Nous étions huit pères ce mardi : deux du 10°,
trois du 18° et trois du 19°. Notre initiative est soutenue
par d'autres associations de la Coordination parisienne des
quartiers contre la drogue : deux membres d'Olive 18
nous font le plaisir de nous accompagner et un membre du Collectif
54 rue Philippe-de-Girard est venu nous saluer.
Nous avons choisi pour ce soir-là un nouvel itinéraire,
explorant de nouvelles rues du 10° et visant surtout à
rencontrer les toxicomanes que nous n'avions pu croiser jeudi
dernier (voir cinquième chronique). Nous étant proposés
d'aller rendre une petite visite aux intervenants de STEP qui
pratiquent l'échange des seringues un peu plus loin dans
le 18°, nous avons choisi de nous promener bd de la Villette,
rue du Château-Landon, rue Louis Blanc, enfin bd de la Chapelle
(de la rue de Chartres jusqu'à la rue d'Aubervilliers).
Chaque fois que nous nous présentons aux gens du quartier, la réponse est comme toujours unanime : « Bravo ! Ca c'est bien ! Continuez ! Bon courage ! ».
La conviction que nous sommes dans le vrai...
Nous le redisons : nous prenons ces paroles pour ce qu'elles disent, non comme une simple banalité et nous les accueillons donc avec plaisir. Somme toute, qui s'adresse ainsi à nous aurait tout aussi bien pu dire : « Ca ne sert à rien. Tout ça, ce sont des foutaises ! ». Nous prenons donc acte de la différence entre les deux énoncés et créditons ceux qui s'adressent ainsi à nous de leur sympathie. Tout ceci indique que chacun partage la conviction qu'en sillonnant ainsi la nuit tombée les rues du quartier à la rencontre des habitants, des jeunes et des toxicomanes, nous sommes dans le vrai.
Quelques rencontres
Quelques nouvelles touches apportées à ce portrait d'un quartier content de rencontrer la nuit tombée des pères contre la drogue.
Des plongeurs dans la rue...
Un groupe de jeunes adultes sortant de la piscine Château-Landon
s'avère composé de plongeurs achevant leur séance
d'entraînement. Ils n'habitent pas le quartier mais en connaissent
les problèmes. Nous nous amusons à comparer les
méfaits des dépendances à la drogue et au
sport : chacun convient que l'éblouissement de l'apnée
n'asservit pas comme le flash du crack et que si le sport peut
émanciper, cela ne s'est encore jamais vu pour la drogue,
moins encore pour le crack. D'où le caractère évidemment
formel de la catégorie d'addiction ou de dépendance
qui ne distingue guère ce qui devrait l'être...
Des tamouls
Notre parcours rue Louis-Blanc nous porte à la rencontre
d'hommes d'origine tamoule. L'accueil est chaleureux mais les
échanges sont rendus difficiles par les problèmes
de langue : notre tract trilingue (français, arabe, chinois)
n'y suffit plus ! Comme cette partie du quartier est préservée
d'un trafic qui n'y trouve pas racines, il ne nous semble pas
prioritaire d'y retourner les prochaines fois.
Une mère
Plus loin dans la nuit, une mère de famille nous déclare
son envie de se joindre à notre cause. Elle nous explique
la dureté de sa vie, rentrant tard le soir, devant se priver
d'un sac en bandoulière pour ne pas risquer de se le faire
arracher... Nous lui indiquons l'état actuel de nos réflexions
concernant les mères du quartier (voir notre cinquième
chronique). Elle renchérit sur l'intérêt qu'il
y aurait pour des femmes à disposer d'un local afin d'y
rencontrer des jeunes.
Pas vraiment de jeunes rencontrés ce mardi soir. Nous avions il est vrai choisi des rues situées à l'écart de leurs lieux habituels de rassemblement. Nous n'abandonnons pas la perspective d'organiser les jeunes du quartier contre la drogue mais renvoyons la concrétisation de ce projet à d'autres tournées-rue et à deux réunions : avec les médiateurs de l'OPAC mercredi, et avec les éducateurs du quartier vendredi.
La discussion avec les toxicomanes était l'objectif principal de cette sixième tournée-rue, et, comme on va le voir, nous l'avons bien rempli.
Une visite impromptue à des voisins : STEP
Nous nous sommes d'abord rendus à la rencontre des intervenants d'EGO (Espoir Goutte d'Or) qui tiennent un local (STEP) d'échanges des seringues boulevard de la Chapelle. Nous connaissons bien l'association EGO (voir notre rencontre du 27 octobre dernier : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad/Ego.html) mais n'avions jamais vu de près le travail entrepris dans le cadre de STEP. Nous avons donc décidé de leur rendre une visite de courtoisie en voisins.
