Théorie de l’écoute musicale (5)

L’après-moment-faveur : l’écoute à l’œuvre

(ENS, 19 février 2004)

François Nicolas

 

 

 


Farben [1]

I.1 Présentation générale de la pièce

I.1.a. Klangfarbenmelodie ?

Cette pièce est classiquement considérée comme l’acte de naissance de ce que Schoenberg a proposé d’appeler Klangfarbenmelodie soit, littéralement, mélodie de couleurs du son ou, plus couramment, mélodie de timbres. Il s’agit là du projet de composer des mélodies non plus par succession sur un même instrument de différentes hauteurs mais par succession sur une même hauteur de différents instruments. C’est ce que réalise ici Schoenberg, au tout début de la pièce, en alternant, sur un même accord de quatre hauteurs, deux groupes instrumentaux : d’une part deux flûtes, une clarinette, un basson et d’autre part le cor anglais, le second basson, un cor (avec sourdine) et une trompette (avec sourdine). Cette alternance se fait à la blanche pendant qu’une cinquième voix grave voit alterner, cette fois à la noire, un alto et une contrebasse.


Exemple des trois premières mesures :


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soit l’alternance suivante :

 

la

Fl.1

C.A.

mi

Fl.2

Temps

si

Cl.

Bas.1

sol #

Bas.2

Cor

do

A.

Cb

 

 

 

 


Le jeu d’une KlangfarbenMelodie dans la troisième pièce, s’il existe bien comme tel, ne constitue pas l’enjeu véritable de l’œuvre : telle est mon hypothèse. Mon hypothèse est que l’enjeu de Farben se joue dans les mesures 245 à 249 disposant ce que j’appelle « Le » moment de cette pièce. Avant d’en venir plus en détail à ces cinq mesures, présentons succinctement la logique d’ensemble de la pièce.

I.1.b. Organisation d’ensemble

I.1.b1. La structure des hauteurs

Sur le plan des hauteurs, la pièce peut être analysée sous différents angles :

    Le choral

On peut d’abord la voir comme un vaste choral à cinq voix, partant et aboutissant au même accord (A : do — sol # — si — mi — la).

Voici le principe de ce choral qui forme la nef principale de toute la pièce :



Par delà les détails, le méta-parcours de ce choral —son Urlinie dirait Schenker, son enveloppe dirait Boulez — est résumable par une vaste oscillation de l’accord A initial : descente d’un demi-ton pendant l’exposition, montée progressive culminant deux tons au-dessus de l’accord initial mesure 245, à l’entrée donc de « notre » moment, pour redescendre rapidement, pendant « nos » quatre mesures, à la position initiale, la reexposition et la coda consistant en une dernière oscillation sinusoïdale d’ampleur minimale (un demi-ton) autour de A.



    Le canon

On peut également y lire le jeu horizontal d’un canon à cinq (ou quatre) voix, basé sur un motif mélodique M de quatre hauteurs : une petite sinusoïde composée d’une seconde mineure ascendante, d’une seconde majeure descendante, et d’une seconde mineure ascendante. Ce motif M et les différents canons qu’il supporte, sans irriguer l’ensemble de la pièce — ce canon n’a donc pas la même importance structurale que le choral —, joue cependant un rôle moteur aux moments cruciaux de la pièce : dans l’exposition (c’est lui qui met en branle le choral), au milieu du développement (où il ne joue plus que sur quatre voix), lors du fameux moment (où sa réitération précipite le mouvement de fuite du discours orchestral) puis dans la reexposition et enfin dans la coda (où le motif M cette fois n’est plus traité canoniquement mais homophoniquement).



    Les ponctuations

Un ensemble de ponctuations de natures diverses vient se surajouter à cette trame chorale et canonique. On peut distinguer les principales :

— un ensemble de deux groupes—fusées en forme de « question—réponse » ;

— un bref motif fait de quintes superposées enchaînées en secondes majeures descendantes et décrivant, à plus vaste échelle, deux gammes par tons ;

— quelques ponctuations faites par les violoncelles aux charnières de l’œuvre et plus spécifiquement à celles de notre moment favori.

