François NICOLAS

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DE L'ECRITURE MUSICALE


Mémoire de DEA

"Lieux et tranformations de la philosophie"

Université de Paris VIII

(Juillet 1993)

Directeur de recherche : Alain Badiou


TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION

 

RECUEIL

I· PARTIE. A PROPOS DE L'ECRITURE MUSICALE

"De l'instance de la lettre dans la musique" (a)

"La synthèse sonore par ordinateur déplace-t-elle l'acte de composition ?" (b)

"Musique et ordinateur. Quelques questions" (c)

II· PARTIE. A PROPOS DE L'INTELLECTUALITE MUSICALE

"Pour une intellectualité musicale" (d)

"S'agit-il d'aimer la musique contemporaine ?" (e)

"L'oeuvre musicale peut-elle contribuer à l'éducation de son auditeur ?" (f)

"Utopie du sérialisme ?" (g)



INTRODUCTION


Les convictions qui guident mon travail touchent à deux questions : celles de l'écriture et de l'intellectualité musicales. Je voudrais les présenter en quelques traits pour introduire aux textes rassemblés dans ce mémoire.

 

I.

 

Je résumerai ainsi mes hypothèses actuelles en matière d'écriture musicale :

Les opérations de l'écriture ne recouvrent pas celles de l'oreille, ni celles de la perception (stricto sensu), ni celles, plus générales, de l'audition. La partition et l'audition sont deux réalités distinctes, quoique, sous une certaine forme, conjointes. Ce rapport singulier, qui est à l'origine de la composition musicale, évolue historiquement en même temps qu'il peut, à une même époque, être pratiqué et réfléchi de manières bien différentes selon les orientations adoptées dans la pensée musicale ; ce rapport est en particulier soumis, dans l'ère "contemporaine" de la musique, à de nouvelles interrogations et subit de significatives mutations.

 

Les catégories de l'écriture musicale sont structurantes : au sens propre l'écriture structure les situations sonores disposées pour l'oreille.

Les catégories de l'écriture font partie des catégories de la pensée musicale. Elles ne sont sans doute pas les seules - il y a des catégories de pensée qui relèvent plutôt du geste instrumental et qui, sans être purement techniques, ne sont cependant que rarement inscrites ("notées") dans la partition - mais elles sont stratégiques. En ce sens, les catégories de l'écriture sont loin d'être indifférentes : on ne saurait donc concevoir l'écriture musicale comme un médium dont les opérations seraient relativement indifférentes à une pensée qui ne s'attacherait qu'à la réalité audible des oeuvres.

Pour le compositeur, cette question de l'écriture a une importance subjective essentielle car sa manière propre de faire de la musique est bien d'en écrire. Qu'est-ce donc qu'écrire de la musique? Et si l'on décide d'écrire, si l'on décide de faire de la musique sous cette modalité singulière d'en écrire, selon quel type d'écriture structurer alors "sa" musique? Cette question est, pour le compositeur, stratégique.

 

L'époque actuelle met en péril l'écriture musicale. Ceci tient sans doute à la situation présente de la pensée musicale : la catégorie ancestrale de "note de musique" y est pour partie devenue obsolète en même temps que les autres catégories qui organisaient l'écriture musicale et la déployaient en disciplines savantes (harmonie, contrepoint, orchestration, fugue) sont devenues bien mal en point.

Mais le péril vient moins de la situation en elle-même que d'une conception de l'écriture qui sévit de nos jours et que je propose d'appeler la fonctionnalisation de l'écriture musicale. C'est l'idée que l'écriture musicale ne serait qu'un intermédiaire technique et neutre, qu'un réceptacle de la pensée du compositeur qui devrait être entièrement ordonné aux caractéristiques de la perception. En cette conception, les pratiques de l'écriture sont réfléchies comme pratiques proprement techniques, et les différents dispositifs d'écriture sont alors considérés comme strictement équivalents entre eux, à la seule différence près de leur plus ou moins grandes maniabilité et transparence, de leur efficacité plus ou moins avérée. Recourir à tel ou tel type d'écriture et d'inscription n'est plus alors considéré comme une décision de pensée mais uniquement comme un choix pragmatique.


