CHRONIQUE DE LA SECONDE TOURNÉE-RUE CONTRE LA DROGUE DES PÈRES DE FAMILLE DU QUARTIER STALINGRAD
(mardi 19 mars 2002)

 

Le groupe des huit pères (leur âge moyen dépasse la cinquantaine) était ce soir-là au complet. Un ami de l'association Olive 18 (coordonnée avec le Collectif anti-crack) s'était joint à nous. Le tourbillon médiatique ayant commencé de se calmer (CNN, présent ce soir-là, nous suivait sans projecteurs et les photographes opéraient sans flash), nous avons pu travailler plus tranquillement et sans trop effrayer nos interlocuteurs, malgré le nombre encore imposant de notre petite troupe.

Nous avons parcouru les rues suivantes : bd de la Villette, rue de Tanger, rue du Maroc, rue d'Aubervilliers, rue Riquet, rue de Tanger, rue Bellot et rue d'Aubervilliers, raccourcissant le parcours initialement prévu en raison des nombreuses discussions engagées qui ont ralenti notre progression.
Notre tournée-rue a duré deux heures pour se conclure au carrefour rue d'Aubervilliers - bd de la Villette - bd de la Chapelle soit au croisement même des 10°, 18° et 19° arrondissements. Nous avons en effet décidé d'adopter un parcours qui préserve la hiérarchie souhaitée de nos interlocuteurs d'un soir : d'abord les habitants, ensuite les jeunes, enfin les toxicomanes. Ces derniers se concentrant sur le bd de la Chapelle et le bas de la rue d'Aubervilliers, nous avons décidé de n'aborder cette zone qu'en fin de tournée-rue, en sorte de pouvoir parler pendant la première partie de la soirée avec les habitants et les jeunes encore présents dans les rues, les toxicomanes pour leur part restant accessibles jusqu'à une heure tardive.

Comme la précédente, cette tournée s'est déroulée sans aucun incident. Le seul élément ayant quelque peu perturbé notre démarche a tenu paradoxalement à la présence d'une voiture de la police un peu voyante, qui nous suivait parfois de très prêt. Nous n'avions rien sollicité de la police. Nous comprenons bien sûr qu'elle fasse son travail mais nous allons lui demander s'il lui serait possible de le faire désormais plus discrètement
Comme mardi dernier, nous distribuions notre tract trilingue, qui nous servait ainsi d'entrée en matière.

 


I. AVEC LES HABITANTS


Les discussions ont été abondantes. Nous sommes désormais connus (« Ah oui, les pères de Stalingrad ! ») et ceci facilite la prise de contact. L'accueil général reste très bon, et largement favorable à notre initiative. Nous avons commencé d'inviter quelques pères rencontrés à venir nous rejoindre.


Pourquoi les pères ?

La nuit tombée, dans notre quartier du moins (sans prostitution manifeste), il n'y a pour ainsi dire que des (jeunes) hommes. Les jeunes filles sont heureusement absentes et les toxicomanes fréquentant le quartier sont à 90 % des hommes (voir notre « Petite enquête auprès des toxicomanes » de janvier 2002). Les hommes toxicomanes étant réputés avoir des problèmes cruciaux avec leur père, il nous semble qu'il y a place pour une intervention spécifique des pères de famille qui, apparaissant en groupe tranquille dans la rue la nuit tombée (à une heure inhabituelle), peuvent alors avoir un impact singulier auprès de ces (jeunes) gens.
À tout prendre, « faire le trottoir » la nuit nous semble une pratique plus recommandable aux pères qu'aux mères, qui résonne d'ailleurs avec une certaine forme de prévention des jeunes et de protection du quartier, pratiques qui nous semblent relever d'une responsabilité de pères de famille. Bien entendu, cette initiative des pères du Collectif n'est nullement exclusive d'autres initiatives qui pourraient être prises par les mères du Collectif, par les plus âgés, etc.


