Septième chronique des
tournées-rue contre la drogue des pères de famille
Quartier Stalingrad, jeudi 25 avril 2002
Nous étions huit pères ce jeudi, dont trois venus d’un quartier voisin du 18° (Marx-Dormoy) à l’initiative de l’association Olive 18. Cette solidarité contre la drogue entre quartiers est précieuse. Nous encourageons depuis le début (voir notre déclaration du 12 mars 2002) d’autres quartiers à faire comme nous et sommes pour cela prêts à les aider : si d’autres pères souhaitent monter des tournées-rue contre la drogue dans leur propre quartier, ils peuvent, dans un premier temps, venir participer aux nôtres pour voir comment nous procédons, et, dans un second temps, nous sommes disposés à venir chez eux pour contribuer au lancement de leurs propres tournées.
Ce jeudi, nous souhaitions privilégier la rencontre avec les habitants : nous voulions pouvoir discuter, si nécessaire, de la nouvelle situation créée dans le pays par le premier tour de l’élection présidentielle. Nous avons pour cela adopté un parcours décalqué de celui de notre quatrième tournée : bd de la Villette, place Jean Jaurès, Rotonde de la Villette, bd de la Villette, rue de Tanger, rue du Département, rue Kablé, rue Pajol, place de la Chapelle et bd de la Chapelle.
Une équipe de Canal + nous accompagnait.
Comme souvent, nos projets ont été contrariés par la réalité. En l’occurrence beaucoup de gens croisés n’étaient que de passage dans le quartier : voyageurs, touristes, personnes venues rendre visite à des amis… Et finalement très peu de discussions relatives aux résultats de l’élection présidentielle qui ne semblent pas inquiéter le quartier.
Nulle raison donc de dramatiser la situation dans le quartier, ce qui rendait d’autant plus incongrue la présence ce soir-là, place de Stalingrad, des restes d’une manifestation « anti-Le Pen » composés exclusivement de (très) jeunes, affichant « Le Pen enculé ! »…
Curieuse impression que le petit théâtre des rues mettait en scène ce soir-là un nouveau spectacle aux propos stéréotypés, sans pensée vivante, sans analyse, sans proposition émancipatrice.
Pour la part qui nous revenait dans l’évaluation nécessaire de l’événement du premier tour, nous avions rédigé un papier que nous donnions ce soir-là à qui souhaitait parler de ces questions — et, redisons-le : il y en avait très peu —. Voici ce papier.
Le travail du Collectif
anti-crack face à Le Pen et au lepénisme
Dans notre quartier de Stalingrad,
miné par les problèmes bien réels du crack, nous faisons
deux choses :
·
nous organisons ce quartier contre la drogue en mobilisant
directement les gens pour les tâches qui sont les leurs, les
nôtres : se déclarer contre la drogue, se réapproprier
l’espace public, parler entre habitants, parler avec les toxicomanes,
aider les jeunes à se définir contre la drogue… ;
·
nous demandons à l’État de faire le travail
qui lui revient en propre dans ce combat contre la drogue (police :
répression ; municipalités : prévention et
rénovation urbaine ; gouvernement : soins…) et que nous
n’envisageons nullement de faire à sa place.
Ceci entretient le quartier à
l’écart tant de Le Pen et de sa formation que, plus encore, du
lepénisme rampant.
Face à Le Pen
Le travail que nous demandons à
l’État de faire ne saurait être mis en œuvre sous la
direction d’un Le Pen qui se situe aux antipodes de nos orientations.
Nous demandons en effet :
·
une prévention de la jeunesse qui lui fasse valoir
d’autres projets d’existence que la drogue mais également
que la brutalité et que la haine ;
·
une rénovation urbaine qui soit respectueuse de la
diversité de la population (et non pas une épuration sociale ou
nationale) ;
·
une répression des dealers qui minimise
l’emprisonnement des toxicomanes ;
·
une lutte contre la drogue qui s’articule à une
politique de soins.
Face au
lepénisme
Notre travail contre la drogue constitue
le meilleur rempart à une organisation lepéniste qui voudrait
profiter des problèmes de drogue pour structurer à son avantage
les gens du quartier :
·
Nous rassemblons contre la drogue toutes les nationalités,
origines nationales et confessions religieuses présentes dans le
quartier.
