Lire en musicien la
dialectique négative
d’Adorno ? Enjeux et méthode
(Séminaire « Musique et
philosophie », Ens, 6 novembre 2004)
« Ce que [la
philosophie] a de flottant n’est rien d’autre que l’expression de
l’inexprimable qu’elle comporte en elle-même. En ceci, elle est vraiment
[devenue] sœur de la musique. Ce qu’il y a de flottant est à peine
traduisible par des mots. […] C’est bien plutôt cela qui est la condition
préalable de la compréhension des textes philosophiques que leur propriété
démonstrative. »
Dialectique négative
« Schoenberg
s’engage passionnément pour une musique dont l’esprit n’aurait pas à rougir
et qui par là même fait rougir l’esprit dominant. »
Arnold
Schönberg, Prismes
Ce séminaire, proposé aux philosophes par un musicien, porte sur un livre de philosophie écrit par un philosophe-musicien. Cette relation de ping-pong entre musique et philosophie se trouve ainsi au principe de ce séminaire. Je voudrais l’interroger aujourd’hui avant d’introduire en musicien à la Dialectique négative.
Pourquoi un tel séminaire « musique et philosophie », pourquoi sur ce livre d’Adorno ?
Mon exposé d’ouverture, qui vise à problématiser notre sujet, se déploiera de manière non systématique, en présentant dix moments qui se répartiront en sept motifs et trois textes d’Adorno (extraits de grands volumes des années 60, qui me semblent symptomatiques de son projet).
Voici ces dix moments [sept motifs (I-VII) et trois textes
(A-C)] :
Une
« constellation de moments »
Moment
1 (motif I) : Intellectualité
musicale et philosophie
Moment
2 (motif II) : Trois manières pour
la philosophie de se rapporter à la musique
Moment
3 (texte A) : Le projet de
sororiser musique et philosophie (Dialectique négative, 1966)
Moment
4 (motif III) : Le
philosophe-musicien Theodor W. Adorno
Moment
5 (motif IV) : Le désir
d’Adorno : une double école entre musique et philosophie
Moment
6 (texte B) : D’un embarras du
philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)
Moment
7 (motif V) : Cinq manières de
formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie
Moment
8 (texte C) : La « musique
informelle » comme résolution mytho-logique (Quasi una fantasia, 1963)
Moment
9 (motif VI) : La dialectique
musicale : trois dimensions
Moment
10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques
En adoptant cette disposition, je ne fais somme toute que conformer mon mode d’exposition à la forme qu’Adorno lui-même préconise à la fois pour le discours et pour la musique et qu’il nomme une « constellation de moments ». Mon exposé, déployant pour son compte propre une « constellation de moments », tente donc d’accorder sa forme à son contenu et s’apparente, ce faisant, à ce que Stockhausen appelle en musique une Moment-Form, on aura l’occasion d’y revenir…
Il s’agit pour moi d’un projet singulier, en quelque sorte « tordu » : celui de parler en musicien de philosophie.
Je ne suis pas philosophe quoiqu’ami de longue date de la philosophie ; je suis musicien, compositeur en l’occurrence, de cette espèce de musicien que j’appellerai musicien pensif plutôt que simple artisan.
Il importe à ce musicien pensif de soutenir la thèse que « la musique ne pense pas seule » ce qui est dire à la fois
· que la musique pense,
· qu’elle n’est pas seule à penser,
· qu’elle gagne à penser avec d’autres.
D’où le projet de ce séminaire « Musique et philosophie » qui est le premier volet de deux puisqu’au second semestre le séminaire « la musique ne pense pas seule » se prolongera sur un tout autre thème : « Penser la musique avec les mathématiques ? », cette fois avec Charles Alunni et l’Ircam.
Ce premier semestre sur la dialectique négative d’Adorno s’inscrit donc dans le cadre plus vaste et plus permanent d’un séminaire « Musique et philosophie » dont je voudrais d’abord esquisser le projet, tel qu’un musicien peut le concevoir.
D’où
Je voudrais maintenant musicalement
contextualiser le livre Dialectique négative d’Adorno.
Je rappelle quelques grands repères
chronologiques.
· 1908 :
Second quatuor à cordes en fa #, op. 10) de Schoenberg se concluant par la
première pièce atonale (sur un poème de George).
· Suit
la grande période dite « atonale » de Schoenberg puis de ses deux
élèves Berg et Webern.
· 1923 :
première œuvre dodécaphonique (cinq pièces pour piano op. 23)
o
1925 : Adorno, qui a 22 ans, contacte Berg pour
étudlier avec lui la composition.