Si l’on superpose ces trois couches, et moyennant quelques interventions supplémentaires, encore plus ponctuelles du piccolo, de la harpe et du célesta, on reconstitue la structure des hauteurs pour l’ensemble de la pièce, structure qui dispose un parcours formel récapitulé ci-suit.



I.1.b2. Orchestration

Le travail instrumental, classiquement dénommé Klangfarbenmelodie, se surajoute à cette structure (harmonique, canonique et mélodique) pour composer la pièce. Il vaudrait mieux dire ici que le travail instrumental va topologiser cette structure algébrique en sorte de composer ce qui constitue véritablement la matière musicale de l’œuvre.

Les grands principes de ce travail orchestral sont les suivants :

1. alternance d’instruments (principe de la Klangfarbenmelodie) sur chaque hauteur du choral ;

2. individualité des instruments : il n’y a pas de mélange de timbres et chaque instrument reste en sa sonorité pure — le travail d’orchestration se fait donc par tuilage de couleurs non mélangées ;

3. instauration de rythmes instrumentaux différents pour les quatre voix supérieures du choral et pour la voix basse (j’appelle rythme instrumental le rythme engendré par la succession des interventions instrumentales, indépendamment de la variabilité des hauteurs) ; ces deux rythmes sont inscrits dans l’exemple traitant de la Forme et vont contribuer à la grande précipitation rythmique des mesures 245 à 249 ;

4. absence d’ordre dans les combinaisons instrumentales utilisées (à l’exception, comme on va le voir, de notre moment favori) ; utilisation de 26 groupes instrumentaux des mesures 221 à 244 et de 26 encore des mesures 250 à la fin — ces groupes, sans être tous différents, ne sont pas régis par un ordre particulier, si l’on excepte quelques petites configurations extrêmement locales [2])

I.2 « Le » moment

La composition de ces différentes dimensions va conduire, par convergence des évolutions, à une grande précipitation organisatrice de notre moment-faveur : précipitation du canon (quatre formes successives en valeurs de plus en plus brèves : de blanches à doubles croches), précipitation concomitante de la succession harmonique dans le choral, précipitation des ponctuations (répétition de « questions » désormais dépourvues de « réponses », précipitation de la descente des gammes par tons), précipitation du rythme instrumental ; d’où une sorte de vaste tourbillon, mis en valeur par la seule variation explicite des intensités au cours de toute la pièce (soufflet entre ppp et mp) donnant forme à notre moment, deux interventions de la harpe (mes. 244 et 250) venant par ailleurs en délimiter les extrémités temporelles.

Voici d’abord la partition d’orchestre de ce moment puis sa structure (harmonique, rythmique et instrumentale).



Le décor étant posé, qu’est-ce qui, de ce moment, mérite notre faveur ?

Il y a d’abord le jeu d’une sensation dont l’acuité nécessite l’écoute comparée des deux interprétations de Daniel Barenboïm [3] et Pierre Boulez [4].

Qu’entendons-nous ?

— Chez Daniel Barenboïm, la sonorité soyeuse et moelleuse, assez wagnérienne par la prééminence du fondu entre les timbres, ne vise pas tant à délimiter notre moment qu’à l’animer de l’intérieur, en particulier en y faisant entendre, plus encore que le crescendo d’intensité mesures 245-249, le crescendo dynamique dû cette fois aux variations de densité instrumentale mesure 249.

— L’interprétation de Pierre Boulez, aborde cette pièce dans un tempo plus rapide et, à mon sens, restitue au mieux la sensation d’un moment grâce somme toute à cette qualité d’interprétation qu’on lui connaît et qui tient à la précision de l’exécution [5] : on saisit ici nettement l’enchaînement de deux crescendos au point même que le second (crescendo dû à la dynamique orchestrale mesure 249) semble l’emporter sur le précédent (crescendo d’intensité). Ici notre moment se donne en sa précipitation finale comme un geste expressif et non plus comme le simple terme d’une fuite.

