François BOHY | Bibliographie |
Les historiens de la musique, troublés et déstabilisés par les multiples formes prises par le système des mesures et proportions, le considéraient soit comme devant être ramené à un principe unique, à savoir la "Integer valor", soit comme un ensemble de contradictions et d'ambiguïtés. Face à la violence d'une méthode réductrice qui expliquait les déviations par rapport à la norme supposée comme de simples erreurs, s'instaura un empirisme qui sombra dans le scepticisme.
Les tenants de l'hypothèse d'une "Integer valor" invariable
se fondent sur l'équation telle que, et interprètent
la durée identique d'une minime augmentée, d'une semi-brève
normale et d'une brève diminuée comme étant l'unité
de durée de la musique proportionnelle, représentée
et manifestée par le tactus. (Il n'est pas besoin de signaler
que l'association du terme "Integer valor notarum" à la
représentation d'une valeur unitaire invariante, alors que ce terme
ne représentait que la valeur de durée d'une note ni diminuée
ni augmentée, constitue un excès d'interprétation destiné
à conférer à la thèse historique un certificat
d'authenticité linguistique). Les difficultés viennent assurément
du tempus perfectus diminutum avec prolatio maior (lorsque
ce tempus est présent dans toutes les voix, et n'est donc
pas considéré comme une augmentation). Ainsi le tactus
alla breve en
, comme le tactus alla semibreve en
doivent être battus en un tactus et sa moitié si l'on
veut éviter d'avoir une battue dépassant la mesure
().
En réponse au dogmatisme des tenants de l'"Integer valor", l'idée que le système des mesures et proportions est une accumulation d'ambiguïtés qui ne se laissent pas réduire sans violence à un principe, est sans nul doute justifiée tant que l'on s'en tient à l'enregistrement des faits qui apparaissent dans les notes ou dans les traités. Cependant, quand il faut en venir à l'interprétation, la thèse sceptique n'est pas moins fautive que la thèse dogmatique, et l'on doit se demander si la confusion dans laquelle sont tombés les théoriciens ne tient pas au fait que les historiens auraient posé une fausse question. Cet aspect n'a jamais été pris en considération, alors que l'on devrait toujours tenter d'exercer son sens critique à la fois sur le sujet et sur l'objet de la philologie.
Il est évident que la mise en relation simultanée de mesures ou proportions différentes oblige à fixer sans équivoque quelles valeurs de notes sont considérées comme égales, sans qu'il soit besoin de préciser que, dans l'ensemble, le système est fondé sur des relations toujours similaires. Il se pourrait toutefois que l'usage de la notation proportionnelle n'ait pas sous-entendu l'établissement de valeurs fixes dans les rapports entre les différentes mesures. Il n'est donc pas du tout absurde de penser que le choix alternatif de la brève, de la semi-brève ou de la minime comme unité de référence était principalement laissé libre et se décidait cas par cas selon les oeuvres. En conséquence, les ambiguïtés qui ont agacé les historiens de la musique ne traduisaient pas une carence, car on pouvait les écarter par une interprétation détaillée, mais représentaient plutôt le signe constitutif d'un système ouvert de relation variables entre des mesures et des proportions.
Même si cette hypothèse est correcte, ce n'est assurément pas au XVème ou au XVIème siècle que fût énoncé clairement le fait qu'il s'agissait d'un système quasi fluctuant et sans point de repère. Bien au contraire. Les théoriciens pervertirent le système: ils en en firent une description naïve, dans le cas de Ramos de Pareja ou Guilielmus Monachus qui fixèrent différentes égalités pour des mesures situées l'une après l'autre, sans se soucier des "contradictions" apparentes. Ou bien ils tendirent au dogmatisme, comme Johannes Tinctoris, Franchino Gaffurio ou Giovanni Spataro, qui déclarèrent certaines possibilités du système comme seules significatives, position qu'ils défendirent ensuite agressivement contre les autres interprétations. Ces "contradictions" internes, apparues entre les théoriciens tant dans leurs descriptions opposées qu'à travers leurs polémiques, paraissaient non seulement hautement probables, mais on est aussi tenté de conclure que ceux-cis souhaitaient fixer, y compris par la force, ce qui auparavant était fluctuant, le sortant ainsi du malaise de l'ambiguïté, alors que les tentatives pour affecter à l'"Integer valor" une référence elle-même changeante, était par essence vouée à l'échec.
