Le groupe des huit pères (leur âge moyen dépasse la cinquantaine) était ce soir-là au complet. Un ami de l'association Olive 18 (coordonnée avec le Collectif anti-crack) s'était joint à nous. Le tourbillon médiatique ayant commencé de se calmer (CNN, présent ce soir-là, nous suivait sans projecteurs et les photographes opéraient sans flash), nous avons pu travailler plus tranquillement et sans trop effrayer nos interlocuteurs, malgré le nombre encore imposant de notre petite troupe.
Nous avons parcouru les rues suivantes : bd de la Villette,
rue de Tanger, rue du Maroc, rue d'Aubervilliers, rue Riquet,
rue de Tanger, rue Bellot et rue d'Aubervilliers, raccourcissant
le parcours initialement prévu en raison des nombreuses
discussions engagées qui ont ralenti notre progression.
Notre tournée-rue a duré deux heures pour se conclure
au carrefour rue d'Aubervilliers - bd de la Villette - bd de la
Chapelle soit au croisement même des 10°, 18° et
19° arrondissements. Nous avons en effet décidé
d'adopter un parcours qui préserve la hiérarchie
souhaitée de nos interlocuteurs d'un soir : d'abord les
habitants, ensuite les jeunes, enfin les toxicomanes. Ces derniers
se concentrant sur le bd de la Chapelle et le bas de la rue d'Aubervilliers,
nous avons décidé de n'aborder cette zone qu'en
fin de tournée-rue, en sorte de pouvoir parler pendant
la première partie de la soirée avec les habitants
et les jeunes encore présents dans les rues, les toxicomanes
pour leur part restant accessibles jusqu'à une heure tardive.
Comme la précédente, cette tournée s'est
déroulée sans aucun incident. Le seul élément
ayant quelque peu perturbé notre démarche a tenu
paradoxalement à la présence d'une voiture de la
police un peu voyante, qui nous suivait parfois de très
prêt. Nous n'avions rien sollicité de la police.
Nous comprenons bien sûr qu'elle fasse son travail mais
nous allons lui demander s'il lui serait possible de le faire
désormais plus discrètement
Comme mardi dernier, nous distribuions notre tract trilingue,
qui nous servait ainsi d'entrée en matière.
Les discussions ont été abondantes. Nous sommes
désormais connus (« Ah oui, les pères de Stalingrad
! ») et ceci facilite la prise de contact. L'accueil général
reste très bon, et largement favorable à notre initiative.
Nous avons commencé d'inviter quelques pères rencontrés
à venir nous rejoindre.
Pourquoi les pères ?
La nuit tombée, dans notre quartier du moins (sans prostitution
manifeste), il n'y a pour ainsi dire que des (jeunes) hommes.
Les jeunes filles sont heureusement absentes et les toxicomanes
fréquentant le quartier sont à 90 % des hommes (voir
notre « Petite enquête auprès des toxicomanes
» de janvier 2002). Les hommes toxicomanes étant
réputés avoir des problèmes cruciaux avec
leur père, il nous semble qu'il y a place pour une intervention
spécifique des pères de famille qui, apparaissant
en groupe tranquille dans la rue la nuit tombée (à
une heure inhabituelle), peuvent alors avoir un impact singulier
auprès de ces (jeunes) gens.
À tout prendre, « faire le trottoir » la nuit
nous semble une pratique plus recommandable aux pères qu'aux
mères, qui résonne d'ailleurs avec une certaine
forme de prévention des jeunes et de protection du quartier,
pratiques qui nous semblent relever d'une responsabilité
de pères de famille. Bien entendu, cette initiative des
pères du Collectif n'est nullement exclusive d'autres initiatives
qui pourraient être prises par les mères du Collectif,
par les plus âgés, etc.