·
Nous pratiquons une indifférence non hargneuse à
l’égard des partis politiques, nous tenant à distance
d’un travail qui est le leur, non le nôtre, sans les attaquer pour autant
d’un « tous pourris ! ». Nous demandons
sans agressivité aux élus de faire le travail qui leur revient en
propre.
·
Nous organisons concrètement la population (manifestations,
tournées-rue…) en refusant de constituer une milice privée.
·
Nous demandons à la police de faire son travail ordinaire.
Nous n’en appelons pas de lois d’exception. Nous ne faisons pas de
surenchère ni ne dramatisons la situation. Nous l’analysons pour
ce qu’elle est concrètement. Nous demandons que la police
patrouille tranquillement, par petits groupes, pour disperser les bandes de
dealers, ce qu’elle fait désormais, et plutôt bien. Nous
n’appelons pas à une déclaration de guerre contre la
drogue, nous ne réclamons pas des bataillons armés nettoyant les
rues : un travail banal de police suffit à la tâche
prescrite. La preuve en a d’ailleurs été faite.
·
Nous organisons la jeunesse pour qu’elle pense et formule sa
propre position contre la drogue. Dans l’organisation de la jeunesse
contre la drogue, nous refusons une logique de « guerre »
(contre les dealers, et a fortiori contre les toxicomanes) et donc
l’organisation de bandes anti-dealers ou anti-toxs.
·
Nous disons : on peut mener tranquillement un combat contre
la drogue qui conduise à apaiser un quartier. Nous ne mobilisons personne
sur des thèmes de bagarre et de haine :
— Avec les dealers, nous en
appelons d’une distance froide, laissant à la police le soin de
les réprimer.
— Avec les toxicomanes, nous en
appelons d’un dialogue direct, tranquille et en égalité des
libertés.
·
On peut, on doit penser par soi-même, sans tout
mélanger, en particulier en distinguant les drogues entre elles, et analysant
chaque situation concrète pour elle-même. Nous refusons les
amalgames qui tétanisent toute pensée et entravent les pratiques
émancipatrices. Nous contredisons ainsi et déqualifions les
fausses équations suivantes :
« Squats = drogue »,
« Sans papiers
= dealers »,
« Immigrés
= drogue + voyous »,
« Toxicomanes
= dealers »,
« Séropositifs
= toxicomanes »
« Contre la drogue
= pro Le Pen ».
Tous ces énoncés sont
infâmes et notre action prouve qu’ils sont faux !
·
Nous nous tenons aussi à l’écart d’une
pure et simple inversion des positions lepénistes, comme s’il
suffisait de retourner les mots d’ordre lepénistes pour disposer
d’idées praticables (ce qui ne fait que maintenir les
thèmes lepénistes en position de référence
là où il faut, au contraire, se doter d’une autonomie de
pensée). Nous contredisons ainsi les amalgames symétriques :
« Contre la drogue
= fachos »,
« Contre la drogue
= contre les drogués »,
« Contre la drogue
= délire sécuritaire »,
« Contre la drogue
= bourgeois » (=> le toxicomane constituerait aujourd’hui
l’emblème du peuple !),
« Contre le sida
= faire avec la drogue ».
Ces énoncés sont faux et
notre action le prouve tout autant !
Nous refusons également
qu’on assure la tranquillité des habitants en parquant les
toxicomanes dans des maisons ou parcs à shoot (rappelons-nous : Le
Pen proposait de créer des « sidatoriums » où
parquer les séropositifs…).
Globalement, notre travail, prenant en
compte les problèmes de drogue du quartier sans les dénier, coupe
l’herbe sous les pieds du lepénisme.
L’autonomie de pensée et d’action du Collectif anti-crack est le meilleur moyen pour que le Pen, sous couvert des problèmes de drogue, morde le moins possible sur la population du quartier.
Dès le départ, place
Jean-Jaurés, nous croisons ce soir-là un jeune homme qui
déclare connaître notre action et vouloir s’y joindre. Pour
lui, la délimitation avec le lepénisme est sans
ambiguïté et ne mérite guère de s’y
étendre. Il se dit révolté par les déclarations de
Vaillant, ministre de l’Intérieur, selon quoi le 18° ne connaîtrait
pas les graves problèmes qu’on lui prête. Ce déni de
la réalité et ce mépris pour ce que disent les gens de
leurs conditions concrètes de vie lui semblaient rendre compte de ce qui
s’était passé au premier tour.