Présentation
L'accueil est amical et direct. Deux jeunes hommes tiennent
un local clair et très ouvert sur la rue. Nous nous présentons
et expliquons notre démarche. Nous leur rappelons les grandes
lignes de notre différend avec la « politique
de réduction des risques » : nous ne sommes pas
contre l'échange des seringues (surtout s'il s'agit bien
d'échanges, non de distribution ad libitum) ni contre
les traitements de substitution à condition qu'il s'agisse
là de moyens (non de fins en soi) visant la sortie de la
drogue (non la gestion d'un empoisonnement). Nous prônons
la lutte sur deux fronts, à la fois contre le sida et contre
la drogue, refusant qu'on subordonne le second au premier. De
ce point de vue, nous pensons nécessaire que se constitue
dans ce pays une politique de soins contre l'actuelle «
politique de réduction des risques » (voir
le compte rendu de notre rencontre avec Alain Morel : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad/Morel.html).
Échange ou distribution ?
Les gens de STEP nous déclarent leur accord de principe
à ces orientations. Un peu étonnés d'un consensus
aussi immédiat, nous leur demandons de nous expliquer leur
travail, ce qu'ils font très courtoisement. Et nous voilà
bientôt buvant le thé et le café qu'ils nous
offrent obligeamment. Nous attirons alors leur attention sur les
seringues qui se trouvent répandues dans le quartier puisqu'ils
disent distribuer 135 000 seringues par an mais n'en récupérer
que 19 %, ce qui représente malgré tout un total
de 300 seringues dispersées chaque jour dans la nature,
dont un nombre certain va forcément se retrouver dans le
quartier...
Les intervenants nous déclarent partager notre souci mais
sans trop savoir comment y remédier : il leur importe de
privilégier le maintien d'un contact avec les toxicomanes
plutôt que de contrôler la destinée des seringues.
Affaire de choix et de priorité, bien compréhensible,
mais qui indexe à tout le moins que réduction des
risques pour les toxicomanes et réduction des risques pour
les habitants ne se recouvrent pas : si la seconde ne doit pas
interdire la première, on voit bien en retour que la première
ne gage nullement la seconde...
Un toxicomane rentrant à ce moment dans le local, nous
laissons les intervenants continuer tranquillement leur travail
et les quittons en nous souhaitant mutuellement une bonne continuation
de la soirée.
Une histoire belge, mais pas drôle
Un toxicomane, d'origine belge, sortant du local avec sa nouvelle
seringue, est particulièrement disert. Il a 38 ans et se
drogue depuis quinze ans : il a pratiqué l'héroïne,
se trouve actuellement sous subutex et prend du crack depuis sept
ans. Il déclare avoir deux enfants (sept et quatre ans)
et être divorcé. Il a fait de la prison, seule période
où il dit ne pas s'être drogué. À sa
sortie, il a fait une post-cure mais est bien vite retombé
dans la drogue.
L'homme parlait très simplement de son histoire, sans gêne
ni agressivité, sans se mettre en avant ni chercher des
prétextes ou jouer la victime. Position frappante car,
comme celle d'Abdoulaye que nous rencontrerons plus tard, elle
ne rentre pas dans la logique « perverse » que nous
avions cru pouvoir identifier chez certains toxicomanes (cf. notre
troisième chronique). Il reconnaît être dans
le pétrin (à dire vrai, le mot qu'il utilise ne
s'écrit qu'avec cinq lettres...) et gâcher sa vie
avec la drogue. Il déclare vouloir s'en sortir mais ne
pas y arriver.
L'atmosphère de la rue...
La solution serait pour lui de partir en Belgique où
il n'y a pas comme ici de crack mais il n'arrive pas à
quitter Paris, à se détacher de ce milieu, à
se passer de l'atmosphère de la rue, comme si c'était
cette atmosphère de rue constituait, plus encore qu'un
produit, sa drogue véritable...
Il déplore d'autant plus son état actuel qu'au moins
avec l'héroïne il était bien, alors qu'avec
le crack il n'est même pas bien ! Nous comprenons que le
crack ne lui procure qu'un bref flash (quelques secondes) suivi
d'un mal être et d'une déprime qui n'a pour seul
horizon que la répétition d'une prise... L'héroïne,
au moins, installe le toxicomane dans un état second pendant
quelques heures.
Tant qu'à être toxico...
