« Un pays où les enfants mènent boire les chevaux »

(De la musicalité de Récoltes et Semailles d’A. Grothendieck)

Peyresq, 27 août 2008

 

Semaine Grothendieck 24-30 août 2008 (dir. P. Lochak, W. Scharlau, L. Schneps)

 

 

 

« Ich liebe die, welche nicht zu leben wissen, es sei denn als Untergehende, denn es sind die Hinübergehenden. » [ J’aime ceux qui ne savent vivre à moins de se perdre, car ce sont ceux qui passent sur l’autre rive. ]

Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue 4)

 

Mon exposé sera celui d’un musicien, qui n’est ni mathématicien (j’ai appris ce qu’est un mathématicien au contact de Laurent Schwartz), ni philosophe (j’ai appris ce qu’est un philosophe au contact d’Alain Badiou).

Un exposé de musicien s’adressant à des mathématiciens pour leur parler de mathématiques (et non pas de musique) : le défi est majeur !

J’aurais pu minorer le défi en vous faisant un exposé sur la musique plutôt que sur les mathématiques. J’aurais pu ainsi vous exposer :

·       comment la mathématique de Grothendieck éclaire la musique, par exemple par sa problématique des faisceaux en vue de caractériser un topos (ceci m’aurait donné l’occasion d’engager une discussion critique du Topos of music de G. Mazzola [1]), ou par son art de la conjecture (voir l’exposé d’Yves André [2] et les interrogations musicales qu’il peut susciter en matière de développement thématique…) ;

·       comment le mathématicien Alexandre Grothendieck instruit par ses écrits propres (Récoltes et Semailles…) le musicien : par exemple sa manière de distinguer deux manières de résoudre un problème mathématique (par effraction au moyen d’un burin, ou par dissolution patiente au moyen d’une immersion) éclaire deux logiques thématiques en musique (par fracturation du thème en motifs, ou par déploiement de variantes mélismatiques [3]) ; de même la distinction de ses deux figures de mathématicien (le pionnier et le bâtisseur) consonne avec la distinction de deux figures de compositeur : celui qui conquiert de nouveaux territoires sonores pour la musique / celui qui occupe musicalement les nouveaux territoires sonores acquis par d’autres (disons Scarlatti face à Bach, Varèse face à Boulez…).

 

J’ai plutôt choisi d’aggraver le défi en circulant à l’inverse : de la musique vers les mathématiques, en vous montrant comment un point de vue musicien peut éclairer une réflexion mathématicienne (celle d’Alexandre Grothendieck dans Récoltes et Semailles). Je plaiderai ainsi, moins pour une raisonance  musique-mathématiques [4], que pour une connivence musicien-mathématicien [5].

 

Pour inscrire cette conférence sous le signe d’une telle connivence, je la prononcerai debout (comme le font usuellement les mathématiciens, là où les « littéraires » préfèrent lire un texte assis) et en usant d’une craie sur le tableau noir plutôt que d’un affichage de transparents…

 

*

 

L’objectif de cette conférence est très délimité : il s’agit de dégager une dimension (parmi mille autres également envisageables) du discours grothendieckien de Récoltes et Semailles, dimension que j’appellerai « musicalité ».

M’adressant à des mathématiciens, j’adopterai autant que possible leur style d’exposition. Je poserai donc liminairement ceci :

je nomme musicalité un dynamique constituée par la circulation d’une place vide et constitutive d’une incorporation [6].

 

Je ne soutiendrai pas

·       que le texte Récoltes et Semailles ressemble à de la musique,

·       ou que Récoltes et Semailles parle de musique [7].

Je soutiendrai que Récoltes et Semailles thématise une dynamique qui relève d’une attention proprement mathématicienne mais qui cependant peut également se penser comme « musicale ». Je vais donc me servir d’un point de vue musicien sur ce qu’écouter musicalement veut dire pour distinguer une strate du discours grothendieckien de Récoltes et Semailles. Ce rapprochement m’a été suggéré par Grothendieck lui-même quand il écrit (je ramasse son propos) :

« Ce qui fait la qualité du chercheur, c’est la qualité de son attention à l’écoute de la voix des choses qui ne cessent de se révéler à celui qui se soucie d’entendre. » (Récoltes et Semailles 2.9)

ou lorsqu’il rapproche l’entendre du lire :

« Toutes les propriétés essentielles de “la cohomologie” de la variété se “liraient” (ou s’“entendraient”) déjà sur le motif correspondant. » (Récoltes et Semailles 2.16)

 

Je vais tenter de faire tout ceci sérieusement, c’est-à-dire en recourant là encore au mode d’exposition spécifique du mathématicien : à une formalisation ad hoc (celle d’un taquin rudimentaire apte à inscrire l’homologie en jeu dans mon sous-titre : musicalité de Récoltes et Semailles).

