Théorie de l’écoute musicale (5)

L’après-moment-faveur : l’écoute à l’œuvre

(ENS, 19 février 2004)

François Nicolas

 

 

 


I. Introduction

       Climax ?

Le moment-faveur est-il un point culminant dont la suite est alors résolution, une apogée ?

Ex. privilégié : dans le concerto pour piano de Schumann (sorte d’orgasme).

Non !

    Hapax ?

Le moment-faveur est-il un coup unique autosuffisant, un moment de visitation de la Grâce, un moment de crise nouant/dénouant les tensions, un instant cathartique ?

Ex. privilégié : le duende. Voir aussi certains moments « magiques » dans l’improvisation collective.

Non !

    Commencement !

Le propre du moment-faveur est non d’achever ou parachever mais d’inaugurer, d’ouvrir non de clore, d’engager non de résoudre.

Thèse : le moment-faveur embraye sur une écoute à l’œuvre. Le moment-faveur s’avère la faveur d’un point de capiton entre écoute musicienne et Écoute musicale. Tout l’enjeu est donc de saisir cette faveur, cette chance, ce kairos (Jankélévitch), cette occasion pour embrayer durablement, pour que l’après-moment-faveur diffère de l’avant, pour ne pas revenir à la préécoute qui précéder la surécoute pendant le moment-faveur.

Un embrayage ? Ceci suppose donc qu’un mouvement existait avant le moment-faveur sur lequel il est désormais possible de se « brancher » : le moment-faveur autorise l’embrayage de l’écoute musicienne sur une écoute musicale à l’œuvre depuis le début mais jusque-là imperméable.

D’où plusieurs questions :

1) Qu’est-ce qu’une écoute à l’œuvre (qui ne le soit pas forcément au musicien) et susceptible de précéder le moment-faveur ?

D’où une théorie des trois tourbillons que je formaliserai au moyen d’un petit taquin et, plus particulièrement, le tourbillon de l’Écoute musicale.

2) En quoi le moment-faveur permet-il d’embrayer, de capitonner sur cette écoute à l’œuvre qui l’avait précédé ?

On y répondra par l’idée d’une résonance sympathique entre tourbillons soutenant particulièrement le tourbillon de l’écoute musicienne.

3) Que produit l’écoute musicienne engagée à partir du moment-faveur ?

Le tourbillon tricote. Un tourbillon est tel une maille. Le tourbillon de l’écoute musicienne est ce qui maille la Forme. Comment maille-t-il la Forme de l’œuvre ? On s’appuiera pour ce faire sur le calcul différentiel.

Cf. cours suivant : théorie de la ligne d’écoute comme traçage de l’intension à partir de la coupure du moment-faveur qui différencie la musique à l’œuvre, révèle sa composition interne et dégage une dérivée partielle comme opérateur possible de suivi (c’est-à-dire d’intégration curviligne du vecteur-intension ou dérivée le long de cette ligne d’écoute globale).

Le moment-faveur est ce qui « ouvre » ƒ(t) et dispose un principe immanent de différenciation.

II. Remarques & compléments

Nœud borroméen de nos différentes investigations théoriques : écouter, écrire et dire la musique.

Cf. RSI !

Nouer écriture et écoute (et non pas écriture et perception) est bien la difficulté : écriture et écoute ne se « rencontrent » pas, ne se croisent pas, ne se coupent pas.

Écriture et perception se confrontent directement l’une à l’autre (cf. mon premier article, qui était sur Webern : Le parti pris d’écrire compte tenu de sons). Cf.

— Perçoit-on ce qui écrit ? Cf. distinction perceptible-imperceptible…

— Écrit-on ce qui est perçu ? Cf. thème de la carte de géographie, distinction écriture-notations, etc.

On peut nouer directement écriture et perception : c’était par exemple le cas dans la musique tonale, métrique et thématique qu’on pouvait à ce titre prendre en dictée (passage univoque de la perception à l’écriture) et qu’on pouvait intégralement contrôler d’oreille (passage de l’écriture à la perception).

 

On rencontre la question du rapport de l’écoute à l’écriture via la question non de l’identification du moment-faveur mais de sa matérialisation : la mesure de son intensité d’existence (faible : cela a été une simple impression volatile, passagère, propre à moment fugace d’une interprétation dans un contexte donné, y compris personnel / forte : on peut remonter à son inscription « à la lettre ») passe par un examen de la partition.

