Lire en musicien la dialectique négative d’Adorno ?

 

Une « constellation de moments »

 

Moment 1 (motif I) : Intellectualité musicale et philosophie

Moment 2 (motif II) : Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

Moment 3 (texte A) : Le projet de sororiser musique et philosophie (Dialectique négative, 1966)

Moment 4 (motif III) : Le philosophe-musicien Theodor W. Adorno

Moment 5 (motif IV) : Le désir d’Adorno : une double école entre musique et philosophie

Moment 6 (texte B) : D’un embarras du philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)

Moment 7 (motif V) : Cinq manières de formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie

Moment 8 (texte C) : La « musique informelle » comme résolution mytho-logique (Quasi una fantasia, 1963)

Moment 9 (motif VI) : La dialectique musicale : trois dimensions

Moment 10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques

VI. Trois dimensions de la dialectique musicale

 

 


Dialectique musicale ? Vaste question. Tentons d’y mettre un peu d’ordre et distinction pour mieux situer les enjeux d’une dialectique négative en matière de dialectique musicale.

 

La dialectique en musique se déploie selon trois dimensions :

·        une dialectique du son,

·        une dialectique du discours,

·        une dialectique de l’œuvre, ou plutôt à l’œuvre.

soit

1.       une dialectique sonore,

2.       une dialectique discursive,

3.       une dialectique stratégique.

Dialectique sonore, ou acoustique (à la base de la musique)

Celle du matériau sonore, celle du matériau musical en tant qu’il est sonore : dialectique du son comme flux, comme devenir : l’être du son est son devenir…

Cette dialectique générale du son comme flux est musicalement spécifiée par le fait que la musique configure ses sons : cf. Berlioz

Un bruit devient son musical quand il est musicalement instrumentalisé (au sens de l’instrument de musique) : ce n’est pas là affaire technique, démarcation purement acoustique, mais mise en situation musicale du son.

Le son est musicalisé en étant instrumentalisé, c’est-à-dire que le son va être musicalisé en devenant la trace d’une corps à corps.

D’où une dialectique sonore spécifique à la musique : entre les  deux corps (unité des contraires que nomme le syntagme « corps à corps »), entre la trace et ce corps à corps (ou unité contradictoire de deux corps).

Ceci se donne très concrètement dans la matérialité suivante :

·         une dialectique des transitoires : unité des contraires entre attaque-entretien-extinction ;

·         une dialectique source-lieu : unité des contraires entre une source et son lieu de déploiement.

Cette facette de la dialectique musicale relève de la physique — de l’acoustique — ; elle relève des étants naturels (physiques).

Il y a, à ce titre, quelque chose comme une dialectique de l’être et de l’être-là, de l’être et de l’apparaître, de l’être et de l’étant : un instrument de musique n’apparaîtra musicalement, n’existera que pour autant qu’il « sonne » c’est-à-dire fonctionne comme source, et l’intensité de son existence sonore pour la musique se mesurera à son intensité sonore (ce qu’on « mesure », transcendantalement, par l’écriture musicale en lettres ƒ, p, etc.).

 

En résumé, la musique met en jeu, à ce niveau acoustique, quatre unités des contraires :

1.       celle d’un corps à corps entre deux corps de « natures » différentes : un instrument et un corps physiologique ; le nom de cette unité sera « corps musical » ; le nom de sa médiation propre est « toucher », un toucher interne au corps musical entre le musicien et son instrument.

2.       celle d’une source et de son lieu ; le nom de cette unité sera « trace » ; la musique joue donc de la trace d’un toucher, et écouter la musique, c’est différencier la trace d’un toucher…

3.       celle des transitoires de la trace sonore projetée par le corps musical : attaques / entretien / extinction

4.       celle de la perception et de l’écriture musicales (comme mesure de l’intensité d’existence sonore) ; cette unité se trouve aujourd’hui sans médiation, quand le système tonal et le thématisme jouaient précédemment ce rôle.

La dialectique discursive (du morceau de musique)

C’est tout autre chose : c’est une dialectique du discours, donc de quelque chose qui convoque, peu ou prou, un sujet. Cela concerne la logique musicale proprement dite au sens non de la logique des êtres sonores dans la musique, mais la logique du discours musical ; ou la logique de la musique comme discours et non plus comme matériau acoustique.

