François BOHY

Catalogue 

 Bibliographie

La théorie du tactus et des proportions dans la musique du XVème au XVIIème siècles.

5 . Une tentative de réforme

La thèse fondant le système des mesures et proportions aux XVème et XVIème siècles sur un tactus toujours égal comme expression et représentation visible d'une "unité de base" de la musique, repose globalement sur une erreur méthodologique: des historiens, qui n'étaient pas à même de trouver une solution à l'imbroglio constitué par les ambiguïtés et les contradictions du système, se cramponnèrent à la réforme des principes du tactus proposée par Sebald Heyden comme si la recherche tendant à imposer une forme fixe à une pratique récalcitrante allait de pair avec une description conciliante de la réalité. Heyden se lamentait à juste titre de la fatigue que lui occasionnait l'imposition d'un système fixe dans une pratique arbitraire et dépourvue de règles; il ne disait donc pas ce qui était, mais ce qui aurait dû être. "Quantus vero labor fuerit, ex diversissimis variorum authorum exemplis, certas Signorum regulas colligere, ac vagam illam, in Signis quidlibet fingendi, licentiam, in certam quandam artem redigere, eius rei facile mihi fidem habebunt, quicunque et ipsi, privata quapiam opera, simile quippiam aliquando tentaverunt" (De arte canendi, ac vero signorum in cantibus usu, libri duo, 1540, préface, fol. A 2r).

Vers 1500, le dogme, que Heyden proclamait avec un zèle polémique, paraissait bien peu utile à l'interprétation du système proportionnel, alors que les conséquences qui en découlaient étaient profondes: au lieu de s'efforcer d'affermir "l'ancienne vérité", elles entraînaient un processus de décomposition du système des mesures et des proportions. L'ordre que Heyden changeait en une confusion jugée insupportable, se révéla finalement destructif.

À l'idée manifestement largement partagée que lorsque le tempo changeait, il y avait plusieurs sortes de tactus, Heyden opposa la thèse d'un tactus unique et identique à lui-même: le tactus alla semibreve du tempus imperfectum ou perfectum ne différait pas du tactus alla minima de la prolatio maior ou du tactus alla breve du tempus imperfectum ou perfectum par l'unité de temps, qui, au contraire, restait rigoureusement invariabe, mais uniquement par la valeur des notes, auxquelles se réfèrait le tactus:: ". . . non nisi unicum Tactus genus esse, quod omnis generis probatis cantilenis adaptari et posset et debeat. Non enim, si omnino dividendus Tactus sit, ex eo alius erit, si lentius aut concitatius ipse moveatur. Sed potius, si aut plures, aut pauciores Notulas absolvet. Quod vetustiores Musici, si concitatiorem aut lentiorem cantum vellent, id non per celeriorem aut tardiorem Tactum, sed per ipsarum Notularum aut protractiorem aut contractiorem valorem praestiterunt . . . Ut ita non Tactuum, sed Notularum quantitatem subinde pro variis signis, Prolationum, Temporum, Modorum ac Proportionum distinguere operae precium sit" (p. 41). L'argumentation sur laquelle Heyden se fonde est à la base d'un schéma de philosophie historique d'après lequel, à l'aube des temps modernes, presque toutes les tentatives de réformes, aussi bien en musique qu'en religion, furent encouragées: pour justifier la doctrine qu'il souhaitait imposer, Heyden déplore la corruption des temps modernes et du passé récent et en appelle à l'autorité des "Vetustiores Musici" qui avaient fondé jadis les vrais principes qu'il convenait de rétablir. En dénonçant la dépravation de sa propre époque, Heyden témoignait indirectement que celle-ci connaissait tout à fait un "Tactus celerior aut tardior", c'est à dire que pour accélérer la mesure de temps on ne se contentait pas d'écrire des valeurs de notes plus courtes, mais que l'on diminuait aussi la mesure, provoquant ainsi un tactus accéléré - comme expression d'une allure plus rapide de la musique. L'étonnement devant l'aveuglement des contemporains qui, comme Heyden le croyait, n'étaient pas capables de voir une vérité simple, n'était pas de sa part une fleur de rhétorique destinée à mettre en valeur ses propres oeuvres, mais apparaissait comme un réflexe de bon sens, car cette réalité musicale, que Heyden cherchait à ordonner, était déconcertante pour un enseignant. "Mirum ergo est, hoc non animadversum esse a paulo superioris ætatis Musicis, videlicet: Non plures Tactuum species esse posse in Proportionum ratione, sed unicam, ac eandem, quæ sibi perpetuo similis sit, esse opotere, cum id ex variarum Proportionum concentu, facillime potuissent discere" (Introduction, fol A 3v). (Heyden appliquait sur la succession des mesures ou des proportions les conclusions applicables à la simultaneïté, ce qui était erronné.)

