François BOHY

Catalogue 

 Bibliographie

La théorie du tactus et des proportions dans la musique du XVème au XVIIème siècles.

4 . Tactus et pulsation

La théorie du tactus, qui s'est formée au XVème siècle, partait d'une valeur de durée moyenne et intelligible d'où découlaient les durées plus longues par la réunion de ces valeurs, et les durées plus courtes par la décomposition de celle-ci. "Consideratione temporis accepta, quae in pulsus noscitur palpitatione, scire nos oportet, utrum duplari aut triplari aut quadruplari eam contigat aut etiam dimidiare aut trifariam sive quadrifariam dividere" (Ramos de Pareira, Musica practica, p. 77). Afin de fournir une représentation palpable du temps, Ramos choisissait la pulsation; et il mettait en relation cette mesure de temps avec le mouvement du pied ou de la main utilisé pour diriger la musique proportionnelle. "Mensura enim, ut diximus, est illud tempus sive intervallum inter diastolen et systolen corporis eucraton comprehensum . . . Cum igitur cantor recte et comtangens in aliquem locum canendo moveat" (p. 83). Gaffurio rendit par la suite la pulsation strictement équivalente à la semi-brève, qui occupait une pleine mesure de temps et pour cela ne pouvait pas dissonner (il n'est pas question de tactus chez Gaffurio). "Semibrevis enim recta plenam temporis mensuram consequens: in modum silicet pulsus æque respirantis: in contrapuncto discordantiæ subiacere non potest: ut artis posuere magistri" (Practica musice, livre III, chap. 4). Et Goivanni Maria Lanfranco mettait expressément en relation la durée globale du tactus, représentée par les battues descendantes et ascendantes, avec la pulsation, constituée de systole et diastole: la "battuta" n'était rien d'autre que "un certo segno formato a imitatione del moto del Polso ben sano per elevatione & depositione della Mano" (Scintille di musica, 1533, p. 67).

Le tactus fût décrit par beaucoup de théoriciens comme battue descendante puis ascendante, alors que d'autres le décrivaient, à l'inverse, comme battue ascendante et descendante. Cependant, il fût toujours battu à deux temps et non à trois. Afin de satisfaire la division ternaire des mesures du tempus perfectum diminutum en proportio sesquialtera ou proportio tripla, on remplaça le tactus æqualis avec ses deux battues égales par un tactus inæqualis avec deux battues inégales , dont la battue descendante était deux fois plus longue que la battue ascendante. Mis à part Johann Mattheson, qui n'avait nullement l'esprit conservateur, beaucoup de théoriciens, jusqu'au XVIIème siècle et au début du XVIIIème siècle, ne démordaient pas du caractère binaire du tactus, malgré leurs divergences qui provoquaient des polémiques indignées. Cette constatation reposait manifestement sur une représentation du "rythme" fondée sur un jeu d'échange ou sur des relations de correspondance entre deux actions ou phases considérées comme des événements qui ne devaient pas être de durée égale, tout en demeurant mesurables, mais dont la quantité ne pouvait être augmentée de deux à trois sans déranger le sentiment de correspondance entre les parties.

Adam de Fulda fut à l'origine de la définition fondamentale du tactus au XVIème siècle, laquelle devint un modèle descriptif: "Tactus est continua motio in mensura contenta rationis. Tactus autem per figuras et signa in singulis Musicae Gradibus fieri habet. Nihil enim aliud est nisi debita et conveniens mensura, modi, temporis et prolationis" (GS III, p. 362). Une paraphrase de Georg Rhaw constitue un commentaire indispensable au texte d'Adam. "Tactus est continua mocio præcentoris manu, signorum indicio, facta, Cantum dirigens mensuraliter. Habet autem fieri in singulis Musicae Gradibus / per figuras et signa, variaturque secundum signorum diversitatem. Quare nihil aliud est / quam debita et conveniens mensura / Modi / Temporis & Prolationis" (Enchiridion Musicae mensuralis, 1520, fol. G 3v.). Martin Agricola en a donné une version allemande qui est presque la traduction: "La mesure ou battue / ainsi qu'elle est toujours comprise, est un mouvement constant et mesuré de la main du chanteur / à travers lequel, à l'instar d'une équerre / à chaque production d'un signe / l'égalité des notes et des voix du chant pourra être correctement mesurée et conduite."

Adam von Fulda met en premier lieu l'accent sur la régularité du mouvement de direction; un accelerando ou un ritardando semblaient être devenus étrangers à la musique des XVème et XVIème siècles, dont le "tempo della mano" ne sera opposé au "tempo del affetto" qu'au XVIIème siècle.