Qu’en musique la logique puisse être nommée dialectique s’illustrera des trois principes suivants :

Trois principes logico-dialectiques

On peut d’abord contraposer aux trois grands principes logiques d’Aristote trois principes caractéristiques de la dialectique musicale.

Identité versus différenciation

Là où la logique mathématique prescrit le principe d’identité (A, deux fois posé, est identique à lui-même en ses différentes occurrences), le principe de logique musicale, qu’on pourrait dire principe de différenciation, pose ceci : tout terme musical posé deux fois supporte, par le fait même, une altérité. Soit : aucun terme n’est, posé deux fois, identique à lui-même. Ou encore : en musique, répéter, c’est ipso facto altérer.

Non contradiction versus négation contrainte

Là où la logique mathématique prescrit le principe de non-contradiction (je ne peux poser à la fois A et non-A sauf à verser dans l’inconsistance), la musique contraposerait un principe que j’appellerai principe de négation contrainte : tout objet musical posé doit se composer avec son contraire, c’est-à-dire se composer en devenir.

Tiers exclu versus tiers obligé

Là où la logique mathématique prescrit le principe du tiers exclu (entre A et non-A il me faut choisir car il n’y a pas de position tierce), la composition musicale poserait un principe du tiers obligé : tout terme musical posé doit se composer avec un autre terme qui est autre que la négation en devenir du premier, terme neutre [1] puisqu’il n’est « ni l’un, ni l’autre ». [2]


Logique classique

 

Principe d’identité

 

Principe de non contradiction

 

Principe de tiers exclu


Altération dialectique

 

Principe de différenciation

 

Principe de négation contrainte

 

Principe du tiers obligé

avec B ≠ A et B ≠ non-A


Dialectique stratégique (à l’œuvre)

Il s’agit cette fois de stratégie compositionnelle, d’enjeux spécifiques relevant de l’art musical, d’un projet subjectif porté par l’œuvre, d’une intension apte à configurer un inspect

La logique du discours musical vaut pour les pièces de musique, pour les morceaux de musique, y compris pour les chansonnettes. Celle dont je vais parler ici touche spécifiquement aux œuvres, à ce qui distingue une œuvre musicale d’une simple pièce de musique car l’œuvre porte un projet propre, inscrit dans une généalogie décidée, assumée et inscrivant en retour un nouveau tour de cette généalogie.

Qu’en musique cette stratégie puisse se dire dialectique peut se voir à ceci : chaque situation musicale concrète a historiquement fixé un enjeu dialectique singulier aux pièces de musique qui s’y inscrivaient.

Exemple de quatre enjeux dialectiques

1. Pour la fugue baroque, l’enjeu dialectique était celui d’une scission de son unique sujet (en un contre-sujet et une réponse) :

Sujet

Contre-Sujet

Réponse

2. Pour la sonate classique, l’enjeu dialectique était celui d’une résolution des deux forces opposées mises en œuvre [3].

3. Pour l’opéra romantique de Wagner, l’enjeu dialectique était celui d’une transition entre les multiples entités qui le peuplaient.

4. Pour la pièce sérielle de Boulez, l’enjeu dialectique était celui d’un renversement des places [4].

Soit quatre modalités dialectiques de l’unité

1.       Fugue baroque (J.-S. Bach) : Scission

2.       Sonate classique (Haydn…) : Résolution

3.       Œuvre romantique (Wagner) : Transition

4.       Œuvre sérielle (Boulez) : Renversement

Dialectique du même

Ma proposition compositionnelle propre serait de mettre à l’œuvre une dialectique d’un autre type. Présentons-la succinctement.

Si musicaliser des entités, c’est essentiellement les varier, la dialectique musicale a jusqu’à présent compris la variation comme étant un processus d’altération. Varier un objet, c’était rendre autre son identité primitive, altérer ses traits distinctifs, modifier ses caractéristiques originaires. La dialectique musicale allait ainsi, de manière privilégiée, du même aux autres. Cette dynamique s’est déployée selon une alternative dégagée par Stockhausen et reprise par Henri Pousseur qui distingue la variation beethovénienne de la variation schubertienne, la première modifiant un objet plongé dans un contexte inchangé quand la seconde modifie le contexte en gardant inchangé l’objet [5].

On dira qu’il s’agit là de la dialectique musicale classique et on posera qu’il n’y a aucune raison de limiter la dialectique musicale à cette dialectique classique, pas plus qu’il n’y en a aujourd’hui dans les mathématiques à se limiter à la logique classique (logique bivalente avec tiers exclu).