Un nouveau père

Nous avons retrouvé un père de famille africain qui avait participé à nos manifestations de l'automne dernier et qui avait organisé le squat dans lequel il habite (rue de Tanger) contre les dealers. Les familles africaines logeant dans des conditions précaires sont en effet les premières à souffrir du trafic de drogue puisqu'elles sont en posture particulièrement délicate pour exiger une protection policière. L'ignominie propre des dealers comme des truands en général est de s'en prendre en priorité à ceux qui ont le plus de mal pour se défendre. Heureusement, ils ont trouvé ici à qui parler : les gens de ce squat se sont auto-organisés pour chasser les dealers de leur bâtiment et se sont joints à nous à partir du moment où nos manifestations, pénétrant le périmètre précédemment interdit par les bandes mafieuses, avaient fait la preuve que les habitants du quartier pouvaient ensemble se réapproprier l'espace public. Ce monsieur, pierre angulaire de l'organisation du squat, devrait donc participer à nos prochaines tournées-rue.
Cette participation est pour nous très importante : elle doit permettre de casser la fausse équation « squat + sans-papiers = deal + drogue ». Pas plus qu'être contre la drogue serait être contre les drogués, être contre la drogue n'est pas être contre les sans-papiers ou les squatters. Ou encore : de même que sida et drogue sont des questions différentes (quoique connectées), de même drogue, sans papiers et squats. Sur tous ces points, les amalgames paresseux visent à tétaniser la pensée et entraver les libertés agissantes.


Un contradicteur, porte-parole des « élus et décideurs »

Notre cortège fut verbalement agressé par un monsieur trouvant que notre initiative faisait du tort aux élus et aux « décideurs » et que nous ferions mieux de nous rendre au prochain conseil de quartier plutôt que de parcourir ainsi les rues à la rencontre des habitants. Son argumentation était pour le moins frustre, fondée sur la virulence d'un ton plutôt que sur l'acuité d'une pensée (prosaïquement dit : « une grande gueule »). Nous lui avons répondu calmement (autant qu'il est possible face à quelqu'un qui hurle) que nous tenions pour compatible d'être ensemble ce soir-là dans la rue et quelques jours plus tard - pour ceux d'entre nous qui le souhaiteraient - dans un conseil de quartier. Nous lui avons précisé que la cible de nos tournées n'est pas les élus - lesquels connaissent et de longue date la situation du quartier - mais les habitants, les jeunes et les toxicomanes. Autrement dit nous estimons avoir autre chose à faire que d'informer et réinformer qui l'est déjà parfaitement : nous organisons un quartier, le nôtre, contre la drogue, dans la conviction que se battre réellement contre la drogue ne saurait être l'affaire exclusive des pouvoirs publics (police, municipalités, gouvernement) mais implique que tout le monde s'y mette, et singulièrement les habitants, les pères et les jeunes. C'est ce que nous entreprenons, et ce faisant nous rappelons les différentes instances publiques à leurs responsabilités et tâches propres (ce que nous formulons ainsi : que chacun fasse son travail !). C'est donc ce monsieur et lui seul qui tenait pour incompatibles que les élus fassent leur travail et que les habitants prennent des initiatives. Il était logique qu'après cette algarade ce monsieur rentre se coucher, préparant sans doute ses dossiers pour le prochain conseil de quartier pendant que nous continuions notre périple...


Diversifier nos propositions

Finalement, le bon écho de notre intervention, le fait que de nombreuses personnes rencontrées nous demandent comment elles pourraient participer à cette mobilisation contre la drogue suggère qu'il nous faudrait diversifier nos propositions selon les différentes composantes de la population du quartier. Nous sommes déjà en train de le faire en direction des jeunes (voir le point suivant) mais peut-être faudrait-il le faire également en direction des commerçants, des mères, des plus âgés
Ce point n'est sans doute pas encore mûr mais demande à être réfléchi.

