François BOHY | Bibliographie |
Les signes de mesure modernes fonctionnent comme des fractions alors que les proportions de la musique proportionnelle doivent être comprises comme des équations. L'indication de mesure 3/2 suppose que trois blanches remplissent la mesure, ce qui fait qu'à tempo constant, une mesure à 3/2 dure plus longtemps qu'une mesure à 2/2. Dans la musique proportionnelle, en revanche, la proportion 3/2 exige que trois valeurs de note d'un même genre durent autant deux notes du même genre précédemment; une ancienne mesure en 3/2 ne dure donc pas plus longtemps mais a strictement la même durée qu'une ancienne mesure en 2/2. Ce qui veut dire, en termes d'égalité, que deux brèves, semi-brèves ou minimes doivent être remplacées par trois. (La notation moderne des signes de mesure se rapporte à une valeur unitaire fixe, la ronde: le chiffre 2 comme dénominateur désigne toujours une blanche et le chiffre 4 une noire; à l'inverse, dans la notation proportionnelle, l'équation 3/2 ne précise pas si ce sont des brèves, des semi-brèves ou des minimes qui sont concernées.)
La transition du système des proportions vers celui des signes de mesure se fit à travers les principes du tactus, dont les ambiguïtés conduisirent assurément les théoriciens du XVIIème siècle à se perdre dans des difficultés importantes et parfois labyrinthiques, absorbés qu'ils étaient par la volonté de trouver un compromis entre la signification des signes dans la pratique musicale et les prémisses théoriques du principe des proportions. En ce temps-là, la notion de ronde n'existait pas (et cela tout autant pour le terme lui même que pour tout ce qu'il représente), et l'on dut s'orienter vers le tactus pour chercher à établir une unité de référence stable dans un système de proportions quasi fluctuant. Ce tactus était cependant battu soit en tactus maior soit en tactus minor et prenait différentes formes en fonction des valeurs de notes: tactus alla breve, alla semibreve et alla minima.
Pour peu que l'on néglige les différences entre tactus
maior et tactus minor, l'interprétation des
proportions ne posait assurément pas de problème tant que
l'on s'en tenait principalement à battre un tactus alla
breve dans le tempus diminutum et un tactus
alla semibreve dans le tempus non diminutum:
et
. Le système de proportions issues du tactus constituait
un échelon intermédiaire entre les anciennes notations proportionnelles
et la notation moderne. Dans ce système, le chiffre inférieur
désignait le nombre de parties du tactus original et le chiffre
supérieur leur équivalent dans la proportion:
stipulait qu'il
fallait remplacer par trois les deux semi-brèves du
tactus
alla breve, et
que trois minimes devaient
prendre la place des deux minimes du tactus alla semibreve.
(Il est possible d'exprimer la même chose en disant que le chiffre
inférieur sert à désigner le nombre d'unités
de tactus:
signifie alors qu'au lieu de deux brèves, dont
chacune forme un tactus, trois brèves devront être chantées
dans le même temps.)
Michael Praetorius considérait en 1619 que l'explication des proportions
issue du tactus était un maniérisme de notation des "Itali
moderni": "Quemadmodum enim in Tactu AEquali sub tempore perfecto
Majore , duæ Semibreves
, sub Mino
re,
duæ Minimæ,
ad unum Tactum referuntur: Ita sub tempore Majore, nascitur
proportio trium Semibrevium
, & sub Minore, trium Minimarum
,
ad Tactum unum referendarum: Utrumque sub signo 3/2 (tres Notas in proportione
tantum valere, quantum un Tactu AEquali, duæ valent) denotante, adjungendo
tempori perfecto vel minori
, vel majori
" (p. 52f).
Dans l'hypothèse d'un tactus toujours égal, les
prémisses disant que le chiffre inférieur d'une proportion
indique le nombre de parties originelles du tactus ont une curieuse
conséquence, à savoir que des mesures à 3/1, 3/2 et
3/4 doivent être conçues comme identiques en durée.
Qu'une semi-brève, deux minimes ou quatre semi-minimes, dans le tactus
alla semibreve, soient remplacées par trois
ne modifie en rien la plus petite en durée des trois parties du tactus
proportionatus (notées en semi-brèves, minimes ou semi-minimes).
Quelle astreinte devait représenter le respect de telles conclusions
dans le contexte d'une théorie qui ne disposait pas encore du concept
de ronde! Cette théorie s'orientait vers le tactus comme unité
de référence pour expliquer les proportions, alors que cela
paraissait si peu évident au XVIIème siècle eu égard
à une pratique musicale dans laquelle la suggestion opérée
par la forme des notes rendait évident qu'une mesure 3/2 fût
en général plus longue qu'une mesure 3/4. La variété
des interprétations des proportions et signes de mesure au XVIIème
siècle peut donc s'interpréter comme une tentative d'effacer
la notion de "formule identitaire" ou, à tout le moins,
l'atténuer.
Michael Praetorius mettait en relation l'interprétation des mesures
ternaires au moyen des principes du tactus tardior et celerior
avec l'affirmation selon laquelle le tactus alla breve
était un peu plus lent que le tactus
alla semibreve
(et non pas à peu près égal comme le prétendait
Sebald Heyden). "Tripla est, quando tres Semibreves
vel his æquivalentes
uno mensuratur Tactu . . . Sesquialtera est, quando tres Minimæ,
vel his æquivalentes uno Tacto mensurantur" (p. 52). "Tripla
nempe in Motetis & Concertis; Sesquialtera vero in Madrigalibus, præsertim
autem in Galliardis, Courrantis, Voltis & aliis id generis Cantionibus,
in quibus celeriori Tactu necessario opus est, retineatur" (p. 53).