Pour ce jeune homme,
l’urgence était au traitement des questions du quartier, en
priorité du trafic de crack qui pourrit la vie collective. C’est
par ce biais qu’il fallait à son avis prendre les
problèmes, non par celui des élections. Nous l’avons
convié à nous rejoindre un prochain mardi soir.
Cette position semblait ce jeudi
soir spontanément partagée par la plupart de nos interlocuteurs.
Qui vit ici sait combien le quartier est dramatiquement pourri par la drogue et
voit que l’urgence est au combat contre ce fléau, combat où
tout le monde doit jouer un rôle, les habitants comme les pouvoirs publics.
Les initiatives du Collectif et en particulier les tournées-rue des
pères de famille sont ainsi déclarées par tous
« ce qu’il faut faire ».
D’où procèdent alors les « Bon courage ! » qui orchestrent traditionnellement nos petites
promenades nocturnes sur le pavé de Stalingrad…
Plus tard dans la soirée, au plus chaud de la zone de trafic, une discussion nous retient avec le patron d’un café-restaurant qui se lamente de la situation instaurée par le crack. Il a acheté son fond il y a plusieurs années, quand la situation de ce quartier populaire était encore saine. Depuis le printemps 2001, son établissement n’a cessé de péricliter : les bandes de dealers ont chassé les clients habituels ; ces bandes se sont appropriées pendant plusieurs mois la terrasse du café sans qu’il ait la possibilité de les tenir à l’écart, ne pouvant refuser de les servir. Puis, une fois la « scène ouverte » dispersée par les patrouilles de police suite à nos manifestations de l’automne, sa terrasse s’est trouvée désertée : si les dealers ne l’occupent plus, qui viendrait s’y installer sachant que le trafic est toujours là, latent, perceptible, ce qui ne rend guère attrayante la perspective de passer un moment dans cette rue pour boire un coup ? « Qui peut bien avoir envie de venir ici se détendre ? » nous dit-il. « Les gens du quartier, quand ils sortent, ont plutôt envie d’aller voir ailleurs ; et qui pourrait bien avoir l’envie bizarre de venir s’amuser entre amis le soir venu dans cette zone ? Regardez ce qui nous entoure ! » nous indique-t-il d’un geste large de la main, parcourant l’environnement crasseux. Nous lui répondons qu’on connaît bien tout cela, et le trafic, et la décomposition du quartier, et que c’est précisément pour cela qu’il nous trouve ce soir-là face à lui pour parler.
Et lui de reprendre : « Je préférerais voir et servir des jolies femmes que les toxicos qui entrent de temps en temps dans mon café, mais où sont les jolies femmes dans le quartier ? Croyez-vous qu’elles aient envie de venir s’installer un instant à ma terrasse dans de telles rues ? » Nous lui rétorquons qu’il y a malgré tout encore de jolies femmes dans le quartier, ne serait-ce que les nôtres ! Mais il est vrai que nous ne nous promenons guère avec elles à notre bras dans ces lieux. Et la nuit, nous préférons sillonner les rues sans elles !
« Quand tout ceci changera-t-il enfin ? » Nous déclarons ne pas le savoir mais faire ce qui est de notre ressort pour que cela change, enfin…
Peu de jeunes du quartier ce soir-là. Il y avait bien les jeunes terminant la manifestation anti-Le Pen, certains déjà avinés, emportés par un discours frustre ne laissant guère place à l’exercice de la raison, jeunes paraissant vacants plutôt que convaincus ; d’où l’impression — à voir du moins cette fin de cortège (toute la manifestation n’était peut-être pas de cette même eau) — d’une rivalité entre bandes (les bandes de jeunes contre les bandes de Le Pen…) plutôt que d’une hétérogénéité de pensée et d’action… Bref, pas vraiment d’espace pour y inscrire notre travail et notre projet. Nous décidons de passer à côté plutôt que d’engager des conversations visiblement promises aux emportements, non aux arguments.