Ceci dit le moment-faveur ne s’écrit pas comme tel. Et aussi son inscription matérielle à la lettre ne garantit pas son existence comme moment-faveur (dans toute exécution).

Son existence est donc conditionnée à la lettre mais non assurée, garantie.

 

D’où la nécessité d’un troisième terme pour nouer écriture et écoute.

1) Quel est le troisième terme ? Est-ce le « dire la musique » ? Est-ce l’intellectualité musicale ? Non.

C’est plutôt le jouer, l’instance qui met en jeu le corps musical, c’est-à-dire le corps-à-corps…

2) En quoi ce nœud est-il borroméen et pas simplement ordinaire ?

Parce que si l’on « coupe » le rond-écriture, l’attache jeu-écoute ne tient plus ; et vis versa : si l’on coupe le rond écoute, l’attache jeu-écriture ne tient plus.

 

Le nœud borroméen est donc celui de l’écriture, du jeu et de l’écoute.

Il s’agit, dans l’intellectualité musicale, de dire ce nœud c’est-à-dire de penser verbalement l’œuvre musicale et pas seulement le monde de la musique, de penser l’œuvre comme faisant vérité du monde de la musique.

 

Écrire / écriture

Écouter / écouteJouer / jeu

 

dire le nœud {écrire*jouer*écouter}

intellectualité musicale du nœud {écriture*jeu*écoute}

N.B.

• L’écoute serait ici registrée à l’imaginaire…

• Par rapport au nœud borroméen de la musique selon François Regnault (voir dessin ci-dessous), on a le déplacement suivant :

S : Discours—>Écriture

R : Structure—>Jeu

I : Affects—>Écoute

S/I : Sens —> ?

S/R : cela reste le « déchiffrage »

R/I : Jouissance de l’Autre —> ?

III. Les tourniquets de l’écoute

III.1 Expression et introjection à l’œuvre

L’expression musicale a ceci de musical qu’elle est une adresse, non un pur et simple jaillissement c’est-à-dire qu’elle dote le jaillissement sonore non seulement d’une origine mais également d’une cible. En sus de la poussée qui fait l’expression musicale, il y a aussi un horizon de cette poussée, qui en fait une flèche dirigée.

III.1.a. Poussée, certes, mais cible ?

L’expression de l’œuvre est bien orientée vers (quelque chose) mais sa cible est en bonne partie générique, imprécisable en termes d’objet ou de matériau.

III.1.a1. Musique et introjection

En fait la cible de l’expression est double :

— d’un côté elle ne peut se nommer que comme « la musique » (comme nom de la splendeur visée) ;

— d’un autre côté la cible de l’expression est toujours aussi, peu ou prou, l’œuvre elle-même : l’expression d’une œuvre, jaillissante, bondissante hors d’elle sous l’effet de son excès intérieur, tend à lui revenir et par là à la réalimenter. Se joue en ce mouvement ce que j’appelle une introjection à l’œuvre par laquelle ce qui sourd à l’extérieur de l’œuvre lui revient comme une ressource immanente.

Dit autrement : l’expression de l’œuvre indique que l’énergie projetée revient à l’œuvre.

III.1.a2. Structure möbiussienne de l’expression musicale

L’expression musicale nous confronte ainsi à une structure qu’on peut dire möbiussienne dans la mesure où l’extérieur semble se retourner en un intérieur, où le mouvement de sortie revient en introjection. Les rapports entre l’œuvre et ce que j’appelle ici « musique » ne sont pas pensables selon la distinction d’un extérieur et d’un intérieur et il nous faudrait ici user plutôt des catégories lacaniennes d’extimité [1] et d’internité [2]

Il faut donc comprendre l’expression musicale comme une dynamique prenant la forme d’un détour par l’extérieur pour mieux revenir à soi chargée d’une nouvelle énergie.

Il faut pour cela tenir que l’adresse musicale n’est pas une flèche lancée entre deux termes préexistants (une sorte de messager progressant d’une entité émettrice à une autre réceptrice) mais une relation constituante des termes qu’elle relie ; bref, que l’adresse institue son ruban de Möbius plutôt qu’elle ne le découvre pour ensuite le parcourir. Il faut pour cela penser que cette institution porte sur trois termes plutôt que sur deux.

Thèse : c’est l’écoute musicale qui nomme ce mouvement incessant de l’adresse en musique, car elle est écoute d’une adresse visant un tiers.

III.2 L’écoute comme tourniquet

Je vais distinguer trois niveaux de circulation : le niveau sonore, le niveau musical et le niveau musicien.

