CHRONIQUE DE LA SIXIÈME TOURNÉE-RUE CONTRE LA DROGUE DES PÈRES DE FAMILLE DU QUARTIER STALINGRAD
(mardi 16 avril 2002)

 

Nous étions huit pères ce mardi : deux du 10°, trois du 18° et trois du 19°. Notre initiative est soutenue par d'autres associations de la Coordination parisienne des quartiers contre la drogue : deux membres d'Olive 18 nous font le plaisir de nous accompagner et un membre du Collectif 54 rue Philippe-de-Girard est venu nous saluer.
Nous avons choisi pour ce soir-là un nouvel itinéraire, explorant de nouvelles rues du 10° et visant surtout à rencontrer les toxicomanes que nous n'avions pu croiser jeudi dernier (voir cinquième chronique). Nous étant proposés d'aller rendre une petite visite aux intervenants de STEP qui pratiquent l'échange des seringues un peu plus loin dans le 18°, nous avons choisi de nous promener bd de la Villette, rue du Château-Landon, rue Louis Blanc, enfin bd de la Chapelle (de la rue de Chartres jusqu'à la rue d'Aubervilliers).

 

I. AVEC LES HABITANTS

Chaque fois que nous nous présentons aux gens du quartier, la réponse est comme toujours unanime : « Bravo ! Ca c'est bien ! Continuez ! Bon courage ! ».

La conviction que nous sommes dans le vrai...

Nous le redisons : nous prenons ces paroles pour ce qu'elles disent, non comme une simple banalité et nous les accueillons donc avec plaisir. Somme toute, qui s'adresse ainsi à nous aurait tout aussi bien pu dire : « Ca ne sert à rien. Tout ça, ce sont des foutaises ! ». Nous prenons donc acte de la différence entre les deux énoncés et créditons ceux qui s'adressent ainsi à nous de leur sympathie. Tout ceci indique que chacun partage la conviction qu'en sillonnant ainsi la nuit tombée les rues du quartier à la rencontre des habitants, des jeunes et des toxicomanes, nous sommes dans le vrai.

Quelques rencontres

Quelques nouvelles touches apportées à ce portrait d'un quartier content de rencontrer la nuit tombée des pères contre la drogue.

Des plongeurs dans la rue...
Un groupe de jeunes adultes sortant de la piscine Château-Landon s'avère composé de plongeurs achevant leur séance d'entraînement. Ils n'habitent pas le quartier mais en connaissent les problèmes. Nous nous amusons à comparer les méfaits des dépendances à la drogue et au sport : chacun convient que l'éblouissement de l'apnée n'asservit pas comme le flash du crack et que si le sport peut émanciper, cela ne s'est encore jamais vu pour la drogue, moins encore pour le crack. D'où le caractère évidemment formel de la catégorie d'addiction ou de dépendance qui ne distingue guère ce qui devrait l'être...

Des tamouls
Notre parcours rue Louis-Blanc nous porte à la rencontre d'hommes d'origine tamoule. L'accueil est chaleureux mais les échanges sont rendus difficiles par les problèmes de langue : notre tract trilingue (français, arabe, chinois) n'y suffit plus ! Comme cette partie du quartier est préservée d'un trafic qui n'y trouve pas racines, il ne nous semble pas prioritaire d'y retourner les prochaines fois.

Une mère
Plus loin dans la nuit, une mère de famille nous déclare son envie de se joindre à notre cause. Elle nous explique la dureté de sa vie, rentrant tard le soir, devant se priver d'un sac en bandoulière pour ne pas risquer de se le faire arracher... Nous lui indiquons l'état actuel de nos réflexions concernant les mères du quartier (voir notre cinquième chronique). Elle renchérit sur l'intérêt qu'il y aurait pour des femmes à disposer d'un local afin d'y rencontrer des jeunes.

 

II. AVEC LES JEUNES

Pas vraiment de jeunes rencontrés ce mardi soir. Nous avions il est vrai choisi des rues situées à l'écart de leurs lieux habituels de rassemblement. Nous n'abandonnons pas la perspective d'organiser les jeunes du quartier contre la drogue mais renvoyons la concrétisation de ce projet à d'autres tournées-rue et à deux réunions : avec les médiateurs de l'OPAC mercredi, et avec les éducateurs du quartier vendredi.

 

III. AVEC LES TOXICOMANES

La discussion avec les toxicomanes était l'objectif principal de cette sixième tournée-rue, et, comme on va le voir, nous l'avons bien rempli.