Un nouveau père
Nous avons retrouvé un père de famille africain
qui avait participé à nos manifestations de l'automne
dernier et qui avait organisé le squat dans lequel il habite
(rue de Tanger) contre les dealers. Les familles africaines logeant
dans des conditions précaires sont en effet les premières
à souffrir du trafic de drogue puisqu'elles sont en posture
particulièrement délicate pour exiger une protection
policière. L'ignominie propre des dealers comme des truands
en général est de s'en prendre en priorité
à ceux qui ont le plus de mal pour se défendre.
Heureusement, ils ont trouvé ici à qui parler :
les gens de ce squat se sont auto-organisés pour chasser
les dealers de leur bâtiment et se sont joints à
nous à partir du moment où nos manifestations, pénétrant
le périmètre précédemment interdit
par les bandes mafieuses, avaient fait la preuve que les habitants
du quartier pouvaient ensemble se réapproprier l'espace
public. Ce monsieur, pierre angulaire de l'organisation du squat,
devrait donc participer à nos prochaines tournées-rue.
Cette participation est pour nous très importante : elle
doit permettre de casser la fausse équation « squat
+ sans-papiers = deal + drogue ». Pas plus qu'être
contre la drogue serait être contre les drogués,
être contre la drogue n'est pas être contre les sans-papiers
ou les squatters. Ou encore : de même que sida et
drogue sont des questions différentes (quoique connectées),
de même drogue, sans papiers et squats.
Sur tous ces points, les amalgames paresseux visent à tétaniser
la pensée et entraver les libertés agissantes.
Un contradicteur, porte-parole des « élus et
décideurs »
Notre cortège fut verbalement agressé par un monsieur trouvant que notre initiative faisait du tort aux élus et aux « décideurs » et que nous ferions mieux de nous rendre au prochain conseil de quartier plutôt que de parcourir ainsi les rues à la rencontre des habitants. Son argumentation était pour le moins frustre, fondée sur la virulence d'un ton plutôt que sur l'acuité d'une pensée (prosaïquement dit : « une grande gueule »). Nous lui avons répondu calmement (autant qu'il est possible face à quelqu'un qui hurle) que nous tenions pour compatible d'être ensemble ce soir-là dans la rue et quelques jours plus tard - pour ceux d'entre nous qui le souhaiteraient - dans un conseil de quartier. Nous lui avons précisé que la cible de nos tournées n'est pas les élus - lesquels connaissent et de longue date la situation du quartier - mais les habitants, les jeunes et les toxicomanes. Autrement dit nous estimons avoir autre chose à faire que d'informer et réinformer qui l'est déjà parfaitement : nous organisons un quartier, le nôtre, contre la drogue, dans la conviction que se battre réellement contre la drogue ne saurait être l'affaire exclusive des pouvoirs publics (police, municipalités, gouvernement) mais implique que tout le monde s'y mette, et singulièrement les habitants, les pères et les jeunes. C'est ce que nous entreprenons, et ce faisant nous rappelons les différentes instances publiques à leurs responsabilités et tâches propres (ce que nous formulons ainsi : que chacun fasse son travail !). C'est donc ce monsieur et lui seul qui tenait pour incompatibles que les élus fassent leur travail et que les habitants prennent des initiatives. Il était logique qu'après cette algarade ce monsieur rentre se coucher, préparant sans doute ses dossiers pour le prochain conseil de quartier pendant que nous continuions notre périple...
Diversifier nos propositions
Finalement, le bon écho de notre intervention, le fait
que de nombreuses personnes rencontrées nous demandent
comment elles pourraient participer à cette mobilisation
contre la drogue suggère qu'il nous faudrait diversifier
nos propositions selon les différentes composantes de la
population du quartier. Nous sommes déjà en train
de le faire en direction des jeunes (voir le point suivant) mais
peut-être faudrait-il le faire également en direction
des commerçants, des mères, des plus âgés
Ce point n'est sans doute pas encore mûr mais demande à
être réfléchi.
La grande nouveauté de cette seconde tournée-rue
a tenu à l'importance des discussions que nous avons eues
avec les jeunes, discussions prolongées là où
la première tournée-rue nous avait semblé
peu favorable à ce type d'échanges.