III.2.a. Le tourbillon du son musical

Le premier touche à cette particularité du son musical qui est d’intensifier son existence dans les transitoires beaucoup plus que dans les entretiens — c’est dans les transitoires que le corps-à-corps laisse ses traces de manière privilégiée sur le son rayonné — [3].

Partons de la polarisation entre son et silence, pour le musicien plus déterminante que celle entre son et bruit. A priori, on a affaire ici à deux faces opposées. Or le propre de la musique est précisément d’imbriquer son et silence, de les apparier en sorte qu’on passe sans cesse et continûment de l’un à l’autre. Ceci se réalise par ces mixtes de silence et de son que sont les transitoires, lesquels sont essentiellement de deux types : transitoires d’attaque et transitoires d’extinction — je laisse ici de côté les transitoires d’entretien, qui sont par définition plus répétables —.

On a ainsi les enchaînements suivants :

Silence – transitoire d’attaque – son entretenu – transitoire d’extinction – silence

En vérité, il faudrait ici distinguer deux types de silences musicaux : le soupir et la pause [4] si bien que le silence musical se divise en deux — comme le son musical — pour donner la chaîne suivante :

pause – soupir (levée) – transitoire (attaque) – entretien du son – transitoire (extinction) – soupir (réverbération) – pause

On a donc :

Son

Entretien

 

 

Transitoires–Soupirs

Silence

 

 

Pause

On passe ainsi insensiblement et continuellement d’une « face » à l’autre : du son au silence et vis versa. Bref on se déplace sur une bande de Möbius : le son musical, par l’importance qu’il accorde aux transitoires, est un tourbillon möbiussien incessant.

III.2.b. Le tourniquet de l’écoute musicale

Sur cette base matérielle (sonore, quasi-acoustique) se déploie un tourbillon d’un autre ordre, qui engage lui la réalité de l’œuvre musicale et plus seulement celle du matériau sonore. Ce tourbillon, je le qualifierai donc de musical.

Il est organisé par les rapports incessants entre trois instances : la partition, l’instrument et la salle. Disons que l’existence de l’œuvre met en relation une partition, un corps instrumental et une salle dans laquelle sont projetés les sons instrumentaux.

Si l’on abstrait d’un cran notre trilogie {partition, instrument, salle}, on pourrait considérer l’œuvre musicale comme trilogie de lettres, de corps et d’un lieu — où l’on retrouverait, un peu voilé, notre nœud borroméen de l’écrire, du jouer et de l’écouter… —.

Comment cette trilogie tournicote-t-elle ?

III.2.b1. Un petit taquin élémentaire

Pour examiner cela et en dégager la structure möbiussienne, jouons au petit jeu du taquin, singulièrement d’un taquin circulaire à trois places dont l’une bien sûr est vide : c’est elle qui autorise le mouvement des deux pièces solides.

Examinons donc ce taquin élémentaire : on en joue comme dans tout taquin en déplaçant l’une des pièces, ici circulairement, en sorte d’occuper la case vide ce qui revient en fait à déplacer en sens inverse la case vide. Ici chaque position supporte deux mouvements possibles et deux seulement selon que c’est l’une ou l’autre pièce qui va occuper la case vide :

         …et son tourniquet

Organisons notre petit tourniquet et convenons de ne déplacer les pièces que dans un seul sens de rotation, par exemple le sens des aiguilles d’une montre. Pour chaque position atteinte, une seule pièce peut désormais prendre la place de la case vide laquelle va maintenant tourner à l’inverse, dans le sens trigonométrique. On peut ainsi faire exécuter un tour complet à cette case vide en sorte qu’elle se retrouve à son point de départ après trois déplacements circulaires :

La position du taquin à laquelle nous sommes maintenant parvenus, après un tour complet de la case vide, n’est qu’en apparence la même qu’au départ ; en fait les deux pièces pleines occupent, après un tour, des positions inverses de leur position de départ ce qui peut aisément s’illustrer en distinguant cette fois chaque pièce pleine d’un signe distinctif, mettons par les chiffres 1 et 2. Au départ on a (dans le sens des aiguilles d’une montre) 1 puis 2 ; après un tour on a 2 puis 1 (si l’on retournait notre taquin, en supposant que les pièces pleines soient transparentes, on aurait au départ 2 puis 1 de l’autre côté pour arriver désormais, après un tour complet de la case vide, au rapport 1 puis 2). Autant dire qu’en un tour de la case vide, c’est comme si nous avions inversé les faces de notre taquin :

Pour revenir à la position exacte de départ, il faut donc que la case vide fasse un tour supplémentaire en sorte de retrouver 1 puis 2 sur le côté ici montré (et 2 puis 1 sur l’autre face).

