Lire en musicien la dialectique négative d’Adorno ?

 

Une « constellation de moments »

 

Moment 1 (motif I) : Intellectualité musicale et philosophie

Moment 2 (motif II) : Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

Moment 3 (texte A) : Le projet de sororiser musique et philosophie (Dialectique négative, 1966)

Moment 4 (motif III) : Le philosophe-musicien Theodor W. Adorno

Moment 5 (motif IV) : Le désir d’Adorno : une double école entre musique et philosophie

Moment 6 (texte B) : D’un embarras du philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)

Moment 7 (motif V) : Cinq manières de formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie

Moment 8 (texte C) : La « musique informelle » comme résolution mytho-logique (Quasi una fantasia, 1963)

Moment 9 (motif VI) : La dialectique musicale : trois dimensions

Moment 10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques

Motif II. Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

 

« Face aux œuvres de Schoenberg d’aujourd'hui [op. 24 à 30], la critique ne sied point ; avec elles, une vérité est posée. » (Schönberg : Suite, 1927)

 

 

 

 


Je voudrais brosser un rapide tableau des différentes manières dont la philosophie se rapporte à la musique. j’en distinguerai quatre.

0. Les philosophies silencieuses sur la musique

On a vu le premier cas, ou cas 0 : une philosophie peut tout simplement faire silence sur la musique. Une philosophie n’est pas une encyclopédie et elle n’a nullement pour projet propre de parler de tout.

Effets émancipateurs sur le musicien pensif

Si le musicien pensif s’y rapporte alors, ce sera donc en toute gratuité : non pas narcissiquement pour y trouver une image rehaussée de son art mais pour y éprouver une consistance proprement philosophique de pensée.

1. L’essai philosophique sur la musique

Dans un genre mineur, il y a ensuite ce que j’appellerai l’essai philosophique sur la musique.

L’exemple le plus probant de cette manière nous est donné par Jankélévitch dont les livres sur la musique regorgent de notations qui sont peut-être d’autant plus stimulantes pour le musicien qu’elles se veulent philosophiquement « presque-rien »…

Adorno

On pourra se demander ici si les écrits sur la musique du premier Adorno, sa Philosophie de la nouvelle musique par exemple, ne relèvent pas en vérité de ce genre philosophiquement mineur mais cette fois repensé à la lumière même des thèses de la Dialectique négative.

Voir ainsi de lui L’Essai comme forme (1954-1958) [1] où il revendique la forme essai comme permettant à la philosophie à la fois de s’apparenter à la forme d’une création artistique et de mieux exprimer la non-identité. Plus encore, Adorno accorde la forme de l’essai à celle de la musique :

« L’essai touche à la logique musicale, l’art rigoureux et pourtant non conceptuel du passage. » [2]

Lien intrinsèque, pour Adorno, entre l’essai comme forme et la dialectique négative : le refus du système, la non-identité, la logique du fragment…

Effets en retour aphilosophiques sur le musicien pensif

Quel effet en retour ont ces essais philosophiques sur le musicien qui en prend connaissance ? Le musicien pensif lit ses ouvrages, je pense, comme s’ils n’étaient pas vraiment des ouvrages de philosophie mais plutôt comme des réflexions sur la musique venant d’un amateur de musique, un peu comme on peut également lire aujourd’hui les ouvrages sur la musique d’un Pierre-Jean Jouve ou d’un Éric Rohmer.

C’est ainsi d’ailleurs que les musiciens lisent spontanément les livres d’Adorno sur Wagner, Mahler, Berg, Beethoven… On remarquera que ceci est une grave erreur si ces livres, précisément, ne sont pas des essais mais bien, pour partie d’entre eux du moins, proprement des livres philosophiques et non pas musicologiques (il est vrai qu’Adorno, sur ce point de démarcation, n’est pas en général d’une grande clarté — voir ainsi la distance méprisante avec laquelle Schoenberg repoussait le travail intellectuel d’Adorno —).

Mon hypothèse est précisément qu’il faut lire ces livres comme des livres philosophiques, ne serait-ce que pour les comprendre et ne pas se méprendre sur le sens des mots qui y sont au travail. Le péril est ici, comme en d’autres circonstances, celui de l’homonymie qui fait indûment confondre catégories musicales et concepts philosophiques : si l’on veut éviter les contresens et les mésinterprétations musiciennes, il faut donc prendre mesure attentive de ce que les mots « musique », « art », « perception », « monde », etc. n’ont pas le même sens dans la philosophie et dans l’intellectualité musicale.