Le signe
ne signifie, pour Praetorius, ni que trois semi-brèves
doivent prendre la place d'une seule, selon les règles de l'ancienne
notation proportionnelle, ni que trois rondes forment une mesure, dans le
sens de la notation moderne, mais stipule, selon les termes de la théorie
du tactus, que trois semi-brèves remplissent un tactus
alla breve, tel que celui qu'il prescrit dans le tempus
diminutum
. "Quomodo leguntur proportionum numeri? Superior
notulas semibreve, inferior tactus numerat" (Christoph Praetorius,
Erotemata musices, Wittenberg 1574, livre I, chap. 3). Si l'on s'en
tient seulement aux relations entre semi-brèves et non entre semi-brèves
et tactus, il s'agit là d'une proportio sesquialtera
3/2, et la proportion
, qui, d'après Michael Praetorius, monnaye trois
minimes à la place de deux (qui constituaient les parties du tactus
alla semibreve), décrit la même chose
que le fait la proportion
, à la différence que l'unité
est la minime au lieu de la semi-brève. Dans l'hypothèse d'un
tactus de durée strictement constante, les mesures
et
étaient simplement identiques, bien qu'il fût stipulé
par Praetorius, qui se fondait sur une différence de tempo entre
et
, que
était battu un peu plus lentement que
,
sans toutefois qu'il pût pressentir dans cet écart la relation
moderne entre 3/1 et 3/2, qui n'était pas formulable sans le concept
de ronde.
En 1678, de nouveau, Giovanni Maria Bononcini, à l'instar des "Itali moderni" de la fin du XVIème siècle, partit de l'hypothèse exposée par Praetorius que le chiffre inférieur d'une proportion représente le nombre de parties du tactus original. "De gli altri (segni) poi che seguono, per maggiore brevità si dà questa regola generale, che il numero sotto posto denota quante figure andavano, ò s'intende, che andassero alla battuta, & il sopra posto, quante ne vadino per l'avenire" (Musico prattico, Venise, 1678, p. 15). Bononcini effaçait assurément la possibilité que 3/1, 3/2 et 3/4 représentent la même chose, non pas du point de vue impliquant la notion de ronde qui impliquerait que 3/4 soit la moitié de 3/2, mais uniquement par les prescriptions de tempo, qui opéraient une différenciation des mesures ternaires. "Tutte le proporzioni di battuta ineguale si devono anch' esse constituire sotto la medesima battuta ineguale, non variandosi altro, che alle volte il moto in questa maniera, cioè facendolo hora ordinario, hora adagio & hora presto" (p. 28).
Giacomo Carissimi s'éleva contre la conception voulant que toutes les mesures ternaires puissent être véritablement identiques. "En verité, bien peu savent / dans ces "Triplis" indifférenciés, quel signe de mesure ou quel tactus employer / étant entendu que / les multiples changements de chiffres ne sont qu'une erreur / et n'ont été inventés par les compositeurs / que pour vexer les musiciens." La thèse opposée qu'il présente n'est toutefois pas claire: "On comprend aisément / que les "Triplae" soient cohérentes du point de vue de la répartition des quantités ou de la proportion. Mais la "rotundè" est niée et complètement contredite par la qualité plus ou moins rapide de la vitesse / que les italiens nomment tempo et les français mouvement." On estime soit que les signes de proportion signifient la même chose, mais sont différenciés par la prescription de tempo, soit qu'ils ne s'accordent que sur le fait, abstrait, qu'ils sont ternaires, ce qui fait qu'en l'absence d'indication de tempo, une mesure 3/2 serait généralement plus longue qu'une à 3/4.
On constate auprès de Martin Mersenne combien la transition entre
les signes de proportion et les signes de mesure (mathématiquement
parlant, de l'équation à la fraction) fut difficile si l'on
ne voulait pas être inconséquent. Alors qu'on ne peut le taxer
d'ignorance mathématique, Mersenne se perdit néanmoins dans
des contradictions étonnantes. Partant de l'expérience de
la pratique musicale, qui veut qu'une mesure à 3/2 soit plus lente
qu'une mesure à 3/4, il fixait 3/4 comme la moitié de 3/2,
elle-même moitié de 3/1. Mais dans la même phrase, il
établissait l'égalité entre et
,
dans laquelle les trois minimes du
étaient équivalentes
aux deux minimes du
, au lieu de considérer la mesure à 3/2
comme un allongement de la mesure à 2/2. "Sesquialtera proportio
hoc signo notatur
. Numerus 3 suprascriptus ostendit tres notulas semiminimas
mensuram facere, quarum duae tempori aequali serviunt. Haec proportio fere
duplicat velocitatem triplae quoad durationem mensurae. Hemiolia proportio
sesquialteræ medietatem valet" (Harmonicorum libri XII,
Paris 1648, p. 153). ("Hemiola proportio" désigne pour
Mersenne la mesure à 3/4.) Comme l'indique la citation, Mersenne
amalgamait deux systèmes exclusifs, à savoir celui des anciennes
proportions et celui des nouveaux signes de mesure, sans se rendre compte
de la contradiction existant entre deux interprétations, l'une en
termes d'égalité et l'autre en termes de fraction.
Sommaire | Chap1 | Chap2 | Chap3 | Chap4 | Chap5 | Chap6 | Retour | Chap8 | Chap9 |