· 1933 :
exil de Schoenberg aux États-Unis (Los Angeles). Berg reste en Allemagne et
mourra de maladie en 1935. Webern reste jusqu’à la fin de la guerre et mourra
accidentellement en 1945.
o
1934 : exil d’Adorno, d’abord en Angleterre (Oxford)
puis aux États-Unis (New Yok puis Los Angeles)
· 1951 :
Mort de Schoenberg. Article « Schoenberg est mort » de Boulez qui
déclare le sérialisme (Structures I :
1951-1952)
· 1966 :
Dialectique négative
· 1968 :
Achèvement du « moment sériel » :
o
Stockhausen prend un virage à la fois compositionnel et
idéologique : il en vient à une forme de simplification de son matériau
(cf. sensation d’épuisement par rapport au point culminant Gruppen) en même temps qu’il bascule dans une figure
inspirée qu’il présente comme révélation cosmique… Il est resté depuis dans
cette orientation.
o
Boulez prend du recul par rapport à la composition et
se déploie principalement comme chef d’orchestre (depuis 1963) puis, suite à
ses démêlés avec Malraux (1966), comme organisateur de nouvelles institutions
(création de l’Ircam en 1977). Il renouera avec une ambition compositionnelle
plus tard (dans les années 70 et au début des années 80 avec Répons).
o
Berio compose Sinfonia, œuvre manifeste d’un certain post-modernisme musical.
o
Pousseur propose un retour théorique à Rameau et à des
principes harmoniques que le sérialisme avait récusés en même temps qu’il
modifie le style de sa musique dans le sens d’une simplification de ses figures
et de ses parcours harmoniques.
De façons très
différentes, les musiques de Stockhausen, Berio et Pousseur prennent ainsi un
tournant stylistique en faveur d’un réaccord de l’écriture aux données perceptives :
quand dans le sérialisme l’écriture prétendait dicter sa loi à la perception,
ces trois compositeurs vont, chacun à sa manière propre, retourner l’unité des
contraires et mettre la perception au poste de commandement et lui faire dicter
sa loi à l’écriture. Cette transformation stylistique s’accompagne
d’importantes modifications du dispositif idéologico-théorique des trois :
Berio assume désormais ce que j’appellerai une anti-intellectualité musicale,
prolongeant ainsi une généalogie incluant les noms de Chopin et de Debussy.
Remarquer
qu’Adorno suggère — pour d’autres raisons — l’existence d’une telle
généalogie dans le passage suivant :
« On n’a pas cessé de voir des compositeurs —
jusqu’à Schubert, Chopin, Debussy, Richard Strauss — être entraînés à des
gestes de conciliation, aux dépens de l’intégrité de la facture. »
(Musique et nouvelle musique, Prismes, 282)
· 1969 :
Mort d’Adorno, sa Théorie esthétique
inachevée.
Au total, et pour grossièrement
fixer les idées, on périodisera ainsi la nouvelle musique dont il va s’agir
chez Adorno :
· 1908-1923 :
période atonale (centre de gravité : 1913)
· 1923-1951 :
période dodécaphonique (concentrée autour de la décade 1924-1933)
· 1951-1968 :
période sérielle (points culminants : 1953, pour la rigueur, puis 1962 pour
la flexibilité)
Adorno est un philosophe-musicien,
comme avant lui (un par siècle !) Rousseau et Nietzsche.
Un philosophe-musicien, comme on va
le voir, ce n’est pas un musicien philosophe, comme par exemple aujourd’hui
Hugues Dufourt. Quelle est la subjectivité propre d’un tel philosophe-musicien,
quels sont ses enjeux de pensée spécifiques ? C’est ce que je voudrais
maintenant problématiser.
Il faut remarquer que l’enthousiasme
d’Adorno pour la « nouvelle musique » — puisque tel est le nom
qui a prévalu en Allemagne pour l’orientation musicale de l’École de Vienne
(Adorno le commente dans son
article de 1960 Musique et nouvelle musique qu’on trouve dans le recueil Prismes) — vient en vérité de la période atonale.
Il a assisté de l’intérieur à la naissance
puis au développement de la période dodécaphonique — il déclare en
septembre 1961 à Darmstadt : « Je ne voudrais pas tirer de mon
appartenance à l’École de Vienne de Schönberg la prétention de l’initié »,
dénégation patente dont on perçoit qu’elle l’affirme en vérité comme quatrième
mousquetaire-compositeur… —.
Adorno a toujours témoigné de
réserves, et même de sévérité, à l’égard de ce qu’on pourrait appeler un
certain constructivisme dodécaphonique et a fortiori sériel.