2. Les philosophies définissant la musique

Pour aborder un versant philosophiquement plus déployé, il y a ensuite les philosophies qui entreprennent de définir la musique, en produisant un concept proprement philosophique de ce qu’est, selon elles, la musique. Les exemples sont bien connus ; en voici trois :

o      St Augustin : « La musique est la science du bien moduler » [3] et « du bien se mouvoir »[4].

o      Leibniz ensuite : « La musique est un exercice d’arithmétique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte » [5].

o      Schopenhauer enfin : « La musique est un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie » [6].

Adorno

Adorno, lui, pose qu’« il est impossible de dire ce qu’est au juste la musique. » (Musique informelle). Ainsi, me semble-t-il, il s’établit philosophiquement à l’écart de cette orientation définitionnelle.

« J’ai la conviction que les mots d’ordre ont encore toute leur valeur, comme au temps d’Apollinaire. Il ne s’agit pas ici de définir, à la manière positiviste, ce qu’est une musique « informelle ». Si ce terme désigne réellement une tendance, quelque chose qui évolue, il se moque de toute définition. » (Quasi 294)

« Il est impossible de dire ce qu’est au juste la musique. […] Toute utopie esthétique revêt aujourd’hui cette forme : faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont. » (Quasi 340)

 

Effets en retour antiphilosophiques sur le musicien pensif

Le musicien pensif se trouve encombré par de telles définitions philosophiques où il ne retrouve bien sûr pas ce que pour lui « musique » veut dire.

Le musicien va se trouver d’autant plus rétif face à de telles entreprises définitionnelles que pour lui la musique est proprement ce qui n’a pas de définition recevable. Ce point tient essentiellement à ceci : le musicien se délimite comme celui qui fait de la musique (pas d’autre caractérisation recevable du musicien, qui à ce titre est fait par la musique, par le monde de la musique plutôt qu’il ne la construit : le musicien fait de la musique mais il ne fait pas la musique, il est fait par elle…). Or on ne saurait définir un monde de l’intérieur de lui-même. En l’occurrence on ne saurait donc définir la musique de l’intérieur d’une subjectivité musicale. Bien sûr, le musicien, comme je l’ai dit, est un dividu qui entre et sort du monde de la musique, pratique que l’œuvre musicale, elle, ne saurait avoir. Le musicien a donc de nombreuses occasions de voir le monde de la musique de l’extérieur — c’est d’ailleurs bien ce que je suis en train de faire ici même avec vous — mais, et c’est là le point essentiel sur lequel il convient qu’il ne cède pas, cet examen pour partie extérieur ne doit pas le conduire à définir la musique car cet examen doit rester en subjectivité celui d’un musicien.

Autant dire que le regard pour partie extérieur du musicien sur la musique et sur le monde de la musique ne saurait à ce simple titre être le même que celui du philosophe.

Autant dire que le parti pris philosophique — bien sûr légitime du point de l’intérieur de la philosophie — consistant à produire un concept propre de la musique, au mieux rencontre l’indifférence polie du musicien, au pire éveille chez lui une antiphilosophie spécifiquement musicienne où l’homonymie entre concept philosophique et catégorie musicale joue d’ailleurs un rôle pernicieux.

Le symptôme de cette antiphilosophie proprement musicienne se donnera dans ces tentatives, rares mais existantes, de rivaliser avec la philosophie dans ce travail de définition et donc dans l’ambition de quelques musiciens de donner leur propre définition de la musique.

L’exemple canonique de ce parti pris peut être trouvé à notre époque chez André Boucourechliev : pour Boucourechliev en effet, « la musique est un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore. » [7]

Il y aurait lieu à ce titre de se demander si le tournant anti-Descartes pris par l’intellectualité musicale de Rameau à partir de 1750 n’a pas également pour symptôme l’apparition d’une pulsion définitionnelle…

3. Les philosophies évaluant une singularité musicale

« Face aux œuvres de Schoenberg d’aujourd'hui [op. 24 à 30], la critique ne sied point ; avec elles, une vérité est posée. » (1927, Bio, 114)

Il y a enfin une troisième manière philosophique de se rapporter à la musique qui, pour nous musiciens, s’avère la plus stimulante : il s’agit cette fois de ces philosophies qui vont déployer leur propre entreprise sous le signe d’un évènement musical dont elles considèrent qu’il les conditionne. Tel est le cas d’Adorno, mais il est loin d’être le seul. Il y a ainsi, parmi les grands philosophes, au moins un philosophe par siècle — depuis l’ère moderne — à avoir ainsi déployé sa philosophie à la lumière de la musique.

o      Au 17° siècle, Descartes entame son travail philosophique d’un Compendium Musicæ tentant de saisir philosophiquement la nouveauté musicale générée par la création d’un solfège, d’une écriture spécifiquement musicale, dotant la musique d’une nouvelle forme de consistance [8].

o      Au 18° siècle, Rousseau s’efforce d’évaluer philosophiquement les conséquences de la mélodie italienne qui supplante l’antique contrepoint et l’ancienne polyphonie.

