Lire en musicien la dialectique négative d’Adorno ?

 

Une « constellation de moments »

 

Moment 1 (motif I) : Intellectualité musicale et philosophie

Moment 2 (motif II) : Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

Moment 3 (texte A) : Le projet de sororiser musique et philosophie (Dialectique négative, 1966)

Moment 4 (motif III) : Le philosophe-musicien Theodor W. Adorno

Moment 5 (motif IV) : Le désir d’Adorno : une double école entre musique et philosophie

Moment 6 (texte B) : D’un embarras du philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)

Moment 7 (motif V) : Cinq manières de formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie

Moment 8 (texte C) : La « musique informelle » comme résolution mytho-logique (Quasi una fantasia, 1963)

Moment 9 (motif VI) : La dialectique musicale : trois dimensions

Moment 10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques

 

B. D’une phrase intruse, faisant symptôme du désir adornien…

 

 

« J’en suis arrivé à la conclusion certaine que vous êtes appelé à produire le meilleur dans une compréhension de la musique des plus profondes […] et que vous allez le réaliser sous la forme de grands ouvrages philosophiques. Mais votre activité musicale (je veux dire votre travail de composition), dans laquelle je place de grands espoirs, ne risque-t-elle pas de tourner trop court trop tôt, c’est là une crainte qui me saisit à chaque fois que je pense à vous. […] Un jour, vous aurez à choisir entre Kant et Beethoven. »

Lettre d’Alban Berg à Adorno du 28 janvier 1926 (Correspondance, p. 77)

 

Théorie esthétique : Introduction première

 

L’art n’a pas à se faire prescrire des normes par l’esthétique lorsqu’il est mis en cause, mais à développer dans l’esthétique la force de la réflexion qu’il ne pourrait accomplir seul. Des termes comme matériau, forme et structure qui viennent si souvent sous la plume des artistes contemporains, possèdent dans leur emploi courant quelque chose qui sonne creux ; l’une des fonctions de l’esthétique relevant de la pratique artistique consiste à les en débarrasser. Cette fonction est avant tout exigée par le déploiement des œuvres. Si elles ne sont pas atemporellement identiques à elles-mêmes, mais deviennent ce qu’elles sont parce que leur être propre est un devenir, elles font surgir des formes de l’esprit par lesquelles ce devenir s’accomplit, comme par exemple le commentaire et la critique. Mais ces formes demeurent défaillantes tant qu’elles n’atteignent pas le contenu de vérité des œuvres. Elles n’en sont capables qu’en s’affinant jusqu’à devenir esthétiques. Le contenu de vérité d’une œuvre a besoin de la philosophie. C’est en lui seule que la philosophie converge avec l’art ou s’éteint en lui. La voie qui y conduit est celle de l’immanence réfléchie des œuvres et non pas l’application extérieure de philosophèmes. Le contenu de vérité des œuvres doit être strictement distingué de toute philosophie investie en elles, soit par l’auteur, soit par le théoricien ; il est bien probable que les deux ont été incompatibles depuis bientôt deux cents ans. [1]

Nicht ist es das Bedürfnis der Kunst, von der Ästhetik dort Normen sich vorschreiben zu lassen, wo sie sich irritiert findet: wohl jedoch, an der Ästhetik die Kraft der Reflexion zu bilden, die sie allein von sich aus kaum zu vollbringen vermag. Worte wie Material, Form, Gestaltung, die den zeitgenössischen Künstlern leicht in die Feder fließen, haben in ihrem gängigen Gebrauch etwas Phrasenhaftes; davon sie zu kurieren ist eine kunstpraktische Funktion von Ästhetik. Vor allem aber ist sie gefordert von der Entfaltung der Werke. Sind sie nicht zeitlos sich selbst gleich, sondern werden zu dem, was sie sind, weil ihr eigenes Sein ein Werden ist, so zitieren sie Formen des Geistes herbei, durch welche jenes Werden sich vollzieht, wie Kommentar und Kritik. Sie bleiben aber schwächlich, solange sie nicht den Wahrheitsgehalt der Werke erreichen. Dazu werden sie fähig nur, indem sie zur Ästhetik sich schärfen. Der Wahrheitsgehalt eines Werkes bedarf der Philosophie. In ihm erst konvergiert diese mit der Kunst oder erlischt in ihr. Die Bahn dorthin ist die der reflektierten Immanenz der Werke, nicht die auswendige Applikation von Philosophemen. Streng muß der Wahrheitsgehalt der Werke von jeglicher in sie, sei’s vom Autor, sei’s vom Theoretiker hineingepumpten Philosophie unterschieden werden; zu argwöhnen ist, dass beides seit bald zweihundert Jahren unvereinbar wurde.

Trad. Marc Jimenez, Klincksieck, 1989, p. 434-435

Suhrkamp Taschenbuch, 1970, p. 507

 

Mon interprétation va porter sur la phrase en italique qui se trouve curieusement insérée dans ce passage.

