nom ?

Cette source sonore a la forme d’un cube (dans la version de concert il s’agit de trois cubes superposés, chacun dévolu à une bande de fréquences particulières : graves, médiums, aigus). Une autre source, plus expérimentale, avait celle d’un dodécaèdre. Pour assurer la compacité physique de cette source, les chercheurs explorent la variété des polyèdres réguliers (il en existe cinq) que Platon a thématisée dans son essai cosmologique : le Timée. Le philosophe, associant chacun de ces polyèdres à un élément naturel (le cube figurait la molécule de terre, l’octaèdre celle d’air, etc.), corrélait ces volumes à leur capacité de « faire monde ». Nommer Timée cette nouvelle source électroacoustique relève donc sa capacité de configurer le monde de la musique mixte. La féminisation du nom propre rehausse la puissance matricielle de cette source.

 

De quelle manière la Timée peut-elle reconfigurer le monde de la musique « mixte » ?

 

                  1) Un renversement.

La Timée renverse le rapport des sonorités électroacoustiques à l’espace par relocalisation de leur source.

Un seul haut-parleur ne sachant « remplir » une salle, faute de pouvoir réellement l’« exciter », la pratique habituelle est de multiplier les haut-parleurs et de s’abstraire de l’espace architectural en « composant » une spatialisation sonore indépendante du lieu. Ce faisant, la musique rature son rapport à l’espace architectural pour ne plus offrir qu’un milieu spatial s’étendant sur trois dimensions, sans bords et sans diversité intérieure.

A contrario, la Timée localise la source des sonorités électroacoustiques au moyen d’un volume rayonnant les sons et non plus les diffusant. Dans cette manière de faire, la source prend acte de l’espace architectural. Elle met en jeu la salle, révèle ses caractéristiques acoustiques propres, sans prétendre se substituer au travail spécifique des architectes et acousticiens de salle.

Dans son rapport à l’espace architectural, la Timée a pour vocation musicale de prendre l’instrument pour modèle : de même qu’un musicien déplacera son instrument en fonction de l’acoustique propre à la salle dans laquelle il va jouer, de même qu’il adaptera ses modes de jeu et son interprétation à cette même acoustique, de même procédera la Timée, jouant dans un site architectural et avec l’acoustique du lieu.

La Timée dépasse le haut-parleur en polarisant l’espace sonore autour du corps physique qu’elle constitue — un haut-parleur isolé n’est pas un corps physico-instrumental, pas même une peau, mais une simple membrane —.

Là où les dispositifs électroacoustiques habituels diffusent les sons, la Timée les projette : les sonorités électroacoustiques retrouvent ainsi, à l’égal des sonorités instrumentales, l’impact d’une adresse, l’intensité d’une proposition musicale.

 

                  2) Une remise sur pieds

La Timée remet sur ses pieds la dialectique en jeu dans les musiques « mixtes » entre instruments et haut-parleurs.

L’enjeu musical est : qui dirige cette dialectique, les instruments ou les haut-parleurs ?

Il s’agit avec la Timée de redonner à l’instrument de musique le facteur dirigeant, en sorte que se rétablisse un dialogue véritable entre instruments et haut-parleurs.

Traditionnellement dans une œuvre mixte, les instruments (et parfois même les voix !) doivent être amplifiés : ne pouvant rivaliser avec la puissance électroacoustique, ou leur couleur faisant trop fortement contraste, ils doivent progressivement s’aligner sur la sonorité des haut-parleurs. Ainsi ce dispositif électroacoustique, de rôle initial d’appoint et d’élargissement, se met à régenter la situation sonore, dictant aux instruments et aux voix ses conditions. D’où une rivalité conduisant à une surenchère permanente dans laquelle le musicien, son instrument et sa voix ont perdu d’avance. Dans cette manière de faire, la diffusion par haut-parleurs a donc pris le pouvoir et domine toute la dynamique sonore.

Avec la Timée, les instruments n’ont plus besoin d’être amplifiés et ce sont eux qui fixent les règles d’occupation de l’espace architectural.

 

                  3) Une nouvelle puissance « harmonique »

La Timée autorise une nouvelle manière de mettre ensemble des sonorités électroacoustiques sans qu’elles se neutralisent ou se recouvrent.

Ni un seul haut-parleur, ni différents haut-parleurs répartis aux quatre coins d’une salle ne savent déployer une véritable polyphonie : le simple haut-parleur écrase les voix les unes sur les autres quand des haut-parleurs dispersés n’instaurent aucun partage d’origine. Le premier dispositif étouffe la diversité des voix quand le second la disperse. La Timée, instaurant une région commune d’où les différentes voix s’adressent au lieu, établit une manière d’être ensemble qui n’a pas de précédent. Si pour un musicien, « être ensemble » se dit « harmonie », la Timée offre ainsi un nouveau potentiel harmonique.

La Timée réhabilite ce faisant l’écoute des discours électroacoustiques, si l’on entend par écoute non pas une audition confortable, l’immersion béate dans un milieu sonore vous enveloppant et vous berçant mais l’acceptation d’une convocation. Si l’on auditionne adéquatement une ceinture de haut-parleurs en s’enfonçant dans son fauteuil, on doit écouter la Timée en se tenant sur un « qui vive », dans un face-à-face, se jouant à hauteur d’homme (les sons ne viennent plus des cintres surplombant les auditeurs). Autant dire qu’en vérité on entend des haut-parleurs mais qu’on écoute la Timée.