Remarque : le Devin du village à l’Ens…

o      Au 19° siècle, Nietzsche fonde son entreprise philosophique sur la conviction que la musique de Wagner délivre la figure de pensée dont son temps a besoin.

o      Au 20° siècle enfin, Adorno s’inscrit dans cette généalogie puisqu’il propose de prendre philosophiquement mesure du surgissement musical de l’École de Vienne, nous essaierons de voir comment.

Remarquons que depuis le 18° siècle, c’est-à-dire depuis l’apparition de l’intellectualité musicale proprement dite (je soutiens que Rameau est ici le fondateur), s’ouvre ainsi une généalogie de philosophes compositeurs dont les grands noms sont les précédents : Rousseau, Nietzsche, Adorno.

Dans tous ces cas, Descartes compris, l’évaluation philosophique d’une nouveauté musicale s’articule à la production d’une nouveauté philosophique, soit localement — un nouveau concept philosophique par exemple —, soit plus globalement — une nouvelle conception de la philosophie —. Ainsi :

o      Descartes prend appui sur son Abrégé de musique pour élaborer sa nouvelle conception de la méthode philosophique.

o      Il s’agit pour Rousseau de s’appuyer sur la musique pour penser comment la nouvelle figure philosophico-politique du sujet doit se rapporter à la Nature.

o      Nietzsche de son côté s’adosse à la musique de son temps pour élaborer la figure philosophique de Dionysos puis le concept de volonté de puissance, la musique confirmant ainsi la possibilité d’un dépassement du nihilisme [9].

o      Pour Adorno enfin, prendre mesure philosophique de ce qui se passe en musique au début du XX° siècle implique de réexaminer philosophiquement la dialectique en sorte de dégager le nouveau concept d’une dialectique négative. Telle est du moins l’hypothèse de lecture de cet ouvrage que je vous propose.

Remarquons que ces différentes approches ne débouchent pas ipso facto sur une définition philosophique de la musique, ne conduisent nullement à un concept général de la musique :

o      Ainsi Descartes se contente, en tête de son Compendium, de cette caractérisation de la musique : « sa fin est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées » [10].

o      Rousseau, lui, use de cette caractérisation non moins banale : « Musique, s.f. Art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille. » [11]

o      Quant à Nietzsche, à ma connaissance, il n’éprouve pas le besoin de formuler de semblables définitions scolaires et aphilosophiques.

o      Adorno, on l’a vu, pose qu’« il est impossible de dire ce qu’est au juste la musique. » (Musique informelle)

Il semble donc bien que l’évaluation philosophique d’une singularité musicale locale (interne au monde de la musique) dispense alors la philosophie considérée de conceptualiser la singularité globale de la musique (cette fois comme monde).

Effets en retour sur le musicien pensif

Ces philosophies s’arrimant à la musique en un point événementiel posent au musicien pensif, à l’intellectualité musicale donc, de nouvelles questions qui constituent une sorte d’effet en retour de la philosophie sur la musique et vont composer un conditionnement réciproque

o      Cet effet en retour est bien sûr décalé. Qu’il suffise, pour en prendre mesure, de  voir comment il faut sauter un siècle pour trouver trace proprement musicienne de la nouvelle « méthode » cartésienne, et se reporter à Rameau écrivant : « La musique est une science qui doit avoir des règles certaines ; ces règles doivent être tirées d’un principe évident, et ce principe ne peut guère nous être connu sans le secours des mathématiques. » [12]. Il s’agit là clairement pour Rameau d’élaborer une rationalité de la musique qui soit à hauteur des nouvelles exigences cartésiennes en matière de raison.

o      Concernant Rousseau, ce dernier s’est chargé peut-on dire à la fois des tâches philosophiques et de leur effet en retour sur la musique ce qui a sans doute contribué quelque peu à détourner les musiciens de s’intéresser à sa philosophie. Mais je pense qu’il y aurait lieu de réexaminer cette question d’une possible influence rousseauiste sur la musique en allant voir du côté des musiciens contemporains pratiquant, tels François-Bernard Mâche, « les modèles naturels » ?