Sans rentrer dans le détail de toutes les discussions tenues
ce mardi soir (il s'agit ici d'une chronique synthétique,
non d'un compte rendu bureaucratique des temps de parole de chacun),
il en ressort que beaucoup de jeunes du quartier en ont assez
d'une atmosphère de quartier corrompu par la drogue, de
la came qui jette dans la misère subjective et le caniveau
ceux de leurs copains qui acceptent d'y toucher, qui pourrit les
rapports entre les gens (méfiance, menaces, propositions),
qui entrave la possibilité de se rencontrer dans la rue
pour faire du sport, se promener, parler, etc.
Il s'avère d'ailleurs que plusieurs jeunes ont déjà
tenté d'intervenir contre la drogue. Leurs logiques sont
bien différentes.
Un « anti-dealers »
Il y a d'abord celui qui s'est présenté mardi
soir comme ayant pris 22 mois avec sursis pour avoir cogné
un dealer. Nous avions déjà précédemment
rencontré ce type de figure qui s'avère relever
de rivalités entre bandes, plus exactement entre mafias
(celle du shit, d'origine plutôt arabe, venant cogner celle
du crack, d'origine plutôt africaine, pour lui disputer
son territoire) plutôt que d'un combat des jeunes contre
la drogue. Il va de soi que tout ceci n'a pour nous aucun intérêt
et qu'il est hors de question que le Collectif soutienne une bande
de truands contre une autre ! Par ailleurs, il est également
hors de question que le Collectif encourage ou soutienne l'agression
de dealers : c'est à la police de faire le travail de répression
des truands, non aux habitants, fussent-ils jeunes.
Bref, si être contre la drogue, c'est forcément être
contre les dealers, ceci n'implique nullement d'aller affronter
ces gens mais simplement de demander à ce que la police
fasse son travail ordinaire contre eux comme elle le fait (ou
doit le faire) contre tous les criminels.
Des jeunes inquiets
Plus intéressant était le point de vue d'un jeune,
revenant d'un match de foot, qui nous déclarait parcourir
parfois les rues avec ses potes en déconseillant aux toxicomanes
d'importuner la vie du quartier. Il présentait cela comme
une activité spontanée, non programmée et
restant toujours paisible : il déclarait ne pas agresser
les toxicomanes, et toute son allure physique (très différente
de celle du jeune précédent) en attestait volontiers.
Ce qui ressortait de son attitude, comme de celle d'un autre jeune
avec qui une longue conversation s'est nouée, c'était
une grande inquiétude sur l'avenir du quartier et singulièrement
de sa jeunesse. Il était frappant que cette inquiétude
se soit trouvée formulée ce soir-là par des
jeunes hommes de 20 et 23 ans : chacun déclarait qu'il
avait été tenté de « faire des conneries
» autour de 16-17 ans et voyait rétrospectivement
cet âge, avec quelques années simplement de recul,
comme étant le plus menacé.
Pour l'un d'entre eux le danger de la drogue venait de la conjonction
entre deux phénomènes :
· d'une part des circonstances extérieures défavorables
(des tensions familiales par exemple poussant le jeune à
sortir de chez lui et à traîner dans la rue plus
que d'ordinaire),
· d'autre part une faiblesse individuelle qu'il décrivait
comme opposant « les faibles et les forts » : seuls
les « faibles », disait-il, se laissent tenter, dans
les circonstances précédentes, et sont vraiment
menacés d'entrer dans le piège de la drogue.
Difficile pour nous, bien sûr, de se lancer alors avec lui
dans un vaste débat autour de cette « théorie
». Le point intéressant était que cette vision
des choses ne déresponsabilisait nullement le jeune ainsi
confronté à des décisions qu'il avait à
prendre et ne le profilait nullement comme une victime (de la
société, des parents, des copains, etc.).
