François NICOLAS

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Trio Transfiguration

 

À Nicolas Papadimitriou

Pour clarinette (en si bémol), violon et piano.

Création le 14 avril 2004 (Recoleta - Buenos Aires, Argentine) par Mariano Rey, Elias Gurevich et Haydee Schwartz (revue de presse)



Éléments d'analyse

 

 

Harmoniquement, l'oeuvre est structurée par un vaste accord "arc-en-ciel" (tous intervalles).

 

À un niveau plus local, l'oeuvre est structurée par deux petits accords "arc-en-ciel" X et Y de 4 hauteurs.

 

Tout au long de l'oeuvre, des intervalles donnent une couleur particulière aux différents moments. Chaque intervalle est associé à une paire de hauteurs absolues du vaste accord précédent.

 

Sur chaque paire de hauteurs est construit un champ harmonique propre, composé de différents accords "arc-en-ciel" ordonnés selon leurs hauteurs communes. Ces accords sont prélevés dans le réservoir des 94 accords de ce type qui sont rétrogradables et exemptés de triades tonales comme d'accords de 7° diminuée.

 

Rythmiquement, l'oeuvre est striée d'un bout à l'autre par quatre vastes trains réguliers d'impulsions (composés respectivement de 27, 64, 42 et 75 scansions) dont les seuls instants de coïncidence générale délimitent la fin de l'Introduction et le début de la Coda. Ces trains ossaturent souterrainement l'oeuvre.

· Le geste "dansant" résulte de la superposition de deux motifs rythmiques qui interviennent à de nombreuses reprises dans l'oeuvre (les hauteurs ici ne servent qu'à indexer les durées).

Ces deux motifs superposés donnent des scansions différentes dans une mesure à 6/16 et dans une mesure à 8/16 :

 

Instrumentalement, l'oeuvre met en jeu quelques catégories musicales spécifiques :

 

- Le trio adopte, en certains de ses moments, la conception qu'en avait Schumann : un piano accompagné par deux amis ("un exécutant plein de feu au piano et deux amis compréhensifs qui l'accompagnent doucement ") en même temps que la partie de piano reprend très largement une de mes oeuvres antérieures pour piano seul : Des infinis subtils.

 

- La clarinette est conçue comme instrument à différents registres juxtaposés (clarinette nommée "registrée" dont on peut pressentir l'origine en certains brefs passages de Mozart - Concerto et Quintette -) plutôt que comme un seul instrument dont les frontières entre registres (chalumeau/registre quintoyant/aigu) seraient effacées ou neutralisées. Une prédilection toute particulière est portée ici au formant le plus grave de l'instrument.

 

- En héritage de Schoenberg, le violon est conçu comme "grand violon nomade" qui sillonne d'un pas ample et majestueux de vastes registres. À la suite de Schumann et Prokofiev (Sonates piano-violon), l'oeuvre privilégie le registre grave du violon lorsque celui-ci devient sédentaire.

 

- Le piano emprunte son caractère fantasque au piano de Schumann revisité par Eliott Carter (Night Fantasies), sa violence et sa sauvagerie à celui du premier Boulez tout en tirant largement partie de la troisième pédale telle que Schoenberg l'a introduite dans son opus 11 en sorte de déployer sa puissance résonnante.

 

- Par-delà ces spécificités instrumentales, l'oeuvre déploie une forme d'indifférence instrumentale dont le modèle provient de Bach et Schoenberg. Cette "indifférence instrumentale" impose qu'un même point de vue musical circule entre différents corps instrumentaux sans s'arrêter aux caractéristiques de tel ou tel. L'idée musicale, venant ainsi s'incarner en des corps indifférenciés, exerce une violence qui libère en l'instrument une puissance d'expression jusque-là ignorée (là où la brutalité, à l'opposé de la violence, tendrait tout au contraire à détruire la puissance musicale singulière de l'instrument).

 

 

Formellement, l'oeuvre est structurée en un collier de "moments-gestes" :

- L'introduction est composée de "citations de style" empruntées successivement à :

l'ensemble introduisant au corps même de l'oeuvre pour y prolonger ses résonances.

- Le milieu de l'oeuvre est signalé par une citation de style (violon "populaire" scordatura) empruntée à nouveau à Bartok (Contrastes).

- Le climax, à la fin de la 2° partie, cite une de mes oeuvres (Toccatine, pour guitare). Cet insert décale un temps les quatre trains d'impulsions périodiques qui ossaturent toute l'oeuvre.

- La coda résume le parcours harmonique de l'oeuvre pour mieux le liquider et laisser s'échouer in fine les deux motifs rythmiques composant le "geste dansant"

 

 

 

 

La forme de l'oeuvre peut être vue, par-delà le collier de "moments-gestes", à partir des partis pris instrumentaux indiqués précédemment. L'enjeu du trio devient alors la traversée de singularités instrumentales héritées (grand violon nomade, clarinette registrée, piano fantasque - résonnant et violent -) pour mieux conquérir, via l'indifférence instrumentale, une nouvelle identité collective du trio :

- non plus la formule schumannienne (amis centrés autour de la partie de piano),

- ni une logique polyphonique et contrapuntique transmise par Bach (voix en canons et imitations),

- ni la superposition d'instruments indépendants, tels trois mondes parallèles (hétérophonie),

- ni une matrice classique de conflits potentiels (oppositions, interruptions, tensions et résolutions),

mais un nouveau corps musical collectif inventé par l'oeuvre, corps dont chaque instrument n'est plus qu'un membre, corps qui conquiert ainsi durement la gloire de l'Impersonnel.

 

On peut alors métaphoriser ce mouvement de la manière suivante : les particularités instrumentales des trois instruments sont plongées dans une situation musicale préexistante (Des infinis subtils) telles des électrodes dans un bain d'électrolyse. D'où procède une dynamisation de la situation (nouveau champ de force par aimantation) et une condensation autour des électrodes (constitution de pôles magnétiques dont le rayonnement excède la structure métallique interne des électrodes). Soit une musique qui magnétise les corps instrumentaux hérités et les irradie en nouveaux pôles musicaux, par-delà leurs particularités structurales. C'est-à-dire une musique qui prévaut sur les instruments, les enveloppant, les régénérant plutôt que les suivant plus ou moins servilement.

 

 

Pour le trio (s'entend : la formation instrumentale et l'oeuvre) il s'agit au total de transfiguration.

L'enjeu compositionnel de ce trio relève en effet de ce que j'ai appelé "le style diagonal de pensée musicale", style qu'il me semble pouvoir discerner chez Schoenberg et, rétrospectivement, chez Bach et Schumann (peut-être également chez Haydn).

Pour mettre en uvre ce style de pensée, en l'occurrence ici pour "diagonaliser" une oeuvre pour piano (Des infinis subtils) au moyen d'un trio instrumental, il apparaît qu'une chose est le style de pensée (qui donne forme et perspective au travail de la pensée, à son "faire de la musique"), autre chose est le résultat : en l'occurrence l'oeuvre qui procède de ce "faire" et de ce travail. Il est en effet essentiel que la puissance de la pensée musicale ne s'assure pas tant de son style propre (risque alors de maniérisme dans la pensée) que de son résultat.

Il me semble qu'il n'y a pas de meilleure nomination de ce qui émerge là, dans ce labeur de la pensée, qu'en convoquant un mot qui noue deux catégories : celle de figure et celle de traversée.

C'est à ce titre que je nommerai ainsi l'enjeu de ce trio :

Que le style diagonal de pensée avère sa puissance de transfiguration !

 

(F.N. - avril 1997)


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