 

*

 

Point de méthode.

J’aborde ici Récoltes et Semailles comme un texte qui relève

·       ni de la mathématique proprement dite – il ne s’agit pas là d’un texte mathématique tel celui des EGA ou des SGA… - ;

·       ni de la philosophie proprement dite (je renvoie l’argumentation détaillée de ce point à d’autres textes)

·       mais très exactement de ce que j’appelle une intellectualité mathématique.

Je nomme intellectualité mathématique un effort de discursivité (dans la langue vernaculaire de tout un chacun) pour dire la mathématique de l’intérieur de son faire. Disons, plus simplement : une manière de réfléchir en mathématicien la pensée mathématique en la projetant dans le médium du langage ordinaire, une manière de mettre des mots sur l’expérience mathématique du mathématicien.

 

Cette catégorie d’intellectualité mathématique me vient directement de celle d’intellectualité musicale.

Je nomme intellectualité musicale un discours entreprenant de dire la musique dans la langue commune, de projeter la pensée musicale (non langagière !) dans la langue commune, de mettre des mots sur l’expérience musicale du musicien.

Pour situer rapidement la chose, l’intellectualité musicale naît à mon sens avec Rameau (très précisément autour de 1750). Au XIX° siècle, les intellectualités musicales notables sont celles de Schumann, Berlioz et Wagner. Au xx° siècle, elles prolifèrent avec Schoenberg, Hindemith, puis d’un côté la filiation Krenek→Babbitt, et de l’autre la génération sérielle Boulez-Stockhausen-Barraqué-Pousseur-Boucourechliev [8].

Sans trop m’étendre ici [9], l’intellectualité musicale se distingue radicalement de la musicologie (celle-ci organise des savoirs sur la musique en extériorité objectivante quand l’intellectualité musicale réfléchit des connaissances en musique selon une intériorité subjectivante). Elle se structure autour de trois pôles enchevêtrés :

1)    un pôle théorique - il y s’agit de théoriser musicalement la musique (exemple canonique : Rameau) ;

2)    un pôle critique - il y s’agit d’évaluer musicalement les œuvres et leurs généalogies (exemple canonique : Boulez) ;

3)    un pôle esthétique (en un sens non philosophique du terme) - il y s’agit de caractériser musicalement les rapports de la musique à son extérieur : société, autres modes de pensée… (exemple canonique : Wagner).

 

Il faudrait sans doute explorer non moins systématiquement l’hypothèse d’une intellectualité mathématique à l’œuvre, depuis le xx° siècle au moins (en la distinguant aussi soigneusement de l’épistémologie qu’il convient de distinguer l’intellectualité musicale de la musicologie).

J’ai amorcé une telle réflexion à propos d’Henri Poincaré et d’Hermann Weyl [10]. On pourrait également le faire à l’endroit d’Alexandre Grothendieck en se demandant, par exemple, quelles sont les spécificités de son intellectualité mathématique ; on devrait alors se demander ce que les pôles onto-théorique, logique et esthétique [11] y ont de propre…

Mais j’ai ici un objectif moins général : il s’agit pour moi de dégager, dans cette intellectualité mathématique singulière, une dimension particulière susceptible d’être nommée « musicalité ».

Je vais pour ce faire extraire de Récoltes et Semailles – plus singulièrement de sa première partie (le « Prélude » de janvier 1986) – les composantes de cette dynamique.

 

*

 

Le fil conducteur de la formalisation que je vais vous proposer est le suivant : je vais partir d’une formalisation construite pour rendre compte de la dynamique musicale de l’écoute et me demander ensuite s’il est possible d’extraire de Récoltes et Semailles un autre modèle de cette même formalisation.