Bref, les jeunes rencontrés soutenaient l'existence d'une
liberté propre à chacun face à la drogue
et tentaient d'en délimiter les contours, les conditions
de sa mise en uvre, en particulier les possibilités collectives
pour renforcer une liberté contre la drogue.
Chacun de ces jeunes nous a déclaré trouver très
bien que des pères fassent ce que l'on faisait ce soir-là
et que nous voir ainsi, en groupe multinational s'adressant à
eux, leur donnait envie de faire quelque chose de spécifique
en tant que jeunes.
Une réunion des jeunes contre la drogue ?
L'idée nous est alors venue, tissée au fil des
échanges avec ces jeunes, qu'il faudrait qu'ils écrivent
leur propre papier contre la drogue, composé de leurs mots
et non des nôtres, que pour cela, il faudrait organiser
sur le quartier une réunion publique des jeunes, et que
finalement le mieux pour cela serait encore de convoquer une telle
réunion un samedi après-midi sur le terrain de basket
situé sous le métro aérien qu'ils fréquentent
habituellement.
Il est clair que si, grâce à l'intervention des pères
de famille, la jeunesse commençait dans le quartier à
bouger collectivement et publiquement contre la drogue, quelque
chose de très important pour la vie collective basculerait,
dans un excellent sens.
Après discussion entre nous, nous avancerons la proposition
suivante, que nous allons faire vivre pendant les prochaines semaines
:
Après ces échanges stimulants, nous étions
un peu fatigués (nous avons sensiblement écourté
le long parcours initialement prévu) et dubitatifs sur
la capacité des toxicomanes de relancer notre intérêt.
Nous avions croisé Hassan « le saint » (voir
la première chronique), visiblement déjà
bien allumé, et nous nous demandions s'il nous faudrait
reprendre, un soir de plus, la boucle sans fin des mêmes
arguments.
Après différentes ébauches de rencontres,
nous avons finalement croisé la route d'un nouveau toxicomane,
avec lequel nous avons longuement conversé.
Jean-Marc
Jean-Marc est un français de 37 ans, pas trop dégradé physiquement. Il était ce soir-là visiblement sous l'emprise de la drogue (nous apprendrons plus tard qu'il venait de prendre du crack), d'expression hésitante et sujet à de brusques accès d'agressivité mais contrôlant malgré tout ses affects.
Son histoire
Son histoire, telle qu'il nous la raconte, est celle-ci : il
a commencé par le shit à 13-14 ans, puis a enchaîné
sur la coke et plus tard sur l'héroïne. Au bout d'un
certain temps (lequel ?), il a été sevré
à l'hôpital Marmottan puis a fait une post-cure à
Rennes qui aurait réussi. Le problème est qu'aussitôt
sorti de l'héroïne, il a plongé dans le crack,
et cela depuis cinq ans. Il a alors très vite sombré
dans la misère, habitant dans la rue pendant un an mais
il aurait depuis quelques mois la jouissance d'un appartement
dans le 15° ce dont il se déclare heureux et fier.
Il aurait travaillé à la RATP comme chauffeur-dépanneur
et serait actuellement en arrêt longue maladie. Il vit séparé
de sa femme et de sa fille.
Il décrit le crack comme une forte dépendance psychologique
(mais pas physique : s'il n'en a pas pris un soir, il peut se
réveiller le lendemain matin sans manque physiologique)
; il déclare ne pas savoir en décrire l'effet ni
les raisons qui font qu'on en devient si facilement accro. Il
dit : « Le crack, ça fait boum dans ta tête
! Avec la coke, tu as envie de parler à tout le monde ;
ça te donne la pêche. » Puis il ajoute : «
Tu ne sais pas ce que c'est que la vie d'un toxicomane. »
Nous lui répondons qu'on ne prétend pas le savoir.
Il dit : « Pas plus tard qu'hier, je me suis fait cogner
par des dealers qui m'ont traité de babtout. »
[Les dealers étaient africains et babtout = toutbab
= tout blanc].