Une thèse habituelle, dans la conception fonctionnelle de l'écriture, est de la rabattre sur un dispositif d'enregistrement : l'écriture est alors définie comme une pure et simple modalité d'enregistrement. Il est cependant patent que cette manière de voir met en péril l'idée même de musique. En effet, que s'agit-il dans ce cas d'enregistrer? S'agit-il d'enregistrer la musique ou bien s'agit-il d'enregistrer le son? Que s'agit-il de fixer : la situation sonore ou la situation musicale?

S'il s'agit de fixer la situation sonore, alors un disque vinyl et une bande de magnétophone classique - enregistrements analogiques - ou un compact-disque et une cassette DAT - enregistrements numériques - y suffisent. Mais que peut-on bien faire de ce type supposé d'écriture? La réponse est ici celle des électro-acousticiens traditionnels : les enregistrements transformant le son en objet sonore, on va pouvoir manipuler ces nouveaux objets en sorte de produire - de composer? - de la musique.

L'entreprise la plus conséquente dans cette orientation de pensée fut celle de Pierre Schaeffer. Consignée avec minutie et franchise dans Le traité des objets musicaux, il est remarquable qu'elle en vienne à déclarer son propre échec : en substance, il y est reconnu l'impossibilité de déduire l'objet musical de l'objet sonore, plus profondément l'impossibilité de déduire la musique du son. Cette conclusion explicite de l'ouvrage - qui en fait son intérêt, et son courage propre - n'a que peu été relevée alors même qu'elle assigne ouvertement l'impossibilité de composer de la musique "à partir" d'enregistrements. Le seul à avoir pris pleine mesure de cette impasse est Michel Chion qui en a audacieusement tiré, dans son récent ouvrage L'art des sons fixés, la conclusion radicale qu'il convenait d'inventer un nouvel art : s'il n'était pas possible de faire de la musique stricto sensu avec les sons que fixait l'enregistrement, plutôt que de singer l'art musical et la composition, il revenait aux partisans des sons fixés de fonder un nouvel art.

Si l'enregistrement prétend au contraire saisir la situation musicale comme telle, cet enregistrement ne saura être considéré comme un pur et simple objet ; il n'en aura plus en particulier la malléabilité et la neutralité si bien que cet enregistrement ne sera plus guère transformable, au sens du moins de la composition musicale : on peut toujours nettoyer un enregistrement de tel ou tel bruit - les ingénieurs du son s'y emploient désormais à merveille - mais ce travail ne relève guère de la composition. Et quand à composer une oeuvre par collage d'enregistrements musicaux (et non pas simplement sonores), je n'en connais guère de tentatives significatives, et encore moins de convaincantes.


J'ai, ce faisant, mis en jeu de manière centrale la distinction entre musique et son, ou encore entre situation musicale et situation sonore.

Cette distinction constitue pour moi une sorte d'axiome préalable qui n'appelle donc nulle démonstration. Je me contenterai d'argumenter quelque peu en son sens en sorte d'en faire ressortir la pertinence.

Il ne s'agit pas pour moi de proposer une définition de la musique qui situerait la place singulière du son dans la problématique musicale et distinguerait ce faisant musique et son. André Boucourechliev a récemment proposé cette définition de la musique : "un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore" (1) S'il s'agissait dans ce travail de définir la musique, cette approche apparaîtrait serait sans doute comme une des plus pertinentes. Mais mon propos n'est pas d'opérer ainsi. Je choisis plutôt de travailler à partir de ce double énoncé :

- "il y a la musique" (énoncé dont on trouve l'effet, en passant, sous la plume d'un certain Karl Marx : "C'est d'abord la musique qui éveille le sens musical de l'homme" 2) ;

- "il y a des oeuvres musicales" (énoncé qui introduit l'Esthétique de Hegel - "il y a des oeuvres d'art" 3 - et que j'approprie ici à ma cause).

La musique ainsi posée ne procède de rien d'autre que d'elle-même. Elle ne sourd pas du son ; et s'il y a bien (de) la musique, il n'y a pas pour autant "le musical" - comme si la musique était objectivable en une série d'attributs - lors même qu'il y a bien "le sonore"

Le point qui m'importe est qu'il y a la musique, qu'on peut en "faire" (dans certaines conditions), qu'on peut reconnaître s'il y a ou s'il n'y a pas de la musique dans telle ou telle situation sonore Ceci ne conduit nullement ni à définir la musique, ni à caractériser un prétendu "musical".

