[ Catalogue | Bibliographie ]
La singularité Schoenberg
Éditions Ircam - L'Harmattan
(Coll. Cahiers de l'IRCAM, 110 fr., 224 pages - 1998) ISBN : 2-7384-6168-9
____
Pour commander
aux éditions Ircam : Cahiers de l'Ircam
aux éditions L'Harmattan
Trois conférences
les lundis 25 novembre 1996, 9 décembre 1996 et 6 janvier 1997
Le nom Schoenberg a-t-il encore puissance
musicale pour notre temps ? L'oeuvre de Schoenberg est-elle entièrement
assimilée par l'histoire musicale ou recèle-t-elle encore,
par-delà son héritage sériel tumultueux, quelque proposition
novatrice pour la pensée musicale d'aujourd'hui ?
Ne réduisant pas son oeuvre à l'alternative d'un expressionnisme
sauvage (années 1910) et d'un dodécaphonisme calculateur (après
1923), on soutiendra ici qu'il s'agit en vérité de "vouloir
Schoenberg", non pas en généralisant ou systématisant
ses découvertes, mais en exhaussant la singularité de sa pensée
musicale. Ceci conduira à déceler dans son oeuvre un "style
diagonal de pensée" dont on identifiera l'acte de naissance
dans Farben (op. 16) pour en suivre les résonances, via
Moïse et Aaron, jusque dans ses oeuvres terminales.
Au total, on soutiendra qu'il y eut bien, à l'orée de ce siècle, un "événement Schoenberg" qui reste, aujourd'hui encore, à décider.
I. L'intellectualité du musicien Schoenberg
II. Moments favoris (dans les oeuvres de 1909 et de l'après-guerre)
III. L'indécidabilité de Moïse et Aaron
I & II
"Je ne suis pas un savant, je suis autodidacte et mon seul pouvoir est de penser." (Traité d'harmonie)
"Ô mot, mot qui me manque !" (Moïse et Aaron)
Le nom Schoenberg a-t-il encore puissance pour aujourd'hui ? Signifie-t-il
seulement un moment dépassé de la pensée musicale ?
N'a-t-il d'autre sens que de cautionner l'abandon d'une radicalité
illusoire et le consentement à l'ordre d'un monde paré d'attributs
"naturels" ?
Après que le point de vue sériel a soutenu que Schoenberg était mort seul Webern ayant persévéré avec rigueur dans les partis pris dodécaphoniques , on annonce aujourd'hui que Schoenberg est bien vivant, précisément de ne s'être pas enfermé dans cette voie sans issue. Dans ces deux conceptions (partageant le même schème d'une table rase à partir de 1923) ce que nommerait Schoenberg serait la particularité d'un geste qui inaugure puis se rétracte devant l'aridité du nouveau monde. Pour les uns Schoenberg aurait été le totem sacrifié du constructivisme musical quand pour les autres il prolongerait un expressionnisme musical plus ancien en lui réinsufflant un souci de transcendance.
Penser la singularité Schoenberg implique de dépasser cette opposition. On tiendra en effet qu'entre grandes options esthétiques la partie ne se joue pas à deux mais à trois ; et cela seul peut déployer en vérité l'espace de pensée Schoenberg.
Quel est donc le troisième terme ? Le déceler, le nommer en sorte d'exhausser le potentiel de pensée musicale en partie inaperçu et inentamé qui se joue sous le signifiant Schoenberg , dégager une universalité possible de cette singularité qui ne soit plus la généralisation en système de telle ou telle particularité , tel sera l'enjeu de ces trois conférences.
Il nous faudra pour cela déplier le nom Schoenberg et, à
rebours de l'hypothèse de l'OEuvre-Vie, soigneusement dissocier ce
qui relève du compositeur et ce qui relève de l'oeuvre.
Du côté du compositeur, la singularité se donnera dans les torsions d'une intellectualité (plutôt que d'une théorie) déployant la grandeur d'un sujet musicien en proie aux tourments d'une possibilité entrevue, qui le transit en transitant par lui plutôt qu'il ne la saisit en vue de la maîtriser.
Du côté de l'oeuvre, la singularité se jouera dans le nouage d'une construction, d'une expression et d'une sensation. Si l'oeuvre est bien le véritable sujet musical, on devra alors l'analyser par coupes symptomales plutôt que de manière systématique. C'est ce qu'on fera par prélèvement de "moments favoris" dans les oeuvres de 1909 comme dans les oeuvres terminales. On examinera ensuite Moïse et Aaron pour en dégager une figure d'indécidabilité vertigineuse. On avancera alors les prolongements assignables à la singularité Schoenberg : l'universalité possible d'une orientation de pensée musicale où la composition établisse quelque construction de l'oeuvre à distance du constructivisme, déploie son expression en écart d'une esthétique expressionniste et mette à l'oeuvre sa puissance immanente de sensation en récusation de toute modalité d'impressionnisme.
La Terre promise ? Une image ! Et le dieu que tu montres est une image de l'impuissance. Tu as livré Dieu aux dieux, tu as livré la pensée aux images. » Moïse (III· acte)
L'Oeuvre entière de Schoenberg se joue dans Moïse et Aaron,
opéra inachevé, composé de 1930 à 1932 dans
une Allemagne devenant inéluctablement nazie. En ce vaste opus, mêlant
techniques et styles que le compositeur avait précédemment
expérimentés, se condensent les déchirements qui n'ont
cessé de le tourmenter.