 


II. AVEC LES JEUNES


La grande nouveauté de cette seconde tournée-rue a tenu à l'importance des discussions que nous avons eues avec les jeunes, discussions prolongées là où la première tournée-rue nous avait semblé peu favorable à ce type d'échanges.
Sans rentrer dans le détail de toutes les discussions tenues ce mardi soir (il s'agit ici d'une chronique synthétique, non d'un compte rendu bureaucratique des temps de parole de chacun), il en ressort que beaucoup de jeunes du quartier en ont assez d'une atmosphère de quartier corrompu par la drogue, de la came qui jette dans la misère subjective et le caniveau ceux de leurs copains qui acceptent d'y toucher, qui pourrit les rapports entre les gens (méfiance, menaces, propositions), qui entrave la possibilité de se rencontrer dans la rue pour faire du sport, se promener, parler, etc.
Il s'avère d'ailleurs que plusieurs jeunes ont déjà tenté d'intervenir contre la drogue. Leurs logiques sont bien différentes.


Un « anti-dealers »

Il y a d'abord celui qui s'est présenté mardi soir comme ayant pris 22 mois avec sursis pour avoir cogné un dealer. Nous avions déjà précédemment rencontré ce type de figure qui s'avère relever de rivalités entre bandes, plus exactement entre mafias (celle du shit, d'origine plutôt arabe, venant cogner celle du crack, d'origine plutôt africaine, pour lui disputer son territoire) plutôt que d'un combat des jeunes contre la drogue. Il va de soi que tout ceci n'a pour nous aucun intérêt et qu'il est hors de question que le Collectif soutienne une bande de truands contre une autre ! Par ailleurs, il est également hors de question que le Collectif encourage ou soutienne l'agression de dealers : c'est à la police de faire le travail de répression des truands, non aux habitants, fussent-ils jeunes.
Bref, si être contre la drogue, c'est forcément être contre les dealers, ceci n'implique nullement d'aller affronter ces gens mais simplement de demander à ce que la police fasse son travail ordinaire contre eux comme elle le fait (ou doit le faire) contre tous les criminels.


Des jeunes inquiets

Plus intéressant était le point de vue d'un jeune, revenant d'un match de foot, qui nous déclarait parcourir parfois les rues avec ses potes en déconseillant aux toxicomanes d'importuner la vie du quartier. Il présentait cela comme une activité spontanée, non programmée et restant toujours paisible : il déclarait ne pas agresser les toxicomanes, et toute son allure physique (très différente de celle du jeune précédent) en attestait volontiers. Ce qui ressortait de son attitude, comme de celle d'un autre jeune avec qui une longue conversation s'est nouée, c'était une grande inquiétude sur l'avenir du quartier et singulièrement de sa jeunesse. Il était frappant que cette inquiétude se soit trouvée formulée ce soir-là par des jeunes hommes de 20 et 23 ans : chacun déclarait qu'il avait été tenté de « faire des conneries » autour de 16-17 ans et voyait rétrospectivement cet âge, avec quelques années simplement de recul, comme étant le plus menacé.
Pour l'un d'entre eux le danger de la drogue venait de la conjonction entre deux phénomènes :
· d'une part des circonstances extérieures défavorables (des tensions familiales par exemple poussant le jeune à sortir de chez lui et à traîner dans la rue plus que d'ordinaire),
· d'autre part une faiblesse individuelle qu'il décrivait comme opposant « les faibles et les forts » : seuls les « faibles », disait-il, se laissent tenter, dans les circonstances précédentes, et sont vraiment menacés d'entrer dans le piège de la drogue.
Difficile pour nous, bien sûr, de se lancer alors avec lui dans un vaste débat autour de cette « théorie ». Le point intéressant était que cette vision des choses ne déresponsabilisait nullement le jeune ainsi confronté à des décisions qu'il avait à prendre et ne le profilait nullement comme une victime (de la société, des parents, des copains, etc.).
Bref, les jeunes rencontrés soutenaient l'existence d'une liberté propre à chacun face à la drogue et tentaient d'en délimiter les contours, les conditions de sa mise en uvre, en particulier les possibilités collectives pour renforcer une liberté contre la drogue.
Chacun de ces jeunes nous a déclaré trouver très bien que des pères fassent ce que l'on faisait ce soir-là et que nous voir ainsi, en groupe multinational s'adressant à eux, leur donnait envie de faire quelque chose de spécifique en tant que jeunes.