L’idée, tirée de la théorie mathématique des modèles [12], est donc de dégager un modèle hérétique pour une théorie existante – en l’occurrence celle ayant l’écoute musicale pour modèle canonique -. On peut diagrammatiser ainsi le propos : on part d’une théorie existante, bâtie pour un modèle canonique (ici l’écoute musicale)

puis on greffe à cette théorie un modèle hérétique :

 

Quelle est la formalisation que je vais ici mobiliser ?

J’en présenterai d’abord la syntaxe, puis la sémantique « canonique » (correspondant au modèle de l’écoute musicale).

 

Syntaxe

Il s’agit d’un petit taquin très élémentaire, circulaire et à trois places [13].

Les taquins les plus connus ont celle allure :

Le nôtre se présentera ainsi :

Il est fait de trois cases et de deux pièces (que je distingue de deux lettres S et B), la case vide [14] étant indexée d’un classique Ø.

La dynamique du taquin tient à la rotation de sa case vide que je réaliserai canoniquement dans le sens trigonométrique :

Les deux pièces étant ici distinguées, il faut deux tours de la case vide pour obtenir un retour à la position de départ (il suffirait d’un seul tour si les deux pièces étaient par contre indiscernables), ce qui correspond au parcours complet d’une bande de Möbius :

 

Sémantique

La sémantique « canonique » sera celle-ci :

1) Chaque case se trouve ainsi nommée :

2) Les pièces S et B sont interprétées comme source et but d’une transformation :

S → B

3) La disposition des pièces S et B sur deux des trois cases {musicien, musique, œuvre} est alors interprétée selon l’exemple suivant :

= {musicien → musique}

qui signifiera : « le musicien fait de la musique ».

À l’inverse, la disposition suivante

sera ainsi interprétée canoniquement : {musique → musicien}. Soit : « la musique fait le musicien » [15].

 

On peut, à partir de là, théoriser l’écoute musicale comme tourniquet entre les six dispositions de ce taquin.

 

Mon hypothèse de lecture de Récoltes et Semailles consiste alors à nous demander si l’on peut y repérer une dynamique analogue : une manière de rendre compte du travail mathématique qui soit modèle de cette même formalisation et qui caractérise alors la musicalité de ce texte de mathématicien ?

J’exploiterai pour ce faire le petit florilège suivant, constitué sur la seule base des deux premières parties de Récoltes et Semailles.

 

Florilège [Prélude]

 

·       Je me suis vu amené à dégager et à dire des choses qui jusque là étaient toujours restées dans le non-dit. [1]

·       C’est des choses qui n’ont rien de technique. [1]

·       Dans Récoltes et Semailles, je parle du travail mathématique. C’est un travail que je connais bien et de première main. La plupart des choses que j’en dis sont vraies, sûrement, pour tout travail créateur, tout travail de découverte. [1]

·       La passion d’amour est, elle aussi, pulsion de découverte. [1]

·       Au cours de la Promenade, il sera surtout question du travail mathématique lui-même. [1]

·       Les problèmes de maths […] qui se trouvaient dans le livre […] tombaient un peu trop du ciel, comme ça à la queue-leue-leue, sans dire d’où ils venaient ni où ils allaient. C’étaient les problèmes du livre, et pas mes problèmes. [2.1]

·       Quand une chose me “tenait”, je ne comptais pas les heures ni les jours que j’y passais, quitte à oublier tout le reste ! [2.1]

·       Mon énergie était suffisamment absorbée à tenir la gageure que je m’étais proposé : développer une théorie qui me satisfasse pleinement. [2.1]

·       L’intuition du volume […] ne pouvait qu’être le reflet d’une réalité, élusive pour le moment, mais parfaitement fiable. C’est cette réalité qu’il s’agissait de saisir, tout simplement. [2.1]

·       La mathématique est une chose illimitée en étendue et en profondeur. [2.1]

·       J’étais un mathématicien : quelqu’un qui “fait” des maths, au plein sens du terme - comme on “fait” l’amour. [2.2]

·       Je sais aussi quel est le signe que je suis entendu. C’est quand, au delà de toutes les différences de culture et de destin, ce que je dis de ma personne et de ma vie trouve en toi [lecteur] écho et résonance. [2.2]

