Petite enquête auprès des toxicomanes du quartier Stalingrad

Contre la drogue, un face à face habitants / toxicomanes :

mercredi 9 janvier 2002, 22 heures, boulevards de la Villette et de la Chapelle

 

 

François Nicolas, Jean-Luc Saget

habitants du quartier Stalingrad, membres du Collectif anti-crack [1]

 

 

Nous faisons ici compte rendu d’une tournée-rue à la rencontre du toxicomane errant dans notre quartier (voir notre tract ci-joint).

Nous avions le mercredi 2 janvier collé notre déclaration dans le quartier. Nous sommes revenus le mercredi suivant distribuer notre tract et discuter avec les toxicomanes sillonnant les rues. Nous avons beaucoup parlé, tantôt en tête à tête, tantôt avec un groupe de 3 ou 4 personnes.

 

 

Nous nous présentions essentiellement ainsi :

« Nous sommes des habitants du quartier. Nous avons organisé des manifestations contre le crack et contre les dealers. Nous sommes contre la drogue mais nous ne sommes pas contre les drogués. Nous vous expliquons dans ce papier notre position et venons ce soir en parler avec vous. Avez-vous vous-mêmes des choses à dire aux habitants ? »

 

 

Voici d’abord notre tract, ensuite les propos de toxicomanes qui nous ont été adressés ce soir-là, enfin notre bilan de ces rencontres.

 

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Déclaration adressée au toxicomane sillonnant le quartier

à l’occasion de la nouvelle année 2002

 

Nous sommes des habitants qui avons manifesté cet automne contre les dealers et le trafic de crack dans le quartier Stalingrad. À toi, Pierre, Ahmed ou Mamadou, dont nous savons que tu es aussi toxicomane puisque nous te rencontrons parcourant les rues en quête de ta drogue, nous déclarons ceci :

 

• Nous ne sommes pas contre toi. Nous sommes contre le trafic de drogues et contre les dealers. Nous ne cherchons pas à ce que tu sois enfermé dans une prison ou un asile. Nous te demandons simplement de ne pas empoisonner la vie des gens du quartier sous prétexte de déjà t’empoisonner.

 

• Nous pensons utile que tu te protèges, comme tout autre, de la menace du Sida.

Nous estimons que, comme tout autre, tu as le droit d’être soigné (Sécurité sociale…), d’être socialement aidé (assistance au logement…) et financièrement soutenu (RMI, etc.).

 

• Sur tes pratiques de toxicomane, sache que nous sommes résolument contre la drogue et tenons ta dépendance pour un désastre.

Ce qui nous scandalise, ce n’est pas que tu refuses le « métro, boulot, dodo » ; ce n’est pas que tu te refuses à devenir « français moyen », petit bourgeois faisant petites affaires et petite carrière ; ce n’est pas que tu refuses l’horizon borné d’une simple survie dans une médiocre inexistence.

Ce qui nous paraît un désastre pour toi, c’est que ta toxicomanie tend à te faire abdiquer de ta liberté. Nous souhaiterions que tu arrives à sortir de cet enfer, à te sevrer et vivre intensément, dans l’abstinence à l’égard de cette merde qu’est la drogue. Mais nous savons que c’est là un but lointain et que sortir de la drogue est une dure épreuve dont tu as seul les clefs.

 

• Les hommes libres — nous pensons en être — se soucient de croiser d’autres hommes libres à qui serrer la main et avec qui s’entretenir, agir, penser.

Être libre, pour nous, ce n’est pas « pouvoir faire n’importe quoi », ce n’est pas se penser sans attaches et sans responsabilités. Être libre, c’est avoir décidé quelles seront ses contraintes, celles qui orienteront son existence. Être libre, c’est se tenir pour responsable de ses actes, de ce qu’on fait, sans accuser indéfiniment papa-maman, « la société » ou les autres. Être vraiment libre, c’est une fidélité qui intensifie l’existence, lui donnant goûts violents et couleurs âpres. Notre liberté, ce sont nos amours, notre musique et notre poésie, notre pensée et notre travail collectif émancipateur… La drogue ne saurait être une contrainte libératrice, et la dépendance à la drogue rend irresponsable — tu le sais mieux que nous —.