 

A quelles conditions peut-il y avoir de la musique? Ma conviction est celle-ci : une condition cardinale est l'existence de l'écriture. L'écriture est en effet ce qui met la pensée musicale à distance du sonore. Elle est un opérateur fondamental pour traiter le son comme matérialité, ce qui ne veut nullement dire comme objet. Le son est en effet pour la musique un matériau plutôt qu'une matière - je préfère réserver ce dernier nom, à l'école des travaux de Jean-Claude Milner, pour la lettre musicale - et ce matériau doit être tenu à distance pour qu'une pensée puisse se déployer. Pour le musicien, le matériau sonore est à la fois l'objet d'une attraction indéfectible et en même temps l'origine d'une mise à l'écart : attraction manifeste - comment imaginer un musicien qui soit indifférent à la présence sonore - mais mise à distance car pour faire de la musique, il convient avant tout de "maîtriser" le son : de le modeler, de le conduire fermement là où on le souhaite, et l'on ne saurait, pour cela, être perpétuellement immergé dans la réalité sonore. Même les grands musiciens improvisateurs (je songe en particulier ici à ceux du jazz) méditent leurs improvisations et travaillent donc, eux aussi, à quelque moment, à distance minimale de la réalité sonore.

L'écriture musicale est l'opérateur essentiel qui instaure cette distance entre musique et sonore, qui établit ce faisant un espace où puisse se déployer la pensée proprement musicale.

La chose importante à mes yeux concernant cette distance est de voir qu'elle n'est pas un intervalle. La distance en question n'est pas l'espace qui s'inscrit "entre" la musique et le sonore, comme si les places respectives de l'une et de l'autre étaient constituées par elles-mêmes, comme si la distance relevait simplement d'une mesure de cet écart des places - ce type de distance présupposerait l'existence d'un espace commun aux deux places, espace dont on ne voit guère d'où il procéderait -. A rebours de la distance-intervalle, j'entends par distance l'espace même qui fait jaillir deux places singulières : en l'occurrence celle de la musique et celle du sonore. C'est l'existence d'une distance "pure" (pure de tout intervalle préalable) qui autorise la constitution de places différenciables. Et comme le sonore appartient aussi à l'intériorité de la musique, on pourrait tout aussi bien tenir que c'est ici la musique qui jaillit comme distance, faisant retombée (et par là même intervalle) de ces deux places singulières que sont l'écriture et le sonore.

Conviendrait-il alors de parler de noeud plutôt que de distance, et plus précisément de noeud borroméen à trois termes (écriture-sonore-musique)? Je préfère le nom de distance, pour la raison suivante, fortement subjective : ce terme est à mon sens axial en matière d'amour, et il me plaît que soit ainsi corrélés, a minima, musique et amour. Disons, d'un trait, qu'il y a une conception de l'amour qui s'attache à le concevoir comme intervalle tenu entre les sexes ; c'est une conception qu'on peut, je crois, appeler conception féministe de l'amour : celui-ci jaillirait lorsque la reconnaissance de l'autre comme différent de soi serait assignée à la différence des sexes (à la reconnaissance de l'autre sexe). En cette conception, "il y a deux sexes" est une sorte de donnée structurale de la situation ; et l'amour est alors ce qui instaurerait un rapport singulier entre ces deux pôles, non plus rapport de guerre (cf. Nietzsche) mais rapport de reconnaissance confiante. La distance est ici intervalle ; elle naît comme intervalle "entre" deux places préexistantes, et c'est pour cela que le terme de reconnaissance la structure.

A cela, j'aime opposer une conception de l'amour qui est bien plutôt ce qui fait exister un homme et une femme nouveaux, ce qui fait advenir deux places qui ne préexistaient nullement à cet amour. Comme une fontaine jaillissante ravine, en retombant sur un sol inégalement meuble, des places singulières, comme un champ magnétique institue en pôles les points qui s'y immergent, de même ceux qui se livrent à l'amour s'y constituent, s'y inventent plutôt qu'ils ne s'y reconnaissent.