Beaucoup plus tard, place de La Chapelle, nous croisons un groupe de trois jeunes d’origine arabe qui déclarent se tenir à l’écart du crack comme du hasch. Très ouverts à notre cause, ils nous déclarent : « La drogue, ça pardonne pas ! Si tu rentres dedans, tu n’es pas prêt d’en sortir ! » L’un d’eux, Akim, ajoute : « Il faut que mon père soit fier de moi. Moi, j’ai réussi à m’arrêter du shit. C’est pas difficile : j’ai fait de la piscine. Et quand j’ai encore envie de fumer, je vais nager. » Nous précisons qu’arrêter le crack ou l’héroïne semble malgré tout un peu plus difficile. Visiblement Akim le sait bien : il ne pose pas à l’être supérieur et ne prétend pas en savoir plus que les autres. Il veut seulement indiquer que pour lui tout est affaire de projet, de volonté : il s’agit selon lui de constituer, face aux autres et surtout face à son père (l’Autre…), la figure de qui se tient et se maintient droit.
Intéressés par ses propos, nous suggérons au petit groupe de rédiger un papier inscrivant leur point de vue contre la drogue. Ils nous donnent leur accord de principe et nous confient pour ce faire leur numéro de téléphone.
Après de nombreuses rencontres, en particulier avec différents intervenants auprès des jeunes du quartier (médiateurs, éducateurs…), il nous apparaît désormais préférable d’abandonner l’idée d’une vaste réunion publique des jeunes de Stalingrad : outre la difficulté pour nous de rassembler des jeunes dispersés (tout ceci est pour nous un travail gratuit, en plus de nos autres activités…), il apparaît qu’un tel rassemblement, pour peu qu’on réussisse à l’établir, serait une source possible de conflits et de tensions (en particulier entre bandes !) plutôt que d’apaisement et d’émancipation.
Somme toute, ce qui nous intéresse serait que des jeunes arrivent à écrire leur propre papier contre la drogue, avec leurs mots, leurs expressions, dans leur langue usuelle, en sorte de mieux toucher ensuite d’autres jeunes, en particulier ceux qui pourraient être tentés de s’approcher du crack. Nous avons, comme pères, écrit notre papier contre la drogue : ce serait un grand pas en avant si les jeunes avaient également le leur.
Nous avons donc décidé de procéder autrement : en organisant une série de petites réunions locales avec chacun des groupes de jeunes que nous connaissons — et il y en a désormais beaucoup — plutôt qu’en visant une grande réunion générale. Dans chacune de ces petites réunions, nous transcrirons leurs propos et les mettrons ensuite en circulation auprès des autres groupes en sorte de disposer fin mai d’une déclaration collective des jeunes de Stalingrad contre la drogue, déclaration que nous pourrons alors coller aux murs et distribuer lors des tournées-rue suivantes.
Nous allons mettre en œuvre ce projet avec les cinq ou six groupes de jeunes déjà constitués : trois ou quatre sont localisés autour d’un immeuble ou d’un pâté de maisons, deux sont structurés par religion (musulmane ou catholique).
Place de la Chapelle, la nuit tombée, le rassemblement habituel des toxicomanes s’était constitué. Nous y reconnaissons des têtes familières : Abdou « le trop faible » (voir sixième chronique), le « rabatteur-tailleur » et « l’amoureux de Sophie » rencontrés déjà lors d’une soirée exploratoire réalisée par deux d’entre nous en janvier dernier (voir « Petite enquête auprès des toxicomanes du quartier »).
Nous nous retrouvons ainsi pour la première fois confrontés à cette nouvelle question : que dire à des toxicomanes avec qui nous avons déjà longuement parlé une première fois ?
Nous disons, à ceux que nous rencontrons la première fois : « N’empoissonnez pas la vie des habitants du quartier sous prétexte de vous empoisonner avec le crack ! » et nous leur demandons : « Qu’est-ce que des habitants comme nous peuvent faire pour vous aider à sortir de la drogue ? ». D’où procèdent les échanges rapportés au fil de ces chroniques. Mais que dire ensuite, quand on retrouve le même toxicomane, quelques semaines plus tard ? On ne saurait lui redire les mêmes choses, comme si de rien n’était : cela serait de notre part une irresponsabilité puisque ce serait faire comme si les mots échangés comptaient pour rien. Ce serait là proprement un déni du face à face, dont le ressort véritable est l’égalité de deux libertés (celle du toxicomane et la nôtre) se rencontrant. Et si les mots échangés entre nous n’ont aucune conséquence, c’est donc qu’ils n’ont aucune existence, et c’est alors que nos tournées-rue sont vides de sens, du moins pour ce qui concerne nos rencontres avec les toxicomanes ; et si tel est bien le cas, alors on se demande pourquoi des pères de famille viendraient ainsi perdre leur temps, la nuit tombée, dans des lieux sordides pour bavarder avec des épaves. Mais précisément, nous ne traitons pas les toxicomanes avec qui nous parlons comme des épaves car nous les créditons d’une liberté égale à la nôtre. Et cela constitue une exigence (plutôt qu’une évidence) à la hauteur de laquelle il nous revient de nous maintenir, faute de quoi nous devrions plutôt regagner nos pénates.