Si l’on étendait cette comparaison à d’autres enregistrements, on vérifierait cette remarque d’Antoine Vitez sur le théâtre qu’au fond, il n’y a pas une infinité d’interprétations différentes possibles d’une même œuvre mais seulement un très petit nombre, rarement plus de cinq. Dans notre cas il y a d’un côté des interprétations de ce moment qui tendanciellement n’en déploient aucune sensation particulière, où notre moment-faveur semble atone, relativement anodin, fondu dans le discours général, non discernable comme tel. Et il y a d’un autre côté celles où notre moment devient discernable comme un « quelque chose se passe », où le tourbillon identifiable dans le texte de la partition se donne comme sensation, sensation de précipitation et de fuite, sensation d’un « quelque chose » difficilement identifiable quoique présent, j’aimerais dire la sensation d’un « indistinct discerné » [6]. Ce discernement d’un indistinct me semble à l’œuvre dans l’interprétation de Daniel Barenboïm mais surtout dans celle Pierre Boulez.

Ce que j’appelle un indistinct discernable est ici le nouage de deux sensations, a priori inconciliables : d’une part le discernement que quelque chose se passe, et d’autre part l’impossibilité de fixer exactement ce qui se passe, le « quelque chose » qui se passe. En un sens, le discernement se fait ici dans l’après-coup, après que le tourbillon s’est évaporé et que l’œuvre se retrouve au repos mesure 250 si bien qu’il faudrait dire que la sensation que déploie ce moment est celle d’un « quelque chose s’est passé » plutôt que d’un « quelque chose se passe ».  « Quelque chose » désigne ici à la fois l’un du moment (par le signifiant « quelque ») et son caractère indistinct (par le signifiant générique « chose »).

I.2.a. La « série » …

Pour matérialiser ce qui se passe dans notre moment-faveur, il nous faut en passer par une phase plus savante, où l’on examine la partition, où l’on dissèque l’œuvre du point de sa dimension verticale faite de récurrences et variations. Pour l’essentiel, je vous présenterai ici des résultats inspirés d’une analyse de Farben proposée par Charles Burkhart en 1973 dans Perspectives of new music [7] —.

Le point le plus remarquable qui ressort de l’analyse de ce moment est que Schoenberg y met en jeu une combinatoire suffisamment stricte de groupes instrumentaux pour qu’on soit en droit de parler ici d’une série de timbres. Que fait donc Schoenberg ? Il suit toujours son principe de ne pas mélanger les timbres : chaque hauteur restant attaquée par un seul instrument à la fois, l’attaque de chaque accord requiert l’intervention de cinq instruments formant un groupe qui sera ensuite relayé sur les mêmes hauteurs, par un autre groupe. Si l’on relève les groupes instrumentaux intervenant à l’attaque de chaque accord pour les quatre voix supérieures (la voix basse reste régie par des principes indépendants), on obtient pour les mesures 245-246 le tableau donné en annexe (« Farben : « Le » moment… ») soit la succession de onze groupes. Jusque là rien qui ne diffère du traitement antérieur dans la pièce.

Le point remarquable va être que cette succession fonctionne, durant tout notre moment, comme une série de timbres puisque cet enchaînement de onze groupes [8] va se répéter, d’abord en ordre rétrograde (de 11 à 1 : mesures 247-248) puis dans son ordre primitif (d’abord de 1 à 11 et à nouveau de 1 à 3 : mesure 249). Cette combinatoire singulière, qui n’a été décelée que très tardivement (dans les années 70), s’avère avoir été au principe même de la composition de ce passage dans la mesure où l’on en trouve la trace dès les premières esquisses de Schoenberg.