Au passage, ceci rappelle l'aberration des traitements de
substitution quand ils ne sont pas conçus comme transition
mais fin en soi, autant dire comme lobotomie « thérapeutique
» des toxicomanes : la personne sous substitution se sait
en effet toujours toxicomane et si elle est ainsi « domestiquée
» (comme l'armée savait jadis « castrer »
ses recrues en leur faisant en douce ingurgiter du bromure), elle
n'a plus que les désagréments de la toxicomanie
(la dépendance) sans en avoir plus aucun avantage (le plaisir
ou la jouissance). D'où que le toxicomane au subutex ou
à la méthadone plonge alors dans l'alcool ou se
shoote au crack : tant qu'à être toxico, autant prendre
son pied !
Deux cracks ?
Notre toxicomane belge tente de minimiser sa destruction en
précisant que le crack qui circule à Paris n'est
pas aussi dangereux que celui qui prévaut à New
York. Mais il semble bien que cette rumeur de deux produits différents
(voir notre cinquième chronique) ne soit en fait qu'une
fable que s'inventent les toxicomanes pour tenter de se disculper
: s'il y a un crack plus terrible à New York, c'est que
le crack d'ici, qu'ils prennent à longueur de nuits, ne
constitue pas le dernier échelon dans l'autodégradation
; un tel écart avec le fond de l'abîme autojustifie
alors qu'ils continuent de se shooter. C.Q.F.D.
Abdoulaye, une rencontre poignante
Notre rencontre suivante, au point du quartier où les
crackés attendent leur rabatteur, va s'avérer particulièrement
intense.
Abdoulaye est guinéen de 35 ans. Il est dans la drogue
depuis l'âge de 21 ans (ce qu'il présente comme une
entrée tardive), ayant commencé directement par
l'héroïne. Il a fait de la prison à différentes
reprises. Il a une fille de treize ans qui vit au pays. Il déclare
faire régulièrement des séjours en Guinée,
dans son village, retiré loin de Conakry, séjours
lors desquels il ne touche pas à la drogue. Il dit n'être
pas accro (il est sous traitement de substitution) et ne consommer
désormais que du crack. Il a un CAP d'électricien
mais a perdu tout travail et tout logement. Il vit désormais
dans la rue et quand nous l'abordons, il est assis sur un rebord
de grille, prostré sans être shooté, le regard
à l'abandon. Il nous dit avoir ici des frères qui
connaissent son état mais n'arrivent à rien pour
lui.
Quand nous lui demandons, comme aux autres toxicomanes que nous
rencontrons, de ne pas empoissonner la vie des gens sous prétexte
de s'empoisonner lui-même, il nous déclare son accord
avec notre point de vue et il est manifeste qu'il parle vrai.
Il nous assure d'ailleurs, sans que nous ne lui ayons rien demandé,
qu'il se refuse à dealer pour ne pas attirer ou fixer d'autres
que lui dans le piège où il se trouve. Nous lui
répondons que c'est là une bonne pratique, somme
toute assez rare et d'autant plus remarquable. À notre
question rituelle : « Qu'est-ce que des gens comme nous
pouvons faire pour vous aider à vous en sortir ? »,
il répond qu'il n'y a pas grand-chose à faire pour
l'aider, que ce serait à lui de s'en sortir tout seul,
mais qu'il se sent trop faible pour cela.
Son courage
Deuxième point remarquable des déclarations
d'Abdoulaye (après sa volonté de ne pas dealer)
: il ne biaise pas face à ses responsabilités, ne
se représente pas en victime (de l'exclusion...) et affronte
seul sa réalité autodégradée. Cette
manière d'Abdoulaye de faire face aux conséquences
de ses actes relève d'un courage certain : il ne fuit pas
dans la lâcheté d'un « c'est la faute aux autres,
au système... »
Le point proprement poignant de la figure d'Abdoulaye, accroupi
presque par terre, le regard indécis, le corps affaissé
sur lui-même, tient à ce contraste entre un certain
courage des propos qu'il nous adresse et cette faiblesse qu'il
déclare : « ce serait à moi d'en sortir
mais je suis trop faible pour le faire ».
Tous les pères s'y mettent...
L'ensemble des pères présents ce soir-là
se mobilise alors pour tenter de le motiver. Ahmid (alors même
qu'il lui faudra se lever à 3 heures du matin et qu'il
est déjà plus de 22 heures) reste aux côtés
d'Abdoulaye pour l'encourager à puiser dans sa volonté.
