Dixième
chronique des tournées-rue contre la drogue
par les pères de famille du
quartier Stalingrad, mardi 14 mai 2002
Nous étions huit
pères ce mardi, dont deux amis du quartier Marx-Dormoy (Olive 18). Notre parcours, particulièrement simple :
avenue de Flandre, rue Riquet, rue Pajol, bd de la Chapelle.
Une équipe de France
3 suivait notre promenade.
La tournée-rue a
été très longue (trois heures !) car riche en
contacts avec les habitants aussi bien qu’avec les jeunes et
qu’avec les toxicomanes.
Deux rencontres très
originales ont encadré notre promenade : celle d’un
père ancien toxicomane en début de soirée (voir la
partie I), puis celle d’un père nouveau toxicomane en fin de
soirée (voir la partie III). Ce rude chaud et froid mettra à
dure épreuve nos convictions de père (voir la partie IV).
Ne revenons pas sur les
encouragements habituels : ils étaient ce soir-là au
rendez-vous comme lors de nos promenades précédentes.
Un couple de
commerçants habitant également le quartier nous disent
apprécier notre action. Ils la connaissent bien, par nos affiches, par
ce qu’en disent les gens et par les médias. Ils insistent pour
attirer notre attention sur un point que certains commerçants du
quartier estiment négatif quoiqu’ils trouvent l’ensemble de
notre initiative extrêmement positive : la médiatisation de
notre campagne tend à faire connaître le quartier comme
infesté par la drogue et peut donc décourager certains de
s’y installer, ou simplement de venir y passer un moment. Pour ces
commerçants, c’est là un effet pervers de notre action qui
tend à pénaliser leurs affaires, effet latéral — et
non pas central — sur lequel ils souhaitent attirer notre
attention : comment faire en sorte que la médiatisation de notre
action ne donne pas du quartier une image trop mauvaise ?
Nous répondons
essentiellement deux choses.
D’abord, nous accordons
une grande importance à l’alliance des habitants et des
commerçants sur cette question du quartier. Cette alliance a
été au fondement de notre mobilisation dès septembre
dernier. Elle est capitale : sans ses commerçants, un quartier
meurt. Nous comprenons donc bien ce souci spécifique des
commerçants. Nous en avons déjà parlé (voir la
rencontre d’un cafetier-restaurateur lors de notre septième
tournée-rue) et nous continuerons de le faire. Nous faisons d’ailleurs
remarquer à ce couple qu’un des huit pères qui arpentent ce
soir le trottoir est lui-même commerçant.
Ensuite, nous insistons pour
notre part sur le fait que la médiatisation de notre initiative fait
désormais connaître le quartier comme le lieu d’une
réaction des habitants et commerçants, comme un quartier montrant
la voie à d’autres quartiers, comme un quartier exemplaire
plutôt que défavorisé, certes un quartier confronté
à des problèmes particulièrement graves mais qui trouve en
lui des ressources pour y faire face. Nous expliquons que nous ne sommes pas
maîtres de ce que répercutent les médias. Nous rendons
public ce que nous faisons. Si notre action suscite
l’intérêt par-delà sa réalité locale,
cela nous semble une bonne chose que nous aurions tort de mépriser ou
refuser.
Les deux commerçants
s’accordent à notre analyse. Ils pensent qu’il y a une
différence importante entre ceux qui, vivant dans le quartier, jugent ce
que l’on fait comme étant excellent et la perception que peuvent
en avoir ceux qui n’y habitent pas et qui n’en entendent donc
parler qu’au coin d’un journal télévisé, sans
faire forcément très attention aux détails pour n’en
retenir au total que l’image « Stalingrad
= crack ». Ces commerçants confirment que depuis notre
mobilisation le trafic a fortement diminué — d’au moins
50 % dans la rue Rebuffat, précisent-ils — et que tout cela
est donc, comment dire, « globalement positif »…
La femme ajoute :
« Il y a beaucoup d’autres domaines où il devrait y
avoir des actions pareilles à la vôtre, avec des gens allant dans
la rue pour parler aux autres, pour discuter. Sur la drogue, ceux qui sont le
plus à plaindre, ce sont ceux qui sont détruits par elle :
ils ont 25 ans sur leur papier mais 50 ans par leur physique. Cela pourrait
être nos enfants. »
Le monsieur nous
déclare son intention de venir se joindre à notre groupe le
prochain mardi et le couple nous quitte en nous souhaitant bonne continuation.
Une mère passe avec sa
petite fille. Elle nous connaît : elle a d’ailleurs
participé à nos manifestations à l’automne 2001.
Elle dit : « La drogue, c’est trop. J’ai peur.
Ils ont tout cassé dans notre parking. J’ai failli y être
agressé l’autre jour par trois d’entre eux. La police est
là, mais les drogués également sont toujours
là ! C’est un quartier, on me donnerait de l’argent, je
partirais tout de suite. »
Nous tentons de lui donner confiance dans notre capacité collective
à changer la donne sur le quartier. Cette mère est
excédée. Elle a entendu ce que nous lui disions. Il n’est
pas sûr qu’elle soit sortie convaincue de notre court entretien,
mais au moins elle aura dit son point et nous l’aurons
écoutée.
