François BOHY | Bibliographie |
La musique de Helmut Lachenmann se distingue, dès l'abord et quelle que soit la culture musicale de l'auditeur, par une utilisation intensive et généralisée de sonorités "extra-instrumentales", telles que les désigne le compositeur lui-même, bruits divers et variés résultant d'opérations plus ou moins complexes exercées par le musicien sur son instrument.
Si peu de ces sonorités sont véritablement originales, dans le sens où elles n'auraient jamais été pratiquées auparavant, c'est avant tout la place prépondérante qu'elles prennent dans le discours musical qui confère à cette musique un caractère qui la rend immédiatement identifiable.
Cette qualité tient au fait que les sonorités proposées modifient l'espace acoustique, et suscitent en cela notre écoute attentive.
Cette modification du champ des sonorités, n'est pas donnée a priori mais résulte de choix effectués en renouvelant les conditions de la signification musicale d'un son et cela en différenciant les sons par leur mise en jeu les uns par rapport aux autres ( comme dans un contrepoint classique ), en exploitant leurs caractéristiques sonores dans un contexte discursif qui s'appuie précisément sur ces données, mais aussi en redéfinissant les limites entre bruit musical et bruit parasite.
- Le son et le bruit
Hans Rudolf Zeller, dans un article du numéro 61/62 de Musik-Konzepte consacré à Helmut Lachenmann, analyse la pièce "Klangschatten - mein Saitenspiel" et remarque combien les indications exigeant le silence des instrumentistes sont précises et impérieuses. Il cite la notice: "En dehors des actions (le jeu des instrumentistes NDT), il ne doit y avoir aucun bruit dans l'orchestre. On évitera les "bruits de service" en préparant chaque action dès la fin de la précédente." L'indication est claire et montre combien sont incertaines les frontières qui ont été repoussées mais pas encore fixées.
Les notices, nous le verrons, tentent non seulement de définir le son souhaité, mais aussi de préciser les sonorités indésirables, rétablissant la frontière nécessaire entre le son musical et le bruit.
- Élargir la sphère du domaine instrumental:
Lorsque dans "Dal niente" pour clarinette seule, Helmut Lachenmann explore les modalités du souffle dans l'instrument, il ne déborde pas des limites de celui-ci, mais en focalisant aussi radicalement le discours musical sur un aspect sonore propre à l'instrument, en lui donnant le pouvoir de sous-tendre une pièce entière, il élargit la sphère du domaine instrumental et modifie de manière significative, pour l'auditeur tout autant que pour l'interprète, les rapports entre les différentes sonorités de l'instrument, ainsi que leur potentialité musicale.
- Étendre le geste instrumental:
Helmut Lachenmann désigne donc les modalités du jeu des instrumentistes par le terme "d'actions", et il évince, ce faisant, une terminologie classique. La nécessité d'une telle précision est à relier au fait que les instrumentistes "sont désarmés", pour paraphraser Helmut Lachenmann, dans l'opération nécessaire consistant, pour eux, à unifier leurs différentes productions sonores dans une même entité musicale.
L'extension du geste instrumental ne peut se faire à partir des seules données existantes et nécessite, de ce point de vue, un apprentissage. Celui-ci passe alors par une globalisation des données propres à la sonorité projetée, qui sont traduites et interprétées dans un contexte nouveau, dissocié de celui auquel l'instrumentiste a recours habituellement.
La description en termes d'actions permet au musicien de percevoir l'ensemble globalement, le son étant le résultat de la combinaison d'un geste et d'une attitude instrumentale. Ce faisant, il opère une sorte de retour à un degré zéro de l'expression, la procédure décrite ressemblant, par certains côtés, à celle de l'apprentissage instrumental.
Comme dans beaucoup d'oeuvres contemporaines, les quatuors de Helmut Lachenmann sont accompagnés de notices qui, si elles n'ont pas la taille de celles des "oeuvres ouvertes" dans les années 60, n'en présentent pas moins une grande quantité de définitions et descriptions avec souvent une grande précision dans le vocabulaire (La traduction de ces notices figure en ANNEXE N°1). Tout en apportant des précisions techniques, ces notices procèdent aussi à la redéfinition du champ musical. Deux points de vue se complètent dans la définition des modes de jeu:
- La description du geste ou d'une action à effectuer:
C'est la modalité la plus générale, qui regroupe aussi bien la façon de tenir l'archet avec le poing, par exemple, ou la "prise-étouffoir", mais aussi les types de mouvements que doit effectuer l'archet lorsqu'il n'est plus seulement tiré en travers de la corde, mais déplacé dans un plan, ou les façons de conduire un pizzicato.
- La description du son à obtenir ou de l'une de ses caractéristiques:
Il s'agit le plus souvent d'un complément à la description précédente permettant de relier certaines caractéristiques du geste à un caractère indispensable du son. C'est le cas, par exemple, du son joué avec l'archet tenu au poing et écrasé sur la corde, qui doit produire "un son crépitant, quasi perforé". C'est le cas aussi des sonorités flautando dont la caractéristique en résonance "céleste" doit être mise en avant.
Parfois, le texte va jusqu'à décrire précisément certaines parties du son, comme c'est le cas pour la sonorité avec l'écrou sur la corde décrite dans le deuxième quatuor.
- La précision dans l'obtention du son:
Associée à la description d'un son figure parfois la description du son ou de l'action à éviter "absolument", comme par exemple le grondement lors du jeu arco sur le cordier, ou la résonance de cordes à vide lors d'un relâchement. La description des sons en crescendo avec étouffement, dans le deuxième quatuor est, elle aussi, significative de cette dualité. Dans un contexte de nouveauté tel que celui-là, nous comprenons comment une description en négatif a tout autant de nécessité que l'original.
- Le nouveau tracé des limites du champ musical.
Bien que présentant des différences entre les deux notices, les descriptions sont ordonnées de manière similaire dans les deux cas et laissent entrevoir une infinité de jeux possibles, qui proposent naturellement une recomposition des limites du champ musical.
Celui-ci n'est plus fondé sur un ensemble fini de sonorités dont l'usage est hiérarchisé par une pratique dépendant d'un langage reconnu, mais voit ses limites évoluer au fur et à mesure de l'élaboration d'un langage qui préside au choix des matériaux.
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