·       Je me sens faire partie, quant à moi, de la lignée des mathématiciens dont la vocation spontanée et la joie est de construire sans cesse des maisons nouvelles. [2.5]

·       Je viens là d’esquisser à grands traits deux portraits : celui du mathématicien “casanier” qui se contente d’entretenir et d’embellir un héritage, et celui du bâtisseur-pionnier, qui ne peut s’empêcher de franchir sans cesse ces “cercles invisibles et impérieux” qui délimitent un Univers. On peut les appeler aussi, par des noms un peu à l’emporte-pièce mais suggestifs, les “conservateurs” et les “novateurs”. L’un et l’autre ont leur raison d’être et leur rôle à jouer, dans une même aventure collective se poursuivant au cours des générations, des siècles et des millénaires. Dans une période d’épanouissement d’une science ou d’un art, il n’y a entre ces deux tempéraments opposition ni antagonisme. [2.5]

·       Si j’ai excellé dans l’art du mathématicien, c’est moins par l’habileté et la persévérance à résoudre des problèmes légués par mes devanciers, que par cette propension naturelle en moi qui me pousse à voir des questions, visiblement cruciales, que personne n’avait vues, ou à dégager les “bonnes notions” qui manquaient […] ainsi que les “bons énoncés” auxquels personne n’avait songé. [2.6]

·       Mais plus encore que vers la découverte de questions, de notions et d’énoncés nouveaux, c’est vers celle de points de vue féconds, me conduisant constamment à introduire, et à développer peu ou prou, des thèmes entièrement nouveaux, que me porte mon génie particulier. C’est là, il me semble, ce que j’ai apporté de plus essentiel à la mathématique de mon temps. À vrai dire, ces innombrables questions, notions, énoncés dont je viens de parler, ne prennent pour moi un sens qu’à la lumière d’un tel “point de vue”. [2.6]

·       Le point de vue fécond est celui qui nous révèle, comme autant de parties vivantes d’un même Tout qui les englobe et leur donne un sens, ces questions brûlantes que nul ne sentait. [2.6]

·       Ce sont les points de vue féconds qui sont, dans notre art, les plus puissants outils de découverte - ou plutôt, ce ne sont pas des outils, mais ce sont les yeux même du chercheur qui, passionnément, veut connaître la nature des choses mathématiques. [2.6]

·       Il arrive, parfois, qu’un faisceau de points de vue convergents […] donne corps à une chose nouvelle. [2.6]

·       Rarement ai-je pris le loisir de noter noir sur blanc […] le maître-plan invisible à tous […] sauf à moi, qui au cours des jours, ces mois et années guidait ma main avec une sûreté de somnambule. [2.7]

·       Parmi les nombreux points de vue nouveaux que j’ai dégagés en mathématique, il en est douze, avec le recul, que j’appellerais des “grandes idées”. [2.8]

·       J’étais pris alors par la fascination de ce qui m’appelait… [2.8]

·       C’est bien cette harmonie, non encore apparue mais qui sûrement “existait” déjà bel et bien, quelque part dans le giron obscur des choses encore à naître – c’est bien elle qui a suscité tour à tour ces thèmes qui n’allaient prendre tout leur sens que par elle, et c’est elle aussi qui déjà m’appelait à voix basse et pressante. [2.8]

·       Une vision nouvelle est une chose si vaste, que son apparition ne peut sans doute se situer à un moment particulier, mais qu’elle doit pénétrer et prendre possession progressivement pendant de longues années, si ce n’est sur des générations, de celui ou de ceux qui scrutent et qui contemplent. [2.8]

·       Jusqu’à il y a deux ans encore ma relation à la mathématique se bornait (mis à part la tâche de l’enseigner) à en faire. [2.8]

·       Je me rappelle encore de cette impression saisissante (toute subjective certes), comme si je quittais des steppes arides et revêches, pour me retrouver soudain dans une sorte de “pays promis” aux richesses luxuriantes, se multipliant à l’infini partout où il plaît à la main de se poser, pour cueillir ou pour fouiller… Et cette impression de richesse accablante, au delà de toute mesure , n’a fait que se confirmer et s’approfondir au cours des ans, jusqu’à aujourd’hui même. [2.9]