Si l'opéra est resté incomplet, ce n'est pas pour des raisons accidentelles (comme pour Lulu d'Alban Berg). Schoenberg, qui avait rédigé le livret du troisième acte, a continué pendant près de vingt ans de composer sans trouver pour autant le chemin d'un achèvement musical de cet opéra. Quel péril se jouait donc là, pour que la décision compositionnelle soit ainsi indéfiniment reportée ?
Moïse et Aaron dispose la figure d'un suspens indécidable
que le livret du troisième acte tranche cependant, en faveur de Moïse.
En ce point où le discours du musicien semble tracer une perspective
là où l'oeuvre musicale refuse de le suivre se noue la singularité-Schoenberg
: cette manière courageuse de soutenir la faille irréductible
entre langage et pensée, ce vis-à-vis tenace d'un musicien
déployant dans les conditions de son temps une intellectualité
de la musique et d'une OEuvre s'avérant embarrassée d'une
décision dodécaphonique ne rendant pas justice de ses découvertes
antérieures.
Entre expressionnisme (1908-1913) et constructivisme (1923...), le musicien Schoenberg ici balance, indécis. Cette oscillation et la quête d'une autre voie, auparavant entrevue, traversent l'opéra, affectant différemment livret et musique :
Rapprochant le texte de Moïse et Aaron d'autres oeuvres "religieuses" antérieures, nous interrogerons ce qui chez le musicien Arnold Schoenberg se présente comme recours à une transcendance et, pour en évaluer la portée véritable, nous l'examinerons à la lumière de ce divorce entre foi et religion que le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer relevait à cette même époque (Berlin - Mai 1933).
Rapprochant la musique de cet opéra de celle de l'Échelle de Jacob, nous analyserons ce qui, du style diagonal de pensée décelé dans la troisième pièce (Farben) de l'opus 16, tente d'irradier Moïse et Aaron : ce souci continuel de tracer, en tout point de la situation musicale, la diagonale de ses possibles ; cette quête incessante de ce qui fait localement bifurquer l'enveloppe globale ; cette mise en fuite du cours expressif de l'oeuvre ; cette poursuite d'un clinamen hasardeux au point où défaille le calcul constructif ; mais également ces anticipations fulgurantes ; ces raccourcis pour inscrire "trop tôt" ce qui sinon viendrait "trop tard" ; cette manière de forcer le lit de la matière sonore et de précipiter le fil du temps musical ; cette occasion perpétuellement donnée à la musique non d'habiter la terre promise de l'oeuvre mais de la traverser de part en part, au gré d'une existence nomade, sa toute puissante fragilité...
Au total, nous soutiendrons une "teneur de vérité" de ce qu'il faut bien nommer, au terme du second acte de Moïse et Aaron, le parti pris d'une fin musicalement indécidée : parti pris qui suspend opportunément la nécessité d'un choix entre deux orientations musicales, parti pris qui préserve les chances ultérieures d'oeuvres modernes, tramées des sensations musicales pressenties autour de 1909.
Qu'en ce point du III· acte (où la parole de Moïse martèle les limites du langage face à la pensée) l'oeuvre musicale n'ait pas voulu se déployer, atteste la puissance de cette singularité nommée Schoenberg : à la fois la grandeur du musicien se retenant de forcer ce qui n'aurait pu l'être qu'au prix sans doute d'un désastre musical, et la victoire non l'échec de l'opéra sur lui-même, victoire du "sujet musical" s'autolimitant face à la tentation idolâtre de l'oeuvre d'art totale, victoire qui inaugure une nouvelle espérance musicale et déploie, aujourd'hui encore, par-delà le sérialisme et son Schoenberg est mort », la portée universelle de l'événement Schoenberg.
Critiques et discussion du livre
Critiques :
- Le Monde de la Musique (mai 1998)
- Diapason (juin 1998)
- La Lettre du musicien (n° 208 - mai 1998)
- Télérama (Gilles Macassar, n° 2532 - 13 mai 1998) : Le fin mot de la fin
- Dissonance (Philippe Albéra, n° 57 - août 1998) : Schoenberg actuel
- Études (Philippe Charru, octobre 1998)
- La Quinzaine littéraire (Alain Poirier, n° 747 - du 1° au 15 octobre 1998)
- Musurgia (Makis Solomos, volume V - 1998)
Discussion :
- "La décision du sujet musical", François Wahl (La lettre Horlieu-(X) - n° 14 & 15, 1999)
- "Schoenberg, une proposition pour notre temps musical", Entretien avec Alain Fabbiani (La lettre Horlieu-(X) - n° 14 & 15, 1999)
- "Les apories de l'oeuvre comme sujet", Philippe Albéra (Horlieu, 1999)
- "Vouloir Schoenberg? (L'exemplarité d'une pensée musicale)", Raymond Court (Horlieu, 1999)
- "Le geste musical mis à nu", François Wahl (Horlieu, 1999)