Lire en musicien
la dialectique négative d’Adorno ?
Une
« constellation de moments »
Moment
1 (motif I) : Intellectualité musicale et philosophie
Moment
2 (motif II) : Trois manières pour
la philosophie de se rapporter à la musique
Moment 3 (texte
A) : Le projet de sororiser musique et philosophie (Dialectique
négative, 1966)
Moment
4 (motif III) : Le
philosophe-musicien Theodor W. Adorno
Moment
5 (motif IV) : Le désir
d’Adorno : une double école entre musique et philosophie
Moment 6 (texte
B) : D’un embarras du philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)
Moment
7 (motif V) : Cinq manières de
formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie
Moment
9 (motif VI) : La dialectique
musicale : trois dimensions
Moment
10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques
J’appelle intellectualité musicale ce « dire la musique » qui consiste à projeter la pensée musicale dans la langue du musicien. D’où découle cette tâche de l’intellectualité musicale : penser en musicien le monde de la musique.
On pourrait dire également, en prenant la langue du musicien comme miroir, comme réflecteur de la pensée musicale : l’intellectualité musicale, c’est la réflexion du musicien sur la musique — on verra la proximité de cet énoncé et de certains d’Adorno —.
La réflexion de la pensée musicale dans la langue du musicien ne doit pas être confondue avec la pensée de la pensée musicale, avec une réflexivité de la pensée musicale. La pensée musicale est à l’œuvre, la pensée de la pensée musicale tout autant : la pensée de la pensée musicale, c’est la manière dont une œuvre assume non seulement la généalogie qu’elle s’est choisie mais également l’inflexion qu’elle y apporte. Cette réflexivité de la pensée musicale (qu’on peut comparer à la dérivée seconde de sa trajectoire généalogique) est, comme la pensée musicale elle-même (qui est quelque chose comme la dérivée d’ordre 1 de la trajectoire, c’est-à-dire sa tangente), immanente à l’œuvre et n’a nul besoin intrinsèque de la langue du musicien pour se déployer.
Penser la musique, le monde de la musique peut se faire de
façons bien différentes. Il y a une pensée mathématique de la musique (ex. Topos
of music de G. Mazzola) —je ne
suis pas sûr qu’il y ait une pensée physique de la musique : il y a plutôt
une pensée physique du matériau acoustique de la musique, c’est autre
chose — ; il y a une pensée philosophique de la musique (ex. Adorno !).
Et il y a une pensée musicienne de la musique (ce que j’appelle intellectualité
musicale).
Ces différentes pensées ne se recouvrent pas et il n’est
même pas sûr qu’elles convergent. À ce même titre, il ne faut pas confondre les
différentes théories de la musique : une théorie proprement musicienne de
la musique apparaît au III° siècle av. J.-C. avec Aristoxène ; il nous
faut soigneusement distinguer à partir de là les différents types de théorie
« musicale » qui ne sont pas tous musiciens mais peuvent être
mathématique, philosophique, sociologique, etc.
Adorno renouvelle heureusement la question de l’esthétique
et, le faisant sous l’impulsion de la musique, réactive la question de la
distance critique entre intellectualité musicale et esthétique.
L’intellectualité musicale n’est pas une esthétique.
Une première démarcation, subjectivement capitale, me semble
celle-ci : l’intellectualité musicale réfléchit la musique — c’est là
sa tâche constituante — mais
ne réfléchit nullement l’art en soi.
Lorsque l’intellectualité musicale se pose la question de l’art — par
exemple pour distinguer l’art musical des simples cultures musicales — ,
c’est toujours relatif à la musique et jamais « en soi » :
l’art, pour l’intellectualité musicale, n’est pas un substantif mais un
adjectif, un épithète.
L’esthétique, elle, pour transiter de la musique à la
philosophie, en passe toujours — me semble-t-il : je parle en
musicien, non en philosophe — par le stade de l’art, par le concept philosophique d’art, qui est tout autre chose que la
catégorie musicale homonyme.