A ce titre comme à d'autres, ce qui m'intéresse est donc ce qui se crée "dans la distance" plutôt que ce qui procède par mesure d'un écart préexistant (par institution d'un intervalle là où il n'y avait que des points sans rapports entre eux). Et si la métaphore du noeud borroméen ne me convient guère, c'est aussi parce que je suis toujours tenté de décomposer le thème du nouage en deux temps successifs : celui de l'instauration des termes - "il y a R", "il y a S", et "il y a I" (soit les "il y a du il y a", "il y a de lalangue", "il y a du semblable" de J.C.Milner 4) - puis celui de leur nouage. Je sais que ce double temps est une déformation du propos analytique, en particulier tel que tenu par Milner ; mais il m'est beaucoup plus difficile d'envisager que trois brins puissent naître dans le geste même de leur nouage plutôt que d'imaginer deux places naissant en profusion d'une distance neuve.

La musique existe "dans la distance" ; elle est même très précisément ce qui instaure qu'il y ait un "dans la distance". Et les deux énoncés suivants sont ainsi réciprocables : l'écriture est ce qui soutient l'existence possible de la musique, la musique est ce qui rend raison de l'existence de l'écriture.

Écraser l'intervalle écriture / sonore, en fonctionnalisant l'un de ses termes, revient alors à dénier existence à la musique.

 

Cette question de l'écriture musicale a pris un tour singulier avec l'usage généralisé de l'ordinateur. Celui-ci en effet redonne place à la lettre là où l'enregistrement analogique relevait plutôt de la figure, en tous les cas de l'imitation, du décalque, du semblable.

La lettre, en l'occurrence informatique, est un chiffre mais le véritable statut de cette inscription (0 ou 1) est en fait délivrée de toute visée quantificatrice : ce pourrait être tout aussi bien a et b, puisqu'il ne s'agit que de différencier deux places. Il n'y a donc pas, à mon sens, derrière cette pratique informatique du chiffre, de problématique immédiate du nombre ; il y s'agit plutôt d'un codage par lettres.

Il est remarquable que l'écriture musicale ait un démêlé ancien avec cette question du chiffre - pris tantôt comme simple lettre, tantôt aussi comme nombre -. Pour n'en donner que deux exemples, Rousseau a proposé en son temps un nouveau dispositif de notation musicale entièrement fondé sur l'usage de chiffres à la place des notes traditionnelles, dispositif où le chiffre assure une fonction quantifiante. D'une autre manière, au cours du XIX· siècle, l'invention du braille et son application à l'écriture musicale a relevé d'une approche non quantifiante, très analogue en vérité à celle de l'écriture informatique puisque tout y est codifié sous la forme d'un ensemble de 6 places (sorte d'informatisation avant l'heure opérant sur 6 bits).

Puisqu'il s'agit aussi dans ce mémoire de cerner une problématique (devant orienter une thèse), indiquons que ces diverses modalités d'écriture par chiffres (celle de Rousseau, le braille et l'écriture informatique) seront l'objet d'une étude spécifique dans la suite de cette recherche.

 

Complétons ces remarques introductives sur l'écriture par deux thèses, qui dirigent mon travail de compositeur.

 

L'écriture musicale se fait avec des lettres plutôt qu'avec des figures.

Cette thèse touche à une question plus générale (dont on trouvera trace dans le texte ci-joint : "De l'instance de la lettre dans la musique") que je formulerai ainsi : écriture a-t-il exactement le même sens lorsqu'on parle d'écrire par lettres ou d'écrire par figures? Ce qui peut aussi se dire, en tendant un peu plus la question, de cette autre manière : s'agit-il vraiment d'écriture lorsqu'on parle d'une écriture par figures? J'entends ici, par figure, quelque marque dotée d'une intériorité signifiante et non pas purement arbitraire (songeons, par exemple, à la figure d'un cercle par opposition à son inscription d'une ou plusieurs lettres)

Cette question ne se donne, bien sûr, pas de la même façon selon qu'on parle de musique ou de mathématiques.

"L'écriture par figures" renvoie, en musique, aux notations, en particulier graphiques ; et cette histoire est très lourde d'abandons et de renoncements : les années 60 et 70 ont été pleines de "partitions" graphiques qui en appelaient de la créativité des instrumentistes, comme d'autres en appelaient, à la même époque, de la créativité des masses pour mieux dissimuler leur propre paresse politique de pensée.