Une réunion des jeunes contre la drogue ?

L'idée nous est alors venue, tissée au fil des échanges avec ces jeunes, qu'il faudrait qu'ils écrivent leur propre papier contre la drogue, composé de leurs mots et non des nôtres, que pour cela, il faudrait organiser sur le quartier une réunion publique des jeunes, et que finalement le mieux pour cela serait encore de convoquer une telle réunion un samedi après-midi sur le terrain de basket situé sous le métro aérien qu'ils fréquentent habituellement.
Il est clair que si, grâce à l'intervention des pères de famille, la jeunesse commençait dans le quartier à bouger collectivement et publiquement contre la drogue, quelque chose de très important pour la vie collective basculerait, dans un excellent sens.
Après discussion entre nous, nous avancerons la proposition suivante, que nous allons faire vivre pendant les prochaines semaines :

Rencontre contre la drogue avec les jeunes de Stalingrad
Samedi 18 mai 2002 à 17 heures
Terrain de jeu sous le métro aérien

 


III. AVEC LES TOXICOMANES


Après ces échanges stimulants, nous étions un peu fatigués (nous avons sensiblement écourté le long parcours initialement prévu) et dubitatifs sur la capacité des toxicomanes de relancer notre intérêt. Nous avions croisé Hassan « le saint » (voir la première chronique), visiblement déjà bien allumé, et nous nous demandions s'il nous faudrait reprendre, un soir de plus, la boucle sans fin des mêmes arguments.
Après différentes ébauches de rencontres, nous avons finalement croisé la route d'un nouveau toxicomane, avec lequel nous avons longuement conversé.


Jean-Marc

Jean-Marc est un français de 37 ans, pas trop dégradé physiquement. Il était ce soir-là visiblement sous l'emprise de la drogue (nous apprendrons plus tard qu'il venait de prendre du crack), d'expression hésitante et sujet à de brusques accès d'agressivité mais contrôlant malgré tout ses affects.

Son histoire

Son histoire, telle qu'il nous la raconte, est celle-ci : il a commencé par le shit à 13-14 ans, puis a enchaîné sur la coke et plus tard sur l'héroïne. Au bout d'un certain temps (lequel ?), il a été sevré à l'hôpital Marmottan puis a fait une post-cure à Rennes qui aurait réussi. Le problème est qu'aussitôt sorti de l'héroïne, il a plongé dans le crack, et cela depuis cinq ans. Il a alors très vite sombré dans la misère, habitant dans la rue pendant un an mais il aurait depuis quelques mois la jouissance d'un appartement dans le 15° ce dont il se déclare heureux et fier. Il aurait travaillé à la RATP comme chauffeur-dépanneur et serait actuellement en arrêt longue maladie. Il vit séparé de sa femme et de sa fille.
Il décrit le crack comme une forte dépendance psychologique (mais pas physique : s'il n'en a pas pris un soir, il peut se réveiller le lendemain matin sans manque physiologique) ; il déclare ne pas savoir en décrire l'effet ni les raisons qui font qu'on en devient si facilement accro. Il dit : « Le crack, ça fait boum dans ta tête ! Avec la coke, tu as envie de parler à tout le monde ; ça te donne la pêche. » Puis il ajoute : « Tu ne sais pas ce que c'est que la vie d'un toxicomane. » Nous lui répondons qu'on ne prétend pas le savoir. Il dit : « Pas plus tard qu'hier, je me suis fait cogner par des dealers qui m'ont traité de babtout. » [Les dealers étaient africains et babtout = toutbab = tout blanc].