 

• Que ta liberté soit gravement menacée par la drogue ne nous laisse pas indifférents, et c’est pour cela que nous nous adressons à toi. Nous nous sommes déjà adressés aux autres habitants et commerçants du quartier, aux policiers, aux responsables publics mais nous ne discutons pas avec les dealers car nous ne le faisons pas avec ceux qui enchaînent d’autres hommes et leur vendent une servitude. À l’occasion de cette nouvelle année 2002, nous nous adressons à toi qui erres dans notre quartier car, par-delà la menace que la drogue fait peser sur ta propre liberté, nous voudrions à tout le moins soutenir avec toi un rapport d’égalité, en face à face, si cela te semble possible, et profitable.

 

Aussi nous te proposons, à toi qui nous as lus jusqu’ici, de t’entendre et de te lire à notre tour. Il nous semble que, même au long d’une descente aux enfers, il doit être possible de parler, de crier peut-être, au moins de s’adresser à quelqu’un, fût-ce pour exprimer un « Au secours ! ». Ce que tu penses toi-même de tout cela nous intéresse. Tu as certainement des choses à dire, peut-être même à déclarer. Et cela nous importe : on n’arrivera à chasser la drogue de ce pays qu’en s’y confrontant ensemble, habitants et toxicomanes face à face.

 

Tu peux t’adresser à nous en nous écrivant à Entretemps, 84 rue de l’Aqueduc (75010 Paris) ou par courrier électronique à Stalingrad@noos.fr

Nous te publierons sur notre site www.entretemps.asso.fr/Stalingrad et nous te répondrons.

 

Des habitants du quartier Stalingrad (Paris 10ème — 18ème — 19ème)


Huit propos de toxicomanes

[nos questions ou remarques sont inscrites entre crochets]

 

 

 

1. Un noir, parlant difficilement le français

« Je suis là-dedans depuis 1983. J’ai arrêté tout seul, un matin, parce que j’ai trouvé que la drogue, c’était pas une bonne idée. [Comment avez-vous fait pour arrêter ?] C’est parce que j’ai été en prison. Quand j’étais dehors, je ne pensais pas ; mais là, avec la prison, j’ai pensé que c’était pas une bonne idée. Moi, personne ne m’a aidé. Là, je suis en post-cure. J’habite pas le quartier. [Que venez-vous faire ici ce soir ?] Je viens voir, comme ça… » [?!]

 

 

2. Un jeune blanc, amusé de nous rencontrer

« Le crack, je suis contre. Mais je suis pour tout le reste : l’héroïne, etc.

Le crack, c’est pas bon, c’est pire que l’héroïne. Pour le même prix, ta dose au lieu de te durer toute une journée, elle te dure que 15 minutes et ensuite, toutes les demi-heures, il te faut en rechercher. Ca revient très cher. Et il te faut aller arracher 4 à 5 fois par jour des sacs à main.

Le crack, tu prends, tu prends, et tu as toujours envie. C’est frustrant. Tu vas chercher la dope jusqu’à ce que tu te fasses gauler. C’est fait pour cela le crack : ça organise la consommation. Avec le crack, cela va plus vite. C’et la drogue du pauvre.

Je suis là-dedans depuis 1982. Et j’arrive plus à baiser. Mais maintenant, je touche plus au crack, ou seulement quand on m’en offre. Sinon, en une semaine, tu retombes.

Il y a un sevrage pour l’héroïne, mais pas pour le crack. Pour la coke, il n’y a pas de médicaments.

Ceux qui prennent de la Méthadone et du Subutex, ils ont tous plongé ensuite dans le crack. Avec la Méthadone, tu as la pèche pour aller chercher du crack.

Moi, j’ai arrêté. [Mais alors, qu’est-ce que tu fais là ?] Je promène mon chien ! [C’est vrai ! Il y a là un petit caniche. Mais c’est quand même un drôle d’endroit pour promener ton chien : ce n’est pas une tentation pour toi ?] Tentation ? Non. Je n’irai pas là-bas de moi-même, mais si on m’en offre, j’en prends encore. Je ne veux plus mettre mon argent là-dedans. Avec le RMI, tu tiens seulement une semaine si tu y mets 400 F par jour. »

 

 

3. Un Algérien, sérieux et grave

« Moi, ça fait 20 ans que je suis dans la drogue. J’ai connu l’îlot Chalons Gare de Lyon. J’ai décroché en rentrant en Algérie. Je suis parti là-bas pour arrêter, et je l’ai fait sans aide.