Le rapport aux habitants
Face à notre interrogation sur son rapport aux habitants du quartier, il nous déclare être respectueux de la vie des gens, conformément nous précise-t-il à la bonne éducation que lui aurait donné sa mère.
L'aider à en sortir ?
À notre question : « Mais que peuvent faire des
gens comme nous pour t'aider à en sortir ? », il
répond, après un long silence : « Parler !
» Nous lui indiquons que c'est précisément
ce que nous sommes en train de faire.
Il réfléchit à nouveau longuement et ajoute
: « Le seul moyen pour moi d'en sortir serait d'avoir une
femme. » Nous lui rétorquons que là, par contre,
nous ne pouvons y pourvoir !
Il nous dit : « Ce qui me faudrait, ce serait une femme
qui m'aime. » D'où suit une tentative de discussion
sur son état physique et mental actuel qui, bien sûr,
n'en fait pas le meilleur parti qui soit et que peut-être
il faudrait qu'il commence par changer son comportement pour pouvoir
devenir désirable pour une femme. Nous lui demandons :
« Mais pourquoi ne quittes-tu pas Paris ? ». Il nous
répond qu'il a toujours voulu habiter Paris et qu'il ne
saurait vivre ailleurs. Et la seule personne qui l'aime encore,
c'est son grand frère qui vient une fois par semaine manger
avec lui.
Une mauvaise blague
La conversation se poursuit ainsi. Bientôt Jean-Marc
ne veut plus nous quitter. Pour entretenir la proximité
et instaurer une complicité, Jean-Marc propose à
certains d'entre nous de partager avec lui une galette de crack.
Nous déclinons bien sûr l'offre en lui faisant comprendre
que nous ne partageons pas l'amusement de la proposition : tenter
d'entraîner un copain dans le piège où l'on
est soi-même enfermé n'est pas un geste méritant
d'en rire car c'est bien, par ce type de geste, que beaucoup de
jeunes entrent en effet dans l'enfer de la came. Jouer à
entraîner son copain dans la noyade n'est pour nous guère
drôle, pas plus que ne le serait une blague raciste où
l'on jouerait à mépriser un arabe ou brimer un noir.
Bref, après moult tentatives de Jean-Marc pour nous installer
dans son monde et nous faire partager sa nuit de galère,
nous arrivons enfin à nous en séparer.
Qu'en dire ?
Réunis ensemble après cette tournée-rue,
nous discutons de cette rencontre. Elle nous conforte dans l'idée
que la simple discussion avec un toxicomane est (ou, du moins,
peut être) pour lui un appui. Au moins cela - parler quelque
temps avec lui, non pas seulement l'écouter mais également
défendre notre point de vue face à lui, le considérer
comme interlocuteur recevable, au moins un temps (car son discours
est bien vite lassant, fait de propos indéfiniment velléitaires,
ressassant les mêmes histoires sordides tels les propos
d'un ivrogne content de trouver une bonne âme à qui
s'adresser) - nous le pouvons, et Jean-Marc nous confirme que
c'est peut-être là ce qu'on peut faire de mieux pour
lui, tant qu'il est dans cette galère.
Mais on se doit de le faire sans complaisance pour cette figure
de servitude, en exigeant du toxicomane, au moins le temps de
cet échange avec lui, cette égalité qui seule
convient au rapport entre gens libres. Et si le toxicomane ne
peut soutenir longtemps face à nous cette position de liberté,
ceci indique seulement que nos échanges avec lui doivent
rester brefs.
Une jouissance perverse ?
Nous nous interrogeons ensuite sur ce qui peut faire qu'on
devienne si facilement (semble-t-il) accro au crack. Nous ne voyons
pas comment un « plaisir », si intense soit-il, peut
à ce point enchaîner quelqu'un et le piéger
dans la répétition indéfinie. Nous revient
alors la théorie du jeune (voir plus haut) sur «
les forts et les faibles » : ce plaisir n'est-il en vérité
susceptible de piéger que « les faibles »,
disons ceux qui seraient prédisposés à cela
?
