La Timée : un renversement et une remise sur pieds

(Journées Portes ouvertes de l'Ircam, 24 et 25 juin 2000)

François Nicolas

 

La Timée VI : Pourquoi ce nom ?

Cette source sonore a présentement la forme d'un cube avant d'avoir, à l'automne prochain, celle d'un octaèdre. Une autre source, plus expérimentale, a déjà eu celle d'un dodécaèdre. On explore ce faisant la variété des polyèdres réguliers que Platon a thématisée dans son essai cosmologique : le Timée. Il existe cinq polyèdres réguliers (le tétraèdre et l'icosaèdre venant s'ajouter au cube, à l'octaèdre et au dodécaèdre) qu'on distingue par leur nombre de faces.

La source cubique a six faces. D'où son nom.

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I. Un renversement : La Timée renverse le rapport des sonorités électroacoustiques à l'espace en relocalisant leur source.

 

Problème 1 : La multiplication des haut-parleurs

Un seul haut-parleur ne saurait " remplir " une salle, faute de pouvoir réellement l'" exciter ". D'où le recours à sa prolifération : deux haut-parleurs en stéréo (conduisant, par généralisation, à la muraille frontale des scènes de musique pop), puis quatre (conduisant, par extension, à une ceinture entourant les salles de concert).

 

Problème 2 : Selon quels principes disposer dans l'espace cette pluralité de haut-parleurs ?

La logique spontanée des dispositifs électroacoustiques est de s'abstraire de l'espace architectural pour constituer un espace acoustique indépendant. D'où, par ricochet, une dissolution de l'espace proprement musical : celui qui configure les écarts entre instruments de musique et l'étendue des corps musicaux (l'espace des claviers et touches des instruments, l'espace du corps à corps entre musiciens et instruments, etc.).

Le résultat de cette dissolution : les instruments et les voix, ne pouvant rivaliser avec la puissance électroacoustique, doivent progressivement aligner leur mode de production sonore sur celui des haut-parleurs. Concrètement : instruments et voix doivent tous être amplifiés. Ainsi ce dispositif électroacoustique, de rôle d'appoint et d'élargissement, devient progressivement le régent de la situation sonore, dictant aux instruments et aux voix ses conditions.

 

Thèse : Dans une salle de concert, trois types d'" espace " se superposent, constituant une hétérophonie feuilletée plutôt qu'un méta-espace unifié :

- l'espace architectural, construit par les architectes (espace sensible, doté d'une échelle et configuré par ses limites : murs, sol et plafond) ;

- l'espace acoustique, ossaturé par les physiciens (champ dynamique plutôt qu'espace sensible) ;

- l'espace musical (1), bâti par les musiciens (région de la salle constituée en volume par le jeu instrumental).

Aucun de ces trois " espaces " n'est homogène et isotrope (2). Ces trois espaces entrent en rapport sans exactement se recouvrir, moins encore fusionner. Ainsi la catégorie d'espace, en partage entre trois disciplines de pensée (l'architecture, l'acoustique physique et la musique), loin de les unifier ou réconcilier, s'avère plutôt révéler l'abîme qui les sépare.

 

Proposition : La Timée relocalise la source des sonorités électroacoustiques au moyen d'une boule de haut-parleurs rayonnant les sons et non plus seulement les projetant selon un simple faisceau sonore, fût-il répété dans différentes directions. Cette nouvelle source sonore est d'autant plus " musicalisable " qu'on sait désormais - grâce au travail de Nicolas Misdariis, René Caussé et Olivier Warusfel - contrôler sa directivité et diriger son mode de rayonnement.

Dans cette manière de faire, la source prend acte de l'espace architectural. Elle met en jeu la salle, révèle ses caractéristiques acoustiques propres, sans prétendre se substituer au travail spécifique des architectes et acousticiens de salle (3).

 

Principe : Dans son rapport à l'espace architectural, la Timée a pour vocation musicale de prendre l'instrument pour modèle.