Quand je suis revenu, il y avait le Subutex, et ça, c’est pire que l’héroïne car le manque est plus dangereux : ça fait plus mal, c’est insupportable alors que l’héroïne, tu peux t’en passer. Je suis tombé dans une autre drogue, pire encore, et c’est un médecin qui me la donne. Moi je suis contre le Subutex. Il y a en a qui se le shootent, d’autres qui le sniffent. C’est pour éviter le goût amer dans la bouche. Je l’ai sniffé aussi : je me suis retrouvé à l’hôpital psychiatrique, où il y a que des fous. Je voyais de drôles de choses. La Méthadone, j’ai jamais essayé. On m’a dit que c’était mieux. Le Subutex, c’est con. Cela accroche plus longtemps. Les médecins, ils ont inventé une drogue plus dangereuse.

Ici, dans le quartier, je tourne. J’aime bien de temps en temps fumer le crack. J’ai arrêté de me piquer mais j’ai pas complètement arrêté le crack.

Pour arrêter, il faut que je bouge d’ici. Si on reste dans le milieu, on peut pas arrêter. Il faut sortir de l’entourage, sinon c’est impossible de s’en sortir. Quand tu vois des gens qui en prennent, tu es obligé de te mettre avec eux. Tu peux pas résister.

Quitter Paris ? Oui, j’ai ça dans la tête, mais ça demande de trouver l’argent, le travail, etc. Sinon, si je reste ici, je suis sûr d’en jamais sortir.

J’ai une maladie, l’hépatite C. Ca n’est pas gênant physiquement mais psychiquement, ça gène ; ça fatigue et ça rend fainéant.

Maintenant, j’ai une vie normale : je travaille, mais comme intérimaire. Ce n’est pas un travail fixe. Pour le crack, ma femme ne sait pas. Je me cache. Je n’ai pas de copains. J’ai une fille qui a 7 ans d’une première femme et j’ai un garçon d’un an avec ma femme actuelle. Je pense à eux, qu’ils ne fassent pas les mêmes bêtises que moi.

Qu’est-ce que des habitants peuvent faire pour nous ? Des centres pour parler de la drogue. [On lui indique qu’il y a déjà EGO dans le quartier.] EGO ? Je connais pas. J’habite pas ici. »

 

 

4. Un grand noir, plutôt bien sapé, bonne allure

« Prendre de la came, cela vous fait perdre beaucoup de choses : votre femme, les amis, etc. Votre parole n’est plus tenue en considération. C’est vraiment quelque chose qui détruit. Moi, il me reste que ma femme, et ma femme, j’y tiens. Il faut que ma femme ait confiance, parce que tu sais, on dit toujours : « Parole de toxico, parole de… »

On peut pas m’aider. Je préfère souffrir en moi-même. J’ai été en substitution. Il y a que la confiance de ma femme qui peut m’aider, qu’elle voit que j’ai été bosser, que je ramène la paye à la maison. Quand elle me voit partir comme ça, elle s’arrache les cheveux. Je ne veux plus la faire souffrir comme ça. C’est pour elle que j’arrête ce soir. [Il attrape une pipe de crack — celle d’un copain ! — et veut la briser solennellement devant nous ! Dix minutes plus tard, il sera toujours là, un peu plus dans les vappes…].

J’espère que la prochaine fois que je reviendrai dans le quartier, ce sera pour dire aux toxicos : « Regardez, je m’en suis sorti ! »

J’aimerais faire partie du troupeau : me lever le matin, partir travailler, revenir le soir, dormir tranquille à côté de ma femme. Je suis prêt à le faire. Si ma femme m’a accepté, il faut que je lui montre que je mérite plus que ce que je suis maintenant.