Comment prolonger un échange et non pas le répéter ? Disons-le : nous sommes sur le coup désemparés. Nous n’avions pas prévu ce cas de figure, pourtant inéluctable. Légèreté de notre part de n’avoir pas prévu l’éminemment prévisible ? C’est surtout que nous travaillons ainsi, en avançant pas à pas, en traitant les questions au moment où elles apparaissent ce qui nous évite de fantasmer, de tirer des plans sur la comète, de nous raconter des histoires. Nous n’avons pas de programme à mettre en avant, de places à défendre ; nous agissons, réfléchissons en inventant le chemin en même temps que nous le traçons : qui, à dire vrai, l’aurait déjà parcouru ? Il semble bien que nous soyons ici les premiers, tant à Paris qu’en France, et peut-être même au monde ! Et des pionniers ne peuvent établir une feuille de route, avec des étapes prédéfinies. Bref, il nous faut penser ce qui semble-t-il ne l’a jamais été, et cela, à soi seul, est déjà mobilisant.
Comment donc avancer un nouveau pas, comment orienter la seconde étape du face à face habitant-toxicomane ?
Partons pour cela des réactions des trois toxicomanes, retrouvés ce soir-là.
Il y a d’abord celui qu’on appelle « le rabatteur-tailleur », petit homme à la démarche chaotique, jouant de sa boiterie pour nouer conversation sur un mode innocent, hâbleur et enjoué : sa tâche de rabatteur impose cette faconde apte à retenir le client, à le tenir en attente du dealer, à le faire patienter le temps que le produit arrive dans le quartier.
Voici ce qu’il nous disait, lors de notre première rencontre en janvier dernier :
« Moi, je suis dans la drogue depuis plus de dix ans. Je n’ose pas me montrer à ma famille, à mes frères et mes cousins. J’ai un bon métier : je suis modiste. Mais j’ai tout perdu : mon boulot, mes amis, ma famille. J’ai honte d’aller voir ceux qui m’ont connu. Alors je suis là, à traîner dans la rue. Moi, je peux m’arrêter quand je veux. Je ne suis pas accro. [Mais alors pourquoi ne t’arrêtes-tu pas aujourd’hui même ?] J’attends la bonne occasion ! [C’est quoi, la bonne occasion, qui ne s’est pas encore présentée ? Pas de réponse claire.]
Ce que vous devriez faire, ce serait un petit
journal, où écriraient des toxicos pour dire ce qu’ils ont
envie de dire, où ils feraient des dessins… [On lui parle aussi d’EGO, qui fait
déjà ça dans le quartier. Il nous dit ne pas
connaître…]. Il y a beaucoup de gens doués chez
les toxicos, qui savent par exemple dessiner comme moi je connais le travail de
styliste.
J’ai deux enfants, mais je n’aimerais pas qu’ils me voient. C’est vraiment la merde, mais c’est comme cela. »
Le sourire facile, il nous accueille ce soir-là aimablement : nous composons désormais une figure reconnue de la scène des rues dans laquelle il opère. Son projet est de nous faire un brin de causette, en attendant que nous repartions — il sait qu’on ne va pas s’installer là pour bien longtemps —.