En mathématiques, cette histoire a une tout autre noblesse ; et il conviendra, pour la suite de ce travail, d'y regarder d'un peu plus près, en une sorte d'histoire parallèle ou tout du moins contrastée. Il suffit déjà par exemple de prendre connaissance des travaux de Karine Chemla (5) pour prendre mesure des torsions arithmétiques et algébriques qui s'opèrent dans le dialogue entre mathématiques chinoises (par idéogrammes) et arabes (par lettres). Mais le contenu de cette opposition entre écritures par lettres et par figures est en mathématiques bien plus essentiel, puisqu'il touche somme toute aux rapports entre algèbre et géométrie-topologie. Sans ambitionner bien sûr faire le tour d'une telle question, on tentera, ultérieurement, d'éclairer quelque peu le problème musical qui est le nôtre sous l'angle de ces distinctions mathématiques.

Indiquons dès à présent ceci : il y a, dans la conception sérielle - qui hérite, ce faisant, de toute une tradition musicale - un parti-pris constructiviste qui peut être nommé comme une sorte d'algèbre topologique puisqu'on y construit les situations sonores par disposition progressivement emboîtée d'ensembles (notes - conçues comme ensembles d'une hauteur, d'une durée, d'une intensité et d'un mode d'attaque -, puis ensembles de notes - accords ou rythmes - , puis ensembles d'ensembles de notes), le problème de l'interprète étant alors celui d'immerger cette structure algébrique dans une topologie sonore adéquate à constituer ici des continuités (phrasé), là des voisinages (legato, vibrato), là encore des trous (respirations) Remarquons qu'un symptôme de cette orientation de pensée est souvent de confondre nominalement situation (musicale) et structure (écrite), le nom donné aux situations étant alors le nom même des structures qui les portent (certains sériels ont pu ainsi poser que telle série était le nom même de l'oeuvre qu'elle organisait).

Si cette approche constructiviste semble bien constituer un aspect indépassable de toute écriture musicale, on peut relever dans l'histoire de la musique - et il semblerait que l'époque contemporaine incline désormais à cette orientation - l'existence d'une autre problématique (qui n'est pas en soi rivale de la première) tendant à algébriser plus globalement une situation sonore pensée dès l'abord comme structure topologique. Le problème relève plutôt ici de la topologie algébrique, c'est-à-dire de la manière dont on peut inscrire algébriquement les caractéristiques d'ensemble d'une structure topologique : le nombre de trous qui la constitue, son caractère orientable ou non, les propriétés de ses familles de voisinage Pour n'en donner qu'un exemple élémentaire, l'inscription traditionnelle des familles instrumentales relève de cette approche, et il suffit de noter hautbois plutôt que violon pour inscrire - très empiriquement - une distinction topologique essentielle dont chaque musicien sent bien pragmatiquement les caractéristiques principales. L'ère moderne du travail musical, en particulier avec ordinateur, confronte en ce point à des problèmes singulièrement neufs. La difficulté, pour le musicien, est des les aborder à la fois avec l'empiricité minimale nécessaire à qui veut avant tout "faire de la musique" sans pour autant se voir imposer tel ou tel parti-pris d'écriture par tel ou tel dispositif technique. Comment tenir le point de vue d'une écriture musicale dans cet espace, en particulier d'une écriture par lettres, là où la tentation des figures est manifeste? Comment corréler, de manière renouvelée, structures algébriques d'écriture à structures topologiques du son? Comment tenir "le parti-pris d'écrire, compte-tenu des sons"?

Mon hypothèse de travail est que ce parti-pris peut se conforter de l'examen de quelques développements récents en matière de topologie algébrique ; on tentera donc un tel parcours dans la suite de cette recherche.

 

L'écriture musicale ne saurait se réduire à la maîtrise de variables de contrôle du son. La thèse contraire est implicite dans le propos de beaucoup de musiciens, en particulier parmi ceux qui fréquentent les ordinateurs. Pour eux, il y a équivalence entre d'un côté définition et inscription de variables de contrôle du matériau sonore et de l'autre côté écriture : si par exemple on contrôle telle source sonore par un potentiomètre, l'inscription informatique de valeurs pour cet outil vaudra ipso facto écriture.