La théorie du tactus de Heyden supposait, ainsi, une déformation de la conception traditionnelle de mesure car, à travers cette théorie, le principe de l'égalité d'usage entre les métriques binaires et ternaires était aboli, alors qu'il appartenait à la nature du système. Gregor Faber, un partisan de Sebald Heyden, s'opposait de manière cassante mais peut-être inconsciente à la tradition dont le rétablissement était à l'origine de la réforme de Heyden, en définissant la métrique binaire comme essentielle et la métrique ternaire comme accidentelle. "Quot sunt mensuræ species? Tres sunt in genere. Una est quæ essentialem singularum notarum valorem, quem illæ a primis artis huius inventoribus sibi tributum habent, mensurat. Hæc in singulis gradibus imperfectis . . . locum habet, atque reliquarum duarum metron est, ad quod respiciendo intelligere possumus, quantum notæ ac pausæ in illis ab essentiali valore pro signorum figurarumque diversitate deficiant aut illum excedant. Quæ est altera mensurae species? Est quæ notis non simpliciter, sed aliquo modo affectis adscribitur, hoc est: quæ essentiali notarum valori dimidiam sui partem, perfectorum signorum ratione, adfert, atque et unica sesquialteram facit et perfectam" (Musices practicæ erotematum libri duo, 1533, livre II, chap. 1). Bien qu'elles fussent encore affectées du terme "imparfait", les notes binaires devaient servir de "Valor essentialis" et de mètre ("Metron") pour les notes ternaires: la proportio sesquialtera représentant la perfection, en tant qu'extension secondaire du "mètre de base".

Comme il a été dit, la description de Faber contredit la donnée de base de la notation proportionnelle qui veut qu'une note et sa semblable puissent être "actualisées" aussi bien en métrique binaire que ternaire, mais elle met à jour sans aucun doute une conséquence fâcheuse de la théorie du tactus de Heyden, les mesures ternaires comme le tempus perfectum diminutumet la prolatio maior étant affectées d'un "Sesquitactus" (pulsation binaire croisée avec une mesure ternaire et ). En sapant la tradition de la notation proportionelle, cette description préparait la voie de l'écriture moderne où l'aspect ternaire est principalement représenté en augmentation par ajout du point.

De simples détails montrent combien la conception du "Sesquitactus" de Heyden était contraire à la tradition des XVème et XVIème siècles, comme son incompréhension du sens original de la prolatio maior qu'il trouvait ébauchée dans la messe de Johannes Ockeghem "Missa prolationum". Une mesure qui contenait trois minimes, sans pour autant être assimilable à un triolet, ne pouvait se comprendre, pour Heyden, que comme "Sesquitactus", c'est à dire comme un complexe formé d'une unité et demie de tactus. Toutefois, ce "sesquitactus" ne représentait pas une forme originale, mais au contraire une forme dérivée de mesure que Heyden préparait ainsi et dans laquelle une augmentation (exigée par la présence du point de prolation) était interprétée comme une diminution: il s'agirait de la mi-partition d'une prolatio maior interprétée en augmentation et comprenant globalement trois unités de tactus. Il oubliait ainsi la barre de diminution dans la notation de Ockeghem, croyant avoir affaire à une erreur d'écriture. "Sed nos per errorem describentium id forte factum esse putamus, ut signa suam intersectionem non habeant" (p. 67).

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