École Normale Supérieure

Section de Musicologie

Programme 2003-2004

 

Cours de musique pour scientifiques et littéraires
Écouter, lire, dire la musique contemporaine (I) : L'écoute musicale
(François Nicolas, Ens)

Il s'agira de caractériser pratiquement et théoriquement ce qu'écouter la musique à l'uvre (et qui n'est pas seulement l'auditionner ou la percevoir) veut dire, pourquoi et comment lire musicalement une uvre (ce qui n'est pas exactement la déchiffrer), en quoi dire la musique (et qui n'est pas exactement parler de musique) est une exigence de ce temps. Soit un cycle de trois années consacré successivement à l'écoute, l'écriture et l'intellectualité musicales.
Ce cours, qui abordera la musique par son versant contemporain, s'adresse en particulier aux non-spécialistes : si la musique est bien un art, écouter, lire et dire la musique peut être - doit être - l'affaire de tout un chacun, et pas seulement du « professionnel ». À ce titre comme à d'autres, ce cycle proposera de penser la musique
avec d'autres disciplines (mathématiques, poésie, philosophie, psychanalyse).


2003-2004 : THÉORIE DE L'ÉCOUTE MUSICALE
Jeudi de 17h30 à 19h30 (Ulm, salle Celan)

 

L'intégralité des cours est désormais disponible

- en deux polycopiés pour les élèves de l'Ens,

- sous forme de deux fichiers (Word 98) téléchargeables :

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- Délimitation de l'écoute : Percevoir un objet / ouïr un morceau / auditionner une pièce / écouter une oeuvre
- Spécificité de cette théorie
: Une théorie musicienne édifiée au présent (du point de la musique contemporaine donc)
- Méthode de travail
: Penser (en musicien) l'écoute musicale avec les mathématiques (théorie de l'intégration et de la dérivation), la logique (théorie des modèles), la poésie (théorie de l'instress et de l'inscape), la psychanalyse (théorie de l'écoute flottante freudienne et de la pulsion invoquante lacanienne) et la philosophie (théorie du sujet)
- Enjeux
: le « présent » de la musique contemporaine

 

I. Une contradiction : l'écoute (que pense l'oeuvre) est l'impensé du musicien.

Cet impensé est-il un impensable ? L'écoute, tache aveugle du musicien ?
Pourquoi ce qui est pensé par l'oeuvre est-il impensé par le musicien ?

II. Ce qui s'est déjà dit de l'écoute musicale

Points de vue

de musiciens: Schumann, Liszt, Wagner, Nono
d'autres : Pierre-Jean Jouve, Vladimir Jankélévitch

Problématiques constituées

de musiciens : Schaeffer, Boucourechliev, Lachenmann
d'autres : Adorno, Barthes, psychoacousticiens

III. Les 5 modalités de l'« entendre la musique »

Percevoir (un objet)
Auditionner (une pièce)
Comprendre (un morceau)
Ouïr (un schéma)
Écouter (la musique à l'oeuvre)

Deux cas particuliers

Audition intérieure
Écoute réduite acousmatique

IV. Axiomatique négative : ce que l'écoute musicale n'est pas

 

I. Théorie théologique de l'écoute (fidèle)

Fides ex auditu : St Paul (Rm 10,14-18)
Ses relectures par Thomas d'Aquin, Luther et Karl Barth
Formalisations logiques de la circulation d'un vide :

- Le « train » des six catégories pauliniennes (salut-prière-foi-écoute-prédication-mission)
- Un « taquin » à trois places (écoute-foi-prière)

II. Théorie psychanalytique de l'écoute ("inconsciente")

L'attention flottante (écoutant l'inconscient) chez Freud (Conseils aux médecins sur le traitement analytique, 1912) et sa relecture par Theodor Reik
La pulsion invocante (thématisant la dimension d'adresse
de l'écoute) chez Lacan (Séminaire XI ­ 29 mai 1964) et son interprétation par Alain Didier-Weil

III. Théorie philologique de l'écoute (généalogique)

L'écoute comme lecture lente (déchiffrant la généalogie d'un texte) chez Nietzsche (Aurore, Avant-propos - 1886) et son interprétation par Marc Crépon