Adorno procède ainsi : il pose par exemple « la
question de la possibilité de l’art » (Théorie esthétique 431) comme question esthétique c’est-à-dire
philosophique. Disons que le concept de musique — on va voir dans quelles
conditions telle ou telle philosophie est amenée à produire un tel
concept — me semble toujours philosophiquement subsumé par le concept
d’art. A contrario, l’intellectualité musicale est pour des raisons essentielles
non productrice sur ce plan plus général. Ceci n’interdit nullement que telle
ou telle intellectualité musicale se prononce sur ses rapports à tel ou tel
autre art : Boulez l’a remarquablement fait à l’égard de la peinture de
Klee et de la poésie de Char. Pour ma part, je l’ai tenté à l’égard de la
poésie d’Hopkins et de l’architecture en général. Mais ceci ne produit nulle
pensée de l’art en général, nulle esthétique à proprement parler :
seulement l’explicitation de comment le musicien peut penser la musique avec la
poésie, la peinture ou l’architecture.
Il est de la responsabilité d’une intellectualité musicale
de s’autolimiter à réfléchir la musique et de tenir que la réfléchir avec
d’autres formes de pensée ne doit pas la conduire à prétendre pour autant
réfléchir ces autres pensées.
L’intellectualité musicale n’est pas plus une inesthétique
philosophique qu’elle n’est une esthétique.
L’intellectualité musicale entretient avec la philosophie
des rapports diversifiés (voir mon cours cette année) dans laquelle une antiphilosophie
spécifiquement musicienne joue un rôle non négligeable et même essentiel (au
sens où il est de l’essence de l’intellectualité musicale que de rencontrer la
question de l’antiphilosophie).
Un des périls immanents de l’intellectualité musicale est de
tourner à l’antiphilosophie (exemple canonique : Rameau à partir de 1750).
De ce point de vue Adorno joue au XX° siècle un rôle
central : il a excité l’antiphilosophie de Schoenberg par ce que certains
ont appelé son « jargon de l’inauthenticité »…
D’où la tâche de démêler tout cela si l’on veut déployer une
intellectualité musicale de ce temps qui puisse à la fois se réclamer de
Schoenberg (voir ma Singularité Schoenberg)
et ne pas réitérer son geste antiphilosophique à propos d’Adorno.
Il s’agit donc pour le musicien de retracer, de l’intérieur
même du projet musical, les zones d’échange et de « toucher » entre
musique et philosophie, et, pour cela, de prendre musicalement mesure des
transformations intra-philosophiques apportées par crise proprement
philosophique de l’esthétique, crise dont Adorno est un acteur éminent —
qu’il suffise pour cela de rappeler ce qu’il dit de l’esthétique après sa Dialectique
négative dans sa Théorie esthétique :
Le concept d’esthétique philosophique a quelque chose de
suranné. […] Depuis des décennies, les publications relatives à ce sujet
régressent de façon évidente, même dans les milieux universitaires. (423) La
situation particulière de l’esthétique est décourageante. (424) La misère de
l’esthétique (437) Vieillissement de l’esthétique (424) L’académisme qui lui
est immanent.
Au total, il s’agit donc pour moi d’évaluer en musicien la philosophie d’Adorno.
J’accorde une grande importance à la délimitation subjective des questions posées aux rapports entre « musique et philosophie ». On verra combien situer subjectivement les propos tenus à cet endroit est crucial dans le trajet singulier d’Adorno qui croise des subjectivités fort diverses : philosophe, sociologue, musicien…
Les rapports entre musique et philosophie n’ont de chance d’être féconds pour les uns et pour les autres que si les subjectivités à l’œuvre sont ici clarifiées.
Disons que la ligne de partage entre subjectivité musicienne et subjectivité philosophique passe à l’intérieur de moi-même. Ce point de partage, je pense, est général : tout musicien est moins un individu (totalité insécable) qu’un dividu qui passe son temps à entrer et sortir du monde de la musique, qui se trouve partagé entre les différents mondes qu’il ne cessent de parcourir : celui de la musique bien sûr, mais aussi celui de ses amours, celui des mathématiques qu’il peut également parcourir, sans oublier le chaosmos général dans lequel ces différents mondes découpent des régions de consistance.
Autant dire que la subjectivité musicale ne saurait être pour ce dividu musicien ce qu’elle est pour l’œuvre musicale : le seul point absolu d’existence. Le musicien que je suis continue d’exister quand il ne fait pas de la musique — il existe par exemple devant vous, lors même qu’il n’est pas ici en train de faire de la musique — ; il est susceptible d’être également philosophe, mathématicien, amoureux et militant.
Interroger les rapports « musique et philosophie » ne visent pas à recoller les morceaux de ce dividu, à tenter de reconstituer un individu, une sorte d’honnête homme. Autant dire que le statut de la copule « et » dans le syntagme « musique et philosophie » est à mettre à la question, et bien sûr notre séminaire s’employera à cela en examinant en particulier comment Adorno propose de le concevoir.