Selon Guilielmus Monacus, la proportion 4 : 3 résulte de la relation
entre le Tempus imperfectum diminutum et le Tempus imperfectum
cum prolatione maiori: "Sexquitertia super imperfecto maiore exigit
ut notæ albæ cantentur eodem modo quo canitur semi, videlicet,
quod ponantur duæ semi-breves pro singulo ictu pausationis" (De
preceptis artis Musicae, ed. A. Seay, CSM 11, Rome 1965, p. 25). Mais
si quatre minimes en équivalent à trois minimes en
,
alors la semi-brève de la prolatio maior doit être égale
à celle de la prolatio minor, c'est-à-dire
.
Par ailleurs, Guilielmus prétend que la proportion 4 : 3 s'exprime
aussi dans la relation entre le tempus perfectum et le tempus
imperfectum diminutum: "sexquitertia super perfecto minore exigit
ut ponantur quatuor semibreves proportionis super tribus prolationis "
(p. 26). Il rend ainsi identiques la brève du tempus perfectum
avec la brève du tempus imperfectum soit :
.
Il se peut que Guilielmus Monacus (ou bien l'inconnu dont il appliqua
les principes de proportions) ait été un marginal, mais l'affirmation
que la semi-brève, et non la minime, constituait la mesure de temps
commune aux prolatio maior , et minor
, était
toutefois si répandue que Tinctoris s'éleva précisément
contre celle-ci, allant jusqu'à dénoncer les compositeurs
- Lerouge et Puyllois - qui s'étaient rendus coupables de cet usage
abusif: "At quidam signo prolationis majoris et temporis perfecti vel
imperfecti sesquialteram signant . . . Et alii eodem signo temporis imperfecti
et prolationis majoris subsesquitertiam." L'égalité
(sans
prolatio maior augmentée) est, pour Tinctoris, tout
aussi fausse que l'égalité
(avec prolatio maior
augmentée). "Non enim sesquialtera vel subsesquitertia et hæc
prolatio equipollent, quoniam 1 semibrevis prolationis majoris 3 minimas
valens non sit uni aut 2 semibrevibus minoris commensuranda" (Proportionale
musices, CS IV, p. 171). Il est certain que Tinctoris représentait
la majorité des compositeurs, mais cela n'indique pas que la minorité
fût dans l'erreur, mais que, face à un système ouvert,
elle avait choisi les solutions les moins courantes.
Parmi les théoriciens opposés à Tinctoris, il y
avait Ramos de Pareja. qui différenciait deux groupes de signes de
mesure, considérant, semble-t-il, chacun comme équivalant
aux autres: "Modi cum tempore sic sed temporis cum prolatione
hoc modo
" (Musica practica Bartolomei Rami de Pareia,
ed. J. Wolf, Leipzig 1901, p. 82). La notation de mode comme de tempus
étant lue en diminution, Ramos parvient à interpréter
les groupes de signes par le choix d'une valeur moyenne, la "mensura"
ou "morula" ("petite pause"), qui, en cela, représente
une mesure de durée compréhensible car elle correspond à
une pulsation. " Mensura enim, ut diximus, est illud tempus sive intervallum
inter diastolen et systolen corporis eucraton comprehensum " (p. 83).
"Mensura" ou "morula" est représentée
dans le premier groupe de signes par la brève, et dans le second
par la semi-brève: "Et cum per primum cecinerit signum quadripartitum,
mensuram istam ponat in brevi . .. . Sin vero per secundum cecinerit signum
quadripartitum, morula ponet in semibrevi" (p. 83). Pour autant que
la "mensura" représente une quantité invariable
de temps, la théorie stipule que, dans le premier groupe de signes,
une brève toujours égale à elle-même sera répartie
en trois ou en deux semi-brèves, et que, dans le deuxième
groupe, une semi-brève invariable sera répartie en trois minimes
ou en deux. "Ipsa vero mensura in istis duobus
per medium in
duo tantum semibreves secatur... . In istis vero
æquilater
in tres dividitur semibreves" (p. 83).Tinctoris aussi aurait pu juger
correcte l'égalité
à condition de lire les signes
comme proportio dupla et proportio tripla, mais
Ramos ne reconnait pas en
la proportio dupla d'un
tempus à trois temps, mais plutôt - dans une réalisation
diminuée - un modus perfectus avec tempus à
deux temps (en pratique, la brève du
serait perçue,
dans certaines oeuvres comme étant à trois temps, et dans
d'autres à deux temps). C'est pourquoi l'égalité
aurait
tout à fait provoqué l'exaspération de Tinctoris que,
de son côté, Ramos apostrophait comme "viam veritatis
ignorans" (p. 84).