Très vite ce
soir-là — nous n’avons parcouru que cent
mètres… —, un monsieur nous aborde pour nous indiquer
qu’il a quelque chose à nous dire. Il s’appelle Sergio. Il a
40 ans et nous déclare être un ancien toxicomane. Il commence par
une diatribe contre la police, trouvant honteux qu’elle laisse le
quartier dans un tel état. Il nous dit être passé par
toutes les drogues, héroïne et crack compris, mais avoir tout
arrêté depuis trois ans. Nous lui demandons comment il a
procédé pour ce faire. Il dit avoir passé un an en
thérapie à l’étranger, thérapie psychologique
nous précise-t-il, et sans avoir pris de
« médicaments » de substitution. Nous lui
demandons ce qui l’a décidé, au bout de vingt ans de
galère, à rompre avec la drogue. Il nous répond :
« C’est à cause de mes enfants. J’en ai trois,
qui ont maintenant 17, 14 et 12 ans. Je ne voulais pas qu’ils tombent
dans la drogue comme moi. Comment aurais-je pu y arriver si je continuais
moi-même d’y tremper ? Je ne souhaite à personne de passer
là-dedans, c’est trop de souffrance. J’ai
arrêté par responsabilité vis-à-vis de mes enfants
plus encore que pour arrêter ma souffrance. Ce que vous faites est
très bien. Je voudrais participer à vos prochaines
soirées. » Nous
nous déclarons très intéressés par sa
présence : c’est le premier père ancien toxicomane que
nous rencontrons et nous avons la conviction que quelqu’un comme lui peut
apporter beaucoup à notre groupe, à notre action, à notre
capacité de parler aux gens. Nous lui donnons donc rendez-vous mardi
prochain à notre permanence.
Nous rencontrons ensuite un
groupe de cinq ou six Égyptiens. Ils comprennent mal le français.
Nous leur donnons notre tract écrit en arabe et Jamal se fait le
traducteur de leurs propos. Ils sont résidents et travaillent dans le
bâtiment. « La drogue, c’est pas bon pour la
santé, c’est pas bon pour les enfants. Les enfants imitent les
grands. La drogue, c’est un problème universel. Mais c’est
surtout dans les quartiers populaires. Il faut des lois plus
sévères. La cause principale de la drogue, c’est le
chômage. Et les jeunes cherchent des raccourcis ». Ces ouvriers ont une vision claire et
franche. Nous trouvons l’idée de
« raccourci » bien appropriée à la
subjectivité des jeunes. Nous le leur disons. Nous ajoutons que nous
savons qu’en Égypte les lois anti-drogue sont très brutales
mais, qu’à notre sens, combattre la drogue ne saurait être
une affaire simplement de lois et de police : c’est selon nous
l’affaire de tous. D’où notre présence ce soir pour
en parler. Nous nous serrons la main avant de continuer notre tournée.
Nous rencontrerons
d’autres Égyptiens ce soir-là sans très bien nous
expliquer pourquoi d’un coup il nous semble en croiser plus que
d’ordinaire.
Nous avons réalisé
une nouvelle version de notre papier rassemblant les propos déjà
tenus sur la drogue par des jeunes. Comme indiqué
précédemment, nous avons abandonné l’idée
d’une réunion générale de la jeunesse du quartier
pour privilégier de petites rencontres, plus approfondies, cumulant
progressivement l’expression diversifiée des jeunes. On trouvera
en annexe de cette chronique le point de vue de onze d’entre eux,
partageant le même immeuble de l’OPAC situé au cœur du
trafic. Nous continuons notre travail ainsi : présenter notre
papier-jeunes, demander à ceux que nous rencontrons ce qu’ils en
pensent, solliciter leurs réponses aux questions que nous y formulons,
prendre note de leurs mots, leur proposer une réunion
complémentaire avec tel ou tel de leurs amis.
Samia, 22 ans, sourire
éclatant, nous dit avoir toujours vécu dans le quartier. Comme
toutes les jeunes filles, elle est très mure, affirmant un point de vue
de « jeune femme » plutôt qu’à proprement
parler de « jeune » : « La drogue,
c’est un fléau social. On a quand même remarqué sur
le quartier qu’il y a un progrès depuis un an. Pourquoi je suis
contre la drogue ? — nous
ajoute-t-elle, épluchant notre questionnaire —. Parce que
j’aurais pu y passer ! Cette substance [elle évoque le haschich] est
présente dans les collèges et lycées, chez les jeunes de
12 à 16 ans. À cet âge, on est des bonnes proies. On ne
connaît rien. La drogue, c’est dû à un manque
d’activité, et à l’environnement social et familial.
Pour ma part, j’ai la chance d’avoir une maman qui a couru
derrière moi et je la remercie : c’est pas si facile que
ça aujourd’hui d’élever des adolescents ! Je
connais des gens qui sont tombés dans l’héroïne et le
crack et je n’aurais jamais imaginé que cela puisse leur arriver.
Qu’est qu’on peut leur conseiller ? — continue-t-elle, suivant notre papier —.
Il faudrait leur parler en connaissance de cause, et je ne peux le faire :
je ne connais pas bien tout ça. Je dirais simplement que la drogue,
c’est un cercle vicieux. La première fois, c’est pas
forcément la dernière. C’est comme la cigarette :
si la cigarette, c’est dur d’arrêter, alors comment le jeune
va arrêter facilement le shit ? » Samia nous laisse son adresse pour que nous la
tenions au courant de notre travail en direction des jeunes.
Une jeune marocaine, 20 ans,
la fraîcheur rayonnante de la jeunesse… Tous les pères se
précipitent pour parler avec elle. Amusée de notre cour, elle
attrape le questionnaire. Visiblement, elle n’a pas à craindre de
sombrer personnellement dans la drogue mais elle veut nous rendre la
politesse : nous accordons attention à sa beauté, elle
accordera un moment d’attention à notre papier :
« Pourquoi être contre la drogue ? Je suis contre car
les jeunes entraînent là-dedans des plus jeunes. Et ça fait
un cercle vicieux car les petits veulent faire comme les grands. Et puis il y a
la violence. Pourquoi on touche
à la drogue ? C’est à cause du chômage, et
puis parce qu’ils sont dans la rue. Qu’est-ce qu’on pourrait leur dire ? Il faudrait
donner des exemples dans le quartier : un tel est en prison, un tel est
mort. En parler aux parents ?