Hormis les civilités et banalités d’usage (« Bonsoir. Comment ça va ? La nuit n’est pas trop froide ?… ») qu’il n’y aurait nulle raison de ne pas proférer en cette circonstance, il n’y a pour nous rien à attendre de ce rapport avec lui : le face à face, une fois posé, n’a nul prolongement envisageable tant sa figure de « tailleur » s’aligne en vérité sur sa logique de « rabatteur ». Notre homme nous semble sans foi ni loi, prêt à soutenir n’importe quel propos pourvu qu’il serve à son business. Et qu’il soit gentil et aimable avec nous n’y change rien : nous ne cherchons pas à être bien vu, à être accueilli dans le monde des toxicomanes ; nous ne cherchons pas à prouver qu’on peut s’intégrer au petit monde de la rue, se donner une tape dans le dos et jouer au copain. Instaurer une semblable connivence ne nous intéresse guère ; pour nous le seul avenir du face à face avec « le rabatteur-tailleur » réside dans le maintien d’une distance, polie, mais non complice de ses petites embrouilles et de ses salamalecs.
Nous retrouvons ensuite un second toxicomane qui relève d’un autre cas de figure. Pour restaurer le contexte, restituons ici ce qu’il nous avait dit en janvier dernier :
« Prendre de la came, cela vous fait
perdre beaucoup de choses : votre femme, les amis, etc. Votre parole
n’est plus tenue en considération. C’est vraiment quelque
chose qui détruit. Moi, il me reste que ma femme, et ma femme, j’y
tiens. Il faut que ma femme ait confiance, parce que tu sais, on dit
toujours : « Parole de toxico, parole de… »
On peut pas m’aider. Je préfère
souffrir en moi-même. J’ai été en substitution. Il y
a que la confiance de ma femme qui peut m’aider, qu’elle voit que
j’ai été bosser, que je ramène la paye à la
maison. Quand elle me voit partir comme ça, elle s’arrache les
cheveux. Je ne veux plus la faire souffrir comme ça. C’est pour
elle que j’arrête ce soir. [Il
attrape une pipe de crack — celle d’un copain ! — et
veut la briser solennellement devant nous ! Dix minutes plus tard, il sera
toujours là, un peu plus dans les vapes…].
J’espère que la prochaine fois que je
reviendrai dans le quartier, ce sera pour dire aux toxicos :
« Regardez, je m’en suis sorti ! »
J’aimerais faire partie du troupeau : me
lever le matin, partir travailler, revenir le soir, dormir tranquille à
côté de ma femme. Je suis prêt à le faire. Si ma
femme m’a accepté, il faut que je lui montre que je mérite
plus que ce que je suis maintenant.
Les jeunes du quartier, il faut qu’on les
aide à s’en sortir ou à ne pas toucher à ça.
Il y a des toxicos qui viennent avec leurs gosses, des femmes qui viennent
chercher la drogue avec leurs enfants, et les enfants voient ça !
Pour la nouvelle année, on a
été avec ma femme dans le quartier St-Michel. C’est le
quartier que je fréquentais avant. J’étais alors super bien
fringué : Weston, Yves-Saint-Laurent… Les copains m’ont
demandé : « Mais t’es où ? T’es
où ? » J’avais honte de dire que
j’étais maintenant dans le 18ème. Il faut que
mon passé me rattrape, mais pas mon passé négatif, celui
de toxico, mais mon passé d’avant la drogue. Ma femme était
contente qu’on soit dans ce quartier loin d’ici, de tout ça.
Ma femme, elle est superbe. Sans elle, je vais plonger, je veux pas la perdre.
L’amour de ma femme, cela m’aide beaucoup. Il faut pas que je la
déçoive. Me voir dans cet état ! Tous les jours, je
remets au lendemain ce que je dois faire aujourd’hui ! J’ai été
un peu oisif : si tu veux t’en sortir et que tu es un peu oisif,
c’est pas la peine !
Quand la nuit je suis là, je me dis :
ma femme, comment elle va me voir en rentrant ? C’est sa confiance
que j’ai pas encore eue.