Pourquoi alors se soucier de philosophie quand on est musicien pensif ? Plus généralement, en quel sens une intellectualité musicale éprouve-t-elle la nécessité de se rapporter à la philosophie et de quelle manière le fait-elle ?
Je ne m’étendrai pas trop sur ce point qui est l’objet spécifique de mon cours cette année à l’Ens.
Indiquons simplement trois composantes de cet intérêt proprement musicien pour la philosophie.
Disons d’abord que ce peut être pour prendre mesure de ce que veut dire qu’être contemporain, c’est-à-dire de ce qu’est un temps présent commun aux différentes pensées œuvrantes. Par exemple, s’il s’agit pour le musicien de produire une musique contemporaine, encore faut-il pour lui que le contemporain puisse être distingué du pur et simple actuel, et en ce point, le musicien pensif rencontrera nécessairement la philosophie dont le travail propre, selon Alain Badiou, peut être précisément caractérisé comme identification conceptuelle de ce présent.
Ou encore : s’il s’agit dans l’intellectualité musicale de penser la musique avec d’autres disciplines de pensée, la philosophie interviendra pour aider le musicien à caractériser ce que veut ici dire le « avec ».
L’intellectualité musicale peut également se rapporter à la philosophie pour nourrir son travail de catégorisation : « dire la musique », qui n’est pas « parler de musique » — en « causer » — passe par la production d’un réseau de catégories apte à saisir le mouvement même de la pensée musicale — cette pensée à l’œuvre, qui n’est pas en mots mais en sons, qui relève d’un autre ordre que celui du langage —. Le musicien pensif, d’Aristoxène de Tarente jusqu’à aujourd’hui, nourrit son déploiement des catégories musicales de concepts philosophiques, que le transfert entre les deux espaces de pensée s’opère alors par simple métaphore, par analogie ou par fiction plus théorique — je reviendrai tout à l’heure sur ces différences —.
Le musicien pensif, soucieux de « dire la musique » dans la langue de son temps, peut enfin se tourner vers la philosophie pour comprendre ce que « dire » veut dire à son époque, un peu comme le projet d’Aristoxène de Tarente de constituer la première théorie proprement musicienne de la musique implique qu’il cherche chez Aristote les attributs contemporains de ce qu’est une théorie…
Se loge ici l’intérêt philosophique particulier du musicien pour les « méthodes » que lui fournissent telle ou telle philosophie (celle d’Aristote pour Aristoxène, celle de Descartes pour Rameau…) soit ce qu’on pourrait appeler des logiques discursives de connaissance (exposition et exploration)…
Le musicien pensif a donc différentes raisons subjectives tout à fait propres de s’intéresser à ce qui se passe en philosophie, singulièrement en cette philosophie que le musicien intuitionne comme pouvant lui être « contemporaine ».
Remarquons ici que le musicien pensif n’a ici nulle raison de se cantonner à ce que la philosophie peut dire ou ne pas dire de la musique : son point d’intérêt propre n’est pas ici spécifiquement ce que la philosophie énonce sur la musique — les raisons proprement musiciennes indiquées précédemment suggèrent que le musicien n’a pas plus de raisons immanentes de s’intéresser à ce que la philosophie peut dire de la musique qu’il n’en a de s’intéresser à ce que les mathématiques, l’économie, la politique disent de la musique —. Le musicien, en quête d’une conception du contemporain, d’une vision « moderne » de ce que « dire » veut dire, va se tourner vers la philosophie qui se tient sur la brèche du temps, qui opère sur le front du présent et qui, le plus souvent, ne traite guère de la musique. Autant dire que le musicien pensif, se tournant pour les raisons indiquées précédemment vers la philosophie, n’y cherche pas un point de vue sur la musique, moins encore une parole de maître sur ce que lui-même travaille pour son compte de musicien.
Il va d’ailleurs de soi que se rapporter en musicien à la philosophie d’un Aristote, ou d’un Spinoza, ou d’un Pascal, ou d’un Heidegger, ou d’un Badiou ne saurait se déployer sous le signe de leurs écrits philosophiques sur la musique puisqu’ils sont (jusqu’à présent…) quasi-inexistants !
En un sens, le musicien se rapportant à ces philosophies est comme protégé du péril de la tutelle philosophique par le silence de ces philosophies sur la musique (on sait combien les arts plastiques peuvent, à l’inverse, être encombrées d’une glose philosophisante).