Moi, je ne leur en parle pas, parce qu’on n’est pas touché
directement par la question. Mais il ne faut pas laisser les enfants trop
sortir, il faut leur trouver des activités parallèles à
l’école pour les occuper. »
Loubna nous laisse également son adresse pour que nous
l’informions de la suite de nos activités. Le père qui
s’est vu confier cette mission par notre radieuse interlocutrice bombe le
torse et brandit l’adresse à la barbe déconfite des autres
qui, jaloux, maugréent… La soirée continue
d’être lumineuse.
Plus tard, nous croisons un
groupe de jeunes lycéens du quartier, tous 18 ans, en bonne forme
physique. Groupe d’origines nationales diverses. Impression de
santé, et d’énergie calme.
« Pourquoi
êtes-vous contre la drogue ? C’est pas une question
à poser ! J’ai pas de raison valable de prendre de la
drogue : quand je me vois et que je vois les drogués, je me sens
mieux ! La came, c’est pas comme les autres drogues. [Visiblement notre interlocuteur reprend la
distinction de Yasmine — voir huitième
chronique — entre drogues dures (came) et hasch (drogue)] Déjà la came, ça devrait
même pas être inventé. En général, c’est
pas les jeunes qui prennent le crack. Parmi tous les toxicos, j’en ai
jamais vu que deux qui avaient moins de 18 ans. Le crack, c’est pas une
question de jeunes. C’est des gars de 25-30 ans. C’est même
des gens qui travaillent : on les voit, rue d’Aubervilliers ;
ils passent le matin, en voiture, bien habillés, en prendre avant de
partir au travail. » Nous
avons du mal à croire que des personnes
« travaillant » réellement puissent ainsi
commencer leur journée ! D’où s’en suit un
échange entre nous, un peu confus — il faut le reconnaître
— de par son objet même : comment comprendre ce que peut
être la vie de gens pris dans un tel type d’engrenage ?
Les jeunes enchaînent
sur les dealers, qu’ils tiennent pour responsables de cet état de
fait : « S’il n’y avait pas les dealers, il
n’y aurait pas de came ! » Nous objectons à cette fausse évidence : il
nous semble que c’est globalement la demande de drogue qui commande
à l’offre, non l’inverse. Si personne n’en voulait,
les dealers devraient fermer boutique ! Et les dealers n’ont jamais
pu forcer quelqu’un à prendre de la came. Si nous, qui ne sommes
pas policiers, agissons contre la came, c’est bien parce que nous sommes
convaincus qu’il faut enrayer la demande de drogue parmi la population de
ce pays, et singulièrement parmi sa jeunesse.
À
l’évidence, ces jeunes garçons, bien bâtis, à
l’esprit clair et consolidés dans leur énergie par leur
regroupement, n’ont guère à craindre. Nous nous en
félicitons avec eux, chacun repartant dans sa propre direction.
Il est déjà
22 h 00. Nous avons projeté de rendre une petite visite
impromptue au Sleepin (rue Pajol,
18°), lieu d’hébergement nocturne pour toxicomanes, comme nous
avions été rencontrer en voisins les gens de Step (sixième
chronique). Le groupe des pères accélère le pas. La
route est encore longue. La rue Riquet, passant au-dessus des voies de chemin
de fer, nous offre cette poésie nocturne que rehaussait un Francis Carco
et que croque aujourd’hui un Tardi.
Le Sleepin affiche une grille hermétiquement
fermée. Nous sonnons. Deux responsables viennent nous voir. Ils ne
peuvent prendre sur eux de nous laisser rentrer pour parler un instant avec
leur équipe. Nous convenons d’appeler leur chef de service pour
pouvoir être accueilli mardi prochain.
Dehors un poivrot nous
harcèle. Il veut nous parler. Nous le laissons faire. Cela ne lui suffit
pas : il veut en plus qu’on l’écoute ! Son ton
aviné ne nous convainc guère de l’intérêt
d’un tel échange. Nous avons rendez-vous avec le toxicomane Cyril
(voir notre neuvième
chronique), qui doit nous dire ce qu’il pense de nos chroniques. Nous
laissons là l’alcoolique chancelant et remontons rapidement la rue
Pajol vers la place de la Chapelle. Le groupe des pères commence
à fatiguer physiquement mais le moral reste au beau fixe.
Nous ouvrons entre nous les
paris : Cyril sera-t-il ou non au rendez-vous, le premier que nous ayons
fixé à un toxicomane, et s’il est là, le sera-t-il
avec quelque réponse écrite à nos propos ? La
moitié des pères parie pour sa présence au rendez-vous,
l’autre moitié contre. Aucun ne va jusqu’à envisager
qu’il soit là avec le papier prévu. Qui va gagner ?
La place est sombre. Les
grilles en font le tour et dissimulent les silhouettes. Un groupe
s’avance, visiblement constitué de guetteurs et rabatteurs qui
semblent s’informer de notre progression dans les rues. Nous les
ignorons.
Plus loin, quelques personnes,
assises sur le rebord du trottoir. Cyril est-il dans le lot ?
Et oui, il nous attend, mais
très en colère : le reportage de France 2 (journal télévisé de
13 heures le mercredi 8 mai) l’a montré à visage
découvert, le présentant comme toxicomane et sous son vrai
prénom quand il aurait demandé à la journaliste de ne pas
le faire sans l’en prévenir. Il déclare que ceci lui a
porté grand tort : auprès de Sylvie, sa compagne ;
auprès des dealers qui le traitent de balance et menacent de lui
taillader une autre balafre.
Cyril est très
remonté : il est chargé d’alcool et visiblement de
bien d’autres choses encore. On ne peut comme d’habitude arriver
à démêler le vrai du faux dans son discours : Sylvie, depuis
le temps, a visiblement compris son petit manège. Quant aux dealers si
menaçants, il ne semble pas faire grand-chose pour les éviter. On
le retrouvera d’ailleurs, beaucoup plus loin, au cœur du trafic,
vers 23 h 30, et même une nouvelle fois à 1 heure du
matin en compagnie du « rabatteur-tailleur boiteux ».