Qu’avons-nous ainsi fait ? Nous avons tout simplement algébrisé un lacet topologique décrit le long d’une bande de Möbius et sommes passés d’un cercle à un ruban :

Un tour de case vide correspond donc à un demi-parcours sur le ruban de Möbius, et un parcours complet du ruban (permettant de retrouver la position de départ) implique un double tour de cette case vide.

*

Quel rapport ceci peut-il bien avoir avec nos réflexions sur l’écoute musicale ?

III.2.b2. Syntaxe

Établissons une syntaxe possible de ce petit taquin élémentaire.

Distinguons les trois places disponibles pour les pièces par les lettres S, I et P et distinguons les deux pièces mobiles par deux lettres E et A. Une position du taquin sera définie par l’association des lettres fixant les places S, I et P aux lettres fixant les pièces E et A (on ajoutera, par commodité, la lettre Ø pour indexer où est la case vide, sans pièces).

À partir de la première disposition {E en haut, A à droite et Ø à gauche}, et selon notre règle de tourniquet (la case vide tourne dans le sens trigonométrique car les cases pleines tournent dans le sens des aiguilles d’une montre), la position suivante sera {E en haut, Ø à droite et A à gauche} :

III.2.b3. Sémantique

Proposons maintenant une sémantique de ce formalisme, adaptée à notre propos, en posant ceci.

    Les positions

·       S désigne la place de la salle (où les sons musicaux sont projetés).

·       I désigne la place de l’instrument (que l’instrumentiste empoigne).

·       P désigne la place de la partition (le pupitre indexant l’existence durable de l’œuvre).

    Les pièces

·       E désigne l’action de qui écoute.

·       A désigne l’action de qui s’adresse, interroge, sollicite.

·       Ø désigne à quelle place (provisoirement inoccupée ou absente) A s’adresse.

Selon cette sémantique des places et des rôles, la position de départ dessinée ci-dessus s’interprétera de cette manière : la salle écoute l’instrument qui s’adresse à l’œuvre.

*

Revenons à notre taquin. Je vais mettre en marche ce tourniquet de l’écoute musicale et voir ce qu’il nous peut nous dire de la circulation d’une écoute entre ces trois places : la salle, l’instrument et la partition.

III.2.b4. Le tourbillon de six combinaisons

En déplaçant les cases de notre taquin selon la règle définie, on obtient très simplement la succession combinatoire suivante :

I. La salle écoute l’instrument qui s’adresse à la partition.

II. La salle écoute la partition qui s’adresse à l’instrument.

III. L’instrument écoute la partition qui s’adresse à la salle.

IV. L’instrument écoute la salle qui s’adresse à la partition.

V. La partition écoute la salle qui s’adresse à l’instrument.

VI. La partition écoute l’instrument qui s’adresse à la salle.

I. Retour à la position de départ : la salle écoute l’instrument qui s’adresse à la partition.

III.2.b5. Thèse sur l’écoute musicienne

Notre hypothèse interprétative est donc qu’il s’agit ici d’écouter un autre s’adressant à un tiers (et non à qui l’écoute).

L’écoute musicale n’est donc

·       ni réflexive (il ne s’agit pas de s’écouter soi-même),

·       ni symétrique (X écoutant Y n’entraîne nullement que Y écoute X, mais plutôt que Y s’adresse à un tiers Z),

·       ni transitive (si X écoute Y s’adressant M, et si par ailleurs Y écoute Z s’adressant à N, il n’en découle nullement que X écoute Z).

Revenons à notre taquin. Je vais mettre en marche un tourniquet de l’écoute et voir ce qu’il nous peut nous dire de la circulation d’une écoute musicale entre ses trois places : le public, le musicien et l’œuvre.

III.2.b6. Interprétation des six dispositions

Comment interpréter musicalement ce tourniquet de l’écoute ? Qu’est-ce qu’il est en état de nous dire sur la structure möbiusienne de l’écoute musicale ? Je reformule pour ce faire nos six positions en mettant cette fois l’accent non seulement sur chacune d’elle mais aussi sur ce qui se passe dans la conversion de l’une à l’autre (par déplacement de la case vide).