IV. Comparaison de l'écoute musicale aux écoutes fidèle, analytique et généalogique

V. Analyse d'un moment-faveur : Les mesures 101 et suivantes (début du développement) dans le premier mouvement de la 40° symphonie de Mozart  

- Thèse : pour qu'il y ait écoute, il faut qu'il se passe quelque chose en cours d'uvre, que se produise un moment singulier (coupure, suspension) qu'on appellera moment-faveur.
- Exemples
de moments-faveurs
- Ce que n'est pas le moment-faveur
:
Un instant (point culminant, de condensation, de rebroussement)
D'autres types de moments (beau passage, moment thématique, moment structural)
- Ce qu'est le moment-faveur
: ses conditions (préécoute) et ses caractéristiques (surécoute)
- Typologie
des moments-faveurs (selon trois axes : construction / expression / introjection)

- Le moment-faveur comme affectation musicale du corps musicien (quatre types de corps à corps entre instrument et instrumentiste) : la dimension du corps dans l'écoute (l'incorporation)
- Le moment-faveur comme indifférenciation et singularisation instrumentales

- Question : Le moment-faveur d'une oeuvre est-il unique ?

- Analyse d'un moment-faveur dans le deuxième mouvement de la deuxième symphonie de Brahms

 

Ni apogée ni aboutissement, ni climax ni hapax, le moment-faveur est un commencement qui n'est pourtant pas le commencement de l'oeuvre: il offre un embrayage possible sur une écoute déjà à l'oeuvre.

Comment théoriser une telle écoute à l'oeuvre qui ne devient au musicien qu'à partir du moment-faveur ?

On s'appuiera pour ce faire sur la formalisation d'un ruban de Möbius (algébrisé au moyen d'un petit taquin) pour penser la circulation de l'écoute musicale entre trois places.
On achèvera la séance par l'analyse détaillée d'un moment-faveur dans Farben
(op.16 n°3) de Schoenberg.

 

Hypothèse : le moment-faveur retourne la proposition de Gurnemanz et énonce « Maintenant l'espace devient temps ».
Objectif
: théoriser comment, à partir du moment-faveur, l'écoute tricote du temps musical.
Méthode
: on proposera de penser le temps musical avec Albert Lautman (Le problème du temps, 1943) : s'il est vrai que le temps procède d'opérations sur l'existence, leur formalisation mathématique incite à thématiser le travail de l'écoute comme différenciation du matériau sonore (là où l'audition le somme et l'intègre) produisant ainsi un temps musical à l'oeuvre.
Moment-faveur
examiné : dans Structures II (1962) de Boulez

 

Les différents modes musicaux de l'entendre (percevoir, auditionner, écouter, comprendre, ouïr) thématisent différemment la Forme d'un morceau musical.
Il s'agira pour nous de caractériser la manière singulière dont l'écoute conçoit et élabore la Forme d'une oeuvre. Pour cela, en s'aidant du poème (G. M. Hopkins) on catégorisera l'inspect
qu'élabore l'écoute en le différenciant de l'aspect (mode du comprendre), du schème (mode de l'ouïr), de la totalité (mode de l'audition) et de la Gestalt (mode du percevoir) et, en s'aidant cette fois du mathème (A. Lautman : voir 6° cours), on formulera l'engendrement de l'inspect par l'écoute musicale.
Moment-faveur
examiné : dans La Chute d'Icare (Brian Ferneyhough)

 

On résumera le propos théorique soutenu cette année sur l'écoute musicale en nous appuyant sur le livre que Pierre-Jean Jouve consacrait en 1953 à son écoute de Wozzeck (instruit pour ce faire par la perception et l'audition de l'opéra que lui fournissait le jeune Michel Fano).
On analysera ainsi l'écoute explicitée par Jouve comme enchaînement d'une préécoute, d'une surécoute lors du moment-faveur, d'une intension
différenciée le long du fil d'écoute, pour aboutir à l'intégration de l'inspect que l'écrivain chiffre poétiquement comme Abgrund (abîme).
On conclura notre année en soutenant que la musique est art de l'écoute (plutôt que art des sons), ce qui revient à penser simultanément l'art musical comme écoute du beau et comme sublime de l'écoute.
Moment-faveur
examiné : dans Duelle (F. Nicolas)


Petite bibliographie sur l'écoute musicale