Quoiqu'il en soit, le fait que le tactus soit modifié "en fonction de la différence des signes" (Rhaw), n'est pas clair et aboutit à des interprétations divergentes, dans lesquelles la problématique de la théorie du tactus se fait jour. On considère que la variabilité affecte soit l'unité de référence du tactus, soit au contraire la durée dont les différenciations peuvent avoir plusieurs origines.

La thèse de l' "Integer valor", formulée par Sebald Heyden (De Arte canendi, 1540) fut adoptée et dogmatisée par des historiens qu'inquiétaient la multiplicité de ses formes dans l'histoire. De manière simplifiée, elle stipule que ce n'est pas le tactus et sa durée qui seraient devenus variables, mais simplement les valeurs de notes qui servaient de durée à la battue. L'unité de tactus était la semi-brève dans les tempus habituels, perfectum ou imperfectum, la minime dans la prolatio maior (considérée comme augmentation) et la brève dans la tempora diminuée. Par conséquent, à l'inverse des termes utilisés par Rhaw, ce ne serait pas à proprement parler le tactus qui serait "modifié", mais la valeur des notes à laquelle il faisait référence.

Une deuxième interprétation de cette variabilité vient du fait qu'au XVIème siècle on faisait la distinction entre un tactus maior et un tactus minor deux fois plus rapide (ce qui était manifestement frappant lorsqu'on ne pouvait garantir une réalisation précise en tactus maior, lequel représentait "l'allure" véritable de la musique). Le tactus maior était en le tactus alla semibreve et en le tactus alla breve, le tactus minor était en le tactus alla minimaet en le tactus alla semibreve. Martin Agricola (chap. 6) considère que: "La mesure entière est / soit une semi-brève non diminuée soit une brève diminuée de moitié / considérée avec son mouvement / . . . La moitié de mesure / est la moitié d'une entière / et s'appelle d'ailleurs ainsi / car elle dure moitié moins que la mesure entière / c'est à dire / une semi-brève diminuée de moitié / ou bien une minime non diminuée avec son mouvement / c'est à dire / comprise avec les battues descendante et montante." Il est également problématique d'arguer des différences entre tactus maior et tactus minor pour expliquer la position de Rhaw. Si la première interprétation souffrait de ce que le motif variable n'était pas le tactus lui-même, mais son unité de référence, dans la deuxième, le tactus en tant que grandeur variable ne paraissait pourtant pas être "fonction de la diversité des signes" ["secundum signorum diversitatem"] comme l'affirmait Rhaw, car la différence entre tactus maior et tactus minor était indépendante du signe de mesure.

Les fluctuations du tactus mentionnées par Raw peuvent être comprises d'une troisième façon: une prolatio maior, pour autant qu'elle n'était pas lue en augmentation, remplissait un tactus inæqualis, qui comprenait une minime de plus que le tactus æqualis de la prolatio minor ( et à côté de ). Et il est indéniable que, selon les termes de la citation de Rhaw, le tactus étiré à 3/2 fût une battue variable "secundum signorum diversitatem". Chez Michæl Koswick, il était mentionné, là aussi expressément, que le tactus de la prolatio maior non augmentée comprenait trois minimes: "Similiter in hiscum circa omnes voces ponuntur, non est augmentatio, sed perfecta simplex prolatio qua tres minimæ tactu mensurantur" (Compendiaria Musicae artis æditio, 1518, IIème partie, chap. 5). Il pourrait sembler confus, de prime abord, que Rhaw désigne le tactus allongé d'une minime sous le nom de "Tactus integer": "Si autem in singulis cantilenæ partibus tale signum fixum fuerit, non est augmentatio, sed perfecta simpliciter prolatio, ubi tres minimas vel unam semibrevem integer tactus continebit" (fol. D 2). Il n'est cependant pas nécessaire de traduire l'expression "Tactus integer" par "Tactus invariable" - interprétation qui obligerait à considérer la prolatio maior, dans l'esprit de Ramos de Pareja, comme triolet de la prolatio minor - alors que "Tactus integer" peut stipuler qu'il s'agit d'un tactus en "Integer valor notarum" - à la différence du tactus des mesures augmentées et diminuées. (Celui qui voulait éviter l'allongement du tactus inæqualis pouvait, après tout, au lieu de concevoir la prolatio perfecta comme une mise en triolets, utiliser le "sesquitactus" proposé par Sebald Heyden, qui était à cheval sur les limites de la mesure:. Il est indéniable que des alternatives au tactus 3/2 furent mises en oeuvre tout en affirmant cependant que le tactus allongé représentait une partie de la réalité musicale, ce qui fait de l'hypothèse selon laquelle la musique proportionnelle se jouait avec une "pulsation" toujours égale une construction dogmatique.