Les jeunes du quartier, il faut qu’on les aide à s’en sortir ou à ne pas toucher à ça. Il y a des toxicos qui viennent avec leurs gosses, des femmes qui viennent chercher la drogue avec leurs enfants, et les enfants voient ça !

Pour la nouvelle année, on a été avec ma femme dans le quartier St-Michel. C’est le quartier que je fréquentais avant. J’étais alors super bien fringué : Weston, Yves-Saint-Laurent… Les copains m’ont demandé : « Mais t’es où ? T’es où ? » J’avais honte de dire que j’étais maintenant dans le 18ème. Il faut que mon passé me rattrape, mais pas mon passé négatif, celui de toxico, mais mon passé d’avant la drogue. Ma femme était contente qu’on soit dans ce quartier loin d’ici, de tout ça. Ma femme, elle est superbe. Sans elle, je vais plonger, je veux pas la perdre. L’amour de ma femme, cela m’aide beaucoup. Il faut pas que je la déçoive. Me voir dans cet état ! Tous les jours, je remets au lendemain ce que je dois faire aujourd’hui ! J’ai été un peu oisif : si tu veux t’en sortir et que tu es un peu oisif, c'est pas la peine !

Quand la nuit je suis là, je me dis : ma femme, comment elle va me voir en rentrant ? C’est sa confiance que j’ai pas encore eue.

J’espère qu’elle aura confiance en moi. Rien que cette confiance, ce sera un début de bonheur. » [On lui serre la main en lui disant que c’est bien cela qu’on lui souhaite pour la nouvelle année]

 

 

5. Un Africain, en bonne forme

« C’est quoi pour vous, un toxicomane ? » [C’est quelqu’un qui est dépendant de la coke ou de l’héroïne !] « Est-ce que pour vous je suis un toxicomane ? » [Ce n’est pas à nous de le dire. On n’est pas là pour ficher les gens, mais pour parler avec ceux qui se reconnaissent toxicomanes. Celui qui ne se reconnaît pas tel, qui ne veut pas parler avec nous, on ne le force pas.] « Moi, je viens du Cap-Vert. Je suis musicien [Tiens, moi aussi !]. On est un groupe et de temps à autre, on vient ici prendre une ou deux doses. Je ne me considère pas toxico par rapport aux gens qui sont ici : eux, soit ils arrêtent, soit ils vont mourir. » [Ceci dit, le gars traîne longuement dans les alentours, sans être simplement de passage…]

 

 

6. Un petit homme, bien fatigué, gris et triste

« Comment ça se fait que la police, elle arrête les acheteurs et pas les dealers ? Les dealers sont à côté des flics et les flics ne font rien ! C’est quoi ça ? [On lui répond qu’on ne sait pas : il est vrai que ce soir-là, comme d’autres ces derniers temps, un car de CRS stationne bd de La Villette, au coin de la rue de Tanger, arrêtant vaguement les voitures alors qu’un groupe d’une dizaine de dealers-hommes de main-guetteurs-rabatteurs stationne sur le couloir cyclable devant le terrain vague, 50 mètres plus loin, au vu et au su de tous, et ce de très loin : la nuit est claire. Pourquoi les CRS ne se postent-ils pas a minima à côté de ce groupe et ne le suivent-ils pas dans ses déplacements éventuels ? Sans rien faire d’autre qu’être présente à côté d’eux, la police dissuaderait leur trafic !] Un toxico, il se lève à 6 heures du matin. Il vole toute la journée pour faire 1 000 balles. Il attend le soir les dealers pour la drogue et alors ils lui prennent d’un coup tout son pognon sans se fatiguer.

Que peuvent faire les habitants ? Aller voir la police, ou le préfet, ou plus haut encore ! Et faire un barrage dans la rue pour que la drogue, ça parte. »

 

 

7. Un grand blanc, bien bâti, de 38 ans apprendra-t-on

« J’habite dans le 20ème. J’aime bien le crack. J’en prends depuis 1992, une fois par semaine. Ca me revient 400 francs (ou 60 euros) par semaine.

Le crack, c’est un fléau, c’est vachement dur. C’est pas comme l’héroïne dont on a besoin tous les jours. La galette [le crack], quand on en a envie, on en a besoin tout de suite. Et ça incite au vol. Et quand t’en prends, tu en as besoin à nouveau une heure après !