Bref, Cyril ne semble pas terrorisé par ces menaces, et il s’en
sert surtout pour se présenter auprès de nous en victime,
évitant ainsi, comme il en a l’habitude, de se situer face
à ses propres responsabilités, écrasantes, et qui à
l’évidence l’écrasent.
Nous refusons d’entrer
dans son jeu. Nous ne sommes pas partie prenante de l’accord qu’il
a pu passer avec France 2. Nous
lui donnons rendez-vous mardi prochain, en espérant qu’il aura
cette fois l’esprit clair pour franchir avec nous le
« troisième pas » (voir notre neuvième
chronique). Nous le quittons, plutôt sceptiques sur l’avenir de
ces échanges tout en prenant acte du fait positif qu’il
était cependant fidèle au rendez-vous fixé.
Arrivant au cœur
même du trafic dans le quartier, au croisement des trois arrondissements
dont notre quartier cumule les impasses, nous rencontrons le cortège
habituel de toxicos et dealers. Ces derniers nous évitent et refluent
dans leurs repaires privés. Tant mieux !
Restent quelques toxicomanes
avec lesquels nous essayons d’engager conversation.
— Un grand noir a une
élocution très empâtée. Il sent l’alcool et on
devine que cette denrée ne fait que s’ajouter à
d’autres, bien plus toxiques. On se détourne poliment.
— Une petite femme, le
physique complètement décati, effrayante maigreur et silhouette
brinquebalante, nous répond, agressive : « Vous
êtes contre la drogue ? Moi, je suis pour ! ». OK, madame, mais comme disait le jeune
plus tôt dans la soirée, « quand je me vois et que
je vois les drogués… ».
Un homme, pas tout jeune,
nous observe, l’air sombre, visiblement sur les nerfs. La conversation
s’engage. Nous découvrons, effarés, ce que Sadi nous narre.
« Je suis
depuis quatre jours dans le crack. Avant, j’avais jamais rien pris. Je
suis là-dedans depuis quatre jours, j’ai découvert ce
monde, j’ai pas quitté le quartier, à cause d’une
fille. Elle se prostitue. J’ai envie de la sortir de cette merde. Je
reste avec elle. C’est une fille bien. Je veux la sortir de là.
Comme ça, avec moi elle a quelqu’un à côté
d’elle. Chaque fois que je la laisse, elle s’angoisse. Je prends du
crack avec elle pour partager ça avec elle. Quand tu prends du crack
avec ces gens, c’est pas pareil : quand tu es avec eux, qu’ils
en prennent et que toi tu n’en prends pas, ils sont stressés. Mais
si tu en prends toi aussi, alors ils sont calmes.
Si j’avais pas pris
du crack ce soir, je serais pas là en train de vous parler. Cela me rend
plus cool. J’ai peur de personne. Ce que vous faites, c’est
très bien ; j’ai envie de vous parler de tout cela, parce que
vous essayez que les gens s’en sortent. Moi aussi, je veux aider cette
femme à en sortir.
Pendant ces quatre jours,
on m’a souvent offert du crack. Ils m’invitent. Je rends service.
Alors on m’en donne un peu. J’en prends. Je pense que je vais
arrêter. Cette femme m’a dit : au bout de quatre jours, tu
cours après le crack. Avant, ça va. Mais au bout de quatre jours,
tu peux plus t’en passer. Effectivement, j’ai été
aujourd’hui pour la première fois en chercher. Avant, je disais « non ».
Aujourd’hui, si quelqu’un m’en propose, je vais dire
« oui ».
Il y a un Africain, il
avait du produit. Il m’a fait ma part. Il m’a donné un peu.
C’est le seul. Ils sont tous à chercher par terre : toujours,
ils ont perdu quelque chose : le produit, leur pipe, des pièces,
leur lampe, un cutter…
J’ai 45 ans. Je suis
kabyle. J’ai des enfants. Mes enfants, on me les a volés,
là-bas en Algérie. Mais je veux pas parler de ça.
J’ai trop la haine.
Cette femme, elle est
bien. Je veux la sortir. Je veux rester proche d’elle pour
l’instant. Je suis fort. Je vais m’arrêter ce soir. Quatre
jours, c’est le moment.
J’ai un travail, de
radiologue. J’ai gagné 8 000 F pour un mois de travail,
à 14 heures par jour, dans des conditions dangereuses. J’ai
pas été au boulot hier lundi. Je vais le perdre mon boulot. Moi,
ça me plaît de devenir clochard comme cela, plutôt que
d’être un travailleur exploité. Celui qui prend le crack, il
devient cool. Il se libère avec cela.
Je veux rester avec cette
fille. Elle m’a dit : « si tu rentres pas dans une heure,
je sors » [chercher le crack].
Je vais pas la laisser. »
Voilà ses propos, sans
interruption, mais nous sommes atterrés et ne cessons
d’interpeller Sadi pour le convaincre qu’il fait fausse route, que
s’il veut sauver cette fille, ce n’est sûrement pas en
s’installant avec elle dans l’enfer dont il veut l’extraire
qu’il y arrivera, que ça n’a pas de sens d’aider
quelqu’un à sortir du caniveau en commençant pas
s’allonger avec lui dedans et qu’il vaut beaucoup mieux lui tendre
une main secourable en restant debout sur le trottoir pour qu’il puisse
empoigner un point d’appui solide, que c’est folie que de se croire
plus fort que les autres et de se laisser prendre petit à petit dans
l’engrenage le doigt, puis la main, puis le bras, puis le buste tout en
continuant de se bercer d’un « je me retire quand je
veux », qu’il devrait prendre tout de suite le métro
— on lui offre un ticket — pour se tirer du quartier, que ça
n’a pas de sens de s’abriter derrière le fait
d’être exploité pour justifier d’ainsi se
détruire et se dégrader, que ça n’est pas se
libérer que de fumer du crack, que c’est au contraire une
servitude de première, que c’est une illusion de prétendre
ainsi s’émanciper, qu’il a bien raison de vouloir se
libérer et libérer cette fille et qu’il lui faut refuser ce
mirage, cette facilité, qu’il est en train de claquer tout le
pognon qu’il a durement gagné en un mois, que ses habits sont
encore propres mais que la semaine prochaine, quand on repassera, il sera
déjà dégradé, accro, servile, affabulateur, bancal
et sans cette rectitude qui le fait tenir debout…
On lui demande si cette fille
l’aime. Il nous répond qu’il pense que non.
