Lire en musicien la dialectique négative d’Adorno ? Enjeux et méthode

 

(Séminaire « Musique et philosophie », Ens, 6 novembre 2004)

 

François Nicolas

 

« Ce que [la philosophie] a de flottant n’est rien d’autre que l’expression de l’inexprimable qu’elle comporte en elle-même. En ceci, elle est vraiment [devenue] sœur de la musique. Ce qu’il y a de flottant est à peine traduisible par des mots. […] C’est bien plutôt cela qui est la condition préalable de la compréhension des textes philosophiques que leur propriété démonstrative. »

Dialectique négative

 

 

« Schoenberg s’engage passionnément pour une musique dont l’esprit n’aurait pas à rougir et qui par là même fait rougir l’esprit dominant. »

Arnold Schönberg, Prismes

 

 

 

Ce séminaire, proposé aux philosophes par un musicien, porte sur un livre de philosophie écrit par un philosophe-musicien. Cette relation de ping-pong entre musique et philosophie se trouve ainsi au principe de ce séminaire. Je voudrais l’interroger aujourd’hui avant d’introduire en musicien à la Dialectique négative.

Pourquoi un tel séminaire « musique et philosophie », pourquoi sur ce livre d’Adorno ?

 

Mon exposé d’ouverture, qui vise à problématiser notre sujet, se déploiera de manière non systématique, en présentant dix moments qui se répartiront en sept motifs et trois textes d’Adorno (extraits de grands volumes des années 60, qui me semblent symptomatiques de son projet).

 

Voici ces dix moments [sept motifs (I-VII) et trois textes (A-C)] :

 

Une « constellation de moments »

 

Moment 1 (motif I) : Intellectualité musicale et philosophie

Moment 2 (motif II) : Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

Moment 3 (texte A) : Le projet de sororiser musique et philosophie (Dialectique négative, 1966)

Moment 4 (motif III) : Le philosophe-musicien Theodor W. Adorno

Moment 5 (motif IV) : Le désir d’Adorno : une double école entre musique et philosophie

Moment 6 (texte B) : D’un embarras du philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)

Moment 7 (motif V) : Cinq manières de formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie

Moment 8 (texte C) : La « musique informelle » comme résolution mytho-logique (Quasi una fantasia, 1963)

Moment 9 (motif VI) : La dialectique musicale : trois dimensions

Moment 10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques

 

En adoptant cette disposition, je ne fais somme toute que conformer mon mode d’exposition à la forme qu’Adorno lui-même préconise à la fois pour le discours et pour la musique et qu’il nomme une « constellation de moments ». Mon exposé, déployant pour son compte propre une « constellation de moments », tente donc d’accorder sa forme à son contenu et s’apparente, ce faisant, à ce que Stockhausen appelle en musique une Moment-Form, on aura l’occasion d’y revenir…

Introduction


Il s’agit pour moi d’un projet singulier, en quelque sorte « tordu » : celui de parler en musicien de philosophie.

Je ne suis pas philosophe quoiqu’ami de longue date de la philosophie ; je suis musicien, compositeur en l’occurrence, de cette espèce de musicien que j’appellerai musicien pensif plutôt que simple artisan.

Il importe à ce musicien pensif de soutenir la thèse que « la musique ne pense pas seule » ce qui est dire à la fois

·   que la musique pense,

·   qu’elle n’est pas seule à penser,

·   qu’elle gagne à penser avec d’autres.

D’où le projet de ce séminaire « Musique et philosophie » qui est le premier volet de deux puisqu’au second semestre le séminaire « la musique ne pense pas seule » se prolongera sur un tout autre thème : « Penser la musique avec les mathématiques ? », cette fois avec Charles Alunni et l’Ircam.

 

Ce premier semestre sur la dialectique négative d’Adorno s’inscrit donc dans le cadre plus vaste et plus permanent  d’un séminaire « Musique et philosophie » dont je voudrais d’abord esquisser le projet, tel qu’un musicien peut le concevoir.

I. Intellectualité musicale et philosophie

 

II. Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

D’où

A. Le projet de sororiser musique et philosophie

Adorno et sa dialectique négative

Je voudrais maintenant musicalement contextualiser le livre Dialectique négative d’Adorno.

Je rappelle quelques grands repères chronologiques.

 

·   1908 : Second quatuor à cordes en fa #, op. 10) de Schoenberg se concluant par la première pièce atonale (sur un poème de George).

·   Suit la grande période dite « atonale » de Schoenberg puis de ses deux élèves Berg et Webern.

·   1923 : première œuvre dodécaphonique (cinq pièces pour piano op. 23)

o        1925 : Adorno, qui a 22 ans, contacte Berg pour étudlier avec lui la composition.