J’espère qu’elle aura confiance en moi. Rien que cette confiance, ce sera un début de bonheur. » [On lui serre la main en lui disant que c’est bien cela qu’on lui souhaite pour la nouvelle année]
Quand nous lui rappelons ce jeudi que nous nous connaissons déjà (c’était il y a plus de trois mois…), il interrompt brutalement les propos qu’il était en train d’échanger avec un autre père et dénie qu’il soit celui dont on parle. Abdoulaye (voir plus loin), qui assiste à la scène, nous confirme cependant la justesse de notre identification et nous conseille, pour nous en assurer, de lui demander quel est le prénom de sa femme ! Le toxicomane en question fuit alors l’échange en bougonnant. Nous le retrouverons, un peu plus tard, face à la caméra devenue complaisante de Canal +, en train de ressortir l’histoire qu’il raconte en boucle depuis des mois…
Bien sûr, si cet homme ne souhaite pas nous retrouver, nous n’allons pas le poursuivre : nous avons bien des amis avec lesquels nous pourrions ce soir-là échanger de manière autrement plus enrichissante ! Nous nous refusons avec lui comme avec quiconque à jouer les dupes, à faire comme si rien ne s’était dit ou passé. Et si prolonger le face à face n’intéresse pas l’un, il suffit d’en rester là. Rien n’oblige personne, sauf les exigences que chacun se fixe. Pour notre compte, nous devons a minima tenir cette exigence : repartir de ce que chacun connaît de l’autre, repartir de ce qui fut dit.
Le troisième toxicomane est Aboudlaye (voir notre sixième chronique) qui en cette affaire atteste une nouvelle fois de son courage, d’un noir courage faudrait-il écrire tant il nous semble le soutenir dans la nuit la plus sombre, en état d’aveuglement maximal quant à ce que ce courage peut produire. Mais pour Abdou, même au plus noir du trou le plus profond, il reste cette liberté indélogeable, qui fait la grandeur de chacun et que personne ne saurait lui ôter (sauf lui-même !), cette liberté de décider : courage ou lâcheté…
Contrairement au toxicomane précédent, Abdou ne fait pas en effet semblant de ne pas nous connaître quand nous le saluons d’un « Bonsoir, Abdou ! ». Il rappelle même à celui que nous appelons « l’amoureux de Sophie » cette exigence — visiblement pour lui minimale (mais maximale pour l’autre !) — de ne pas faire semblant. Abdou, lui, prend acte de notre première rencontre, et des paroles échangées. Il fait face, à sa manière (cette fois il est debout et non plus assis et abattu), à la nouvelle situation instaurée entre nous par la première rencontre. Il ne biaise pas, ne ment pas, assume. Ceci ne dessine pas pour autant la voie d’un second échange. Visiblement Abdou n’en discerne pas le sens. Et nous sommes nous-même dans l’expectative. Nous nous saluons donc et restons-en là pour ce soir. Aucun n’a fait semblant (le contraire de la vérité, dans la pensée moderne, est moins le mensonge — qui contrarie la véridicité plutôt que la vérité — que le semblant…) et chacun préserve ainsi l’ouverture du face à face engagé il y a une semaine.
Comment poursuivre le face à face entre un habitant et un toxicomane et pas seulement l’engager ? Quelles doivent en être les exigences ? Quelles propositions peuvent le soutendre ?
Le double écueil du face à face (voir notre deuxième chronique) resurgit ici.
Il y a d’abord l’écueil du côte à côte, c’est-à-dire de la complicité, de la connivence, du « jouer au copain ». Nous ne cherchons pas ici des rencontres que nous aurions du mal à trouver ailleurs ou qui ajouteraient un peu de piment à des vies ternes et routinières. Nous ne tenons pas que la figure du toxicomane nous intéresse spécialement, qu’elle serait porteuse d’enjeux convaincants, de significations neuves, d’une identité populaire que d’autres (les ouvriers, ou les paysans) ne sauraient plus aujourd’hui matérialiser… Il s’agit pour nous d’aller parler avec des gens qui sont de fait (et à notre corps défendant) la nuit venue dans notre quartier. Habitants et toxicomanes, cela fait deux ; eux comme nous le savent bien et nous ne sommes pas là pour prétendre faire un avec eux (Dieu nous en préserve et en préserve surtout nos enfants !).
Il y a ensuite l’écueil du tête contre tête, autant dire de l’affrontement, qui est le symétrique du précédent. Il ne s’agit pas de nous engager dans un règlement de compte avec les toxicomanes : nous n’avons pas de compte à régler avec les toxicomanes, moins encore avec tel ou tel (s’il y en avait un, suite à telle ou telle agression — rappelons-le à ceux qui jouent les belles âmes sur le dos des gens du quartier : ceux qui agressent les habitants pour cent balles, ce sont les toxicomanes, non les dealers… —, ce serait à la justice, non à la rue, de le traiter) ; à l’inverse les toxicomanes n’ont pas de compte à nous rendre de leur mode de vie, et nous ne le leur demandons pas.