 


Notons d’abord le lapsus de la traduction ("seule" au lieu de "seul") : comme le « problème » porte à mon sens sur une transitivité subrepticement glissée entre contenu de vérité (masculin) et philosophie (féminin), ce lapsus semble indiquer que  le traducteur s’est lui-même trouvé pris dans le symptôme adornien qu’il s’agit ici de dégager.

 

Traduction plus fidèle du passage crucial : « Pour atteindre le contenu de vérité d’une œuvre, il est besoin de la philosophie. Ce n’est qu’à partir de [ce contenu de vérité] que [la philosophie] converge avec l’art ou s’abîme en lui. »

Ce qui m'intéresse en ce passage (et qui a à voir avec la distinction entre intellectualité musicale et esthétique adornienne), c'est qu’à mon sens les deux phrases d'Adorno ne "collent" pas tout à fait bien, ne s’accordent pas et que la seconde est intruse dans tout le paragraphe.

 

Que dit ce paragraphe ? Paraphrasons.

·         Que l’art n’a pas à être normé de l’extérieur par l’esthétique mais qu’il doit trouver dans l’esthétique la force de se réfléchir.

Que veut dire que l’art « trouve une force dans l’esthétique » ?

·         Que des termes comme matériau et forme (qui, au passage, sont les catégories centrales de l’esthétique adornienne) sont creux quand ils sont utilisés couramment par les artistes et que l’esthétique doit les en débarrasser.

En quel sens l’esthétique va-t-elle débarrasser les artistes de ces catégories ? En en déqualifiant tout usage ou en se les appropriant à son usage exclusif, donc après avoir déqualifié leur seul usage « courant » et naïf ? Il s’agit sans doute de la seconde possibilité : ces termes sont des concepts esthétiques qui ne sauraient relever d’un « emploi courant » par les artistes contemporains…

·         Cette fonction de l’esthétique consistant à débarrasser les artistes de termes creux (c’est-à-dire sonnant creux « dans leur emploi courant ») est convoquée par le déploiement immanent même des œuvres car celles-ci n’existent qu’en devenant et c’est en devenant que ces œuvres font surgir des « formes de l’esprit » telles que commentaires et critiques.

·         Or ces commentaires et critiques (qui, en l’état de ce que pose ici Adorno, peuvent relever des œuvres seules, pas nécessairement d’une intellectualité musicale, donc d’un discours du musicien : somme toute, la meilleure critique d’une œuvre et son meilleur commentaire viennent d’une autre œuvre) resteront stériles s’ils n’atteignent pas le contenu de vérité des œuvres en question. Pour cela, ces commentaires et critiques devront s’aiguiser jusqu’à devenir une esthétique.

Ensuite, le propos bascule et semble indiquer que commentaires et critiques relèvent désormais du musicien et non plus des œuvres musicales :

·         À ce titre, atteindre le contenu de vérité d’une œuvre requiert la philosophie.

Je saute ici la phrase symptomale : le propos s’enchaîne parfaitement.

·         Mais cette convocation de la philosophie (pour atteindre le contenu de vérité de l’œuvre) reste immanente à la musique (de l’ordre de la réflexion musicale) et ne relève pas d’une application extérieure de philosophèmes.

·         Et le contenu de vérité ainsi visé ne doit pas être compris comme étant une sorte de philosophie dissimulée dans l’œuvre qu’il s’agirait de mettre au jour.

D’où une certaine difficulté à comprendre comment doit travailler ici la philosophie pour atteindre un contenu de vérité qui ne relève pas d’elle…

 

Le point sur lequel je veux attirer l’attention est donc cette phrase, à mon sens curieusement insérée au cœur d’un développement, difficile mais linéaire.

Pourquoi glisser ici cet énoncé : « Ce n’est qu’à partir de ce contenu de vérité que la philosophie converge avec l’art ou s’abîme en lui. » ?

 

Qu’est-ce que cette phrase a d’abord de curieux ?

Ceci, me semble-t-il : elle renverse la subjectivation, la faisant porter ici du côté du philosophe, jusque-là requis par le musicien mais pas forcément convaincu de l’intérêt pour lui de tout cela.

L’énoncé ne pose pas, comme on pourrait s’y attendre : « Ce n’est que par ce contenu de vérité que la musique peut converger avec la philosophie  », énoncé où la musique (ou le musicien) garderait l’initiative subjective, mais il retourne la polarisation subjective et relève l’intérêt que cette opération a (doit avoir !) pour la philosophie elle-même. En effet, il s’agit ici que la philosophie converge avec l’art, et non l’inverse comme il aurait découlé de ce qui précède (si la convergence est bien une opération objectivement symétrique, elle ne l’est pas forcément subjectivement). Plus encore, Adorno accuse la charge subjective pour la philosophie puisqu’en cette convergence, elle semble « jouer gros » : elle risque, à rater cette convergence, de s’éteindre en matière d’art : la tâche d’atteindre le contenu de vérité des œuvres d’art n’est donc pas seulement prescrite à la philosophie de l’extérieur d’elle — par l’art — mais elle apparaît ici comme la condition sine qua non pour que la philosophie ait rapport à l’art — on pourrait pourtant imaginer que la philosophie se rapporte de manière immanente à l’art pour de tout autres raisons, par exemple pour définir conceptuellement l’art, ou tel ou tel art, à des fins philosophiques propres — et selon d’autres voies que celles d’épingler le contenu de vérité des œuvres en général.

