François BOHY

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 Bibliographie

La théorie du tactus et des proportions dans la musique du XVème au XVIIème siècles.

3 . Prolatio maior et proportio sesquialtera

Les difficultés qui ont pesé tant d'années sur le système des mesures et proportions résident non pas dans des relations compliquées, mais dans des relations apparemment simples: les compositeurs du XVème siècle qui, au XVIème siècle, avaient déjà la réputation, mélangée de respect et de condescendance, de musiciens "mathématiciens," témoignaient de confusions qui ne tenaient qu'à des opérations avec les chiffres 2 et 3. C'est pourquoi l'on peut désigner et clarifier les problèmes les plus épineux du système de mesures à partir d'une relation élémentaire issue du rapport entre la prolatio maior et la proportio sesquialtera.

Que la prolatio maior puisse être lue avec ou sans augmentation, et qu'elle puisse d'un autre côté, comme en témoignent Tinctoris et Gaffurio, être considérée comme une extension de la prolatio minor () ou comme une "organisation en triolets" (), atteste en somme qu'il n'y a pas moins de quatre interprétations possibles d'un même signe, lesquelles coexistent ou s'opposent. D'autre part, l'organisation en triolets était exprimée, d'après la règle, par la proportio sesquialtera 3/2 ()- ou par le remplissage en noir des notes. Cependant, il apparaît que la proportio sesquialtera pouvait aussi être interprètée comme une extension de la prolatio minor à la minime, c'est-à-dire comme un équivalent de la prolatio maior (). Et, de plus, il n'était pas précisé si la proportion se référait à la brève, la semi-brève ou la minime, ou bien, exprimé de manière anachronique, si 12 croches (minimes) formaient une mesure à 6/8, à 3/4 ou bien une mesure à 6/4 ou à 3/2 ou bien si dans la question de savoir quel groupement était sous-entendu ne se cachait pas des prémisses erronnées.

L'utilisation de la prolatio maior comme signe d'augmentation date de 1400 et fût toutefois nommée et légitimée théoriquement pour la première fois par Ramos de Pajera (Musica practica, p. 84 ). D'autre part, comme Ramos le mentionnait, il tendait à une interprétation de la prolatio maior comme une organisation en triolets (p. 83), et le fait que beaucoup de compositeurs de la fin du XVème siècle aient été indécis quant à l'interprétation de la prolatio maior comme extension ou équivalent de la prolatio minor fût déploré non seulement par Tinctoris en 1475 mais aussi par Gaffurio en 1496. "Sunt & qui sesqualteram proportionem in notulis disponunt exprimendam signo perfectae prolationis .s. puncto interposito signo typis hoc modo nullam inter prolationem & proportionem differentiam sentientes: quod potissime consyderatio rationis confutare non distulit" (Practica musice, 1496, livre IV, chap. 5). Les théoriciens patentés sont considérés en règle générale comme des autorités dont l'avis doit être respecté; cependant un historien, qui ne craint pas les difficultés, peut avoir tendance à considérer la situation, dont Tinctoris et Gaffurio déploraient l'incertitude, comme la véritable réalité historique, au lieu de faire siennes les normes postulées par les théoriciens.