J’ai des revenus, mais avec cette dope, je ne vis plus. Je vais te dire : j’ai des amis qui sont chez moi. J’ai préparé à manger. Et puis j’ai eu une lubie ; je me suis dit : je vais prendre du crack. Je suis sorti. J’ai été prendre une pompe [une seringue] à la Boutique [18ème] et maintenant il faut que je trouve un distributeur de Carte bleue pour tirer de l’argent. Ensuite je vais aller là-bas prendre ma galette. Puis il faut que je prenne le métro pour rentrer chez moi et me shooter. Moi, je fais ça chez moi. Mais ça fait chier. Je n’ai plus de petite nana.

Moi, le crack, je me le shoote. Cela fait une montée plus puissante. Si jamais vous en prenez une fois, cela fait un effet super. Mais je vous conseille de ne pas en prendre du tout ! [Merci pour le conseil !]

Je préfère avoir une femme dans mon lit avec qui je suis bien que cette merde. Du crack, tu tombes pas accro, mais dès que tu en as envie, tu en prends.

Moi, j’ai envie d’avoir un bébé, mais je suis passé à côté de tout. J’ai eu quand même de la chance : je suis pas séropo. J’ai une carte bleue, j’ai un portable. Normalement, un toxico, ça n’a plus rien. Avant j’avais 10 ans d’interdiction bancaire ! Moi, j’ai un appartement. Les toxicos, ils sont SDF, ils vivent dans des caves. Je fais attention à moi. Je pèse 85 kg. Je fais même du sport, du handball le lundi soir, avec des femmes !

Je suis dans l’héroïne depuis 1987. Puis le crack depuis 1991. Je suis sous Méthadone.

Ce que je faisais avant, c’est que je piquais des extincteurs et je les revendais pour 800 F par soirée.

Que devraient faire les habitants ? S’organiser pour interdire la came ! Demander d’avoir plus de police. Moi, j’ai peur de la police. Nous, on sait ce que c’est que la garde à vue. Nous, on veut qu’il n’y ait plus de dealers. S’il n’y avait plus de dealers, il n’y aurait plus de toxicos. [On lui exprime notre conviction inverse : s’il n’y avait pas de demande, il n’y aurait pas d’offre !] Ce qui me gène, c’est que les CRS sont là, mais derrière, les dealers sont encore là ! Il y a ici des gens qui vendent, depuis des années, c’est toujours les mêmes et la police ne fait rien.

J’ai pris votre papier. Je vais le lire et vous répondre : vous mettez une adresse. Je suis positif par rapport à votre mouvement. Ca m’intéresserait d’intervenir auprès de vous.

Ce soir, je sais que j’en ai pour deux jours à récupérer. Après le shoot, tu dors pas pendant 2 ou 3 jours. Après une dose, le lendemain, tu es pas bien. Et le lendemain encore pareil. J’ai un rendez-vous d’embauche demain matin, mais je sais que je vais pas y aller. [On lui conseille d’arrêter là et de repartir directement chez lui par le métro retrouver ses copains. Il reste…]

 

 

8. Un petit noir, boiteux et abîmé

« Moi, je suis dans la drogue depuis plus de dix ans. Je n’ose pas me montrer à ma famille, à mes frères et mes cousins. J’ai un bon métier : je suis modiste. Mais j’ai tout perdu : mon boulot, mes amis, ma famille. J’ai honte d’aller voir ceux qui m’ont connu. Alors je suis là, à traîner dans la rue. Moi, je peux m’arrêter quand je veux. Je ne suis pas accro. [Mais alors pourquoi ne t’arrêtes-tu pas aujourd’hui même ?] J’attends la bonne occasion ! [C’est quoi, la bonne occasion, qui ne s’est pas encore présentée ? Pas de réponse claire.]

Ce que vous devriez faire, ce serait un petit journal, où écriraient des toxicos pour dire ce qu’ils ont envie de dire, où ils feraient des dessins… [On lui parle aussi d’EGO, qui fait déjà ça dans le quartier. Il nous dit ne pas connaître…]. Il y a beaucoup de gens doués chez les toxicos, qui savent par exemple dessiner comme moi je connais le travail de styliste.