Le rapport aux habitants

Face à notre interrogation sur son rapport aux habitants du quartier, il nous déclare être respectueux de la vie des gens, conformément nous précise-t-il à la bonne éducation que lui aurait donné sa mère.

L'aider à en sortir ?

À notre question : « Mais que peuvent faire des gens comme nous pour t'aider à en sortir ? », il répond, après un long silence : « Parler ! » Nous lui indiquons que c'est précisément ce que nous sommes en train de faire.
Il réfléchit à nouveau longuement et ajoute : « Le seul moyen pour moi d'en sortir serait d'avoir une femme. » Nous lui rétorquons que là, par contre, nous ne pouvons y pourvoir !
Il nous dit : « Ce qui me faudrait, ce serait une femme qui m'aime. » D'où suit une tentative de discussion sur son état physique et mental actuel qui, bien sûr, n'en fait pas le meilleur parti qui soit et que peut-être il faudrait qu'il commence par changer son comportement pour pouvoir devenir désirable pour une femme. Nous lui demandons : « Mais pourquoi ne quittes-tu pas Paris ? ». Il nous répond qu'il a toujours voulu habiter Paris et qu'il ne saurait vivre ailleurs. Et la seule personne qui l'aime encore, c'est son grand frère qui vient une fois par semaine manger avec lui.

Une mauvaise blague

La conversation se poursuit ainsi. Bientôt Jean-Marc ne veut plus nous quitter. Pour entretenir la proximité et instaurer une complicité, Jean-Marc propose à certains d'entre nous de partager avec lui une galette de crack. Nous déclinons bien sûr l'offre en lui faisant comprendre que nous ne partageons pas l'amusement de la proposition : tenter d'entraîner un copain dans le piège où l'on est soi-même enfermé n'est pas un geste méritant d'en rire car c'est bien, par ce type de geste, que beaucoup de jeunes entrent en effet dans l'enfer de la came. Jouer à entraîner son copain dans la noyade n'est pour nous guère drôle, pas plus que ne le serait une blague raciste où l'on jouerait à mépriser un arabe ou brimer un noir.
Bref, après moult tentatives de Jean-Marc pour nous installer dans son monde et nous faire partager sa nuit de galère, nous arrivons enfin à nous en séparer.


Qu'en dire ?

Réunis ensemble après cette tournée-rue, nous discutons de cette rencontre. Elle nous conforte dans l'idée que la simple discussion avec un toxicomane est (ou, du moins, peut être) pour lui un appui. Au moins cela - parler quelque temps avec lui, non pas seulement l'écouter mais également défendre notre point de vue face à lui, le considérer comme interlocuteur recevable, au moins un temps (car son discours est bien vite lassant, fait de propos indéfiniment velléitaires, ressassant les mêmes histoires sordides tels les propos d'un ivrogne content de trouver une bonne âme à qui s'adresser) - nous le pouvons, et Jean-Marc nous confirme que c'est peut-être là ce qu'on peut faire de mieux pour lui, tant qu'il est dans cette galère.
Mais on se doit de le faire sans complaisance pour cette figure de servitude, en exigeant du toxicomane, au moins le temps de cet échange avec lui, cette égalité qui seule convient au rapport entre gens libres. Et si le toxicomane ne peut soutenir longtemps face à nous cette position de liberté, ceci indique seulement que nos échanges avec lui doivent rester brefs.

Une jouissance perverse ?