Je tiens le contraire : s'il est vrai que tout dispositif d'écriture musicale est d'une manière indirecte corrélé à un dispositif de contrôle de la production sonore, il n'est pas vrai que tout dispositif de contrôle vaille écriture. Par exemple, et pour se situer simplement dans des dispositifs ancestraux, la notation en tablatures est éminemment un dispositif de contrôle instrumental et par là de contrôle du son. Il n'en constitue pas pour autant un dispositif d'écriture ; il n'en a pas, en effet, la puissance d'abstraction minimale. Ainsi si l'on note deux accords de guitare par la simple disposition des doigts sur le manche, il ne sera pas possible d'en déduire les parentés harmoniques comme on peut le faire par le moyen traditionnel des notes.

Si l'écriture implique bien la définition de variables de contrôle, elle diffère de leur établissement par deux points :

1) Pour écrire, il faut discrétiser et créer des échelles. De ce point de vue, la discrétisation sous-jacente à laquelle procède tout ordinateur (qui transforme tout dessin à même l'écran en valeurs discrètes) ne tient pas lieu de discrétisation musicale. Le travail musical sur une variable de contrôle donnée, a priori continue, impliquera donc de la discrétiser et de créer par là une échelle qui soit pertinente, c'est-à-dire dont les différences fassent sens musical. Ceci ne procède nullement de la discrétisation informatique. Ceci engage l'invention d'une écriture adaptée à telle ou telle problématique.

2) Il faut, pour disposer d'une écriture, pouvoir combiner les lettres. Or cette combinaison ne saurait être un décalque des combinaisons de contrôle. Par exemple, si un programme informatique A contrôle la production du son a et un autre B celui du son b, on ne saurait contrôler la production du son c résultant de la superposition acoustique des sons a et b par simple superposition graphique des programmes A et B ; il y a les plus grandes chances qu'il faille reconstruire entièrement un programme pour contrôler directement le son visé c. On voit donc le décalage qu'il y a entre la combinaison d'écriture c=a+b (comme on écrit simplement Do majeur = do+mi+sol) et la combinatoire de contrôle qui y est corrélée.

Au total, les structures d'écriture ne sont pas donc les structures de contrôle des instruments qui émettent le son, même s'il y a, bien sûr, des rapports entre les deux, ne serait-ce que pour ne pas sombrer dans un délire combinatoire d'écriture comme il y en eut dans les années 50 (et surtout parmi les épigones du sérialisme).


II.

 

Une seconde question nourrit mon travail ; elle concerne très directement le statut de ce mémoire et de la thèse qu'il vise à engager. Je m'étendrai peu sur ce point en cette introduction car les textes rassemblés en seconde partie, en particulier l'article "Pour une intellectualité musicale" le développe amplement.

Quelques précisions supplémentaires cependant.

Ce travail est accueilli par une institution universitaire philosophique quoiqu'il ne relève pas, à proprement parler, de philosophie, si l'on en retient, ce qui est mon cas, la conception exigeante qu'en développe Alain Badiou. Il serait bien sûr commode de prendre prétexte de l'existence ancestrale de l'esthétique pour dessiner un espace où le type d'intellectualité musicale que je prône trouverait à s'inscrire. Le temps, tel que les philosophes tentent aujourd'hui de le penser, n'est plus sans doute à cette régionalisation des disciplines, et le musicien se trouve donc lui-même requis d'avoir à rendre compte du statut de ce qu'il dit et écrit lorsqu'il ne se contente pas de "faire" de la musique.

Tel est bien "mon cas" : être un musicien devenu compositeur par décision, par volonté de musique (ce point organise la fin du texte ci-joint : "S'agit-il d'aimer la musique contemporaine?") après être devenu un intellectuel par un chemin de pensée qui n'a guère à voir avec des parcours académiques ou universitaires ni non plus avec mon rapport, depuis l'enfance, avec la musique, mais chemin qui me fut tracé par ces temps passés où la politique était un réquisit de pensée auquel personne n'échappait

Mon travail et ce mémoire ne relèvent pas explicitement de la discipline philosophique de pensée. Et si j'aime à parcourir des champs divers de la pensée, ce n'est pas ici à proprement parler en philosophe que je le fais, mais plutôt en musicien ; c'est donc sans prendre véritablement en charge le travail philosophique visant à expliciter une contemporanéité possible de ces différents champs.