·   1933 : exil de Schoenberg aux États-Unis (Los Angeles). Berg reste en Allemagne et mourra de maladie en 1935. Webern reste jusqu’à la fin de la guerre et mourra accidentellement en 1945.

o        1934 : exil d’Adorno, d’abord en Angleterre (Oxford) puis aux États-Unis (New Yok puis Los Angeles)

·   1951 : Mort de Schoenberg. Article « Schoenberg est mort » de Boulez qui déclare le sérialisme (Structures I : 1951-1952)

·   1966 : Dialectique négative

·   1968 : Achèvement du « moment sériel » :

o            Stockhausen prend un virage à la fois compositionnel et idéologique : il en vient à une forme de simplification de son matériau (cf. sensation d’épuisement par rapport au point culminant Gruppen) en même temps qu’il bascule dans une figure inspirée qu’il présente comme révélation cosmique… Il est resté depuis dans cette orientation.

o            Boulez prend du recul par rapport à la composition et se déploie principalement comme chef d’orchestre (depuis 1963) puis, suite à ses démêlés avec Malraux (1966), comme organisateur de nouvelles institutions (création de l’Ircam en 1977). Il renouera avec une ambition compositionnelle plus tard (dans les années 70 et au début des années 80 avec Répons).

o            Berio compose Sinfonia, œuvre manifeste d’un certain post-modernisme musical.

o            Pousseur propose un retour théorique à Rameau et à des principes harmoniques que le sérialisme avait récusés en même temps qu’il modifie le style de sa musique dans le sens d’une simplification de ses figures et de ses parcours harmoniques.

De façons très différentes, les musiques de Stockhausen, Berio et Pousseur prennent ainsi un tournant stylistique en faveur d’un réaccord de l’écriture aux données perceptives : quand dans le sérialisme l’écriture prétendait dicter sa loi à la perception, ces trois compositeurs vont, chacun à sa manière propre, retourner l’unité des contraires et mettre la perception au poste de commandement et lui faire dicter sa loi à l’écriture. Cette transformation stylistique s’accompagne d’importantes modifications du dispositif idéologico-théorique des trois : Berio assume désormais ce que j’appellerai une anti-intellectualité musicale, prolongeant ainsi une généalogie incluant les noms de Chopin et de Debussy.

Remarquer qu’Adorno suggère — pour d’autres raisons — l’existence d’une telle généalogie dans le passage suivant :

« On n’a pas cessé de voir des compositeurs — jusqu’à Schubert, Chopin, Debussy, Richard Strauss — être entraînés à des gestes de conciliation, aux dépens de l’intégrité de la facture. » (Musique et nouvelle musique, Prismes, 282)

·   1969 : Mort d’Adorno, sa Théorie esthétique inachevée.

 

Au total, et pour grossièrement fixer les idées, on périodisera ainsi la nouvelle musique dont il va s’agir chez Adorno :

·   1908-1923 : période atonale (centre de gravité : 1913)

·   1923-1951 : période dodécaphonique (concentrée autour de la décade 1924-1933)

·   1951-1968 : période sérielle (points culminants : 1953, pour la rigueur, puis 1962 pour la flexibilité)

 

Adorno est un philosophe-musicien, comme avant lui (un par siècle !) Rousseau et Nietzsche.

Un philosophe-musicien, comme on va le voir, ce n’est pas un musicien philosophe, comme par exemple aujourd’hui Hugues Dufourt. Quelle est la subjectivité propre d’un tel philosophe-musicien, quels sont ses enjeux de pensée spécifiques ? C’est ce que je voudrais maintenant problématiser.

 

Il faut remarquer que l’enthousiasme d’Adorno pour la « nouvelle musique » — puisque tel est le nom qui a prévalu en Allemagne pour l’orientation musicale de l’École de Vienne (Adorno le commente dans son  article de 1960 Musique et nouvelle musique qu’on trouve dans le recueil Prismes) — vient en vérité de la période atonale.

Il a assisté de l’intérieur à la naissance puis au développement de la période dodécaphonique — il déclare en septembre 1961 à Darmstadt : « Je ne voudrais pas tirer de mon appartenance à l’École de Vienne de Schönberg la prétention de l’initié », dénégation patente dont on perçoit qu’elle l’affirme en vérité comme quatrième mousquetaire-compositeur… —.

Adorno a toujours témoigné de réserves, et même de sévérité, à l’égard de ce qu’on pourrait appeler un certain constructivisme dodécaphonique et a fortiori sériel.

Adorno a composé son œuvre musicale au cœur de cette séquence dodécaphonique (entre 1925 et 1933).