Nous nous interrogeons ensuite sur ce qui peut faire qu'on devienne si facilement (semble-t-il) accro au crack. Nous ne voyons pas comment un « plaisir », si intense soit-il, peut à ce point enchaîner quelqu'un et le piéger dans la répétition indéfinie. Nous revient alors la théorie du jeune (voir plus haut) sur « les forts et les faibles » : ce plaisir n'est-il en vérité susceptible de piéger que « les faibles », disons ceux qui seraient prédisposés à cela ?
L'un de nous avance ensuite l'idée qu'il faudrait penser ce piège en parlant de « jouissance » plutôt que de simple « plaisir » et que le piège subjectif tiendrait alors à cette particularité d'une jouissance procédant d'un produit et non pas d'un rapport entre êtres humains : une jouissance fondée sur la consommation d'un produit n'est-elle pas d'essence perverse, ce qui la rend difficilement intelligible pour qui n'y consent pas ?

Les psychiatres doivent faire leur travail

Si cette hypothèse est valide (il y aurait une part importante de toxicomanes qui seraient structurés dans une perversion, de même qu'il semble y en avoir une autre bonne part qui relèveraient de la psychose), alors leur traitement relève de la psychiatrie. Il est frappant de ce point de vue que la psychiatrie française ne semble pas (plus ?) faire le travail qui lui revient en propre, ce qui expliquerait peut-être pourquoi les gens qui se dressent publiquement contre nos tournées-rue semblent facilement se recruter dans les rangs des psychiatres, sans doute de ce type de psychiatre qui ne faisant pas (plus) son travail de psychiatre (pour s'habiller de la figure anodine du « travailleur social ») perçoit notre initiative comme une menace, révélant sa démission professionnelle
Nous convenons qu'aucun d'entre nous n'a véritablement le désir d'éprouver la consistance du piège tendu par Jean-Marc, ni ne souhaite intérioriser cette perversion en testant le dit produit. Nous ne sommes pas des psychiatres (parler un bref moment avec un toxicomane est à la portée de n'importe qui, donc de nous, mais engager une cure est l'affaire des psychiatres, des professionnels du soin, non des habitants). Que les psychiatres fassent donc leur travail comme doivent le faire, chacun dans son domaine propre, la police, les municipalités et les ministères !

Qui sommes-nous face au toxicomane ?

Nous ne sommes pas non plus candidats à paterner, materner ou fraterner le toxicomane rencontré. Nous ne songeons nullement à nous substituer au papa, à la maman ou au grand frère qu'il n'a peut-être pas eu ou, pire, qui ont pu l'introduire à une logique perverse (voir le cas, paraît-il fréquent chez les toxicomanes, d'enfants maltraités ou violés). Nous ne sommes pas des thérapeutes, ni des copains, ni des curés ou des bonnes surs - ce qui n'implique nul mépris pour ces dernières identités : simplement ce ne sont pas les nôtres -. Nous ne venons pas dans la rue pour soigner le toxicomane, ni pour le « sauver ». Comme indiqué à de nombreuses reprises, notre identité spécifique dans ces échanges est celle d'être père de famille, habitant ce quartier que les toxicomanes sillonnent la nuit tombée. Chacun de nous a déjà des responsabilités familiales et nous ne faisons pas nos tournées-rue pour proposer au toxicomane de l'adopter dans notre famille ! Libre à celui qui voudrait le faire de s'engager dans cette voie, mais ce projet n'est pas le nôtre. Notre objectif est de rappeler tranquillement le toxicomane aux règles élémentaires de la vie commune dans le quartier en le traitant pour notre égal, en pratiques comme en paroles. Faire cela, n'est-ce pas là l'essentiel de ce que nous pouvons et devons faire ?