« Mais alors — enchaîne-t-on — tu vois bien que tu
te cherches là des prétextes, pour t’aliéner,
t’abaisser. Il faut que tu te tires, Sadi ! Le métro est
là qui passe et peut t’emporter pendant qu’il est encore
temps. » Mais à l’évidence, il est déjà
trop tard. Sadi nous déclare être très content de voir le
travail qu’on fait. Il nous laisse son numéro de portable,
à dire vrai on ne comprend pas pourquoi.
Sadi a le regard
ailleurs ; il voit la fille, il voit le crack, il voit la chambre sordide
du 13 rue d’Aubervilliers où elle l’attend, en compagnie
d’épaves. Il nous dit que cette femme qu’il veut sortir de
là est en état physique délabré, pire encore que
celle qui vient de passer et qui nous a déclaré être pour
la came. Il voit tout cela, les zombies qui cherchent par terre leurs miettes
imaginaires de paillettes misérables ; il entend les chamailleries
et bagarres incessantes, et ces moments où la fumée du crack
crée l’illusion d’une chaleur, d’une communauté
de destin. Il voit la misère, le sordide, la servitude, l’abaissement,
la dégradation, et tout ceci, toute cette horreur, loin de créer
répulsion et recul, le fascine et l’attire
irrésistiblement. Et nous ne pouvons rien faire de plus que ce que nous
faisons là.
Il est 23 h 30.
Cela fait trois heures que nous arpentons le trottoir. C’est la
première fois que nous rencontrons quelqu’un en train de se
piéger tout seul dans ce monde nihiliste, et qui plus est, c’est
un père de famille, presque de notre âge, et nous ne pouvons rien
d’autre désormais que partir en lui déclarant qu’on
n’entretient aucune complaisance avec ce monde et que nous
n’accordons aucun crédit à ses déclarations selon
quoi ce serait l’exploitation (bien réelle) qui
légitimerait en quoi que ce soit son asservissement : en quoi donc
le fait d’être exploité justifierait de s’en prendre
à soi-même ! C’est tout le contraire, et
l’histoire mondiale des gens exploités a abondamment prouvé
tout le contraire : ce sont eux qui ont été en pointe pour
bâtir une émancipation collective de tous !
Nous quittons Sadi sur cette
couleur, la plus sombre que nous ayons connue : il y a ce soir Sadi qui,
sous nos yeux, entre dans l’eau pour se noyer tout en continuant de nous
féliciter pour notre travail !
Nous nous retrouvons,
épuisés et abattus, dans notre restaurant coutumier. Que
dire ? Que penser de tout cela ? La soirée avait
commencé sous de beaux auspices : un père, ancien
toxicomane, se proposant d’ajouter sa détermination à la
nôtre. Elle se termine sur une catastrophe : un père de
famille venant s’ajouter volontairement à la cohorte des zombies,
le regard fasciné par la Méduse du crack…
L’un de nous
émet l’hypothèse qu’il ne nous faut peut-être
pas prendre pour argent comptant tous ces propos, tant ceux du père non
toxicomane que ceux de Sadi, que les toxicomanes ont pour seconde nature
d’affabuler, de manipuler, de dire non ce qu’ils pensent (ils ne
savent peut-être même plus ce qu’ils pensent vraiment) mais
les propos qu’ils croient désirés par leur interlocuteur du
moment, que le père non toxicomane est peut-être toujours
toxicomane et qu’il nous a menti pour nous adresser quelque message sans
avoir à assumer son identité de tox, et de même que Sadi
est peut-être dans le crack depuis quatre mois ou quatre ans et
qu’il a inventé cette figure du “quatre jours” pour
nous parler plus facilement, sans avoir à affronter le face à
face que nous lui proposions.
Un vigoureux débat
s’en suit entre les pères encore présents à minuit
autour de cette table. Il en va en effet de notre travail, au long de ces
tournées-rue, en direction des toxicomanes : si nous ne pouvons
faire fond sur ce qui nous est dit, alors notre initiative d’aller parler
aux toxicomanes n’a plus aucun sens.
Il ne s’agit pas
simplement pour nous d’aller parler avec eux, comme si
« parler » était en soi un acte exigeant et
émancipateur. « Parler », c’est ce qui se
fait tout au long des jours et des nuits dans les bistrots et sur les
trottoirs. Parler en soi, parler pour ne rien dire,
« causer » (« Cause toujours mon
lapin ! »…)
n’a rien de stimulant. Tout dépend de quelle parole il
s’agit, de comment l’on parle. Sinon, notre idéal serait de
transformer le toxicomane en poivrot, en pilier de bistrot, en hâbleur,
en causeur. Et d’ailleurs le toxicomane sait fort bien manier le verbe,
on n’a sur ce plan rien à lui apprendre, et pour causer, il cause.
Ce serait absurde que notre objectif puisse être de le faire causer, pire
encore d’arriver à causer avec lui, plus grave encore de nous
mettre à niveau de ce type de causette.
Notre logique n’est pas
celle-là.
• Notre
hypothèse est la suivante : instaurer un minimum de parler vrai
avec lui, entre habitant et toxicomane.
• Notre
axiome est : on peut parler avec un toxicomane à
égalité de deux libertés.