En opposition à l'allongement du tactus dans la prolatio maior apparut un tactus abrégé qui, vers 1500, était basé sur le tempus perfectum diminutum. D'après Johannes Cochlaeus, la diminution du tempus perfectum ne consistait pas en une réduction de moitié mais au contraire en une réduction du tiers. Partant d'une durée égale, on ne substituait pas au tactus alla breve le tactus alla semibreve, mais au contraire, sous le signe on battait le tactus alla semibreve un peu plus vite que sous le signe. "In diminutione namque non notularum numerus minuitur (manet enim signum perfectionis) sed tertia mensuræ pars adimitur. Velocior namque sic est tactus quam si virgula circulum non intersecet, quamvis utrobique idem sit notularum valor et ternaria perfectio" (Tetrachordum musices, 1512, traité IV, chap. 7). À la différence du tactus minor qui ne faisait que présenter la même unité de temps dans une technique de battue différente de celle du tactus maior, le "tactus velocior" décrit par Cochlaeus constituait une véritable changement de tempo. Dès 1517, Andreas Ornitoparch considérait le tactus réduit d'un tiers comme très démodé: "Diminutio, ut veteres sensere: est tertie partis ab ipsa mensura abstractio. Sed recentiorum laudabilior est opinio ac verior, qui diminutionem a semiditate non discernant" (Musice active micrologus, 1517, livre II, chap. 8). Il est cependant difficile de nier que, vers 1500, il était du moins possible d'employer un tactus réduit (tactus 2/3) - ici encore la polémique témoigne indirectement de la réalité d'un phénomène.

Dans la mesure où un tactus allongé en 3/2 et un tactus réduit en 2/3 furent pratiqués non seulement par les chanteurs mais aussi codifiés par les théoriciens, et que les tenants de l'hypothèse "Integer valor" étaient troublés par le fait qu'il n'était pas rare de voir une phrase se transmettre à l'identique alternativement entre des signes de mesureet, on peut conclure aisément que les signes représentaient, dans leur simultaneïté, une réduction duà la moitié, et dans leur succession une petite accélération tranquille et indéterminée. Lorsqu'Heinrich Glarean (Dodekachordon, 1547, livre III, chap. 8), décrit des chanteurs qui, de peur d'ennuyer l'auditeur, ajoutent une barre au demi-cercle et nomment cela diminution ("quod tactus fiat velocior"), il est évident qu'il ne considère pas le tactus comme deux fois plus rapide, mais simplement un peu accéléré. Croire que l'ensemble des relations entre les mesures dans la musique proportionnelle était parfaitement rationnel est un mythe que l'on doit comprendre comme l'effet d'une tendance historicisante consistant à styliser le passé comme une image inverse du présent.

Ainsi dans la musique proportionnelle des XVème et XVIème siècles, le tactus était, de tout point de vue, une grandeur variable et non une mesure rigide et immuable. Premièrement, le "tactus integer" alla semibreve () pouvait s'échanger, à durées égales, en augmentation avec un tactus alla minima (), et en diminution avec un tactus alla breve (). Deuxièmement, en tenant compte des pratiques de chanteurs peu assurés, à la place du tactus habituel, associé au tactus alla semibreve, pouvait être battu un tactus minor soit, en , un tactus alla minima (ce qui transformait le tactus habituel en tactus maior). Troisièmement, en face du tactus æqualisse tenait un tactus inæqualis de même durée globale, mais divisé de manière différente: (dont la forme en triolet fut imposée par l'utilisation de la proportion 3/2 ou de la prolatio maior, dans l'interprétation rapportée par Ramos de Pareja). Quatrièmement, vers 1500, on utilisait, à côté du tactus habituel, un tactus 3/2, allongé de moitié, pour la prolatio perfecta (ainsi que pour la proportio sesquialtera 3/2, dans l'interprétation de Martin Agricola), de même qu'un tactus 2/3 réduit d'un tiers, pour le tempus perfectum diminutum. Cinquièmement, il n'était pas rare que les relations entre tempus imperfectum et tempus imperfectum diminutum soient irrationnelles: si une rationalité stricte était inévitable lors de l'utilisation simultanée de plusieurs signes de mesure, c'était un erreur méthodologique de transcrire cette rationalité dans leur succession. La "mathématique sonore" qui se cachait dans le système des mesures et proportions fut largement atténuée non seulement par les ambiguïtés résultant des fluctuations dans l'interprétation des proportions en termes d'égalité ou de fraction, mais aussi par les irrationalités vers lesquelles tendait la pratique musicale.

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