Quand le sérialisme va apparaître (Mode de valeurs et d’intensités de Messiaen : 1949, Structures I de Boulez : 1951-1952), Adorno ne compose plus. Il avait tenté de renouer avec la composition dans l’exil américain. Il ne le fera plus du tout à partir de son retour en RFA, tout en continuant régulièrement de déclarer son désir de le faire…

III. Le philosophe-musicien Theodor W. Adorno

Mon hypothèse de travail : la Dialectique négative est le bilan philosophique fait par Adorno de ce que j’appellerai « l’évènement atonal » puis de  son assèchement progressif dans la voie prise d’une construction dodécaphonique puis sérielle.

Point remarquable : ce bilan philosophique sert d’arrière à une proposition d’ordre cette fois musicale : la « musique informelle » qu’Adorno va faire en 1961 aux fameux cours d’été de Darmstadt. La « musique informelle » constitue la proposition d’Adorno pour, en quelque sorte, « ressusciter » ce qui s’était passé à Vienne autour de 1913.

Cette proposition musicale interroge, bien sûr, le musicien, bien autrement que les propositions musicales de Rousseau (Le Devin du village : vous pourrez en juger prochainement à l’Ens puisque l’œuvre devrait y être monté cette année) et de Nietzsche (Bizet…).

Il y a donc à la fois un intérêt intrinsèque à interroger la démarche adornienne de pensée mais également un intérêt proprement musicien, spécifiquement aujourd’hui.

Pourquoi ?

Mon hypothèse est qu’il y a sens à reprendre aujourd’hui un certain nombre de questions engagées dans la période grosso modo des années 50 et 60 (pour nous musiciens, la séquence plus précise de 1951 à 1968. Peut-être d’ailleurs que la nécessité de réexaminer les questions ouvertes par cette époque en différenciant ce qui d’elles est encore ouvert et non saturé par la séquence qui a suivi (surtout depuis le milieu des années 70) n’est pas réduite à la musique…

Au cœur de cette séquence musicale se situe l’œuvre de Stockhausen, plus encore que celle de Boulez (on aura l’occasion d’en reparler à l’occasion du prochain colloque international coorganisé avec l’Ircam en mars 2005 à l’occasion de la sortie de deux livres rassemblant les derniers écrits du compositeur).

À bien y regarder, Stockhausen fut d’ailleurs un interlocuteur-référent décisif pour Adorno, bien plus, je pense, que ne le fut Boulez.

Quelque chose de la dynamique de pensée de cette séquence 1951-1968 s’est ensuite dissoute. Reprendre tout cela via Adorno et sa proposition singulière de musique informelle permet de réinterroger cette période sous un angle oblique au sérialisme proprement dit.

Mon hypothèse sur le XX° siècle musical est que, contrairement à ce qu’avait déclaré Boulez en 1951, Schoenberg n’est pas mort. Je pense partager en vérité cette conviction avec Adorno. Dans un livre intitulé « La singularité Schoenberg », j’ai proposé de nommer ce qui avait été ouvert en musique sous le nom Schoenberg comme « style diagonal de pensée musicale ». Adorno parle, lui, de « musique informelle », et cette dénomination se trouve depuis reprise par un compositeur comme Brian Ferneyhough (voir sa conférence de Royaumont en 1994). Quel rapport entre ces deux conceptions ? Plus largement, comment concevoir nos tâches musicales et compositionnelles aujourd’hui sous l’hypothèse de propositions schonberguiennes restées implicites, suggérées plus qu’explicitement formulées et dont il faut suivre la piste au travers de la séquence 1951-1968 ?

Comme en cette affaire, les questions de logique et par là de dialectique musicales ont une grande importance, on pressent que les remaniements proprement philosophiques du concept de dialectique ne peuvent laisser le musicien pensif indifférent, surtout  s’ils viennent du philosophe-musicien du XX° siècle.

Tel est ainsi pour moi l’enjeu musical d’un lecture de Dialectique négative s’il est vrai qu’il faut comprendre philosophiquement Adorno pour pouvoir le comprendre musicalement.

Ceci implique pour le musicien un labeur philosophique auquel il n’est pas habitué mais qu’il lui faut mener, aidé d’amis philosophes qui auront par ailleurs certainement d’autres raisons proprement philosophiques de s’y intéresser.

IV. Le désir d’Adorno : une double école entre musique et philosophie

D’où le texte B

B. D’un embarras du philosophe-musicien

V. Cinq manières de formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie

D’où le texte C

C. La « musique informelle » comme résolution mytho-logique

 

*

Quelques éléments maintenant pour éclairer musicalement la suite de notre séminaire.

VI. La dialectique musicale : trois dimensions

VII. Questions intraphilosophiques