• Notre
pari : on peut établir un face à face habitant /
toxicomane qui soit à égalité de pensées.
Que tout ceci soit
provisoire, bref, séquentiel, peu durable, bien sûr ! Que
chacun tente, dans cet échange, d’arranger un peu les choses, de
biaiser avec les dures lois du réel, quoi de plus naturel ! Cela ne
nous offusque pas, ni n’entrave notre propos : chacun,
l’habitant comme le toxicomane, le père de famille comme le jeune,
doit aussi composer avec son image, assumer une représentation, faire
avec sa part d’ombre. Nous ne sommes pas dans une logique de tout nous
dire.
Il y a cependant un point de
départ, qui n’est pas un point idéal (à
l’horizon) mais qui est un pur et simple préalable : tenir
que ce qui nous est dit porte une vérité et n’est pas un
pur et simple mensonge, un discours fait de semblant destiné à
nous leurrer. Si Sergio qui se dit ancien toxicomane est en
vérité un toxicomane qui se dissimule, si Sadi qui déclare
prendre du crack depuis quatre jours est en vérité cracké
depuis quatre mois ou quatre ans et fait semblant à ce point avec nous,
alors nous n’avons plus rien à faire dans ces rues à parler
avec ces gens, non pas que d’autres n’aient pas à parler
avec eux (des psychologues, psychiatres, ou des éducateurs, des bonnes
sœurs…) mais que nous, pères de famille du quartier,
n’y pouvons alors trouver aucun intérêt.
Notre proposition de parler
avec celui que nous rencontrons, et qu’il est parfaitement en droit de
refuser (l’expérience nous a abondamment prouvé que
c’est possible et que cela n’entraîne nulle
agressivité ou violence) ne saurait avoir de sens pour nous si nous ne
pouvons parier sur le fait que ce qui nous est adressé est à
égalité de vérité avec ce que nous adressons. Nous
ne mentons pas, nous ne faisons pas semblant, nous sommes
sincères ; nous misons sur le fait que qui nous parle
également ne ment pas, ne fait pas semblant, est sincère.
C’est aussi à ce
titre que nous rédigeons ces chroniques, reprenant les mots qui nous
sont adressés sans mener d’enquête de police pour nous
assurer de la véridicité de ce qui nous est dit. Nous faisons
confiance à ces propos, à ceux qui nous les adressent pour penser
qu’une vérité de ce qu’ils vivent, ressentent,
éprouvent, conçoivent, circule là-dedans. Cette confiance
est notre axiome. Elle ne se prouve pas. Elle se déclare. Elle
n’est pas un objectif lointain, idéal ; elle n’est pas
une limite difficilement atteinte. Elle est notre point de départ,
immédiat.
Cette confiance, encore une
fois, n’est pas naïve ; nous avons éprouvé que le
toxicomane tend facilement à manipuler, affabuler, mentir. Nous
l’écoutons, conscients de cela, tentant de faire la part du pour
et du contre dans ce qu’il nous dit, mais misant irréductiblement
sur le fait qu’il est possible et nécessaire d’avoir avec
lui un rapport d’égalité. Et toute égalité ne
peut être qu’un point de départ. Elle n’est jamais,
jamais une arrivée. Si elle n’est pas là au départ,
elle ne sera jamais là plus tard. Une égalité ne se
construit pas : elle se déclare, elle se décrète. Et
cette déclaration ensuite enchaîne, engage, contraint,
responsabilise, libère, émancipe.
Comme disait l’un
d’entre nous, finalement nous parlons avec le toxicomane d’homme
à homme, comme nous le faisons avec n’importe qui. C’est
là la seule chose que nous puissions lui offrir.
À quoi lui sert notre
rencontre ? Nous ne le savons pas bien (le sait-il lui-même ?)
mais nous lui offrons un temps de paroles vraies à égalité
entre nous. Paroles vraies, donc exigeantes (d’où notre travail
sur ce qui est dit, sur ce que peuvent être un second pas, puis un
troisième…).
Que des habitants proposent
aux toxicomanes du quartier des moments d’égalité entre
deux libertés peut être pour les toxicomanes une ressource. Peut
être… Nous n’avons, finalement, rien d’autre à
leur offrir que cela (nous n’offrons pas notre pitié…) ;
nous ne sommes ni travailleurs sociaux, ni éducateurs, ni assistants, ni
thérapeutes…
Que nous le leur offrions ou
que nous ne le leur offrions pas, assurément, ce choix est entre nos
mains (là où il ne dépend pas de nous de savoir si cette
offre sera acceptée et si ce défi sera relevé par tel ou
tel toxicomane rencontré). Mais il nous suffit de savoir ce que nous
pouvons faire, de décider ce que nous devons faire.
Nous avons
décidé de parler avec les toxicomanes qui le veulent bien tout au
long de seize tournées-rues. Nous nous y tiendrons, et
l’expérience des dix premières soirées nous renforce
dans l’idée que cette proposition de face à face est
fructueuse, et pour eux, et pour nous.
Il nous faut désormais
continuer, refusant que notre mobilisation se laisse corrompre par le venin
pervers du soupçon et corroder par la méfiance.
Onzième tournée-rue contre la drogue
Mardi 21 mai 2002
Départ à 20 h 30 au
coin de la rue du Fg-St-Martin et du bd de la Villette
Permanence tous les mardis soir de
19 heures à 20 h 30 au café-tabac faisant
l’angle
––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Le Collectif anti-crack de
Stalingrad
Tél. : 06 76 58 18 27 Fax :
01 46 07 27 58
Stalingrad@noos.fr www.entretemps.asso.fr/Stalingrad
Annexes à la dixième
chronique
A. Propos
de jeunes et d’enfants, abandonnés par les pouvoirs publics en
plein milieu du trafic de crack
Ci-joints des propos de jeunes et d’enfants
récemment recueillis par Christian Poitou. Ces petits habitent rue du
Département, au cœur même de ce qui a constitué une
« scène ouverte » du crack pendant tout
l’été 2001.