·       C’est pour exprimer, le plus fidèlement que nous le pouvons, ces choses que nous sommes en train de découvrir et de sonder, et cette structure réticente à se livrer, que nous essayons à tâtons, et par un langage encore balbutiant peut-être, à cerner. [2.9]

·       Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre. [2.9]

·       J’ai fait confiance simplement, comme par le passé, à l’humble voix des choses. [2.11]

·       Le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. [2.11]

·       C’est le point de vue des faisceaux qui a été le guide silencieux et sûr. [2.13]

·       Je ne vois personne d’autre sur la scène mathématique, au cours des trois décennies écoulées, qui aurait pu avoir cette naïveté, ou cette innocence, de faire (à ma place) cet autre pas crucial entre tous, introduisant l’idée si enfantine des topos. […] Je ne vois personne d’autre, […] qui aurait eu […] la foi, pour mener à terme cette humble idée. [2.14]

·       C’est un pays peut-être où il n’y a plus d’enfants pour mener boire les chevaux, et où les chevaux ont soif, faute d’un gamin qui retrouve le chemin qui mène à la rivière… [2.15]

·       Dans mon travail de mathématicien, je vois à l’œuvre surtout ces deux forces ou pulsions, également profondes, de nature (me semble-t-il) différentes. Pour évoquer l’une et l’autre, j’ai utilisé l’image du bâtisseur, et celle du pionnier ou de l’explorateur. [2.17]

·       Quand je “bâtis des maisons”, c’est le “connu” qui domine, et quand “j’explore”, c’est l’inconnu. Ces deux “modes” de découverte, ou pour mieux dire, ces deux aspects d’un même processus ou d’un même travail, sont indissolublement liés. Ils sont essentiels l’un et l’autre, et complémentaires. Dans mon travail mathématique, je discerne un mouvement de va-et-vient constant entre ces deux modes d’approche. [2.17]

·       Ce que je dis ici sur le travail mathématique est vrai également pour le travail de “méditation” (dont il sera question un peu partout dans Récoltes et Semailles). Il n’y a guère de doute pour moi que c’est là une chose qui apparaît dans tout travail de découverte, y compris dans celui de l’artiste  (écrivain ou poète, disons). [2.17]

·       Essayant dans ces pages de cerner ce que j’ai apporté de plus essentiel à la mathématique de mon temps, par un regard qui embrasse une forêt, plutôt que de s’attarder sur des arbres - j’ai vu, non un palmarès de “grands théorèmes”, mais un vivant éventail d’idées fécondes, venant concourir toutes à une même et vaste vision. [2.17]

·       “L’enfant” et “le bâtisseur” étaient un seul et même personnage. Ce nom est donc devenu, plus simplement, “L’enfant bâtisseur”. [2.18]

·       J’ai commencé par l’introduire sous le nom flamboyant de “pionnier”, suivi de celui, plus terre-à-terre mais encore auréolé de prestige, d’“explorateur”. [2.18]

·       Tu es l’enfant, issu de la Mère, abrité en Elle, nourri de Sa puissance. Et l’enfant s’élance de la Mère, la Toute-proche, la Bien-connue - à la rencontre de la Mère, l’Illimitée, à jamais Inconnue et pleine de mystère… [2.18]

 

On peut dans Récoltes et Semailles repérer clairement trois instances.

 

1) L’instance du mathématicien.

Elle est inscrite au cœur de ce texte qui entreprend explicitement de réfléchir le travail du mathématicien Alexandre Grothendieck.

Le mathématicien y est doublement saisi :

·       comme celui qui fait de la mathématique (working mathematician), soit la flèche

mathématicien → mathématiques

·       mais également comme celui qui est modelé par la situation mathématique sur laquelle il travaille, selon la figure cette fois passive d’un Yin ; soit cette fois la flèche

→ mathématicien

 

Remarque : je ne me prononcerai pas ici sur la véridicité de ce que Grothendieck nous énonce dans Récoltes et Semailles, en particulier à son endroit. Alexandre Grothendieck était-il bien, entre 1954 et 1970, pour l’essentiel en position féminine au regard des mathématiques (comme il nous le déclare bien plus tard en 1986) ? La question ici n’est pas là : je travaille sur un discours, pour en dégager une figure intelligible du travail mathématique, non pour évaluer quelle a été la vie d’Alexandre G.

