La Timée
Pourquoi ce nom ?
Cette source sonore a la forme d'un cube. Une autre source, plus expérimentale,
avait celle d'un dodécaèdre. Pour assurer la compacité physique de cette
source, les chercheurs explorent la variété des polyèdres réguliers (il en
existe cinq) que Platon a thématisée dans son essai cosmologique : le Timée. Le philosophe, associant chacun de ces polyèdres à
un élément naturel (le cube figurait la molécule de terre, l'octaèdre celle
d'air, etc.), corrélait ces volumes à leur capacité de "faire monde".
Nommer Timée cette nouvelle
source électroacoustique relève donc sa capacité de configurer le monde de la
musique mixte. La féminisation du nom propre indexe la puissance matricielle de
cette source.
De quelle manière la Timée peut-elle
reconfigurer le monde de la musique mixte ?
Un renversement
La Timée renverse le rapport des
sonorités électroacoustiques à l'espace en relocalisant leur source.
Un seul haut-parleur ne sachant "remplir" une salle, faute de
pouvoir réellement l'"exciter", la pratique habituelle est de
multiplier les haut-parleurs et de s'abstraire de l'espace architectural en
" composant " une spatialisation sonore indépendante du lieu. Ce
faisant, la musique rature son rapport à l'espace architectural pour ne plus
offrir qu'un milieu spatial s'étendant sur trois dimensions, sans bords et sans
diversité intérieure.
A contrario, la Timée localise la
source des sonorités électroacoustiques au moyen d'un volume rayonnant les sons
et non plus les diffusant. Dans cette manière de faire, la source prend acte de
l'espace architectural. Elle met en jeu la salle, révèle ses caractéristiques
acoustiques propres, sans prétendre se substituer au travail spécifique des
architectes et acousticiens de salle.
Dans son rapport à l'espace architectural, la Timée a pour vocation musicale de prendre l'instrument
pour modèle : de même qu'un musicien déplacera son instrument en fonction de
l'acoustique propre à la salle dans laquelle il va jouer, de même qu'il
adaptera ses modes de jeu et son interprétation à cette même acoustique, de même
procédera la Timée, jouant dans un site architectural et avec l'acoustique du lieu.
La Timée dépasse le haut-parleur en
polarisant l'espace sonore autour du corps physique qu'elle constitue - un haut-parleur isolé n'est pas un corps
physico-instrumental mais une simple membrane -.
Là où les dispositifs électroacoustiques habituels diffusent les sons, la Timée les projette : les sonorités électroacoustiques retrouvent ainsi, à l'égal des
sonorités instrumentales, l'impact d'une adresse, l'intensité d'une proposition
musicale.
Une remise sur pieds
Grâce à ce nouveau rapport à l'espace, la Timée peut remettre sur ses pieds la dialectique en jeu
dans les musiques mixtes entre instruments et haut-parleurs.
L'enjeu musical dans cette dialectique est en effet : qui la dirige, les
instruments ou les haut-parleurs ?
Il s'agit avec la Timée de redonner à
l'instrument de musique le facteur dirigeant, en sorte que se rétablisse un
dialogue véritable entre instruments et haut-parleurs (non plus les rapports
convenus de figures d'origine instrumentale à des fonds d'origine électroacoustique,
ni non plus le cliché de deux mondes qu'il s'agirait alors de rapprocher ou
fusionner). Traditionnellement dans une oeuvre mixte, les instruments (et
parfois même les voix !) doivent être amplifiés : ne pouvant rivaliser avec la
puissance électroacoustique, ou leur couleur faisant trop fortement contraste,
ils doivent progressivement s'aligner sur la sonorité des haut-parleurs. Ainsi
ce dispositif électroacoustique, de rôle initial d'appoint et d'élargissement,
se met à régenter la situation sonore, dictant aux instruments et aux voix ses
conditions. D'où une rivalité conduisant à une surenchère permanente dans
laquelle le musicien, son instrument et sa voix ont perdu d'avance. Dans cette
manière de faire, la diffusion par haut-parleurs a donc pris le pouvoir et régente
toute la dynamique sonore.
Avec la Timée, les instruments n'ont
plus besoin d'être amplifiés et ce sont eux qui fixent les règles d'occupation
de l'espace architectural : par rayonnement sonore de corps physiques.
Une nouvelle manière de mettre ensemble, un
nouveau potentiel "harmonique"
La Timée autorise une nouvelle manière
de mettre ensemble des sonorités électroacoustiques sans qu'elles se
neutralisent ou se recouvrent. Ni un seul haut-parleur, ni différents
haut-parleurs répartis aux quatre coins d'une salle ne savent déployer une véritable
polyphonie : le simple haut-parleur écrase les voix électroacoustiques les unes
sur les autres quand des haut-parleurs dispersés n'instaurent aucun partage
d'origine. Le premier dispositif écrase la diversité des voix quand le second
la disperse. La Timée, instaurant
une région commune d'où les différentes voix s'adressent au lieu, établit une
manière d'être ensemble qui n'a pas de précédent électroacoustique. Si pour un
musicien, "être ensemble" se dit harmonie, la Timée
offre ainsi aux voix électroacoustiques un nouveau potentiel harmonique.
La Timée réhabilite ce faisant l'écoute
des discours électroacoustiques, si l'on entend par écoute non pas une audition
confortable, l'immersion béate dans un milieu sonore vous enveloppant et vous
berçant, mais l'attention à une convocation. Si l'on écoute adéquatement une
ceinture de haut-parleurs en s'enfonçant dans son fauteuil, on doit écouter la Timée en se tenant sur un qui-vive. Autant dire qu'en vérité on entend les haut-parleurs mais qu'on écoute la Timée.
Encore faut-il, pour ce faire, qu'il y est bien un là : un lieu architectural et une oeuvre musicale qui
s'y invite. Tel est le pari de Duelle. Et s'il s'avère alors possible d'écouter la Timée dans ce contexte, ce sera sans doute parce que Duelle l'écoute
toujours déjà, et parce que l'oeuvre s'adresse à quiconque est là, pour l'intégrer
à une écoute de la Timée déjà à
l'oeuvre.
François Nicolas
(avril 2001)
Pour plus de détails, vous pouvez lire :
(Rapport de recherche 1999-2000 sur la Timée) :
http://www.ircam.fr/equipes/instruments/srcvirt/report
·
« Radiation Control on
Multi-Loudspeaker Device : La Timée » : N. Misdariis,
F. Nicolas, O. Warusfel, R. Caussé — ICMC 2001
· « Le contrôle de la
directivité par un système multi haut-parleurs » : N. Misdariis,
O. Warusfel, R. Caussé, F. Nicolas – JIM 2002
· Comment la musique prend-elle acte d'un espace architectural
?
(Communication au colloque Espace
[re][dé]composé, Ircam 9-10 juin 2000)
· Présentation de la Timée aux journées portes ouvertes de l'Ircam (juin 2000)
· « Contrôle de la
directivité et source sonore virtuelle : la Timée » : O. Warusfel, F. Nicolas,
N. Misdariis (Ircam, Résonances 2003
· « Enjeux de la
spatialisation » (Ircam, 16 novembre 2004)