Si ces rencontres habitants-toxicomanes établissent bien un rapport, ce ne peut être qu’entre deux libertés qui s’égalent : pas d’autre issue ! Nous n’avons aucun service à offrir, nous ne sommes en quête d’aucun justificatif à notre démarche. Notre proposition de rencontre est gratuite, et si cette proposition n’est pas acceptée, ou éludée, nous n’en sortons pas défaits, menacés ou détruits.
Nos exigences sont celles d’un rapport en vérité : donc, a minima, pas de simagrées, pas de bobards, pas de semblants, pas de familiarités.
Nos propositions se réduisent à celle d’un moment d’échanges : nous ne sommes pas éducateurs, ni assistants sociaux, ni personnel de santé. Nous n’offrons que du temps et de la parole, et aussi nos corps rendus dispos à l’échange, fut-ce dans le froid et sous la pluie.
Voilà ce que nous posons. Comment sur cette base est-il ou non possible de soutenir un face à face par-delà un premier contact ?, nous ne le savons pas encore. Sans doute l’inventerons-nous au fur et à mesure de nos prochaines tournées-rue.
Une première idée, minimale, mais qui peut débloquer ce second pas que nous avons à dégager : apporter nos chroniques et les donner aux toxicomanes rencontrés pour qu’ils voient et lisent (s’ils le souhaitent !) la réflexion que suscite ce qu’ils nous disent. L’idée serait, quand on retrouve quelqu’un avec qui on a déjà parlé et dont on a transcrit les propos (pour en comprendre la dynamique, non pour les recenser académiquement), de les lui lire pour se remémorer ensemble où nous en étions arrivés la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Ceci à tout le moins attesterait auprès de lui du sérieux avec lequel nous traitons ces rencontres et de quelle manière nos exigences situent nos échanges bien au-delà d’une simple conversation de bistrot.
En hommage au noir courage d’Abdou, ce poème d’Henri Michaux :
…je vous écris de la Cité du
Temps interrompu. La catastrophe lente ne s’achève pas. Notre vie
s’écoule, notre vie s’amenuise et nous attendons encore
« le moment qui repasse le mur ».
Dans l’enceinte du froid tout le monde
enfermé. Chacun est pauvre en soi, n’occupant même pas son
lit. Souci l’occupe. Le désordre est partout.
Il a menti le proverbe « Personne
n’est blessé deux fois de la même flèche ».
Comment ? Pas deux fois. Deux mille fois deux fois et elle blesse encore,
toute aiguë. Sous la pensée jamais éteinte, le front
brûle. Le baume de l’oubli n’a pu être
préparé…
Je vous écris des pays de l’atroce, je
vous écris de la Capitale à la foule endormie. On vit en
indifférence dans l’horreur. Les formes nobles ne se montrent
plus. On voit les cous tendus pour se baisser. La paix a honte…
Sachez-le aussi : Nous n’avons plus nos
mots. Ils ont reculé en nous-mêmes. En vérité, elle
vit, elle erre parmi nous la face à la bouche perdue.
Je m’arrête de vous écrire. Non,
n’envoyez pas un préparateur des fêtes. Non, il n’est
pas temps encore.
La huitième tournée-rue devait exceptionnellement aller à la rencontre de Jacques Chirac et Lionel Jospin, nos deux « voisins » par leur quartier général de campagne (rue du Fg-St-Martin — 10°, et rue St-Martin — 3°). Le résultat du premier tour nous conduit à annuler cette initiative : il est pour nous hors de question d’aller rencontrer Jean-Marie Le Pen et il n’y a pas sens à ne rencontrer que Jacques Chirac. En conséquence, notre huitième tournée-rue se déroulera dans les mêmes conditions que les précédentes.
Huitième
tournée-rue contre la drogue
Mardi
30 avril 2002
Départ à 20 h 30 au coin de la rue du Fg-St-Martin et du bd de la Villette
Permanence tous les mardis soir de 19 heures à 20 h 30 au café-tabac faisant l’angle
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Le Collectif anti-crack de Stalingrad
Tél. : 06 76 58 18 27 Fax : 01 46 07 27 58
Stalingrad@noos.fr www.entretemps.asso.fr/Stalingrad