 

Parti pris radical

Duelle adopte un point de vue radical : ne diffuser que des sonorités instrumentales enregistrées et non transformées. Donc pas d’opérations électroacoustiques (filtrage, réverbération, harmonisation, synthèse, etc.) dans Duelle (à deux exceptions près), mais des percussions, des flûtes, un clavecin, des violons, un grand orgue, un piano, et des voix parlées dont les réalités sonores sont restituées telles quelles. Leur passage par la Timée ne révèle alors que mieux le génie musical propre de ce dispositif.

Diverses orientations possibles

On peut, il est vrai, tirer parti de la Timée selon différentes orientations : celle de la musique concrète et acousmatique, celle du design sonore… Le projet de Duelle est circonscrit à l’interrogation : comment faire de la musique en intégrant la Timée à une petite formation instrumentale ?

La disposition adoptée sur scène — la Timée se tient au milieu des musiciens — rend justice de ce parti pris ; il convient de préciser que toutes les sonorités que l’on entend durant l’œuvre viennent de ce seul dispositif, les autres haut-parleurs installés dans la salle de concert étant ici hors d’usage (bien sûr, les instruments live ne sont pas ici amplifiés).

Un point de butée

Enquêter musicalement sur un nouveau dispositif de diffusion (comme on peut le faire plus traditionnellement sur un nouvel instrument), c’est aussi rencontrer des obstacles imprévus. Le parti pris radical de Duelle n’était nullement mon hypothèse de départ : je comptais, tout au contraire, incorporer dans cette œuvre le type de sonorités électroacoustiques (obtenues par synthèse granulaire) que j’avais utilisées dans mon œuvre mixte précédente Dans la distance (1993). Mais il s’est avéré que ces sonorités, passant par la Timée, n’étaient plus musicalement satisfaisantes et que la validité musicale d’un son était étroitement corrélée à son mode de projection : rayonnement pour les instruments, diffusion pour les haut-parleurs, projection pour la Timée. C’est donc la matérialité même du dispositif-Timée qui m’a imposé cette radicalité.

Un concerto grosso

On pourrait objecter : à quoi bon projeter des flûtes, des percussions, des voix… quand on pourrait disposer leur modèle sur scène, en une formation entourant les solistes ? Il est de fait que Duelle peut être vue comme un concerto grosso où la Timée tiendrait tantôt le rôle du ripieno, tantôt celui du concertino. Mais que gagne alors un tel concerto grosso à passer par la Timée plutôt qu’à se dérouler entièrement live ?

La réponse, c’est bien sûr Duelle qui la fournit, instaurant de tout autres rapports entre les sources sonores que ne le ferait une formation concertante traditionnelle. Il suffit pour cela de comparer ce qu’on entend dans Duelle à ce qu’auraient donné, en sus des trois pupitres live, quatre flûtes, deux violons, un piano, une dizaine de percussions, un clavecin, un grand orgue, sans oublier quatre récitantes. Le dispositif ici intelligible comme 3 (musiciens) + 1 (Timée) se serait tout autrement partitionné, se pulvérisant en une prolifération de pupitres, non subsumables selon un seul foyer. En vérité l’« être ensemble » eût été musicalement tout autre.

 

Duelle est duelle

Au total, Duelle croise un madrigal dramatique (je préfère cette expression générique à celle de mélodrame, trop attachée à son acception romantique) et un concerto grosso. Se faisant duelle, Duelle se conforme ainsi à la prescription kierkegardienne de la réduplication (où l’énonciation épouse l’énoncé) puisque « forme » et « contenu » s’y concertent et s’y accordent.

J’ajouterai que le génie « harmonique » de la Timée m’a semblé exiger de porter une attention toute particulière au matériau harmonique (au sens cette fois traditionnel : les enchaînements d’agrégats verticaux…). Là aussi, il en allait d’un sérieux accordé aux hypothèses de départ (rendre compossibles des voix hétérogènes) et d’une soumission à une logique proprement musicale. Pour un compositeur, cette soumission n’est nullement un renoncement mais au contraire un moment de grâce où l’œuvre annonce sa propre gloire : qu’y a-t-il en effet de plus exaltant, dans le travail de composition, que le moment où l’on accède à un gisement musicalement logique qui engage la singularité de l’œuvre ?

 

Le plan de l’œuvre

Après une brève introduction, un vaste rondo alterne quatre « refrains » (voyant leur densité polyphonique régulièrement croître en même temps que leur durée se réduire) et trois « couplets » pivotant chacun autour du couple d’un instrument et d’une langue étrangère (successivement le clavecin et l’anglais, la flûte et le russe, le violon et l’allemand). Le climax de l’œuvre se donne en une « crux » où achèvent de se nouer-dénouer chant et paroles, instruments et Timée. Cette partie débouche sur une transfiguration de la voix parlée suivie d’une vaste « cadence » où la Timée vient reprendre, selon son talent propre, le matériau instrumental avec lequel elle s’est entretenue. L’œuvre s’achève en un collier lyrique des quatre langues, monté sur le duo instrumental live et balayé d’un tourbillon de percussions.

 

François Nicolas (juin 2001)