J’ai deux enfants, mais je n’aimerais pas qu’ils me voient. C’est vraiment la merde, mais c’est comme cela. »


Notre bilan de cette petite enquête

 

 

Échantillon

— Tous les toxicomanes acceptant de parler avec nous ont plus de 30 ans. Ils sont tous de vieux briscards des drogues. Il y avait peu de jeunes, et ceux qui étaient là restaient plutôt à l’écart. Pas de femmes (la seule qu’on ait vue circuler semblait vraiment mal en point…)

— Ceux avec qui on a parlé n’étaient pas trop abîmés physiquement, en première approche du moins (et c’était la nuit). Les plus déglingués physiquement (maigres, bancals, visages ravagés) ne voulaient pas s’arrêter pour nous parler.

 

Géographie

— Aucun n’habitait le quartier. Certains venaient de banlieue.

— Leur circuit : ils venaient du 18ème (passage par la Boutique entre autres) et, transitant par La Chapelle, allaient s’approvisionner bd de la Villette (entre la rue d’Aubervilliers et la rue de Tanger) pour ensuite repartir consommer ailleurs. On les rencontrait donc sur leur parcours aller.

 

Besoin de parler

Leur besoin de parler était manifeste. Il est vrai que nous étions également filmés par nos deux amis cinéastes et que la caméra jouait un double rôle : d’attraction (hystérisante) ou de rejet (paranoïaque).

 

Face à face

Nous nous sommes toujours tenus à une ferme position contre la drogue, prônant le sevrage et l’abstinence, plaidant une sortie de cette prison. Ce « message » était bien accepté, reçu et compris.

Il eut été irresponsable à nos yeux de tenir, en ces circonstances, le langage de la « politique de réduction des risques » c’est-à-dire de conseiller aux gens rencontrés non pas de se barrer du lieu de trafic mais de se « shooter propre »…

Bien sûr nos propos n’avaient pas pour effet de les faire partir ! Mais au moins notre position était clairement définie et c’est ce qui nous constituait à leurs yeux en interlocuteurs pour un brin de causette, un soir de janvier dans le froid.

 

Pères ?

Il est patent que notre âge (supérieur au leur) nous servait (nous constituant auprès d’eux en figure de « pères » contre la drogue ?) et qu’un plus jeune qu’eux aurait eu sans doute plus de mal à tenir le face à face.

Remarquons que ce face à face ne fut jamais tendu entre nous : il était certes d’un ton souvent grave par les questions évoquées mais sans agressivité à notre égard. Nous ne cherchions pas à jouer au copain avec eux ; nous tenions calmement notre position générale et discutions avec chacun de sa situation personnelle, sans opiner à tout ce qu’il nous en disait et en intervenant librement comme il nous semblait nécessaire de le faire à ce moment-là et avec la personne que nous avions en face de nous. En ce sens, le dialogue se tenait d’égal à égal, dans une atmosphère de responsabilité (et donc aussi de liberté) réciproque, sans complaisance.

 

Chaque toxicomane déclare arrêter…

Nous ne sommes pas dupes pour autant de tout ce qui nous était dit ce soir-là. Pour partie, cela nous était adressé pour se conformer à la norme que nous incarnions pour eux ce soir-là (« habitant » voulait aussi dire : non toxicomane et adulte responsable, ce que nous assumions dans notre tract). Mais en fait, tout échange en toutes circonstances est également marqué par cet effet d’ajustement au discours de l’autre. Et quand tel ou tel nous disait vouloir s’arrêter, ce n’était pas seulement un propos destiné à nous faire plaisir, à signifier l’homogénéité entre lui et nous, mais c’était aussi son dire propre. Bien sûr, ce dire, comme tout dire, entre en contradiction avec d’autres dires, et d’autres faits. Et il est vrai que cette contradiction est ici particulièrement accusée, que le balancier entre une position et son contraire est ici particulièrement rapide : il suffisait de voir que celui qui nous avait dit vouloir partir restait bien là ! Mais ceci ne suffit pas à raturer entièrement une certaine vérité de son propos quand il nous disait vouloir arrêter. Simplement, entre un vouloir ponctuellement formulé et une décision responsable, il y a une marge !