Une visite impromptue à des voisins : STEP

Nous nous sommes d'abord rendus à la rencontre des intervenants d'EGO (Espoir Goutte d'Or) qui tiennent un local (STEP) d'échanges des seringues boulevard de la Chapelle. Nous connaissons bien l'association EGO (voir notre rencontre du 27 octobre dernier : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad/Ego.html) mais n'avions jamais vu de près le travail entrepris dans le cadre de STEP. Nous avons donc décidé de leur rendre une visite de courtoisie en voisins.

Présentation
L'accueil est amical et direct. Deux jeunes hommes tiennent un local clair et très ouvert sur la rue. Nous nous présentons et expliquons notre démarche. Nous leur rappelons les grandes lignes de notre différend avec la « politique de réduction des risques » : nous ne sommes pas contre l'échange des seringues (surtout s'il s'agit bien d'échanges, non de distribution ad libitum) ni contre les traitements de substitution à condition qu'il s'agisse là de moyens (non de fins en soi) visant la sortie de la drogue (non la gestion d'un empoisonnement). Nous prônons la lutte sur deux fronts, à la fois contre le sida et contre la drogue, refusant qu'on subordonne le second au premier. De ce point de vue, nous pensons nécessaire que se constitue dans ce pays une politique de soins contre l'actuelle « politique de réduction des risques » (voir le compte rendu de notre rencontre avec Alain Morel : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad/Morel.html).

Échange ou distribution ?
Les gens de STEP nous déclarent leur accord de principe à ces orientations. Un peu étonnés d'un consensus aussi immédiat, nous leur demandons de nous expliquer leur travail, ce qu'ils font très courtoisement. Et nous voilà bientôt buvant le thé et le café qu'ils nous offrent obligeamment. Nous attirons alors leur attention sur les seringues qui se trouvent répandues dans le quartier puisqu'ils disent distribuer 135 000 seringues par an mais n'en récupérer que 19 %, ce qui représente malgré tout un total de 300 seringues dispersées chaque jour dans la nature, dont un nombre certain va forcément se retrouver dans le quartier...
Les intervenants nous déclarent partager notre souci mais sans trop savoir comment y remédier : il leur importe de privilégier le maintien d'un contact avec les toxicomanes plutôt que de contrôler la destinée des seringues. Affaire de choix et de priorité, bien compréhensible, mais qui indexe à tout le moins que réduction des risques pour les toxicomanes et réduction des risques pour les habitants ne se recouvrent pas : si la seconde ne doit pas interdire la première, on voit bien en retour que la première ne gage nullement la seconde...
Un toxicomane rentrant à ce moment dans le local, nous laissons les intervenants continuer tranquillement leur travail et les quittons en nous souhaitant mutuellement une bonne continuation de la soirée.

Une histoire belge, mais pas drôle

Un toxicomane, d'origine belge, sortant du local avec sa nouvelle seringue, est particulièrement disert. Il a 38 ans et se drogue depuis quinze ans : il a pratiqué l'héroïne, se trouve actuellement sous subutex et prend du crack depuis sept ans. Il déclare avoir deux enfants (sept et quatre ans) et être divorcé. Il a fait de la prison, seule période où il dit ne pas s'être drogué. À sa sortie, il a fait une post-cure mais est bien vite retombé dans la drogue.
L'homme parlait très simplement de son histoire, sans gêne ni agressivité, sans se mettre en avant ni chercher des prétextes ou jouer la victime. Position frappante car, comme celle d'Abdoulaye que nous rencontrerons plus tard, elle ne rentre pas dans la logique « perverse » que nous avions cru pouvoir identifier chez certains toxicomanes (cf. notre troisième chronique). Il reconnaît être dans le pétrin (à dire vrai, le mot qu'il utilise ne s'écrit qu'avec cinq lettres...) et gâcher sa vie avec la drogue. Il déclare vouloir s'en sortir mais ne pas y arriver.

L'atmosphère de la rue...
La solution serait pour lui de partir en Belgique où il n'y a pas comme ici de crack mais il n'arrive pas à quitter Paris, à se détacher de ce milieu, à se passer de l'atmosphère de la rue, comme si c'était cette atmosphère de rue constituait, plus encore qu'un produit, sa drogue véritable...
Il déplore d'autant plus son état actuel qu'au moins avec l'héroïne il était bien, alors qu'avec le crack il n'est même pas bien ! Nous comprenons que le crack ne lui procure qu'un bref flash (quelques secondes) suivi d'un mal être et d'une déprime qui n'a pour seul horizon que la répétition d'une prise... L'héroïne, au moins, installe le toxicomane dans un état second pendant quelques heures.