L'un de nous avance ensuite l'idée qu'il faudrait penser
ce piège en parlant de « jouissance » plutôt
que de simple « plaisir » et que le piège subjectif
tiendrait alors à cette particularité d'une jouissance
procédant d'un produit et non pas d'un rapport entre êtres
humains : une jouissance fondée sur la consommation d'un
produit n'est-elle pas d'essence perverse, ce qui la rend difficilement
intelligible pour qui n'y consent pas ?
Les psychiatres doivent faire leur travail
Si cette hypothèse est valide (il y aurait une part
importante de toxicomanes qui seraient structurés dans
une perversion, de même qu'il semble y en avoir une autre
bonne part qui relèveraient de la psychose), alors leur
traitement relève de la psychiatrie. Il est frappant de
ce point de vue que la psychiatrie française ne semble
pas (plus ?) faire le travail qui lui revient en propre, ce qui
expliquerait peut-être pourquoi les gens qui se dressent
publiquement contre nos tournées-rue semblent facilement
se recruter dans les rangs des psychiatres, sans doute de ce type
de psychiatre qui ne faisant pas (plus) son travail de psychiatre
(pour s'habiller de la figure anodine du « travailleur social
») perçoit notre initiative comme une menace, révélant
sa démission professionnelle
Nous convenons qu'aucun d'entre nous n'a véritablement
le désir d'éprouver la consistance du piège
tendu par Jean-Marc, ni ne souhaite intérioriser cette
perversion en testant le dit produit. Nous ne sommes pas des psychiatres
(parler un bref moment avec un toxicomane est à la portée
de n'importe qui, donc de nous, mais engager une cure est l'affaire
des psychiatres, des professionnels du soin, non des habitants).
Que les psychiatres fassent donc leur travail comme doivent le
faire, chacun dans son domaine propre, la police, les municipalités
et les ministères !
Qui sommes-nous face au toxicomane ?
Nous ne sommes pas non plus candidats à paterner, materner ou fraterner le toxicomane rencontré. Nous ne songeons nullement à nous substituer au papa, à la maman ou au grand frère qu'il n'a peut-être pas eu ou, pire, qui ont pu l'introduire à une logique perverse (voir le cas, paraît-il fréquent chez les toxicomanes, d'enfants maltraités ou violés). Nous ne sommes pas des thérapeutes, ni des copains, ni des curés ou des bonnes surs - ce qui n'implique nul mépris pour ces dernières identités : simplement ce ne sont pas les nôtres -. Nous ne venons pas dans la rue pour soigner le toxicomane, ni pour le « sauver ». Comme indiqué à de nombreuses reprises, notre identité spécifique dans ces échanges est celle d'être père de famille, habitant ce quartier que les toxicomanes sillonnent la nuit tombée. Chacun de nous a déjà des responsabilités familiales et nous ne faisons pas nos tournées-rue pour proposer au toxicomane de l'adopter dans notre famille ! Libre à celui qui voudrait le faire de s'engager dans cette voie, mais ce projet n'est pas le nôtre. Notre objectif est de rappeler tranquillement le toxicomane aux règles élémentaires de la vie commune dans le quartier en le traitant pour notre égal, en pratiques comme en paroles. Faire cela, n'est-ce pas là l'essentiel de ce que nous pouvons et devons faire ?
Notre méthode : le face à face
Notre méthode propre pour cela est le face à
face, paisible mais ferme : nous écoutons et nous répondons.
Nous entendons et nous intervenons. Nous n'opinons pas au discours
du toxicomane qui nous fait face et qui, tel celui d'un alcoolique,
est constamment parcellé de mensonges, de forfanteries
et de pleurnicheries. Nous lui objectons ; nous lui opposons d'autres
gestes possibles, d'autres visions du monde (et surtout de lui-même)
qu'une conception droguée de l'existence.