On peut poursuivre plus avant l’analyse de ce passage pour tenter de dégager l’éventuelle présence de cette « logique » de la Klangfarbenmelodie que Schoenberg disait, deux ans plus tard, rêver. J’ai indiqué ci-suit la répartition des pupitres entre les trois grandes familles instrumentales ici engagées : bois, cuivres et cordes. On constate qu’à de petits aménagements près — dus en particulier aux contraintes de tessiture — la répartition est ici assez équitable, chaque famille se voyant impartir quatre interventions pour chacun de ses pupitres.

I.2.a.1..1          Farben — La “série” des groupes instrumentaux

Les 11 “quatuors” mis en série :

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

Fl.

V.

Cl.

C.A.

V.

A.

Hb

A.

Vc

Cor

Tp

Cl.

Fl.

Hb

Bas.

Tp

Tb

Tp

Vc

Cor

Hb

Tb

C.A.

Bas.

Cor

Fl.

Vc

Hb

V.

Tb

Bas.

Tp

V.

V.

Vc

Bas.

Cl.

V.

Cor

C.A.

Cl.

Cl.(b.)

Hb

C.A.

Soit :

 

Voix 1

Voix 2

Voix 3

Voix 4

Total

Fl.

x

x

x

 

3

Hb

x

x x

x

x

5

C.A.

x

 

x

x x

4

Cl.

x

x

 

x x

4

Cl.(b.)

 

 

 

x

1

Bas.

 

x

x x

x

4

Cor

x

x

x

x

4

Tp

x

x x

x

 

4

Tb

 

x x

x

 

3

V.

x x

 

x x

x x

6

A.

x x

 

 

 

2

Vc

x

x

x

x

4

∑=11 (*)

11

11

11

11

44

(*) La clarinette basse peut être vue ici  comme simple extension de la clarinette

ou encore :

·       5 Bois * =>21

·       3 Cuivres     =>11

·       3 Cordes =>12

·       11 instr.  =>44

 

+ Voix 5 =

·       Contrebasson    (bois)

·       Tuba  (cuivres)

·       Contrebasse  (cordes)

 

+ Autres fonctions :

·       Piccolo

·       Harpe

·       Celesta

 

Je ne crois pas qu’il faille en ce point accorder trop d’importance au détail d’une telle combinatoire — il est trop facile de déceler le jeu de nombres entiers là où l’on désire les voir intervenir, sous le présupposé à dire vrai archaïque, que le petit nombre entier ferait loi : si l’on s’intéresse au nombre, il faut en assumer aujourd’hui une conception moderne qui déborde de toute part l’arithmétique élémentaire du 1 à 12… —. Le point qui m’importe ici est que Schoenberg combine les timbres dans une logique générale de répartition équitable des pupitres de l’orchestre. On conçoit aisément que certains ont voulu y voir le pressentiment de ce qui deviendra d’abord la série dodécaphonique puis, ultérieurement, le sérialisme étendu aux timbres instrumentaux. Sans récuser cette interprétation toujours envisageable, j’y vois de préférence autre chose, d’une tout autre portée à mon sens :

— d’une part j’y lis la mise en jeu d’une construction au service d’une expression : en effet la combinatoire des timbres engendre le geste expressif de la mesure 249, ce crescendo dynamique non noté et résultant de la variation de densité instrumentale, ce crescendo que l’interprétation exacte de Boulez rend si bien. En ce point construction et expression ne sont plus en vis à vis mais étroitement imbriquées. C’est un premier point qui doit nous inciter à ne pas automatiquement les opposer, ou encore à ne pas projeter l’opposition entre constructivisme et expressionnisme en une opposition équivalente entre construction et expression : ne confondons pas deux styles musicaux de pensée qui divergent entre eux, et deux opérations complémentaires, engagées dans toute œuvre musicale.