    1. La salle écoute l’instrument qui s’adresse à la partition.

Point de départ : La salle est aux aguets face à un instrument qui va interroger la partition posée sur son pupitre.

    2. La salle écoute la partition qui s’adresse à l’instrument.

Première mutation : l’instrument comme tel s’efface et la salle se met à écouter la partition qui s’adresse à l’instrument. Qu’est-ce à dire ?

La salle écoute maintenant la partition (autant dire l’œuvre) pour elle-même plutôt qu’en portant attention à la manière dont l’instrumentiste la joue et, ce faisant, elle écoute les questions que la partition adresse à l’instrument et qui en joue.

    3. L’instrument écoute la partition qui s’adresse à la salle.

Seconde mutation : la place de la salle s’efface. Le lieu n’est plus acteur mais devient objet d’une interrogation par l’œuvre elle-même et c’est cela qu’écoute désormais l’instrumentiste. Il écoute l’œuvre qu’il joue (ce qui n’est pas exactement dire qu’il s’écoute…) en tant que celle-ci projette ses idées vers une salle, espace vierge qui rature le public éventuellement présent comme identité sociologique pour le transmuter en écran blanc où l’œuvre puisse tracer la musique qu’elle projette.

    4. L’instrument écoute la salle qui s’adresse à la partition.

Troisième mutation : la partition s’efface pour conduire notre taquin en une position inverse de celle de départ : cette fois c’est l’instrument(iste) qui écoute la salle en tant que celle-ci « répond » à l’œuvre en cours.

C’est le moment nécessaire où l’effet projeté doit pouvoir faire retour sur l’œuvre et l’instrument(iste), infléchir les partis interprétatifs adoptés, etc.

    5. La partition écoute la salle qui s’adresse à l’instrument.

Quatrième mutation qui engage le second tour, envers du précédent quoique dans son prolongement direct : l’instrument(iste) cède la place à la partition-œuvre laquelle va écouter la salle s’adressant à l’instrument.

Cette nouvelle disposition désigne cet autre moment où la salle, chambre d’écho, de résonance et de  réverbération, tente de s’arrimer à l’instrument pour retrouver le fil musical suspendu. C’est le moment où l’instrument(iste) se tait un peu plus longuement (pauses et non plus seulement soupirs), où son silence qui n’est plus accompagné d’un bruissement du lieu (réverbération) est questionné par le lieu même.

C’est ici un moment passager de retrait de l’œuvre-partition.

    6. La partition écoute l’instrument qui s’adresse à la salle.

Cinquième mutation : la salle s’efface et l’instrument reprend sa place, en une sorte de réponse à l’adresse précédente si bien que maintenant la partition écoute l’instrument qui s’adresse à la salle pour lui restituer la projection de son corps à corps.

    7=1. À nouveau, La salle écoute l’instrument qui s’adresse à la partition.

Enfin, dernière mutation nous ramenant au point de départ : la partition-œuvre s’efface pour retrouver cette écoute de l’instrument par la salle et l’interrogation de l’instrument(iste) à la partition.

III.2.b7. Ce que la fable met en valeur…

Je n’ai fait ici que raconter deux tours possibles, j’ai mis en récit le tourniquet afin de lui donner un aspect phénoménologiquement concret. Je ne prétends pas ce faisant que l’écoute parcourt toujours ces six étapes, et toujours dans cet ordre, et toujours selon l’interprétation ici proposée.

Cette petite histoire veut simplement illustrer ce qu’il en est d’une adresse circulant entre nos trois termes, d’une écoute conçue comme activité sans cesse en mouvement, non comme passivité réceptive, d’une écoute articulée à une adresse qui n’est pas son envers, son symétrique mais bien une autre flèche. Remarquons : là où perception et audition sont « pleines » (pleines de leurs objets), l’écoute convoque un vide pour le mettre en circulation et créer ainsi l’espace dynamique qui est son propre.

Retenons quelques traits.

    Une permutation incessante

Il y a plusieurs places en permutation incessante de rôles et non pas une distribution fixe (au sens théâtral du terme) où chacun occuperait d’un bout à l’autre de la pièce la même fonction.

    Trois places, et non pas deux

C’est ensuite qu’il y a trois places et non pas deux (la salle disposée pour le public et l’instrument disposée pour l’instrumentiste) et que la pupitre est également en état d’écouter, et de s’adresser.