Chacun de nous sait bien qu'il ne servirait à rien de lui
asséner : « Sèvre-toi ! » et aucun de
nous ne le fait. Par contre, nous relevons dans le discours qu'il
nous adresse les failles, les contre-vérités, les
bifurcations dissimulées où peut se jouer sa liberté
véritable, son courage propre (par exemple « Pourquoi
ne quittes-tu pas Paris puisque tu nous dis que cette ville t'a
pris au piège ? », ou encore « Pourquoi prétendre
maintenant expliquer ta servitude en en reportant la responsabilité
sur ton état de sans-papiers alors que tu nous as déclaré
un peu plus tôt que tu pourrais sortir de la drogue quand
tu le déciderais ? », etc. etc.).
Faire ceci, tenir cette exigence de vérité dans
les discours et paroles échangées, est notre seul
moyen. C'est pour cela que dans chaque rencontre, nous partons
de ce que nous dit le toxicomane, nous l'écoutons d'abord
non pas seulement pour l'écouter (l'écoute pour
l'écoute n'a guère de sens) mais pour trouver le
point où intervenir concrètement, en tenant compte
de ce qu'il y a de spécifique à sa situation.
Nous ne fuions pas devant l'exercice d'une certaine sévérité
face au toxicomane. Rappelons par exemple que l'équation
infamante « squat + sans-papiers = deal + drogue »
nous a été offerte par Hassan (voir notre première
chronique) : pour dissimuler les défaillances de son courage,
il lui fallait se présenter comme victime et, pour mieux
ce faire, il tentait d'entraîner dans une misère
subjective commune ses frères sans-papiers N'est-ce pas
là d'ailleurs une nouvelle illustration de la perversité
de certains toxicomanes, consistant en l'occurrence à pervertir
la belle idée de fraternité pour en faire l'alibi
d'un enfoncement partagé dans la lâcheté (combien
de drogués ont été initiés par un
frère, ou un prétendu ami ?).
Il n'y aurait aucun sens à entretenir quelque complaisance
que ce soit avec cette perversion du langage et des pratiques
entre sujets. C'est aussi cela que met en jeu notre « face
à face ».
Après ces longs échanges entre nous, qui composent
somme toute l'intérêt essentiel de ces tournées-rue
(il n'est pas si fréquent dans ce pays que des hommes de
la cinquantaine, d'origines nationales, de conditions sociales
et d'histoires individuelles si différentes agissent et
pensent ensemble), nous nous donnons rendez-vous mardi suivant
pour notre troisième tournée-rue.
Parachevant cette chronique, son rédacteur ne peut s'empêcher de penser à ces quelques vers, traduits de l'américain, qu'il adresse en pensée à Jean-Marc :
J'ai fini de me plaindre, de tergiverser, d'avoir besoin de ceci ou cela,
Terminé le petit monde des récriminations, des critiques chagrines,
Sans faiblesse ni grief, j'avance à découvert sur la piste.Pour moi la terre me suffit,
Pourquoi voudrais-je les constellations moins éloignées ?
Elles sont où elles doivent être, j'en suis sûr,
Et conviennent à ceux qui les habitent.Sur terre, donc !, épaules chargées du délicieux fardeau,
La vieille charge d'hommes et de femmes qui partout m'accompagnent,
Impensable, je le jure, pour moi, de me débarrasser d'eux.
Empli d'eux, je les emplis en retour.Walt Whitman (Chanson de la piste ouverte)
Henceforth I whimper no more, postpone no more, need nothing,
Done with indoor complaints, querulous criticisms,
Strong and content I travel the open road.The earth, that is sufficient,
I do not want the constellations any nearer,
I know they are very well where they are,
I know they suffice for those who belong to them.Still here I carry my old delicious burdens,
I carry them, men and women, I carry them with me wherever I go,
I swear it is impossible for me to get rid of them,
I am fill'd with them, and I will fill them in return.Walt Whitman (Song of the Open Road)