 

Au total, le mathématicien se trouve explicitement l’enjeu d’un va-et-vient entre une position active et une position passive, va-et-vient que Grothendieck aime à présenter comme une pulsation Yang/Yin.

La thèse de Grothendieck est que l’aspect principal de cette opposition est du côté passif (Yin) – celui qu’il dit relever d’une position d’enfant - si bien que la synthèse [16] du va-et-vient doit être nommé une passivité active, celle que pour sa part Grothendieck dénomme « enfant bâtisseur » (2.18) ou « somnambulisme » (2.7).

Cette passivité active s’applique exemplairement aux rapports du mathématicien à la mathématique :

mathématique→mathématicien {la mathématique fait le mathématicien, le constitue comme tel}

mathématicien→mathématique {le mathématicien fait de la mathématique}

ce qu’Alexandre Grothendieck métaphorise ainsi :

« L’enfant s’élance de la Mère… à la rencontre de la Mère » ! (2.18)

 

2) La deuxième instance est donc celle de la mathématique.

La mathématique se trouve avant tout en position de source S (active, génératrice) : elle est un univers aux paysages inépuisables ; elle est une Mère-matrice qui engendre le mathématicien.

Mais la mathématique est aussi ce qui est transformé par les maisons qu’on y construit, par les territoires qu’on y explore et défriche ; la mathématique est aussi ce qui est fécondé par le travail et les idées des mathématiciens ; la mathématique est aussi un pays que l’activité des hommes transforme en succession de paysages. Elle est donc également un but et pas seulement une source :

→ mathématique →

 

3) La troisième instance apparaît moins immédiatement dans Récoltes et Semailles : c’est celle des « points de vue féconds », des « idées-forces », des douze grands thèmes grothendieckiens ; je la nommerai l’instance de la théorie (mathématique).

La théorie (mathématique), c’est la maison que construit le mathématicien :

mathématicien→théorie

C’est tout autant l’idée-force qui le guide :

théorie→mathématicien

 

Grothendieck réunit ces trois instances sous la forme de cette très belle image d’« un pays [la mathématique] où les enfants [les mathématiciens] mènent boire les chevaux [les théories] » (2  .15).

 

On se retrouve donc avec un diagramme à trois termes (ou « objets ») reliés en l’état selon les « morphismes » suivants :

que je formulerai ainsi (selon un numérotage dont le principe s’éclaircira plus loin) :

I : le mathématicien fait de la mathématique.

IV : la mathématique constitue le mathématicien.

II : le mathématicien s’incorpore à la théorie.

V : la théorie passionne le musicien.

 

Restent donc, pour compléter ce diagramme, les deux morphismes supplémentaires entre mathématique et théorie

que Grothendieck thématise ainsi :

·       La théorie agit la mathématique, la laboure : c’est l’image des chevaux qui paissent et modèlent ainsi le paysage.

·       La mathématique est « à la théorie » (comme on peut dire que la musique est « à l’œuvre » en entendant ainsi à la fois qu’elle est affaire d’œuvre et que l’œuvre est affaire de musique) au sens où la mathématique n’existe effectivement que comme déploiement et développement de théories (et non pas comme ensemble statique de résultats et de formules à appliquer).

D’où le diagramme complet suivant :

I : le mathématicien fait de la mathématique.

II : le mathématicien s’incorpore à la théorie.

III : la mathématique est à la théorie.

IV : la mathématique constitue le mathématicien.

V : la théorie passionne le mathématicien.

VI : la théorie agit la mathématique.

 

Rendu en ce point, l’idée simple va être de transformer ce diagramme en un diagramme dual (au sens de la dualité des graphes) par interversion entre ses sommets et ses flèches. On prendra ici simplement soin de dédoubler chaque sommet selon qu’il est source ou but selon le principe suivant :

 

Le sens de parcours de notre diagramme dual se fait par pivotement alterné sur une position active puis sur une autre position passive (transformation d’un but pour une même source, puis d’une source pour un même but) :

mathématicien actif (I-II) / théorie passive (II-III) / mathématique active (III-IV) / mathématicien passif (IV-V) / théorie active (V-VI) / mathématique passive (VI-I)…

 

On peut alors formaliser notre diagramme selon notre précédent taquin, en interprétant cette fois ainsi ses trois cases :

On formalise au total le parcours möbiusien suivant :

 

On peut alors résumer cette dynamique en une seule phrase [17] :

le mathématicien fait de la mathématique

     en s’incorporant à une théorie

         irriguée par cette même mathématique

              laquelle constitue ce mathématicien

                   passionné par la théorie précédente

                       qui se trouve agir la mathématique

                            que fait le mathématicien !