 

L’image de soi, à distance de la figure du toxicomane

Notre présence les aidait à se voir eux-mêmes, à adopter une position réflexive, en recul, à se prononcer de l’extérieur sur eux-mêmes, sur leur image — image négative à leurs yeux, dont ils souffrent et déclarent souffrir —. Nous trouvions un terrain d’entente en adoptant une position en extériorité sur la figure de toxicomane. D’où, corollairement, qu’ils éprouvent (presque) tous le besoin de signifier aussi qu’ils ne s’identifient pas à cette figure négative et qu’ils formulent tous le propos stéréotypé : « je me suis arrêté », ou « je suis en train de m’arrêter », ou « je suis venu justement ce soir pour m’arrêter » ! Tout ceci disant très simplement : « je partage la honte de la figure du toxicomane, je ne la revendique pas et je le dis en précisant que toxicomane et moi, cela fait (ou va faire) deux. »

 

Pas malades

Nous ne les avons jamais abordés en malades pour les renvoyer aux mains de médecins (psychiatriques ou généralistes). Il nous semble que les traiter de / en malades eut été une dégradation de leur liberté et de cette responsabilité à laquelle nous faisions appel, a minima la responsabilité de parler ce soir-là avec nous. Notons bien que cette responsabilité, pour minimale qu’elle puisse nous apparaître, était cependant réelle : des dealers rodaient et avaient envoyé des guetteurs pour surveiller et dissuader ces échanges. Et plusieurs toxicomanes nous ont dit qu’ils allaient ensuite être embêtés par leur dealer qui les traiterait de « balances ».

Sans doute beaucoup doivent avoir des névroses carabinées (pas de psychose en tous les cas dans nos interlocuteurs d’un soir) et la plupart doivent avoir des maladies physiologiques (hépatite C, etc.) mais rien là qui légitime qu’on médicalise une situation relevant fondamentalement de leur responsabilité d’adulte ; et c’est d’ailleurs bien comme potentiellement responsables d’eux-mêmes qu’ils acceptaient de parler avec nous.

À ce seul titre — celui d’échanges, en face à face, à égalité, entre personnes se tenant pour également responsables d’elles-mêmes —, nos rencontres ce soir-là semblaient constituer pour eux une ressource subjective. Précisons que de notre côté, ces discussions étaient intéressantes, instructives, parfois amusantes, que nous ne nous sommes pas embêtés et que nous avons arrêtés seulement quand le froid devenait pour nous trop vif.

 

Éducateur-rue ?

En première approche, nous avons fait ce soir-là un boulot ordinaire d’éducateurs-rue. Notre projet n’est bien sûr pas de nous transformer en éducateurs-rue. Nous avons chacun d’autres tâches, d’autres projets, d’autres soucis. Il semble cependant que ce soit bien dans ce sens d’éducateurs-rue sillonnant la nuit venue les rues des quartiers concernés que se situe une partie du traitement du problème de la drogue : non pas que ceci constituerait en soi une solution mais à tout le moins disposerait une pièce dans un dispositif plus global pour aider les toxicomanes à s’en sortir.

Il va pour nous de soi qu’il ne saurait s’agir d’éducateurs-rue venant prôner la réduction des risques et encourageant l’absurde « se shooter propre ». Si l’échange des seringues n’est pas en soi une mauvaise chose, le problème à traiter n’est pas ici celui du sida ou de l’hépatite C mais celui de la drogue ; et ce serait les enfermer dans leur esclavage que de venir simplement accompagner leur servitude en surveillant la qualité de leur poison et la propreté de leur seringue sans oser soutenir face à eux une position responsable contre la drogue. Éduquer, c’est à tout le moins affirmer une capacité subjective (et donc des convictions personnelles) à faire face, soutenir une position propre et pas seulement accompagner, encourager un « faire avec » la drogue qui, au nom du sida, enferme ces gens dans leur dépendance.