Tant qu'à être toxico...
Au passage, ceci rappelle l'aberration des traitements de substitution quand ils ne sont pas conçus comme transition mais fin en soi, autant dire comme lobotomie « thérapeutique » des toxicomanes : la personne sous substitution se sait en effet toujours toxicomane et si elle est ainsi « domestiquée » (comme l'armée savait jadis « castrer » ses recrues en leur faisant en douce ingurgiter du bromure), elle n'a plus que les désagréments de la toxicomanie (la dépendance) sans en avoir plus aucun avantage (le plaisir ou la jouissance). D'où que le toxicomane au subutex ou à la méthadone plonge alors dans l'alcool ou se shoote au crack : tant qu'à être toxico, autant prendre son pied !

Deux cracks ?
Notre toxicomane belge tente de minimiser sa destruction en précisant que le crack qui circule à Paris n'est pas aussi dangereux que celui qui prévaut à New York. Mais il semble bien que cette rumeur de deux produits différents (voir notre cinquième chronique) ne soit en fait qu'une fable que s'inventent les toxicomanes pour tenter de se disculper : s'il y a un crack plus terrible à New York, c'est que le crack d'ici, qu'ils prennent à longueur de nuits, ne constitue pas le dernier échelon dans l'autodégradation ; un tel écart avec le fond de l'abîme autojustifie alors qu'ils continuent de se shooter. C.Q.F.D.

Abdoulaye, une rencontre poignante

Notre rencontre suivante, au point du quartier où les crackés attendent leur rabatteur, va s'avérer particulièrement intense.
Abdoulaye est guinéen de 35 ans. Il est dans la drogue depuis l'âge de 21 ans (ce qu'il présente comme une entrée tardive), ayant commencé directement par l'héroïne. Il a fait de la prison à différentes reprises. Il a une fille de treize ans qui vit au pays. Il déclare faire régulièrement des séjours en Guinée, dans son village, retiré loin de Conakry, séjours lors desquels il ne touche pas à la drogue. Il dit n'être pas accro (il est sous traitement de substitution) et ne consommer désormais que du crack. Il a un CAP d'électricien mais a perdu tout travail et tout logement. Il vit désormais dans la rue et quand nous l'abordons, il est assis sur un rebord de grille, prostré sans être shooté, le regard à l'abandon. Il nous dit avoir ici des frères qui connaissent son état mais n'arrivent à rien pour lui.
Quand nous lui demandons, comme aux autres toxicomanes que nous rencontrons, de ne pas empoissonner la vie des gens sous prétexte de s'empoisonner lui-même, il nous déclare son accord avec notre point de vue et il est manifeste qu'il parle vrai. Il nous assure d'ailleurs, sans que nous ne lui ayons rien demandé, qu'il se refuse à dealer pour ne pas attirer ou fixer d'autres que lui dans le piège où il se trouve. Nous lui répondons que c'est là une bonne pratique, somme toute assez rare et d'autant plus remarquable. À notre question rituelle : « Qu'est-ce que des gens comme nous pouvons faire pour vous aider à vous en sortir ? », il répond qu'il n'y a pas grand-chose à faire pour l'aider, que ce serait à lui de s'en sortir tout seul, mais qu'il se sent trop faible pour cela.

Son courage
Deuxième point remarquable des déclarations d'Abdoulaye (après sa volonté de ne pas dealer) : il ne biaise pas face à ses responsabilités, ne se représente pas en victime (de l'exclusion...) et affronte seul sa réalité autodégradée. Cette manière d'Abdoulaye de faire face aux conséquences de ses actes relève d'un courage certain : il ne fuit pas dans la lâcheté d'un « c'est la faute aux autres, au système... »
Le point proprement poignant de la figure d'Abdoulaye, accroupi presque par terre, le regard indécis, le corps affaissé sur lui-même, tient à ce contraste entre un certain courage des propos qu'il nous adresse et cette faiblesse qu'il déclare : « ce serait à moi d'en sortir mais je suis trop faible pour le faire ».