Adorno a composé son œuvre musicale
au cœur de cette séquence dodécaphonique (entre 1925 et 1933).
Quand le sérialisme va apparaître (Mode
de valeurs et d’intensités de
Messiaen : 1949, Structures I
de Boulez : 1951-1952), Adorno ne compose plus. Il avait tenté de renouer
avec la composition dans l’exil américain. Il ne le fera plus du tout à partir
de son retour en RFA, tout en continuant régulièrement de déclarer son désir de
le faire…
Mon hypothèse de travail : la Dialectique
négative est le bilan philosophique fait
par Adorno de ce que j’appellerai « l’évènement atonal » puis de son assèchement progressif dans la voie
prise d’une construction dodécaphonique puis sérielle.
Point remarquable : ce bilan
philosophique sert d’arrière à une proposition d’ordre cette fois
musicale : la « musique informelle » qu’Adorno va faire en 1961
aux fameux cours d’été de Darmstadt. La « musique informelle »
constitue la proposition d’Adorno pour, en quelque sorte,
« ressusciter » ce qui s’était passé à Vienne autour de 1913.
Cette proposition musicale
interroge, bien sûr, le musicien, bien autrement que les propositions musicales
de Rousseau (Le Devin du village :
vous pourrez en juger prochainement à l’Ens puisque l’œuvre devrait y être
monté cette année) et de Nietzsche (Bizet…).
Il y a donc à la fois un intérêt
intrinsèque à interroger la démarche adornienne de pensée mais également un
intérêt proprement musicien, spécifiquement aujourd’hui.
Pourquoi ?
Mon hypothèse est qu’il y a sens à
reprendre aujourd’hui un certain nombre de questions engagées dans la période
grosso modo des années 50 et 60 (pour nous musiciens, la séquence plus précise
de 1951 à 1968. Peut-être d’ailleurs que la nécessité de réexaminer les
questions ouvertes par cette époque en différenciant ce qui d’elles est encore
ouvert et non saturé par la séquence qui a suivi (surtout depuis le milieu des
années 70) n’est pas réduite à la musique…
Au cœur de cette séquence musicale
se situe l’œuvre de Stockhausen, plus encore que celle de Boulez (on aura
l’occasion d’en reparler à l’occasion du prochain colloque international
coorganisé avec l’Ircam en mars 2005 à l’occasion de la sortie de deux livres
rassemblant les derniers écrits du compositeur).
À bien y regarder, Stockhausen fut
d’ailleurs un interlocuteur-référent décisif pour Adorno, bien plus, je pense,
que ne le fut Boulez.
Quelque chose de la dynamique de
pensée de cette séquence 1951-1968 s’est ensuite dissoute. Reprendre tout cela
via Adorno et sa proposition singulière de musique informelle permet de
réinterroger cette période sous un angle oblique au sérialisme proprement dit.
Mon hypothèse sur le XX° siècle
musical est que, contrairement à ce qu’avait déclaré Boulez en 1951, Schoenberg
n’est pas mort. Je pense partager en vérité cette conviction avec Adorno. Dans
un livre intitulé « La singularité Schoenberg », j’ai proposé de
nommer ce qui avait été ouvert en musique sous le nom Schoenberg comme « style diagonal de pensée musicale ».
Adorno parle, lui, de « musique informelle », et cette dénomination
se trouve depuis reprise par un compositeur comme Brian Ferneyhough (voir sa
conférence de Royaumont en 1994). Quel rapport entre ces deux
conceptions ? Plus largement, comment concevoir nos tâches musicales et
compositionnelles aujourd’hui sous l’hypothèse de propositions schonberguiennes
restées implicites, suggérées plus qu’explicitement formulées et dont il faut
suivre la piste au travers de la séquence 1951-1968 ?
Comme en cette affaire, les
questions de logique et par là de dialectique musicales ont une grande
importance, on pressent que les remaniements proprement philosophiques du
concept de dialectique ne peuvent laisser le musicien pensif indifférent,
surtout s’ils viennent du
philosophe-musicien du XX° siècle.
Tel est ainsi pour moi l’enjeu
musical d’un lecture de Dialectique négative s’il est vrai qu’il faut comprendre philosophiquement Adorno pour
pouvoir le comprendre musicalement.
Ceci implique pour le musicien un
labeur philosophique auquel il n’est pas habitué mais qu’il lui faut mener,
aidé d’amis philosophes qui auront par ailleurs certainement d’autres raisons
proprement philosophiques de s’y intéresser.
D’où le texte B
D’où le texte C
*
Quelques éléments maintenant pour
éclairer musicalement la suite de notre séminaire.