De même qu'un musicien déplacera son instrument en fonction de l'acoustique propre à la salle dans laquelle il se propose de jouer, de même qu'il adaptera ses modes de jeu et son interprétation à cette même acoustique, ainsi procèdera la Timée, jouant dans un site architectural et avec son acoustique.

La Timée dépasse le haut-parleur - lequel n'est pas un corps physico-instrumental mais une simple membrane - car elle polarise la salle autour d'une région grâce à son propre volume physique et à son rayonnement. Sans être à proprement parler un nouvel instrument de musique (à raison du fait qu'elle n'est pas jouée par le corps d'un musicien), la Timée cependant s'en rapproche.

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II. Une remise sur pieds : Grâce à ce nouveau rapport à l'espace, la Timée peut remettre sur ses pieds la dialectique en jeu dans les musiques " mixtes " entre instruments et haut-parleurs.

 

L'enjeu musical : Dans cette dialectique, qui dirige ? Les instruments ou les haut-parleurs ?

Il s'agit en fait de redonner à l'instrument de musique le facteur dirigeant dans cette dialectique, en sorte que se rétablisse un dialogue véritable entre instruments et haut-parleurs (non plus les rapports convenus de figures d'origine instrumentale à des fonds d'origine électroacoustique), à distance de la rivalité actuelle conduisant à une surenchère permanente des puissances sonores dans laquelle le musicien et son instrument ont perdu d'avance.

 

Proposition 1 : Concevoir ce dialogue comme rapportant des instruments et des images musicales.

Ce que la Timée rayonne n'est pas à proprement parler de la musique mais plutôt une image de musique : on parlera ici d'image musicale (4).

 

Proposition 2 : Prendre au sérieux ce qu'est une image musicale.

Cela veut dire a minima : ne pas traiter l'image comme une fausse apparence, comme une réalité seconde et biaisée, comme un paraître subalterne, mais comme une existence singulière aux ressources spécifiques.

L'image musicale, comme toute image, agit ; elle a donc une activité et une actualité singulières, une puissance qui n'appartient qu'à elle et qui n'est guère intelligible comme dévoiement d'une puissance qui lui serait antérieure, comme potentialité désactivée.

L'image musicale est à la fois un objet sonore et un rapport dans lequel cet objet est pris comme un des termes.

L'image musicale déplie simultanément deux termes : la réalité sonore concrète qu'elle est et sa référence (en général imaginaire). L'image n'est pas la reprise infidèle d'une référence préexistante mais la constitution d'un rapport entre ce qui est là et ce que cet être-là évoque et laisse imaginer. Ainsi l'image musicale rayonnée par la Timée est à la fois existence sonore effective et mise en jeu de références (évocation d'instruments, de corps imaginaires...). Comme on le voit, rien de " virtuel " en ce dispositif, l'imaginaire étant lui-même une dimension constitutive de l'actuel.

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Pour plus de détails

Vous pouvez lire :

- Journal d'un écouteur

(Rapport de recherche 1999-2000 sur la Timée) :

http://www.ircam.fr/equipes/instruments/srcvirt/report

- Comment la musique prend-elle acte d'un espace architectural ?

(Communication au colloque Espace [re][dé]composé, Ircam 9-10 juin 2000) :

http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/Timee/Espace.html

 

Rendez-vous en juin 2001 pour la création, dans le cadre du prochain festival Agora, de Duelle (musique de François Nicolas, texte de Geneviève Lloret) pour piano, voix et Timée.


(1) Je laisse ici en suspens la question de savoir dans quelle mesure cette proposition est ou non compatible avec la thèse d'André Boucourechliev : " L'espace n'est pas une catégorie musicale ".

(2) On se tient ici à distance de l'idée abstraite du " spatial " qui conçoit un espace formel, illimité, homogène et isotrope n'ayant guère à voir ni avec l'espace sensible de l'architecture, ni avec le rayonnement d'un volume instrumental.

(3) Cette démarche musicale est complémentaire de celle des acousticiens, adaptant la sonorité d'une salle aux musiques qu'elle accueille.

(4) Ce qui n'est pas exactement la même chose qu'une image sonore.