Tous les pères s'y mettent...
L'ensemble des pères présents ce soir-là se mobilise alors pour tenter de le motiver. Ahmid (alors même qu'il lui faudra se lever à 3 heures du matin et qu'il est déjà plus de 22 heures) reste aux côtés d'Abdoulaye pour l'encourager à puiser dans sa volonté. Sékou, notre virtuose des langages africains, prolonge l'échange en langue peul. Abdoulaye se dit saisi par cette honte qui l'habite quand il croise ses frères africains, la honte de ce qu'il est, de son impuissance. Sékou lui conseille de repartir là-bas, où il sera encadré, tenu à l'écart de la drogue. Mais Abdoulaye répond qu'il ne se voit pas s'installant au village, lui qui toujours vécu en France. S'il ne se voit pas vivant ailleurs qu'en France, on lui conseille alors de quitter Paris. Il dit envisager de partir pour Montpellier mais qu'il n'a pas de papiers, qu'il lui faut transférer ses dossiers médicaux, que tout cela est très compliqué... Et l'on bute ainsi, tous les pères rassemblés autour de lui, sur un mur. Ce qui est proprement poignant, c'est cette sensation de le voir enfermé dans une prison invisible, comme si l'entouraient des murs transparents que nos mains pourraient franchir pour lui donner une tape de réconfort mais auxquels Abdoulaye ne pourrait échapper, les transportant avec lui.

Une poignée de mains
Dernière marque de courage : Abdoulaye n'offre pas, comme la plupart des toxicomanes rencontrés, un discours en boucle, où il contournerait la butée que nous constituons (qui le renvoie à sa propre liberté) en dérivant l'attention sur autre chose. Abdoulaye propose en effet d'en rester là, sur ce point d'impasse, et nous offre sa main que chacun de nous serre alors (le poète Paul Celan écrivait que la poignée de mains était la pratique adéquate entre hommes libres qui se croisent : quelque chose d'Abdoulaye se déclare en effet libre, en même temps que la faiblesse qu'il met en avant rature cette déclaration).

Ce qu'on ne comprend pas...
Nous restons entre nous, méditatifs sur cette rencontre, essayant de comprendre ce que peut bien vouloir dire en vérité qu'un « je suis trop faible » puisqu'aucun de nous ne poserait « je suis assez fort » ? Il est frappant qu'Abdoulaye semble surtout se déclarer cela plus encore que nous l'adresser : aucun de nous d'ailleurs n'accepte à proprement parler cette déclaration (nous ne voulons pas rentrer dans la logique des forts et des faibles, logique qui nous fut déjà proposée lors de notre seconde tournée-rue et, pas plus que la peur, la honte ne nous semble bonne conseillère : pour parler comme Spinoza, aucune des deux ne nous semblent une vertu), mais Abdoulaye, par contre, l'accepte et s'en satisfait, s'en console peut-être (encore que son ton n'ait jamais été à l'autoconsolation). Nous nous séparons là, sur cette impression terrible d'un mur séparant les hommes que nous sommes d'un Abdoulaye, mur transparent que nous croyons pouvoir franchir vers lui mais qu'il déclare ne pas pouvoir franchir vers nous. Ce mur de verre semble une blessure intime d'Abdoulaye qu'aucun père ce mardi soir ne savait comment panser.

De l'égalité de chacun à tous et de tous à chacun

Jean Genet a pointé mieux que personne cette blessure intime qui inscrit tout homme dans la grande égalité des êtres. Lisons-le :
« Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l'on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure - qui devient ainsi le for intérieur, - c'est elle qu'il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de coeur secret et douloureux. Si nous regardons, d'un oeil vite et avide, l'homme ou la femme qui passent [les plus émouvants sont ceux qui se replient tout entier dans un signe de grotesque dérision : une coiffure, certaine moustache, des bagues, des chaussures... ; pour un moment toute leur vie se précipite là, et le détail resplendit : soudain il s'éteint : c'est que toute la gloire qui s'y portait vient de se retirer dans cette région secrète, apportant enfin la solitude], cette vitesse même de notre regard nous révélera, d'une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu'il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnants par elle - dont ils ont pris la forme - et pour elle, la solitude, solitude absolue, incommunicable - ce château de l'âme -. Chaque être m'est révélé dans ce qu'il a de plus neuf, de plus irremplaçable - et c'est toujours une blessure - grâce à la solitude où les place cette blessure dont ils ont à peine connaissance et où pourtant tout leur être afflue. Tout homme, derrière son apparence charmante ou à nos yeux monstrueuse, retient une qualité qui semble être comme un recours extrême, et qui fait qu'il est, dans un domaine très secret, irréductible peut-être, ce qu'est tout homme. »

 

SEPTIÈME tournée-rue contre la drogue
JEUDI 25 AVRIL 2002
Départ
à 20 h 30 coin de la rue du Fg-St-Martin et du bd de la Villette

PERMANENCE tous les mardis soir de 19 heures à 20 h 30
au café-tabac faisant l'angle
­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­
LE COLLECTIF ANTI-CRACK DE STALINGRAD
Tél. : 06 76 58 18 27 Fax : 01 46 07 27 58