— d’autre part le moment met la construction au service d’une sensation. En effet l’exhaustion équitable, que dispense la technique ici utilisée, me semble servir à dégager ce qui fait la qualité sans égale de ce moment : la sensation d’un orchestre de chambre générique. En effet dans tout l’opus, on se trouve face à un orchestre de très grande envergure que Schoenberg ne fait jamais jouer simultanément. Il prend le parti de n’en faire jouer simultanément que quelques pupitres, la vaste masse orchestrale lui servant ainsi non pas à épaissir le matériau sonore mais bien plutôt à constamment varier son apparence fragile et ténue. Le vaste orchestre est ici un réservoir dans lequel prélever quelques petits groupes, en vérité un orchestre de chambre qu’on va pouvoir constamment modifier par sélection d’un groupe et effacement d’un autre [9].

I.2.b. Orchestre de chambre…

Schoenberg, comme on sait, a accordé une importance particulière à l’idée de Symphonie de chambre, soit l’idée d’un orchestre où chaque instrument tient une place de soliste et non pas joue une fonction anonyme dans une masse. L’orchestre de la Symphonie de chambre est pour lui un collectif d’individualités où nul instrument ne se dépouille de ses propriétés particulières pour se fondre en un tout.

L’opération singulière à laquelle procède Schoenberg dans ce moment de Farben va être alors de donner couleur quelconque à la formation de chambre qu’il prélève dans le vaste orchestre symphonique : en précipitant la combinatoire, équitablement répartie entre les pupitres, Schoenberg compose ici la sensation d’un orchestre de chambre non identifiable comme tel mais cependant bien présent, d’un orchestre de chambre représentatif du genre, où le représentant [10] se met à changer si vite qu’on ne saisit plus que l’ombre de sa présence.

L’idée sans égale de Farben me semble ici délivrée : ce n’est pas à proprement parler celle de la Klangfarbenmelodie en son sens simple (une mélodie de timbres), mais s’accorderait à son sens plus profond, celui d’une logique sensible de la mélodie de timbres si l’on veut bien entendre ici par « logique » non plus une fonctionnalité perceptive — la capacité pour l’oreille de distinguer les spécificités de chaque enchaînement — mais la sensation dynamique d’une extraction du quelconque.

Cette extraction a un double sens.

I.2.c. La diagonale

Elle suppose d’abord que le parcours du champ des possibles (en l’occurrence l’espace combinatoire des diverses formations de chambre) se précipite, emprunte en quelque sorte un raccourci pour tenter d’accélérer la récollection, pour forcer le moment de récapitulation. Le parcours en ce point ne se fait plus en ligne droite mais prend un chemin de traverse, une orientation oblique par rapport à son cours tranquille. [11]

L’idée, simple mais profonde, est ici de produire une nouvelle existence par parcours exhaustif d’une diagonale d’un ordre. Il me semble que Schoenberg, à l’intérieur de notre moment-faveur, parcourt une semblable diagonale dans l’ordre des timbres instrumentaux et que telle est la véritable fonction de sa série de groupes instrumentaux : non pas produire un ordre combinatoire sur lequel fonder l’unité du moment mais dégager un ordre qu’il est alors possible de diagonaliser, de parcourir en accéléré, comme pour y tracer un raccourci, une ligne de fuite. En vérité la succession de groupes est ici l’esquisse d’une diagonale dans le champ des groupes instrumentaux plutôt que le germe d’un point de vue sériel.

Je rappelle ici qu’on peut dénombrer dans Farben l’occurrence de 87 groupes instrumentaux différents (sous l’hypothèse précédente qu’il convient de les répertorier selon les attaques des quatre voix supérieures) se répartissant équitablement autour de notre moment : 26 avant, 26 après ; d’où 35 groupes pendant notre moment, répartis en quatre énonciations de la série de onze groupes. Notre moment se loge donc au centre de gravité des combinaisons instrumentales alors qu’il intervient, comme climax, plutôt aux deux tiers du parcours chronologique de la pièce.