Ma proposition serait alors de dégager une dialectique musicale non classique qui, à l’inverse, aille des autres au même, une sorte de conquête du générique, du quelconque, de l’anonyme [6]. L’altérité y serait un point de départ, une évidence première en sorte que l’étonnant et le précieux s’attachent à l’universalisation du même et non plus à la diversification des particularités.

Au lieu de partir de l’énonciation d’une identité pour ensuite générer de l’altérité [7], il s’agirait ici de dégager un trait commun au sein d’une diversité donnée dès le départ, de rapprocher ce qui est lointain et sans rapports apparents, pour reconnaître le travail souterrain et pour ainsi dire incognito d’une même entité au sein de la diversité de départ. Bien sûr, ce type de dialectique est intéressant s’il n’est pas la pure et simple rétrogradation des variations traditionnelles, s’il ne conduit donc pas à présenter une entité conclusive de même nature que celle présentée par les altérations [8]. Cette dialectique ne saurait être une altération rétrogradée, inversant les déductions en induction. je l’appellerai provisoirement dialectique du même, ou dialectique de la reconnaissance (par opposition à la dialectique de l’altération).

Il faudrait illustrer cette dialectique non classique en se référant à Kierkegaard, tout particulièrement à trois de ses opérations : la reprise, la reconnaissance et la réduplication. Je laisse ici ce point de côté [9].

Trois dimensions

Au total, on a donc trois dimensions de la dialectique musicale

1.       une dialectique objective : celle du son tel que la musique le configure et se l’approprie ;

2.       une dialectique discursive, subjectivante ;

3.       une dialectique stratégique, subjectivée (c’est-à-dire portant sur le procès subjectif à l’œuvre, une fois la subjectivation constituée).

Dialectique négative ?

Mon hypothèse spontanée serait que la Dialectique négative d’Adorno porte essentiellement sur la troisième dimension, celle du procès subjectif à l’œuvre. Plus exactement, les propositions adorniennes aimantent les trois dimensions en fonction de la troisième, celle qui ultimement importe : pour Adorno, « le stade de la composition […] décide toujours de celui de la musique » (Philosophie de la nouvelle musique, 7).

Adorno éclaire ainsi

·         ce qui de la dialectique sonore propre à la musique est « non positif » (le nom de « trace » peut, en effet, être conçu comme nommant adéquatement une négativité déterminée) — « négatif » serait ici ce qui s’oppose à un « positif » entendu comme positivisme acoustique du son, comme substance par exemple — ;

·         ce qui de la dialectique discursive propre à la musique relève d’une dialectique « non résolutive » (différenciation, négation contrainte et tiers obligé), principes qui correspondent peu ou prou au refus adornien de l’immédiat et à l’obligation de la médiation — « négatif » serait ici ce qui s’oppose à un « positif » entendu comme immédiateté — ;

·         ce qui de la dialectique stratégique doit, selon lui, récuser les formes spécifiquement musicales de synthèses positives et laisser ouverte la « forme » de l’œuvre — « négatif » serait ici ce qui s’oppose à un « positif » entendu comme résolution synthétique — ; ce point touche à deux questions musicalement décisives

  1. celle du moment de la fin dans une œuvre (comment l’œuvre se finit sans exactement s’achever, se conclut sans se clore, s’interrompt être intérieurement saturée) ;
  2. celle du rapport de l’inspect à l’intension.

 

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[1] en un sens étymologique : ne-utrum

[2] En tous ces sens composer musicalement serait poser ensemble trois termes : un terme musical premier, sa négation (son autre) et encore un Autre terme et ce serait également composer l’altération de cette triade au fil de ses réitérations.

[3] Voir Le style classique de Charles Rosen…

[4] Voir par exemple les travaux de Célestin Deliège…

[5] le faisant par exemple pivoter pour en varier l’angle d’éclairage.

[6] peut-être de l’être sans qualités d’un Robert Musil.

[7] Dans le cas de Beethoven, en générant d’autres objets, dans celui de Schubert en faisant apparaître d’autres facettes ou profils du même objet

[8] Il ne s’agit donc pas ici de procéder comme le fait Liszt dans sa Fantaisie Ad nos… ou Franck dans son premier choral pour orgue en ne livrant qu’à la fin le thème princeps formant la clef rétrospective de l’œuvre.

[9] Pour plus de précisions, voir ma présentation d’Erkennung et mon article « Qu’espérer des logiques musicales ? »