Il est clair que de telles fonctions d’éducateurs-rue pourraient difficilement être tenues par des emplois-jeunes, moins parce qu’il faudrait là des professionnels de la chose (nous ne le sommes pas et pourtant nous avons pu tenir le face à face : le problème n’est nullement celui d’une profession mais celui d’une conviction !) que parce qu’il faut là des gens qui ne soient pas trop jeunes et soient si possibles plus âgés que les toxicomanes rencontrés.

S’agit-il bien, au bout du compte, d’éducation et donc d’éducateurs ? Ces toxicomanes ne sont-ils pas trop âgés pour relever directement d’une éducation ? Peut-il encore s’agir d’éduquer des hommes adultes ? Cette question n’est pas claire pour nous, et elle mérite d’être posée.

 

Dealers et toxicomanes font bien 2. La haine des dealers rapproche habitants et toxicomanes.

Le partage toxicomanes / dealers est parfaitement attesté, à la fois objectivement (le groupe des dealers stationnant comme mentionné plus haut / les toxicomanes, circulant un par un ou rarement par couple) et surtout subjectivement (les dealers arrogants, hostiles à notre présence / les toxicomanes, ouverts à notre intervention, intéressés par cette interlocution passagère).

Nous avons appris que nous partagions avec les toxicomanes quelque chose : la haine des dealers. Ce point n’est pas négligeable.

 

Peu de ressort subjectif

Point subjectif frappant chez les toxicomanes rencontrés (nous gardons en tête le caractère pour le moins restreint de l’échantillon) : leur faible ressort subjectif.

Autorisons-nous une petite comparaison avec une situation connue par l’un d’entre nous il y a plus de 30 ans dans un travail d’éducateur-rue auprès de blousons noirs. À l’époque, ces gens étaient socialisés selon la logique de la bande et surtout chacun affichait une subjectivité de révolté. Quoiqu’on puisse penser du contenu réel de cette révolte (elle pouvait basculer à l’époque selon tout un éventail de possibilités : l’action politique émancipatrice, l’évaporation au profit d’une insertion moyenne toujours menacée de médiocrité, la logique du nervi fascisant pratiquant son mépris des gens du peuple par le coup de poing au service de telle ou telle force…), cette révolte, dans son incertitude même, était une ressource, un ressort. Et le travail d’éducation consistait à prendre appui sur ce ressort pour l’orienter en énergie positive : à tout le moins pour que cette énergie ne soit pas autodestructrice ni ne vise à détruire les autres.

Visiblement, le toxicomane d’aujourd’hui n’a rien à voir avec le blouson noir des années soixante. Non seulement il ne « bénéficie » pas d’une socialisation équivalente à celle que la bande pouvait fournir, mais surtout il n’est pas animé par une énergie positive (la révolte), susceptible d’être orientée car toute son énergie semble négative : orientée vers l’autodestruction. Où l’on retrouve ce trait constitutif du nihilisme : la volonté du néant découlant d’un à quoi bon : « l’homme préfère encore vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir du tout » (Nietzsche). Il y a un autre message face au toxicomane que la perspective médiocre d’un moindre mal, autant dire d’un nihilisme tempéré, à la mode helvétique : je m’empoisonne sans gêner la société par le sida ! Les jeunes préfèrent attraper le cancer (voir l’écrivain suisse Zorn) pour moins que cela ! Il faut leur offrir un vouloir positif qui légitime alors une prise de risques non mortifère.

 

Produits de substitution

Notons le désastre spécifique du Subutex. Remarquons à ce propos la constitution d’une figure (potentielle ou effective ?) de médecins-dealers…

La Méthadone, elle, semble d’un côté réintégrer socialement. Mais de l’autre, elle autorise le crack. Ce n’est sans doute pas là une raison suffisante pour condamner son recours. Mais ce n’est pas non plus là une raison pour en exalter l’usage ad libitum

 

Police

La conduite illisible des forces de police a un effet subjectif désastreux sur ceux qui sont spectateurs de ces pratiques incohérentes. D’où l’interprétation spontanée de leur conduite comme relevant d’une complicité. Il est sûr que si la police faisait mieux son travail, son attitude serait plus intelligible. Et ce n’est pas aux habitants de tenter d’expliquer aux toxicomanes ce comportement erratique de la police…



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