Le moindre des méfaits du trafic de crack
n’est pas les épreuves qu’il impose aux petits du quartier
et dont ces propos recueillis témoignent. Comment les pouvoirs publics
ont-ils pu laisser faire cela ? Comment rester indifférent à
cette brutalisation de l’enfance, à ce qu’elle signifie pour
les petits comme spectacle dégradant, menaces, angoisses ?
Où sont les pouvoirs publics quand une telle violence s’exerce,
à longueur de mois, sur les jeunes, sur les enfants, sur les
petits ? Et s’ils ne protègent pas les innocents, comme leur
mission les y oblige, qui le fera ?
Depuis un an bientôt, habitants et
commerçants se sont dressés contre ce trafic criminel et
n’ont eu de cesse de réclamer que la police, les
municipalités et les ministères fassent leur travail. Les
pères du quartier en particulier font leur devoir ; il serait temps
que les pouvoirs publics fassent également le leur.
Que ces témoignages rappellent à chacun
ses responsabilités face à la jeunesse du quartier !
Carla (15 ans) :
« Les
dealers me font peur et me donnent envie de déménager. Un jour,
il y a eu une bagarre dans la rue et les toxs ont cassé la voiture de
mon père. Mes amies avaient peur aussi de venir me voir.
Il faut dire
à tous les jeunes de faire attention : ceux qui traînent le
soir risquent de rentrer dans la drogue. »
Daloba (15 ans) :
« Les
drogués devant la porte, ça fait peur et ça empêche
d’avoir des relations avec les autres jeunes du quartier.
J’aimerais bien avoir davantage d’amis. »
Thomas (11 ans) :
« Mes
parents viennent me chercher à l’école par prudence. Comme
papa n’est pas très zen, j’étais toujours inquiet
quand on passait devant les dealers. On les voyait avec des liasses de billets
de 500 F et il y avait aussi des enfants autour d’eux. J’ai
peur quand je sors mon chien. »
Amadou (12 ans) :
« J’évite
d’aller à la Bibliothèque car ça
m’embête de passer devant les drogués. Ma mère
m’a dit de ne jamais leur parler. J’ai peur d’aller à
l’école et de revenir chez moi. »
Gladys (10 ans) :
« Je
m’arrange toujours pour rentrer de l’école avec des amis,
mais jamais toute seule.
J’essaie
de ne pas trop parler de la drogue avec mes copines car j’ai peur que
ça rentre trop dans la tête. Quand j’en parle c’est
parce que je sais que la situation est anormale.
Un jour,
j’ai vu une dame qui sortait un sac plastique de sa culotte avec de la
drogue dedans et on lui a donné beaucoup d’argent.
Je pense que
les dealers doivent arrêter car il y a beaucoup d’enfants dans le
quartier. Ils montrent le mauvais exemple. Certains enfants jouent devant eux
et peuvent être tentés de recopier ce qu’ils font.
Avec
l’argent qu’ils ont, ils devraient plutôt faire de bonnes
actions ; au moins de ne plus se bagarrer, de dire moins de gros mots et
de se respecter plus. »
Liliana (13 ans) :
« Je
ne vais pas à la Bibliothèque quand il y a les dealers. Ma
sœur me dit de pas les écouter. J’ai vu une fille, il
n’y a pas longtemps, qui se droguait dans le recoin à
l’entrée de mon immeuble. J’ai eu très peur car il
faisait noir. Elle était toute seule. Elle s’est excusée en
affirmant qu’elle ne voulait pas nous faire du mal.
L’an
dernier, j’ai vu un dealer qui sortait des sachets bleus de sa bouche
puis les a confiés à un autre qui lui a donné de
l’argent. »
Brahim (11 ans) :
« Quand
les dealers étaient là, je ne posais pas de question, car je
pensais que c’était un problème d’adultes. Mais
ça me semblait bizarre ! Plusieurs fois, mon père a
été obligé de se battre pour rentrer chez
nous. »
Ania (10 ans) :
« Les
drogués me regardaient bizarrement. Il n’y avait pas de
sécurité qui surveillait et j’avais très peur. Un
jour l’un d’eux m’a fait une menace de mort avec la main dans
les escaliers de mon immeuble puis m’a dit qu’il me tuerait si
j’appelais ma mère. Une fois, j’étais sortie pour
acheter du pain, un autre m’a suivi et a voulu rentrer de force dans mon
immeuble. Ma mère a appelé la Police. Mon frère
également a été frappé par un drogué.
Il faut que
tout le monde défende le quartier. La maîtresse me dit
qu’à l’école elle est responsable de nous et met en
garde contre tous ces problèmes. Il faut aussi que les enfants
arrêtent de racketter les plus petits qu’eux, qu’ils ne
fassent plus des demandes de remboursement. »
Gaétan (8 ans) :
« J’ai
vu des gens bizarres qui échangeaient des billets et des sachets devant
chez moi.
J’aimerais
bien que l’on ferme le squat d’en face et qu’on mette les
gens dans le nouvel immeuble construit à côté.
Je voudrais
qu’il y ait moins de voitures dans le quartier, moins de pollution, moins
de maisons et surtout un terrain de foot. »
Kaïs (11 ans) :
« Les
personnes avaient beaucoup de billets de banque et des sachets bleus. Ma
mère me disait de faire très attention. Il faudrait écrire
un texte qui parle de la drogue. On pourrait aussi faire encore des
manifestations.
J’aimerais
bien qu’il y ait un gymnase dans le quartier. »
Mouloud (12 ans) :
« J’étais
étonné de voir tous ces gens devant chez moi et ça me
faisait un peu peur. J’en parlais avec les copains.
Je pense que
les gens peuvent réagir, ne pas se laisser faire.