Martin Agricola atteste que la proportio sesquialtera, qui en règle générale était considérée comme une équation (), était souvent conçue et mise en pratique comme une extension de la prolatio minor, c'est à dire comme équivalent de la prolatio maior: "Comme les deux chiffres 3 et 2 sont fréquents dans la proportio i / on pourra comparer et diviser la mesure de proportion / par exemple / en fonction de l'ensemble / ou de la moitié / afin de la battre plus rapidement. La demi-mesure sous ce signe / comprend ceci , mais la mesure de proportion indique ces . C'est pourquoi la mesure de proportion / sera conduite plus lentement par rapport aux autres de la valeur d'une minime / et, parce qu'elle est de la forme sesquialtera / elle devra être évaluée avec les autres mesures / dans un rapport de un et demi / étant appelée de préférence sequialterus ou proportionatus tactus (comme l'écrivent les musiciens)."Que le tactus proportionatus, dans la proportio sesquialtera 3/2, soit "plus lent d'une minime" que le tactus æqualis établit catégoriquement que la proportio sesquialtera n'est pas équivalente à , mais est considérée comme un allongement du basé sur la minime. Exprimé différemment, cela revient à considérer la minime comme "mesure de temps" demeurant identique lors des changements de mesure, ce qui fait que la proportion se réfère non pas au partage de valeurs longues (      =        ou           ) mais à l'addition de valeurs courtes (d'une      résultent        ou           ). Point n'est besoin, pour comprendre la conception d'Agricola dont la naïveté paraissait proche de la réalité, de construire une tradition populaire spéciale comme le fit Franz Jochen Machatius (Die Tempi in der Musik um 1600, Laaber, 1977) au contraire, on peut se contenter de la supposition qu'il tombait toujours sous le sens, lors de la succession de mesures et , de choisir la voie la plus aisée en considérant comme égales la battue du tactus inæqualis et celle du tactus æqualis ().

Le fait que l'unité de référence dans une proportion comme 3/2 ne soit pas déterminée, mais puisse alterner principalement entre la brève, la semi-brève ou la minime ne parait pas avoir été ressenti comme une difficulté aux XVème et XVIème siècles. Plus exactement, le fait que l'unité de référence demeure en suspens sans que le sens de la notation fût affecté par cette indétermination ne se révéla problématique que lorsqu'on se crut obligé de choisir entre un regroupement en mesures à 6/4 ou en mesures à 3/8 lors de la transcription de la musique proportionnelle en notation moderne. Il n'est pas nécessaire de faire preuve d'un historicisme extrême pour percevoir les difficultés de la transcription: on ne peut pas nier qu'au XVème et XVIème siècles aussi, les notes aient été réunies en groupements réguliers, bien que l'accentuation du début y fût plus faible. Il suffit déjà de se faire à l'idée qu'une mesure ou proportion, en tant que quintessence des règles de modalité parfaite et imparfaite des notes, ne coïncide pas toujours avec le regroupement de celles-ci, lequel est perçu en tant que modèle rythmique d'une phrase ou d'une voix, et que le principe d'une concordance n'est pas dans l'esprit de la notation. à la différence de ce qui se passe en notation mesurée, bien que l'on y trouve également des fluctuations,

Dans l'un des exemples illustrant musicalement le chapitre consacré à la sesquialtera, Gaffurio a noté le passage suivant (Practic musice, 1496, livre IV, chap. 5):

Trois valeurs d'un type de note au soprano représentent l'équivalent de deux valeurs du même type de note au ténor, que celles-ci soient monnayées en brèves, semi-brèves ou minimes. Du point de vue technique, les brèves placées sous le signe 3/2 sont binaires, comme le montre le début et la fin de la citation; la figure ne se fonde pas sur l'imperfection des brèves mais sur une syncope dans la succession des brèves et semi-brèves. Bien que noté binaire, le rythme réel apparaît cependant ternaire par l'alternance entre des groupes de trois brèves et de deux fois trois semi-brèves. Mais le signe de mesure ou de proportion 3/2, qui peut se rapporter aussi bien aux brèves qu'aux semi-brèves sans changer de fonction, n'exprime, avec le chiffre 3, ni la valeur des brèves du point de vue de la technique de notation (elle doivent toujours être lues de manière binaire) ni le rythme réel (qui oscille entre des motifs de brèves ou de semi-brèves), mais stipule simplement que la durée ou le tempo des notes est raccourci dans la partie de soprano située au-dessus du ténor. L'indication 3/2 n'est ni un signe de perfection ni de mesure, mais de tempo. Autrement dit, la division (binaire) des brèves, comme facteur de la technique de notation, est indépendante du rythme réel (ternaire).

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