Sékou, notre virtuose des langages africains, prolonge
l'échange en langue peul. Abdoulaye se dit saisi par cette
honte qui l'habite quand il croise ses frères africains,
la honte de ce qu'il est, de son impuissance. Sékou lui
conseille de repartir là-bas, où il sera encadré,
tenu à l'écart de la drogue. Mais Abdoulaye répond
qu'il ne se voit pas s'installant au village, lui qui toujours
vécu en France. S'il ne se voit pas vivant ailleurs qu'en
France, on lui conseille alors de quitter Paris. Il dit envisager
de partir pour Montpellier mais qu'il n'a pas de papiers, qu'il
lui faut transférer ses dossiers médicaux, que tout
cela est très compliqué... Et l'on bute ainsi, tous
les pères rassemblés autour de lui, sur un mur.
Ce qui est proprement poignant, c'est cette sensation de le voir
enfermé dans une prison invisible, comme si l'entouraient
des murs transparents que nos mains pourraient franchir pour lui
donner une tape de réconfort mais auxquels Abdoulaye ne
pourrait échapper, les transportant avec lui.
Une poignée de mains
Dernière marque de courage : Abdoulaye n'offre pas,
comme la plupart des toxicomanes rencontrés, un discours
en boucle, où il contournerait la butée que nous
constituons (qui le renvoie à sa propre liberté)
en dérivant l'attention sur autre chose. Abdoulaye propose
en effet d'en rester là, sur ce point d'impasse, et nous
offre sa main que chacun de nous serre alors (le poète
Paul Celan écrivait que la poignée de mains était
la pratique adéquate entre hommes libres qui se croisent
: quelque chose d'Abdoulaye se déclare en effet libre,
en même temps que la faiblesse qu'il met en avant rature
cette déclaration).
Ce qu'on ne comprend pas...
Nous restons entre nous, méditatifs sur cette rencontre,
essayant de comprendre ce que peut bien vouloir dire en vérité
qu'un « je suis trop faible » puisqu'aucun
de nous ne poserait « je suis assez fort » ? Il est
frappant qu'Abdoulaye semble surtout se déclarer
cela plus encore que nous l'adresser : aucun de nous d'ailleurs
n'accepte à proprement parler cette déclaration
(nous ne voulons pas rentrer dans la logique des forts et des
faibles, logique qui nous fut déjà proposée
lors de notre seconde tournée-rue et, pas plus que la peur,
la honte ne nous semble bonne conseillère : pour parler
comme Spinoza, aucune des deux ne nous semblent une vertu),
mais Abdoulaye, par contre, l'accepte et s'en satisfait, s'en
console peut-être (encore que son ton n'ait jamais été
à l'autoconsolation). Nous nous séparons là,
sur cette impression terrible d'un mur séparant les hommes
que nous sommes d'un Abdoulaye, mur transparent que nous croyons
pouvoir franchir vers lui mais qu'il déclare ne pas pouvoir
franchir vers nous. Ce mur de verre semble une blessure intime
d'Abdoulaye qu'aucun père ce mardi soir ne savait comment
panser.
De l'égalité de chacun à tous et de tous à chacun
Jean Genet a pointé mieux que personne cette blessure
intime qui inscrit tout homme dans la grande égalité
des êtres. Lisons-le :
« Je me demande où réside, où se
cache la blessure secrète où tout homme court se
réfugier si l'on attente à son orgueil, quand on
le blesse ? Cette blessure - qui devient ainsi le for intérieur,
- c'est elle qu'il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre,
au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte
de coeur secret et douloureux. Si nous regardons, d'un
oeil vite et avide, l'homme ou la femme qui passent [les plus
émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un
signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache,
des bagues, des chaussures... ; pour un moment toute leur vie
se précipite là, et le détail resplendit
: soudain il s'éteint : c'est que toute la gloire qui s'y
portait vient de se retirer dans cette région secrète,
apportant enfin la solitude], cette vitesse même de notre
regard nous révélera, d'une façon nette,
quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu'il
y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnants
par elle - dont ils ont pris la forme - et pour elle, la solitude,
solitude absolue, incommunicable - ce château de l'âme
-. Chaque être m'est révélé
dans ce qu'il a de plus neuf, de plus irremplaçable - et
c'est toujours une blessure - grâce à la solitude
où les place cette blessure dont ils ont à peine
connaissance et où pourtant tout leur être afflue.
Tout homme, derrière son apparence charmante ou à
nos yeux monstrueuse, retient une qualité qui semble être
comme un recours extrême, et qui fait qu'il est, dans un
domaine très secret, irréductible peut-être,
ce qu'est tout homme. »