    Un rapport constituant et non pas constitué

C’est enfin que c’est le tourniquet lui-même qui, ultimement, est constitutif de ces trois places. C’est lui qui crée le mouvement par lequel se différencient des positions effectives. Bien sûr il y a l’empiricité immuable d’une répartition des places : les chaises pour les musiciens jouant sur scène, les fauteuils dans la salle pour le public venant écouter l’œuvre au programme et la partition sur le pupitre. Mais l’écoute et le jeu musical ne s’enferment pas dans cet esplacement [a] sauf à concevoir l’écoute d’une œuvre musicale comme isomorphe à l’audition d’un moteur à essence en sorte de juger s’il tourne rond et ne génère pas de cliquetis intempestifs (autant dire de fausses notes…).

Le tourniquet est constituant des places, c’est lui qui les instaure, les soutient, les vivifie plutôt qu’il n’est constitué par trois places préétablies qu’il suffirait de relier.

    Quatre traits de l’écoute dite musicale

Quatre traits donc :

1.     L’écoute musicale est écoute d’une adresse, d’un autre vecteur donc, et ces deux vecteurs ne se replient pas l’un sur l’autre car ils conduisent à un troisième terme.

2.     L’écoute musicale se joue à trois, non à deux.

3.     L’écoute musicale est constituante de ces trois places, non constituée à partir d’elles.

4.     L’écoute musicale est un mouvement incessant de permutation des rôles, non une distribution fixe entre ces trois places constituées.

III.2.c. Le tourniquet de l’écoute musicienne

Cette écoute-tourniquet est mise en œuvre dès le début de l’existence sonore de l’œuvre jouée.

Le moment-faveur va subitement donner accès partagé par l’auditeur à ce tourniquet musical et va mettre en branle, par résonance sympathique, un troisième tourniquet qu’on dira, lui, musicien.

Pour cela, reprenons notre formalisation par un taquin et posons un public à la place de la salle, un musicien à la place de l’instrument et une œuvre à la place de la partition sur le pupitre.

Ceci suggère de résumer notre panorama des trilogies successives de la manière suivante :



    Public ?

Ce que j’appelle ici public n’est pas l’empiricité d’un tas de corps humains assis dans une salle, sériés par les fauteuils, mais une fonction musicale qui peut être remplie par une seule personne, fut-elle sourde — Vitez posait ainsi [5] qu’une pièce de théâtre du Français n’était jamais mieux comprise que par un Japonais ignorant tout de notre langue et de notre culture et qui cependant accepte courageusement d’occuper d’un bout à l’autre de la représentation un fauteuil du rang (François Regnault aurait précisé : qui accepte de se loger dans le lustre…) —. Le public dont je parle est l’écouteur générique du musicien, et c’est aussi cette place, vide de toute autre détermination que d’être là, face à la scène où joue l’instrumentiste (face au corps à corps musicien) pour que s’inscrive ici et maintenant le projet musical d’une œuvre. Soit le public comme place vide à laquelle il devient loisible de s’adresser pour en solliciter l’écoute…

On retrouve ici aisément le jeu des six positions et de leurs mutations successives :

    1. Le public écoute le musicien s’adressant à l’œuvre.

Point de départ : Le public écoute un musicien aux prises avec une œuvre que le public ne connaît pas, du moins dans l’interprétation que va en proposer ce musicien. Il se demande donc : que joue le musicien ? Comment va-t-il interpréter cette œuvre au programme ? Est-il en forme, fatigué ?

    2. Le public écoute l’œuvre s’adressant au musicien.

Première mutation : le musicien comme tel s’efface et le public se met à écouter l’œuvre qui s’adresse au musicien. Qu’est-ce à dire ?

Le public écoute maintenant l’œuvre pour elle-même plutôt qu’en portant attention à la manière dont le musicien en question la joue et, ce faisant, il écoute les questions que l’œuvre adresse à qui la joue : « comment vas-tu prêter ton corps physiologique à mes difficultés, à mes latences, à mes rêveries ? ». Le public épouse ici le déroulement de l’œuvre tel qu’il requiert l’engagement matériel d’un musicien.

    3. Le musicien écoute l’œuvre s’adressant au public.

Seconde mutation : la place du public s’efface. Il n’est plus acteur mais devient objet d’une interrogation par l’œuvre elle-même et c’est cela qu’écoute désormais le musicien.