o      En ce qui concerne Nietzsche, l’examen de l’influence en retour de sa philosophie sur l’intellectualité musicale mériterait une étude qui, à ma connaissance, n’a pas encore été menée. Pour trouver effet en retour véritable de Nietzsche sur la musique, il faut sans doute aller voir du côté d’un Jean Baraqué, qui se situe un siècle plus tard (somme toute comme Rameau par rapport à Descartes).

o      Quant à Adorno, ce sera précisément un effet possible de ce séminaire que de clarifier si sa prescription en matière de musique informelle — manière somme toute pour Adorno d’assurer les deux faces du conditionnement réciproque entre musique et philosophie — a ou non quelque pertinence pour les musiciens pensifs. Je me contenterai d’indiquer aujourd’hui qu’un Brian Ferneyhough a par exemple choisit récemment d’inscrire son propos compositionnel sous ce chef de la musique informelle…

L’origine musicale de l’effet en retour est oubliée

En première hypothèse, il me semble alors possible de formuler sur ces effets en retour l’(hypo-)thèse suivante : quand une création philosophique (méthode, concept, conception philosophiques…) a été initiée par évaluation d’une singularité musicale, son éventuel effet en retour sur la musique est dissocié de la singularité musicale qui a stimulé la création philosophique en question.

o      Ainsi la théorie ramiste de la musique n’a nul besoin de faire jouer un rôle spécifique au solfège et à l’écriture musicale pour se constituer comme cartésienne.

o      Ainsi Barraqué peut s’interroger sur la projection possible de la pensée nietzschéenne sur la musique sans aucunement se référer pour cela à Wagner, et moins encore à Bizet [13].

o      Quant à Adorno, s’il est trop tôt, comme on l’a dit, pour déceler quelque effet en retour de sa dialectique négative sur les musiciens, on pourrait pronostiquer qu’une éventuelle « musique informelle » verrait le jour moins chez des héritiers du sérialisme que dans de tout autres horizons de pensée musicale, n’ayant d’ailleurs pas nécessairement grand-chose à voir avec ce qu’on a coutume d’appeler en France « musique contemporaine »…

Bref, l’effet en retour sur la musique suppose un effacement de l’occasion musicale première, l’oubli de l’origine musicale (mais pas nécessairement sa forclusion [14]).

L’effet en retour porte sur l’intellectualité musicale

Seconde caractéristique : l’effet en retour porte sur l’intellectualité musicale, guère sur les œuvres musicales proprement dite. L’effet en retour se fait sur le musicien quand le premier effet de conditionnement philosophique par la musique venait de la musique elle-même, du monde de la musique et de ses œuvres.

On a donc un zig-zag décalé que je figurerai ainsi :

Où l’on voit donc réfuter le diagnostic hégélien qui déclarait que la musique, comme l’art en général, n’intéressait plus l’Esprit :

« Schoenberg s’engage passionnément pour une musique dont l’esprit n’aurait pas à rougir et qui par là même fait rougir l’esprit dominant. » (Prismes [15])



[1] in Notes sur la littérature, Flammarion, 1984

[2] p. 27

[3] « Musica est scientia bene modulandi » (De Musica Livre I, c. II.2)

[4] « Musica est scientia bene movendi » (De Musica Livre I, c. III.4)

[5] « Musica est exercitium arithmeticæ occultum nescientis se numerare animi »

[6] « Musica est exercitium metaphisices occultum nescientis se philosophare animi »

[7] Le langage musical, p. 21

[8] Cf. lors du Samedi d’Entretemps consacré le 15 mars 2003 à la lecture du livre de Brigitte Van Wymeersch Descartes et l'évolution de l’esthétique musicale (Mardaga, 1999) mon intervention : « Comment le monde de la musique enjoint la philosophie » :

www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Descartes.html

[9] Voir sur ce point le récent livre de Marc Crépon : Nietzsche. L’art et la politique de l’avenir (PUF, 2003). Livre stimulant quoiqu’on puisse rester réservé sur la place qui y est accordée au thème de la promesse.

[10] « Finis, ut delectet, variosque in nobis moveat affectus. » (Compendium musicæ)

[11] Dictionnaire de musique

[12] Traité de l’harmonie réduite à son principe naturel

[13] On sait que la question compositionnelle pour Barraqué était celle d’un dilemme « Beethoven ou Debussy ».

[14] L’oubli de l’oubli ne semble pas ici nécessaire, quand l’oubli l’est. À ce titre, il resterait en droit toujours possible de réactiver musicalement la condition musicale première : par exemple il pourrait y avoir sens musical à réactiver aujourd’hui le flambeau ramiste-cartésien en vue de repenser un solfège tendant à se fossiliser.

[15] Article Arnold Schönberg, p. 128