 

Pourquoi alors cette phrase ?

Mon hypothèse est celle-ci : Theodor A. rappelle ici symptomalement l’énonciation proprement philosophique latente de tout ce paragraphe. Il déploie son propos « comme si » toute la nécessité venait de l’art, de son mouvement immanent de réflexion, et il aboutit ainsi à son point de désir véritable : que l’art sollicite de manière immanente la philosophie. Mais, en vérité, il ne fait là que déployer son désir de philosophe en le dissimulant sous l’aspect d’une nécessité proprement musicale et/ou musicienne.

La phrase, insert mal « collé » à celle qui la précède et celle qui la suit, rappelle inopinément de quoi il retourne en vérité pour Theodor : il en va de la possibilité même pour la philosophie de se rapporter ou non à l’art. Il en va ce faisant pour lui, me semble-t-il, de la possibilité que s’accordent en vérité musique et philosophie, c’est-à-dire que fraternisent en lui, Theodor, le philosophe et le musicien — sa récente biographie permettrait de retrouver ce fil conducteur tout au long de sa vie —. Le désir de Theodor est que musique et philosophie soient sœurs, pas exactement sœurs siamoises — ce serait une manière de suturer la philosophie à la musique, ce qui n’est pas, je crois, le propos d’Adorno — mais de ces sœurs qui peuvent vibrer de concert, résonner en harmonie. Il s’agit pour lui de rendre non seulement  compatibles, non seulement conciliables mais plus encore « convergents » et concordants deux désirs qui font le dividu Theodor.

Comme dit Adorno, « Hegel et Kant furent les derniers qui, pour parler franc, purent écrire une grande esthétique sans rien comprendre à l’art. » (Théorie esthétique 425). Adorno, qui comprenait intimement l’art et plus intimement encore la musique, n’a pas eu le temps d’achever la grande esthétique qu’il avait entrepris d’écrire — et son esthétique, au demeurant, n’avait nullement le même sens et enjeu que celle de Hegel et de Kant, il s’en explique longuement — mais il indiquait là, en cette phrase comme inscrite malgré lui, phrase qui avait échappé à l’enchaînement du paragraphe, qu’être aujourd’hui philosophe et comprendre quelque chose à l’art autorisait à écrire une grande esthétique mais impliquait non seulement de remanier ce que « grande esthétique » voulait dire mais aussi de trouver une nouvelle manière de croiser subjectivité de philosophe et subjectivité musicienne.

 

Quel est l’intérêt pour nous, musiciens pensifs et non pas philosophes-musiciens, de tout cela ?

Cela touche à la délicate ligne de partage entre intellectualité musicale et esthétique adornienne, qui n’est pas cet vieille esthétique académique que fustige Adorno dans cette même Théorie esthétique : « Le concept d’esthétique philosophique a quelque chose de suranné. » (423) « La situation particulière de l’esthétique est décourageante. » (424) « La misère de l’esthétique » (437) « Vieillissement de l’esthétique […] L’académisme qui lui est immanent » (424)…

Si l’esthétique adornienne n’est pas cette esthétique fossilisée et stérile, si elle tente de se tenir au plus près de la réflexion musicale sans se substituer à elle, si elle jouxte la réflexion musicienne sans prétendre venir de l’extérieur lui donner le « la » de la pensée juste et profonde, comment alors se tient-elle entre ce qui constitue aujourd’hui les deux versants de ce séminaire : l’intellectualité musicale du musicien et l’inesthétique philosophique du philosophe ?

 

Si cette petite analyse symptomale a un intérêt, ce serait de suivre au plus près le tracé d’une ligne de partage des eaux qui semble se présenter pour Theodor comme une blessure qui ne cicatrise pas.

 

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[1] Ici Adorno renvoie en note de bas de page à ce passage de Parataxe (texte sur Hölderlin de 1963 – cf. Notes sur la littérature, p. 311) où il écrit : « Les poèmes et la philosophie ont la même finalité : le contenu de vérité. C’est à lui que mène cette contradiction : que toute œuvre exige d’être comprise uniquement à partir d’elle-même et qu’aucune ne peut l’être. Comme le “Coin du Hardt”, aucune œuvre n’est entièrement  explicitée par la couche matérielle que requiert l’étape de la compréhension du sens, alors que les étapes ultérieures ébranlent le sens. C’est la voie de la négation déterminée du sens qui mène alors au contenu de vérité. ».

« Depuis bientôt deux cent ans » doit donc s’entendre ainsi : depuis Hölderlin…