J’interprète donc notre « série » comme ébauche d’une diagonale, raccourci dans l’exhaustion des possibles : non pas germe d’un nouvel ordre fondé sur une construction combinatoire (ce qui serait l’interprétation sérielle de ce moment) mais loi momentanée de composition permettant de tracer une ligne de fuite au sein même d’un champ ordonné.

Il est en effet clair que ce moment conduit à un point de fuite, intérieur à l’œuvre, une sorte de trou se creusant dans l’orchestre où s’engloutit un bref instant le tourbillon d’une formation de chambre devenue générique.

I.2.d. L’indifférence

Une deuxième caractéristique d’une grande importance intervient ici, en sus de la diagonalisation, ou plus exactement comme sa conséquence directe, et qui découle de l’idée du quelconque : la formation de chambre quelconque qui ne cesse de s’affirmer dans ce moment pour aussitôt se retirer, se retrancher derrière une autre qui la suit, sa semblable en généricité, une telle formation devient indiscernable comme telle, puisque dépourvue de traits prédicatifs particuliers. L’effacement de ces particularités au profit de l’émergence d’une singularité quelconque, je l’appellerai indifférenciation et je dirai que la diagonale de ce moment produit, au sein du grand orchestre, une petite formation de chambre rendue indifférente.

Il y a là, me semble-t-il, une ressource plus générale de la pensée qui revient à composer une indifférence aux particularités instrumentales pour mieux en extraire son potentiel de singularité.

––––––



[1] Pour toute cette partie voir La singularité Schoenberg p. 71…

[2] Je renvoie sur ce point à la minutieuse analyse de Farben proposée par Charles Burkhart in Perspectives of new music (vol.12, n°1, 1973) : « Schoenberg’s Farben : An analysis of op.16, n°3 ». Ma réflexion s’appuie très largement sur les éléments dégagés par cet article.

[3] avec l’Orchestre Symphonique de Chicago (1995 — 3’58’’)

[4] avec l’Orchestre Symphonique de la BBC (1976 — 2’50’’)

[5] Voir la précision de l’équilibre des vents sans que le tremolo des cordes ne masque ici l’ensemble.

[6] qui me semble avoir quelque équivalence avec ce que l’écrivain Nathalie Sarraute appelle des « tropismes », ces micro-événements du flux subjectif intérieur qui échappent au langage ordinaire sans pour autant relever à proprement parler de l’inconscient comme tel, ou encore un équivalent de ces moments comme disait Spinoza « cum aliquid in nobis oritur » (où quelque chose en nous se fait jour).

[7] op. cit.

[8] 12 !, si l’on inclut, en numéro 0, les ponctuations des cordes — voir Burkhart, p. 164…

[9] « Les Cinq Pièces pour orchestre, opus 16, montrent la préoccupation de Schoenberg de traiter le grand orchestre presque comme un orchestre de chambre agrandi. Contrairement à l’écriture debussyste, traitant l’orchestre “acoustiquement”, l’écriture de Schoenberg est destinée à un ensemble de solistes. » Pierre Boulez (« Arnold Schoenberg » in Points de Repère)

[10] le « tiers tournant » selon le Sartre de la Critique de la raison dialectique

[11] On reconnaîtra ici la figure antique du clinamen, de la déclinaison de l’atome chez Lucrèce qui bifurque librement au lieu de poursuivre le chemin déjà tracé. On peut aussi y reconnaître la figure de la diagonale chez le mathématicien Cantor lorsqu’il démontre l’existence de nombres en excès sur le dénombrable, de nombres réels aux trous de l’ordre des rationnels par diagonalisation de cet ordre. Comme l’on sait, le principe de sa démonstration consiste à ordonner les nombres dénombrables puis à construire un nouveau nombre par parcours diagonal du tableau ordonné, nombre non inclus par construction dans la liste exhaustive précédente, nombre qui n’est donc pas de même nature que les précédents : nombre réel naissant à l’existence, par trouage dans l’ordre des nombres rationnels.