 

Être accueilli par un département de philosophie me convient à différents titres : j'éprouve d'abord moi-même un "désir de philosophie", et je la lis donc pour ce qu'elle dit des temps, je l'écoute pour ce qu'elle m'enseigne sur l'état contemporain de la pensée. Comme musicien ensuite, et compte-tenu d'un état qu'il faut bien appeler déliquescent de la pensée musicale, c'est parmi ceux qui se soucient de philosophie que le débat est le plus exigeant et le plus stimulant, y compris sur les problèmes de la musique contemporaine. Enfin, en me situant dans ce cadre institutionnel, j'ai l'impression de pouvoir faire propagande pour l'art qui m'importe. Double avantage d'avoir des interlocuteurs qui me stimulent et que je peux croire intéressés à mes soucis de musicien

Il me semble cependant que cette position originale d'avoir à s'inscrire dans un cadre institutionnel philosophique lors même qu'on n'assume pas l'identité subjective de philosophe, si elle signifie quelque chose du côté de la philosophie (sur ce moment actuel marqué à la fois par la fin de l'Esthétique et par le projet d'un "contrat" non encore établi entre philosophie et arts), signifie aussi quelque chose du côté de la pensée musicale, quelque chose qui n'est pas simplement son délabrement et qu'on pourrait nommer, en reprenant une catégorie avancée récemment par Alain Badiou, l'absence d'une configuration musicale contemporaine. Disons, pour faire bref, que l'époque est à l'atomisation des oeuvres ; ce n'est pas qu'il n'y ait pas d'oeuvres musicales - je délaisse la question de savoir si ce sont des "grandes" oeuvres ; je crois préférable de ne pas trop s'en soucier : l'impératif est de composer, d'oeuvrer, et d'infléchir ; il sera toujours temps, "au futur antérieur", de mesurer rétrospectivement la grandeur de ce qui aura été ajouté - mais plutôt qu'il n'y a pas de rapports et de circulation entre les oeuvres. S'il y a besoin impérieux d'intellectualité musicale aujourd'hui, c'est aussi, à mon sens, à ce titre : la pensée musicale doit exister non seulement dans les oeuvres mais tout autant "entre" elles, dans la manière dont l'une "répond" à l'autre, dont telle oeuvre infléchit ce qu'a posé telle autre S'il existe quelque chose comme une "configuration" de la pensée musicale - et je tiendrai que le sérialisme fut quelque chose de cet ordre (je renvoie ici au texte ci-joint en seconde partie : "Utopie du sérialisme?") - alors lui est immanent un espace entre les oeuvres où les catégories de pensée circulent, où les décisions de composition se répondent, où les options musicales s'échangent.

Cet espace est aujourd'hui à configurer : la pensée musicale doit être configurante plutôt qu'elle n'est configurée. Il me sied que ce lieu puisse être conçu, lui aussi, comme une distance qui ne soit pas intervalle entre des oeuvres déjà abouties mais comme l'espace même d'où émergent de nouvelles oeuvres. S'il y a une nécessité singulière de l'intellectualité musicale aujourd'hui, ce serait sans doute là qu'il faudrait la trouver.

Je remercie donc les philosophes qui, en m'accueillant, me soutiennent ainsi dans l'entreprise de configuration musicale qui semble venir à l'ordre du jour.

 

***

1 "Le langage musical" p.21 Fayard (1993)
2 "Manuscrits de 1844" p.93
3 "Introduction à l'Esthétique". Champs-Flammarion p.16
4 "Les noms indistincts" p.7 Seuil 1983
5 Je dois à l'amicale obligeance d'Alain Herreman de m'avoir mis sur la piste de ces travaux.

a. Publié dans Quarto (n°65 : Les Lettres de la jouissance, 1998)
b. Voir "Dans la distance " IRCAM : Cahier d'analyse (sous la direction de Marc Battier - 1997)
c. Publié dans Entretemps (n° 10, 1992) ("Musique et ordinateur : quelques questions")
d. Publié dans Inharmoniques (n° 8-9, 1991)
e. Publié : Cahier Noria n°6 (Reims, 1993) ("S'agit-il d'aimer la musique contemporaine ?")
f. Publié dans Artistes et philosophes : éducateurs ? (Éd. Centre Pompidou, 1994)
g. Publié dans Les cahiers de l'IRCAM (n° 4, 1993)