Le musicien écoute l’œuvre qu’il joue (ce qui n’est pas exactement dire qu’il s’écoute…) en tant que celle-ci projette ses idées vers un public qu’elle veut s’incorporer, car ce public est moins une société d’individus qu’un collectif neutre auquel l’œuvre en cours s’adresse. Le public est ici une page devenue blanche (c’est ce qu’indique l’idée de son effacement) et il a fallu pour cela la constitution d’un moment musical qui rature le public comme identité sociologique pour le transmuter en écran vierge où l’œuvre puisse tracer la musique qu’elle projette.

    4. Le musicien écoute le public s’adressant à l’œuvre.

Troisième mutation : l’œuvre s’efface pour conduire notre taquin en une position inverse de celle de départ : cette fois c’est le musicien qui écoute le public en tant que celui-ci est porteur d’un point de vue sur l’œuvre en cours.

Ce n’est pas tant dire que l’interprète écoute effectivement l’attention empirique de la salle, décomptant les bavardages comme signes d’inattention, relevant les toux qui dérangent l’oreille : ce que j’appelle ici public — reprenant un terme dont je sais l’importance pour François Dachet — n’est pas l’empirie d’un tas de corps humains assis dans une salle, sériés par les fauteuils, mais une fonction musicale qui peut être remplie par une seule personne, fut-elle sourde — Vitez posait ainsi [6] qu’une pièce de théâtre du Français n’était jamais mieux comprise que par un Japonais ignorant tout de notre langue et de notre culture et qui cependant accepte courageusement d’occuper d’un bout à l’autre de la représentation un fauteuil du rang (François Regnault aurait précisé : qui accepte de se loger dans le lustre…) —.

Le public dont je parle, c’est donc l’écouteur générique du musicien, et c’est aussi cette place, vide de toute autre détermination que d’être là, face à la scène où joue l’instrumentiste (face au corps à corps musicien) pour que s’inscrive ici et maintenant le projet musical d’une œuvre. Soit le public comme place vide à laquelle il devient loisible de s’adresser pour en solliciter l’écoute…

Pour l’instant — nous sommes au quatrième temps de notre tourniquet —, cette place n’est pas vide car notre public s’adresse à l’œuvre, l’interrogeant sur son projet. C’est le moment nécessaire de béance, celui où le public perd pied dans le propos de l’œuvre, le moment où l’œuvre semble absente non comme réalité sonore bien sûr — le musicien continue de jouer sans s’arrêter — mais comme projet musical. Et le musicien écoute cela, cette incertitude, car il ressent ce que ressent le public non pas tant par un retour à ses oreilles des bruits ou du silence du public mais parce que le musicien lui-même, comme individu, participe aussi de ce public.

    5. L’œuvre écoute le public s’adressant au musicien.

Quatrième mutation qui engage le second tour, envers du précédent quoique dans son prolongement direct : le musicien cède la place à l’œuvre laquelle va écouter le public s’adressant au musicien.

Cette nouvelle disposition désigne cet autre moment de toute véritable écoute où le public tente de s’arrimer au musicien mais n’y arrive plus aussi facilement qu’au début. Le corps du musicien n’est pas ici à proprement parler absent (le musicien n’est pas reparti en coulisses laissant un instrument devenu muet) mais il ne signifie plus directement la musique à l’œuvre. Le public s’adresse au musicien pour qu’il lui restitue les clefs d’une écoute possible et l’œuvre écoute tout ceci car il fait partie de son projet même d’œuvre que ce moment advienne, non pas que l’œuvre maîtrise notre tourniquet infernal, qu’elle ait tout prévu de longue date et que ces différents épisodes soient tout inscrits à l’avance sur la partition mais simplement parce qu’il fait partie de l’existence effective de toute œuvre méritant de porter ce nom qu’il y ait en son sein un moment de risque dans le jeu instrumental, moment où ce jeu ne transite plus si aisément vers la musique.

Dit autrement : une œuvre peut miser sur le jeu instrumental pour faire accéder à la musique qu’elle vise — c’est particulièrement le cas lorsqu’elle convoque une virtuosité instrumentale — mais une œuvre ne saurait faire l’économie d’autres ressources, moins ostentatoires, et ne pourrait que perdre gravement à sa puissance musicale à vouloir systématiquement éviter tout « tunnel », tout moment incertain et hésitant. Une œuvre ne saurait diriger son public d’un bout à l’autre d’elle-même sans courir le grave danger de n’être plus qu’une démonstration et je sais par exemple combien il m’importe, à toute nouvelle écoute du Sacre du Printemps, d’être attentif à ce qui peut m’abandonner un instant et me laisser vacant plutôt qu’à ce qui m’empoigne par le col dès les premiers accords pour ne plus me lâcher jusqu’à la fin de l’œuvre…

C’est donc ici un moment de retenue de l’œuvre, moment où celle-ci soustrait sa puissance à un déploiement trop massif et écrasant.

