Lire en musicien la dialectique négative d’Adorno ?

 

Une « constellation de moments »

 

Moment 1 (motif I) : Intellectualité musicale et philosophie

Moment 2 (motif II) : Trois manières pour la philosophie de se rapporter à la musique

Moment 3 (texte A) : Le projet de sororiser musique et philosophie (Dialectique négative, 1966)

Moment 4 (motif III) : Le philosophe-musicien Theodor W. Adorno

Moment 5 (motif IV) : Le désir d’Adorno : une double école entre musique et philosophie

Moment 6 (texte B) : D’un embarras du philosophe-musicien (Théorie esthétique, 1967…)

Moment 7 (motif V) : Cinq manières de formaliser « l’affinité » entre musique et philosophie

Moment 8 (texte C) : La « musique informelle » comme résolution mytho-logique (Quasi una fantasia, 1963)

Moment 9 (motif VI) : La dialectique musicale : trois dimensions

Moment 10 (motif VII) : Questions intraphilosophiques

 

A. Sororiser musique et philosophie…

 

 

« La cohérence de ses recherches philosophiques [celles de l’auteur du livre, c’est-à-dire celles d’Adorno] avec ses recherches théoriques sur la musique »

(Jargon de l’authenticité, 38)

 

Dialectique négative

 

La philosophie n’est ni science ni ce en quoi le positivisme voudrait la dégrader avec un oxymoron stupide, une poésie spéculative, mais une forme aussi médiatisée face à ce qui est différent d’elle qu’elle en est détachée. Mais ce qu’elle a de flottant n’est rien d’autre que l’expression de l’inexprimable qu’elle comporte en elle-même. En ceci, elle est vraiment la sœur de la musique. Ce qu’il y a de flottant est à peine traduisible par des mots ; c’est ce qui peut avoir fait que les philosophes glissèrent là-dessus, hormis peut-être Nietzsche. C’est bien plutôt cela qui est la condition préalable de la compréhension des textes philosophiques que leur propriété démonstrative. Cela a pu apparaître historiquement et peut à nouveau retomber dans le silence, comme cela menace la musique. (138)

 

Première partie (Rapport à l’ontologie) ; chapitre II (Être et existence) ; Expression de l’inexprimable

 

Philosophie ist weder Wissenschaft noch, wozu der Positivismus mit einem albernen Oxymoron sie degradieren möchte, Gedankendichtung, sondern eine zu dem von ihr Verschiedenen ebenso vermittelte wie davon abgehobene Form. Ihr Schwebendes aber ist nichts anderes als der Ausdruck des Unausdrückbaren an ihr selber. Darin wahrhaft ist sie der Musik verschwistert. Kaum ist das Schwebende recht in Worte zu bringen ; das mag verursacht haben, daß die Philosophen, außer etwa Nietzsche, darüber hinweggleiten. Eher ist es die Voraussetzung zum Verständnis philosophischer Texte als ihre bündige Eigenschaft. Es mag geschichtlich entsprungen sein und auch wieder verstummen, wie der Musik es droht. (115-116)

 

 

Erster Teil : Verhältnis zur Ontologie ; II. Sein und Existenz ; Ausdruck des Unausdrückbaren

Petite bibliothèque Payot (2003), p. 138

Suhrkamp Taschenbuch (1973), p. 115

 


La philosophie fait face à ce qui est différent d’elle et qui en est détaché. Adorno donne  ici deux exemples : la science, et la musique.

À ce titre, les textes philosophiques ne sont compréhensibles qu’à y saisir le travail d’expression de l’inexprimable, qui se déploie au péril du silence.

La philosophie s’avère ainsi sœur de la musique : par le projet d’exprimer l’inexprimable et par le péril du silence qui en découle.

 

Le point spécifique qui m’intéresse ici est la phrase en italique qui indique que la philosophie « est [devenue] sœur de la musique » plutôt que simplement « est la sœur de la musique » : “Sie ist der Musik verschwistert“ et non pas “Sie ist Schwister der Musik“

Il ne s’agit donc pas ici exactement d’un constat, d’un état de fait de toute éternité dont on prendrait acte mais de quelque chose qui est advenu (comme on dirait : « elle est devenue ma belle-sœur ou ma demi-sœur » après telle opération matrimoniale).

Je traduirai donc plus précisément ainsi : « En ceci, elle est vraiment [devenue] sœur de la musique ».

 

Quel est l’enjeu de cette nuance ?

Il s’agit, pour Adorno, de sororiser musique et philosophie (comme on dit fraterniser, ou affilier) et non pas de prendre acte d’une affiliation bien établie.

Son projet propre est cette sororisation, qui n’est pas à proprement parler une suture (ne serait-ce qu’en raison de la symétrie du rapport entre sœurs, là où la suture philosophique n’est pas une relation symétrique : le positivisme suture la philosophie à un certain régime de la science, mais ne suture pas pour autant, à l’inverse, le développement scientifique aux exigences philosophiques).

 

Pourquoi cette promotion ?

Il s’agit là, me semble-t-il, du projet propre d’Adorno, projet plus philosophique que musicien, projet dont le nom « esthétique » va porter l’ambivalence.

 

Une hypothèse ici : Adorno ne voudrait-il pas pouvoir compter trois : {musique, philosophie et esthétique} en sorte que l’esthétique, telle qu’il l’entend, « médiatise » le rapport musique/philosophie.

Qu’est-ce alors que cette esthétique se glissant entre deux sœurs ? Mieux : qu’est-ce que cette esthétique sororisant musique et philosophie ? De quelle zone de toucher Adorno a-t-il besoin entre musique et philosophie pour pouvoir y loger son esthétique ?

 

À tout le moins, Adorno nous dit clairement ceci : pour comprendre un texte philosophique, il faut pouvoir y entendre ce qu’il y a d’intention d’exprimer l’inexprimable, et qu’en ce point, une oreille familière de la musique (sœur de l’oreille musicale) est conseillée.

Pourquoi cela ? Parce que pour Adorno, la musique, singulièrement « la nouvelle musique » — celle qui a été engagée par l’École de Vienne — est précisément au labeur d’une expression de son inexprimable propre.

Par exemple :

« Pour la première fois, la chaleur schoenbergienne se change en l’extrême froideur dont l’expression tient à l’inexpressif. […] Une musique guidée par l’expression pure et sans fioriture développe une susceptibilité irritée contre tout ce qui pourrait porter atteinte à cette pureté, contre toute familiarité à l’égard de l’auditeur ou de l’auditeur à son égard, contre l’identification et l’empathie. La logique du principe d’expression implique le moment de sa négation, cette forme négative de la vérité qui change l’amour en force de protestation inflexible. » (Arnold Schoenberg [1], dans Prismes, p. 137)

« Il n’existe qu’une seule technique dodécaphonique « négative » et celle-ci représente le cas limite purement rationnel de la dissolution de la tonalité (et ce, même au cas où un évènement tonal se produirait dans un environnement dodécaphonique, car, alors, en tant qu’évènement tonal contingent, il répondrait précisément à une nécessité constructive de la seule série !). Il n’existe pas de dodécaphonisme positif qui garantisse de prolonger la musique dans l’objectivité. » Lettre à Berg du 19 août 1926 (112-113)

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[1] Texte écrit à la mort de Schoenberg en 1951