Notre méthode : le face à face

Notre méthode propre pour cela est le face à face, paisible mais ferme : nous écoutons et nous répondons. Nous entendons et nous intervenons. Nous n'opinons pas au discours du toxicomane qui nous fait face et qui, tel celui d'un alcoolique, est constamment parcellé de mensonges, de forfanteries et de pleurnicheries. Nous lui objectons ; nous lui opposons d'autres gestes possibles, d'autres visions du monde (et surtout de lui-même) qu'une conception droguée de l'existence.
Chacun de nous sait bien qu'il ne servirait à rien de lui asséner : « Sèvre-toi ! » et aucun de nous ne le fait. Par contre, nous relevons dans le discours qu'il nous adresse les failles, les contre-vérités, les bifurcations dissimulées où peut se jouer sa liberté véritable, son courage propre (par exemple « Pourquoi ne quittes-tu pas Paris puisque tu nous dis que cette ville t'a pris au piège ? », ou encore « Pourquoi prétendre maintenant expliquer ta servitude en en reportant la responsabilité sur ton état de sans-papiers alors que tu nous as déclaré un peu plus tôt que tu pourrais sortir de la drogue quand tu le déciderais ? », etc. etc.).
Faire ceci, tenir cette exigence de vérité dans les discours et paroles échangées, est notre seul moyen. C'est pour cela que dans chaque rencontre, nous partons de ce que nous dit le toxicomane, nous l'écoutons d'abord non pas seulement pour l'écouter (l'écoute pour l'écoute n'a guère de sens) mais pour trouver le point où intervenir concrètement, en tenant compte de ce qu'il y a de spécifique à sa situation.
Nous ne fuions pas devant l'exercice d'une certaine sévérité face au toxicomane. Rappelons par exemple que l'équation infamante « squat + sans-papiers = deal + drogue » nous a été offerte par Hassan (voir notre première chronique) : pour dissimuler les défaillances de son courage, il lui fallait se présenter comme victime et, pour mieux ce faire, il tentait d'entraîner dans une misère subjective commune ses frères sans-papiers N'est-ce pas là d'ailleurs une nouvelle illustration de la perversité de certains toxicomanes, consistant en l'occurrence à pervertir la belle idée de fraternité pour en faire l'alibi d'un enfoncement partagé dans la lâcheté (combien de drogués ont été initiés par un frère, ou un prétendu ami ?).
Il n'y aurait aucun sens à entretenir quelque complaisance que ce soit avec cette perversion du langage et des pratiques entre sujets. C'est aussi cela que met en jeu notre « face à face ».
Après ces longs échanges entre nous, qui composent somme toute l'intérêt essentiel de ces tournées-rue (il n'est pas si fréquent dans ce pays que des hommes de la cinquantaine, d'origines nationales, de conditions sociales et d'histoires individuelles si différentes agissent et pensent ensemble), nous nous donnons rendez-vous mardi suivant pour notre troisième tournée-rue.

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Parachevant cette chronique, son rédacteur ne peut s'empêcher de penser à ces quelques vers, traduits de l'américain, qu'il adresse en pensée à Jean-Marc :

J'ai fini de me plaindre, de tergiverser, d'avoir besoin de ceci ou cela,
Terminé le petit monde des récriminations, des critiques chagrines,
Sans faiblesse ni grief, j'avance à découvert sur la piste.

Pour moi la terre me suffit,
Pourquoi voudrais-je les constellations moins éloignées ?
Elles sont où elles doivent être, j'en suis sûr,
Et conviennent à ceux qui les habitent.

Sur terre, donc !, épaules chargées du délicieux fardeau,
La vieille charge d'hommes et de femmes qui partout m'accompagnent,
Impensable, je le jure, pour moi, de me débarrasser d'eux.
Empli d'eux, je les emplis en retour.

Walt Whitman (Chanson de la piste ouverte)

Henceforth I whimper no more, postpone no more, need nothing,
Done with indoor complaints, querulous criticisms,
Strong and content I travel the open road.

The earth, that is sufficient,
I do not want the constellations any nearer,
I know they are very well where they are,
I know they suffice for those who belong to them.

Still here I carry my old delicious burdens,
I carry them, men and women, I carry them with me wherever I go,
I swear it is impossible for me to get rid of them,
I am fill'd with them, and I will fill them in return.

Walt Whitman (Song of the Open Road)

 

TROISIÈME tournée-rue contre la drogue
MARDI 26 MARS 2002
Au coin de la rue du Fg-St-Martin et du bd de la Villette :
Permanence à 19 heures. Départ à 20 h 30.