 

Ce tourniquet est isomorphe au tourniquet de l’écoute musicale [18] s’il est vrai que l’écoute musicale consiste à se trouver incorporé contre soi (contre sa part individuelle, engluée dans la simple audition [19]) à la passivité active de l’interprète qui prête son corps à l’œuvre pour faire exister la musique qu’elle agit.

 

Il y a donc bien musicalité de Récoltes et Semailles. Cqfd.

 

*

 

Ce rapprochement me suggère ultimement la remarque suivante : une théorie mathématique ne se réduit pas à tel ou tel texte mathématique, pas plus qu’une œuvre musicale ne se réduit à sa partition. Une théorie mathématique n’existe vraiment que comprise non pas comme consécution logique informatisable mais comme dynamique de pensée que l’on épouse pour la prolonger. À ce titre, comprendre le rôle d’une démonstration dans une théorie mathématique donnée, c’est un peu comme comprendre une œuvre musicale (soit l’écouter jouer).

Il est donc vrai que, comme Yves André le soutient avec constance, la mathématique, sommet de l’intelligible, n’est pas pour autant sans attache du côté du sensible.

 

––––



[1] Voir son site http://www.encyclospace.org

[2] http://www.entretemps.asso.fr/maths/Y.Andre.pdf

http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=947

[3] Dans l’œuvre de Jean-Sébastien Bach, d’un côté L’art de la fugue, de l’autre ses arias…

[4] Voir par exemple « Raisonances mathématiques en musique : Dedekind… » Chronique pour la Gazette des mathématiciens (n°111 – janvier 2007)

[5] Voir mon intervention à la récente journée Mathématiques et musique  de la SMF (org. Y. André) : http://smf.emath.fr/VieSociete/JourneeAnnuelle/2008

[6] On va voir que l’attention, au principe de cette incorporation, va prendre la forme alternative d’une écoute ou d’une lecture.

[7] On aura quelques renseignements sur le rapport d’Alexandre Grothendieck à la musique sur le site http://www.entretemps.asso.fr/Grothendieck

[8] sans oublier, en position plus excentrée, des gens comme Mâche…

[9] On pourra se reporter à mon cours 2004-2005 à l’Ens-Ulm sur l’intellectualité musicale : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/IM

[10] Voir http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/I.Mu-Maths.htm

[11] On peut à tout le moins remarquer l’insistance tout à fait originale que met Grothendieck à rapprocher le « faire des mathématiques » d’un « faire l’amour ».

[12] On la trouve par exemple au principe du théorème Lowenheim-Skolem qui démontre que toute théorie cohérente admet un modèle dénombrable en quelque sorte « pathologique ».

[13] Je dois à René Guitart d’avoir attiré mon attention sur les propriétés singulières de ce petit taquin.

[14] On sait le rôle que Deleuze attribue à « la case vide » dans le structuralisme : voir À quoi reconnaît-on le structuralisme ?(1972)  in L’Île déserte (p. 259…).

La case vide, telle qu’elle intervient dans cette formalisation, ne se veut pas renvoyer à cette orientation.

[15] Axiome qu’on trouve explicitement sous la plume de… Karl Marx (dans ses fameux manuscrits de 1844).

[16] synthèse qu’on pourrait dire, en termes deleuziens, conjonctive (plutôt que connective et surtout que disjonctive).

[17] Il y en a bien sûr douze possibles, selon que l’on part d’une des six positions et qu’on tourne dans un sens ou dans l’autre…

[18] Je renvoie ici à mon cours 2003-2004 (Ens) sur l’écoute musicale : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute et en particulier au 5° cours : « L’écoute à l’œuvre » http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute/5.html

[19] À ce titre l’écoute musicale n’est nullement une réception ou une perception mais bien un rapt hors de soi pour se trouver happé par le dynamisme musical à l’œuvre…