François BOHY

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Matériaux, catégories, geste compositionnel et esthétique dans les quatuors à cordes de Helmut Lachenmann

Chapitre III: La focalisation comme geste compositionnel

En mettant l'accent, au cours d'un développement musical utilisant une catégorie de modes de jeu, sur l'un ou l'autre de ceux-ci, et en l'étendant à tous les instruments, Helmut Lachenmann radicalise à la fois son discours musical, mais aussi les modalités de l'écoute de l'auditeur. Passant d'un environnement perçu très souvent comme confus, du fait de l'absence presque totale de repères préexistants, et dans lequel l'auditeur tisse un réseau de relations sonores organisé spontanément, celui-ci se trouve soudain en présence de sonorités toutes semblables, créant une impression artificielle de "confort d'écoute" du fait de la raréfaction des éléments. Toutefois, ceci n'est que le prélude à de nouveaux développements qui, dans l'espace restreint de ces sonorités, vont étendre les variations, recréant un ensemble de potentialités expressives équivalent à ce qu'il était précédemment.

1 - Opérer une focalisation:

On trouve dans les quatuors plusieurs modalités conduisant à une focalisation du mode de jeu:

Il s'agit de la modalité la plus directement perceptible, comme elle apparaît dans la "musique voilée", mesure 246 du second quatuor. L'extrême ténuité de ces sons joués avec l'écrou, associée à la grande variation dans le résultat sonore, fonction du point d'impact de l'écrou, opèrent un changement subit de l'espace sonore, dès les premières mesures de cette partie. Si la sonorité avec l'écrou n'est pas la seule sonorité à l'oeuvre dans ce passage, son changement de statut lui confère un rôle structurel déterminant. C'est autour d'elle que s'organise le développement musical de ces quelques mesures.

C'est la modalité la plus fréquente, et l'exemple ci-dessus peut tout autant s'y raccorder, dans la mesure où ces sonorités sont fonction d'un geste très précis.

Toutefois, dans la partie centrale du second quatuor, lorsque les violons posent leur instrument sur les genoux et se munissent d'un plectre, la modification sonore qui s'ensuit est directement liée au geste observé. Il en est de même lorsque les violons jouent avec l'archet écrasé, où là aussi le geste précède la sonorité.

2 - Dans l'univers sonore issu de cette focalisation:

Alors que se poursuit le discours musical, le renversement produit par ces focalisations, en unifiant le mode de jeu, opère une substitution dans les éléments du contrepoint et donne un poids perceptif plus fort à des détails qui, auparavant, n'étaient que peu significatifs.

Cette raréfaction des modes de jeu, consécutive à la focalisation, évoque en quelque sorte une observation à la loupe du paysage sonore. Et, poursuivant cette idée, le jeu qui s'installe révèle, comme l'observation détaillée d'un fragment de terreau peut le faire, une vie active, tout aussi intense que la vie "normale".

Cette vie de la musique se révèle, une fois encore, par la mise en jeu de catégories à l'intérieur du mode de jeu sélectionné. Ceci est tout à fait perceptible dans le passage "Quasi Walzer" du second quatuor. De même, le passage en accords arpégés, à la fin de cette cinquième partie, agit comme un révélateur du contenu de ces accords, qui ont toujours été entendus, précédemment, sous forme d'accords plaqués.

Il s'agit là d'une conséquence du jeu de focalisation qui conduit à modifier profondément notre perception des objets musicaux, lors du retour à une organisation des catégories telle qu'elle figurait précédemment.

Le geste du violoncelle, à la mesure 379 du second quatuor, égrenant légèrement la série des harmoniques le temps d'une croche pointée, n'est pas seulement une coloration d'un crescendo d'ensemble, ou l'élément d'une catégorie de sons arco crescendo, il renvoie directement à deux passages développés entièrement sur ce mode, dont le souvenir reste intense à l'oreille de l'auditeur.

3 - Désarmer l'écoute:

Le jeu que propose Helmut Lachenmann avec les catégories sonores construit un espace de perception à trois dimensions.

En effet, si la catégorisation, regroupant des sonorités selon des critères communs, délimite des plans de la perception, que l'on peut comparer à des espaces à deux dimensions, la focalisation qui intervient ensuite, constitue l'équivalent d'une mise en abîme par le déplacement subit de la perception d'un plan à un autre. Elle introduit ce faisant une troisième dimension dans la perception que nous avons du jeu avec ces sonorités, d'autant plus qu'il se reproduit, dans le nouveau plan ainsi délimité, un réseau de relations entre les sonorités comparable à celui du plan précédent.

Il n'y a pas d'originalité absolue dans cette façon de faire, que l'on pourrait mettre en parallèle avec celle de la variation, mais c'est la rigueur des choix et de leur mise en oeuvre, tant au niveau du matériau que de sa catégorisation, qui désarme l'écoute.

La focalisation du mode de jeu décale aussi notre perception lorsque s'opère le retour au plan dont nous étions partis. C'est ainsi que l'auditeur peut relativiser la musicalité propre des objets en fonction de leur contexte et construire une mise en espace de ce qu'il entend.

Tout ceci concourt à une autonomie de l'écoute, gommant les références culturelles non seulement d'un son, mais plus généralement d'un contexte musical, rendant nos réflexes d'écoute inopérants et ceci parfois à notre insu. L'écoute n'en devient alors que plus active, cherchant à organiser les perceptions, et activant ainsi de nouvelles sensations.

4 - Relativiser la perception du temps musical:

Tels qu'ils s'opèrent à travers les focalisations, les changements de plan sonore ont, d'un point de vue général, une influence directe sur notre perception du temps musical.

Le jeu arco sur le cordier, au milieu du premier quatuor, est à la fois la résonance allongée de sonorités entendues dans la première catégorie, mais c'est aussi une respiration par son marquage d'accents, et sa durée inscrite sur la partition ne permet pas de prévoir ce qu'elle sera dans la réalité.

Une ambiguïté apparaît clairement dans ce que nous venons de voir, car la temporalité de l'objet sonore est aussi fonction de l'instrumentiste. Non pas fonction de sa sensibilité subjective détachée du contexte, mais bien de sa manière d'interpéter une transition telle que celle décrite ci-dessus, en termes de durée propre de l'événement, reliant celui-ci à la fois à ce qui précède, par le caractère conclusif que lui donne l'écriture à cet endroit, mais aussi à ce qui suit dans la mesure où cet événement en est la prémisse. Cette focalisation sur une sonorité parfois insignifiante change ainsi le rapport au temps musical, pour l'interprète comme pour l'auditeur.

D'un autre côté, la temporalité du discours musical résultant de cette focalisation ne puise de racines que dans "la chose elle-même" et n'est que très peu déductible de ce qui prévalait auparavant. La sonorité elle-même dicte ses caratéristiques temporelles: pour réaliser les passages en balayages de sons flautando, dans le second quatuor, il faut un minimum de notes harmoniques pour évoquer l'égrénement des partiels d'un son, et il faut les jouer à un certaine vitesse pour en unifier la perception dans une impression de balayage.

L'opposition entre temps réel et temps musical, qui est une des raisons du plaisir musical, prend chez Helmut Lachenmann des formes originales qui peuvent expliquer l'opposition que l'on peut ressentir parfois entre l'extrême raréfaction des moyens et l'intensité musicale qu'ils suscitent.

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