Mais il n'est nullement certain que le terme de "mensura" ou
"morula" ait désigné une quantité invariable
de temps; il est tout à fait possible que Ramos ait pensé
à un tactus variable, qui s'appuierait sur une minime plus
longue en qu'en
. Que la tentative de description du
système des mesures à partir d'une valeur moyenne, et non
pas d'une valeur plus grande ou plus petite, ne soit pas concluante - considérant
ainsi les grandes valeurs comme les unités, et les petites comme
des divisions - n'implique pas qu'il soit nécessaire d'avoir comme
point de départ une valeur unitaire constante. Cela peut tout aussi
bien signifier que Ramos s'orientait vers une valeur de temps qu'il trouvait
compréhensible.
Au cours d'une polémique avec Gaffurio en 1531, Giovanni Spataro,
élève de Ramos, avança l'idée que la brève,
et non pas la semi-brève, représenterait la quantité
invariante dans la musique mesurée: à l'égalité
des semi-brèves de Gaffurio , il opposait celle des brèves
(Tractato di musica nel quale si tracta de la perfectione da
la sesqualtera, 1531). Spataro s'en référait pour cela
à la signification d'origine des signes, mais, comme leurs inventeurs
en avaient vaguement l'idée, il dut concéder que la pratique
du début du XVIème siècle, qu'il considérait
comme corrompue, était contraire à sa thèse. "E
questo se intende theorice: & non practice: perche li pratici: quali
exercitano le figure de li predicti segni molto si alontanano da la verita:
e da la prima intentione de li inventori di tali segni"(chap. XVI).
Le fait que Spataro décrive la brève comme une mesure invariable
du temps n'était en rien une marotte, mais affirmait qu'il associait
la "mesure de temps" , qui devait réguler la musique, avec
le terme de "tempus", lui-même décrit par la brève,
ce qui étymologiquement tombait sous le sens à cette époque.
Pendant que Gaffurio, pour préciser la durée des mesures,
s'orientait vers la définition de la pulsation comme un fait compréhensible
empiriquement, et considérait cette pulsation comme équivalant
à la semi-brève, Spataro partit d'une signification simplifiée
du mot "tempus" afin de conceptualiser la valeur du temps
dans la musique proportionnelle. Ainsi, les avis divergents des uns et des
autres ne sont, fondamentalement, que des interprétations mineures
d'un système qui, en théorie, est véritablement formé
d'alternatives ouvertes et qui, en pratique, fut réalisé avec
des équations variables.
Dans la mesure où le système des mesures était en
quelque sorte fluctuant et sans point de repère, les recherches en
vue de dégager des relations entre les mesures par l'expression de
proportions précises souffrent d'un défaut essentiel car elles
supposent qu'une valeur comparative fût clairement établie,
alors qu'il n'en existait pas. Lorsque Curt Sachs interprète la suite
des mesures et
dans la messe "Si dedero" de Jacob Obrecht
comme 4 : 2 : 1 et 3 : 2 : 1 (Rythm
and Tempo, New York 1953, p.238), il procède arbitrairement car,
en premier lieu, à la place de relations entre les durées
des minimes (4 : 2 : 1), on peut considérer la relation entre celles
des semi-brèves ou des brèves (6 : 2 : 1) et, en second lieu,
à la place des valeurs de brèves (2 : 2 : 1), celles des semi-brèves
ou des minimes (2 : 2 : 1). Les séries de mesures dans lesquelles
se présentent des divisions binaires et ternaires ne représentent
pas une seule proportion mais plusieurs.
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