J’aime
bien aller à l’école. Mais il faudrait demander aux
écoles de faire sortir les enfants plus tôt le soir. Certains
sortent à 19 heures quand il fait nuit.
J’aime
bien aussi faire du sport. Dans certains endroits, il y a des salles de sport
qui permettent aux jeunes de ne pas traîner dans les rues. »
––––––––––––
B. Père
et fils
Nous sommes de simples pères, sans autres
pouvoirs que ceux de nos deux bras, de nos deux jambes et de notre tête.
Chacun de nous protège comme il peut les petits qui l’entourent,
conscient des limites — de temps, d’attention… —
qu’il leur accorde.
Et
s’il fallait rappeler qu’être père ne signifie nulle
arrogance mais l’exigence d’une fonction, l’impératif
d’un service, le devoir d’une charge ; s’il fallait
redire que la grandeur est aussi du côté des petits, et
qu’un homme choisissant d’assumer la charge de père doit
savoir les regarder, et les écouter ; s’il fallait
réécrire que le mot « père » est beau, et grave, à mesure de
s’appuyer sur celui — aussi beau mais plus léger — de
« fils »,
alors ce poème…
Le fils,
toujours, est plus grand que le père
François Nicolas
Père,
ne vois-tu pas que je brûle ?
Père,
ne vois-tu pas que je meurs en silence à tes côtés ?
Père,
ne vois-tu pas ton fils qui s’embrase et qui hurle ?
Père,
que fais-tu donc, que fais-tu endormi quand je souffre ?
Père,
pourquoi dors-tu ainsi quand ton enfant appelle ?
Père,
père, pourquoi m’abandonner ainsi aux flammes sans un
regard ?
Je
t’entends mal, mon fils, tu sais, je t’entends mal.
Mon
fils, les pères sont parfois fatigués.
Mon
fils, j’en sais si peu, mes bras sont lourds, ma tête est toute
vide.
Fils
chéri, tes paupières sont en feu, ton visage est de braise ?
Mon
fils, pourquoi ne m’as-tu pas éveillé cette nuit ?
Père,
cette nuit est celle de tous les incendies.
Père,
père, je crie de toutes mes forces, mes poumons n’ont plus
d’air.
Père,
je pleure toutes mes larmes, je n’ai plus rien déjà pour
calmer la fournaise.
Père,
j’ai mal aux yeux, mon ventre se calcine et les croûtes me
grillent.
Père,
reconnais-tu ma voix ? Mes sanglots m’affaiblissent et je suis
déjà loin.
Mon
fils, fils adoré, je te discerne mal.
Ô
fils, je ne t’abandonne pas ; je marche, tu sais, et je te cherche.
Mon
fils, il est si dur d’entrouvrir les yeux.
Mon
fils, je t’extrairai des flammes, mais où es-tu
couché ?
Père,
pourquoi ne viens-tu pas ? Je suis là, je te vois.
Père,
il n’est plus temps d’attendre, je me meurs.
Père,
pourquoi ne me sauves-tu pas ? Pourquoi ainsi me laisser seul ?
Père,
qu’as-tu donc, pourquoi es-tu d’un coup si pâle ?
Père,
c’est moi qui crépite à tes flancs, c’est mon
crâne qui éclate, c’est mon dos qu’on attise.
Père,
père, pourquoi ne me parles-tu pas ?
Mon
fils, ma langue m’étouffe, mes dents se creusent.
Mon
fils, la salive envahit mon palais et mes ongles se rétractent.
Mon
fils, je suis là et j’accours et je ne bouge pas.
Mon
fils, laisse-moi un instant, laisse-moi prendre force.
Mon
fils, fils léger, j’arrive, je prends élan.
Père,
ma chevelure s’embrase.
Père,
les brandons brûlent mes cils, les braises gonflent mes lèvres.
Père,
n’attends pas plus longtemps, les tisons lèchent mes joues, la
cendre emplit ma bouche.
Père,
j’ai mal aux jambes, l’étau me broie et la fumée
m’étouffe.
Père,
je ne reproche rien ; je te regarde et tu ne me vois pas.
Père,
lève les yeux un instant et contemple ton fils qui flambe sans un bruit.
Père,
regarde mon lit incendié, mes habits dévastés.
Père,
regarde les jouets de ton fils qui grillent avec lui.
Père,
ne t’endors pas quand je te nomme, quand j’attends la
fraîcheur de tes mains.
Mon
fils, encore un peu de temps, je reprends mes esprits, je ne sais où je
suis.
Mon
fils bien-aimé, es-tu déjà si loin que je n’entende
rien de tes plaintes, de tes cris ?
Tu
riais autrefois, tu chantais des eaux claires, tu aimais les jeux purs.
Ô
père, je dois te dire adieu. Ma peau n’est plus que plaie et mes
genoux grésillent, mes orbites se dilatent.
Ô
père, il va être trop tard. Ma nuque se brise, ma langue se
consume.
Père,
vite, il n’est que temps.
Père,
père, je meurs et tu n’auras rien fait.
Père,
il est trop tard déjà, tu sais.
Père,
gentil père, mon doux père, adieu !
Mon
fils, je suis à tes côtés depuis le commencement.
Mon
fils, je t’accompagne et je ne peux rien faire.
Mon
fils, je te regarde, je te caresse et je te pleure.
Mon
fils, un père n’est qu’un homme misérable, aux bras
si courts, aux pensées si étroites.
Mon
fils, je ne suis pas bourreau. Un père est une maigre chose, un nom
porté, un froncement de sourcils.
Mon
fils, un père est toujours plus petit que son fils.
Mon
fils, ce serait bien à toi de me sauver, de me bercer.
Mon
fils, je tiens ta tête entre mes mains et je baise tes yeux et je noie
mon visage dans tes cheveux dorés.
Mon
fils, la charge était trop lourde.
Mon
fils, nul n’est coupable, vois-tu.
Mon
fils, mon fils, pourquoi m’as-tu abandonné ?