    6. L’œuvre écoute le musicien s’adressant au public.

Cinquième mutation : le public s’efface et le musicien reprend sa place, en une sorte de réponse à l’adresse précédente si bien que maintenant l’œuvre écoute le musicien qui s’adresse au public pour lui restituer cette clef de l’expression musicale que nous avons située dans le jeu instrumental, dans ce corps à corps où le musicien ne peut que s’engager à corps perdu [7].

    7=1. À nouveau, le public écoute le musicien s’adressant à l’œuvre.

Enfin, dernière mutation nous ramenant au point de départ : la musique s’efface pour retrouver cette écoute du public et cette adresse du musicien à l’œuvre, désormais enrichies de toute l’aventure précédente.

III.3 Que produit ce tourbillon ?

La question devient alors : que produit ce tourbillon de l’écouteur, mis en branle par le moment-faveur et en résonance sympathique avec le tourbillon proprement musical ? S’agit-il là simplement de vivre, instant par instant, moment par moment, l’existence même de l’œuvre ? Oui, bien sûr. Mais cette existence même de l’œuvre est-elle seulement un « carpe diem » ou plutôt « minutam » ? L’œuvre ne fait-elle là que jouer de l’instant ou comporte-t-elle quelque enjeu qui excède son jeu ? Et si oui, comment alors le tourbillon de l’écouteur est-il ou non en état de l’épouser, de le « comprendre » ?

Utilisons cette image : un tour de tourbillon est comme l’effectuation d’une maille. Mais alors que maille notre petit tourniquet ?

La réponse est assez simple à énoncer mais bien plus délicate à penser : ce tourniquet maille la Forme de l’œuvre. Mais alors, en quel sens de la Forme un tel tourniquet peut-il la mailler ?

Nous examinerons ce point la fois prochaine, selon un autre registre métaphorique ou plutôt fictionnel : celui du calcul différentiel et intégral — nous avons déjà usé de la fiction du calcul intégral à propos de l’audition, nous mettrons cette fois l’accent sur le calcul différentiel —.

L’idée sera la suivante : le moment-faveur, ébréchant l’œuvre, la différencie localement et autorise le suivi d’une intensité musicale (ou intension) le long d’un fil d’écoute global. L’intégrale curviligne de cette intension produira la Forme dont nous pourrons établir le mathème.

IV. Farben [8]

Voir fichier spécial :

http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Ecoute/Farben.html

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[1] Lacan : « Ce qui nous est le plus proche tout en nous étant extérieur » (26 mars 1969). « Cette extériorité intime qui est la chose » (10 février 1960)

[2] Lacan : « L’internité, cet extrême de l’interne mais qui est en même temps intimité exclue » (19 mars 1960 ; voir aussi 15 mai 1965)

[3] Rappel : le son émis par un haut-parleur est une image sonore de musique plutôt qu’un son musical. Le réel de cette image — autant dé propre — tient au fait qu’un haut-parleur n’excite pas la salle où il émet ; très concrètement, un haut-parleur ne suscite pas de réverbération.

[4] Voir mon étude « Pauses & soupirs… » pour la Cité de la musique.

[5] Cf. sa conférence du Perroquet (1986)

[6] Cf. sa conférence du Perroquet (1986)

[7] Le musicien est celui pour qui la musique a forme d’un monde, et ce parce que le musicien n’appartient pas à proprement parler à ce monde mais ne cesse d’y entrer (pour prêter son corps à la fonction instrumentale) et d’en sortir (« quand la musique s’arrête »…). D’où que le musicien éprouve sans cesse que son engagement dans la musique se fait à corps perdu

À l’inverse, pour l’œuvre la musique ne revêt pas la figure d’un monde car on ne saurait, de l’intérieur du monde auquel on appartient, le concevoir comme tel (le monde auquel on appartient ne peut que prendre la forme intotalisable d’un pur et simple « il y a »). En ce sens, il est légitime de dire que pour l’œuvre musicale, la musique — comme nom possible pour une totalisation — est… immonde.

[8] Pour toute cette partie voir La singularité Schoenberg p. 71…



[a] Voir l’esplace dont parle longuement Alain Badiou dans sa Théorie du sujet (Seuil, 1985)