Neuvième chronique des tournées-rue contre la drogue

par les pères de famille du quartier Stalingrad, mardi 7 mai 2002

 

 

 

 


Nous étions neuf pères, dont notre ami venu du quartier Marx-Dormoy. Très belle soirée : temps radieux et échanges nombreux de plus en plus approfondis, en particulier avec les jeunes et les enfants. Il est clair que notre travail progresse, sans uniquement se répéter au fil des nouvelles rencontres.

De la vertu d’écrire ce qui se dit et se pense

L’outil privilégié donnant profil dynamique à cette série de promenades est l’écrit : la rédaction d’un premier papier en direction des jeunes (voir plus loin), la confrontation des toxicomanes à nos chroniques, bref l’existence d’un support écrit fixant les idées, leur donnant consistance, les mettant à l’épreuve de nouvelles pensées, joue un rôle essentiel pour sortir notre série de soirées d’un pur et simple statisme : en même temps que nous accumulons de nouveaux contacts, nous avançons dans ce que veut dire organiser notre quartier contre la drogue.

La quantité et la qualité

La progression tant quantitative que qualitative de nos échanges rend ces tournées-rue enthousiasmantes et nous évite une routine qui nous lasserait. Espérons que ces chroniques arrivent à rendre compte de cette progression !

Un parcours qui raccourcit, et une durée qui s’allonge

Notre parcours : bd de la Villette, rue de Tanger, rue du Maroc, rue d’Aubervilliers, rue du département, rue Pajol, place de la Chapelle. Nous avions prévu plus long et plus sinueux mais la richesse de nos échanges nous fait désormais progresser plus lentement si bien qu’il nous faut à la fois raccourcir notre parcours et allonger notre temps de promenade : nous avons terminé, une nouvelle fois, notre tournée-rue après 23 heures.

Une équipe de France 2 nous accompagnait ce mardi soir.

I. Avec les habitants

Accueil habituel, c’est-à-dire très chaleureux :

« Bonne chance, et bon courage ! »

« Votre action est très bonne, et je suis pour ! »

« Je salue votre initiative. Je trouve génial ce que vous faites ! »

« C’est très bien de faire ce que vous faites. C’était vraiment nécessaire ! »

Notre champion des langues et dialectes

Sékou est notre virtuose des langues et dialectes africains, qui ajoute également le créole à la longue liste des parlers qu’il pratique. Au total, notre groupe de pères couvre un large éventail des langues utilisées dans notre quartier ce qui contribue à accentuer notre impact et faciliter l’adhésion à nos propos.

Une intention sans suite ?

Chez les pères rencontrés, cette adhésion produit souvent la déclaration suivante : « Je viendrai un soir avec vous. ».

Force nous est cependant de constater que, jusqu’à présent, un seul père s’est joint à nous pour sillonner la nuit les rues du quartier. Cette pratique des tournées-rue, il est vrai, n’a rien de naturel et ne correspond à nulle tradition solidement ancrée dans ce pays ! Il est clair que décider de sortir un soir, après manger, pour aller parler aux habitants, aux jeunes et aux toxicomanes du quartier implique une détermination certaine, celle que nous nous sommes forgés ensemble au fil de nombreux mois de mobilisation commune : si une simple rencontre dans la rue suffit à déclencher l’envie de faire comme nous, elle ne saurait suffire à forger la détermination nécessaire. Nous ne nous formalisons donc pas de ces déclarations, apparemment non suivies d’effet : l’important est que nos activités éveillent chez les autres pères le désir, fût-il momentané, de s’y associer.

Un Basque à la fois enthousiaste et sceptique

Nous rencontrons un jeune homme se déclarant originaire du pays basque : nouvelle figure subjective, à la fois enthousiaste quant à notre initiative et sceptique sur son efficacité possible. Alliage pouvant sans doute paraître étrange du chaud et du froid mais coexistence de contraires à laquelle nous sommes maintenant habitués : d’un côté, il trouve réconfortant que des gens comme nous se dressent contre la drogue, surtout pour éduquer les jeunes ; de l’autre il trouve que la situation en France est très mauvaise, que le combat contre la drogue n’est plus mené par les pouvoirs publics, que les drogues sont dangereusement banalisées : « Il y a aujourd’hui le dogme de l’argent, le dogme de la célébrité, et en plus il y a maintenant le dogme de la drogue : les chanteurs, les acteurs, les sportifs, même les hommes politiques usent de drogues au vu et au su de tous et personne ne s’élève contre ! Quel modèle tout cela donne-t-il aux jeunes ? » La disproportion entre la pertinence de notre action et l’étendue du problème auquel elle s’affronte structure son « chaud et froid ».

La situation est certes grave…

Nous lui répondons en déclarant partager son inquiétude. Nous en rajoutons d’ailleurs dans ce sens en expliquant les désastres provoqués au pays par la « politique de réduction des risques » qui ne combat plus la drogue mais se propose de la gérer et d’exalter le modèle du toxicomane « citoyen », rendu docile et socialement domestiqué par une drogue « thérapeutique ». D’où le flot croissant des drogués qui, bien sûr, ne trouvent pas leur compte dans cet horizon ad vitam d’une toxicomanie étatisée et insipide et qui viennent alors prendre leur pied à Stalingrad avec du crack, à moins qu’ils ne sombrent en plus dans l’alcool et deviennent toxicos poivrots…

mais notre action locale a une portée qui ne l’est pas

Dans le même temps nous lui opposons notre action comme n’étant pas seulement destinée à témoigner mais comme contribuant à changer réellement les choses, non seulement sur le quartier mais à échelle plus vaste puisque notre initiative purement locale a désormais une audience nationale (cf. l’équipe de France 2 qui nous filme pour son prochain journal télévisé). Ainsi un petit groupe, décidé, argumentant, agissant, peut changer la donne du combat contre la drogue. Il ne peut certes à lui seul inverser le rapport de forces général : pour cela il faut que d’autres fassent comme lui, il faut qu’une importante quantité de personnes se joigne à sa cause. Mais finalement il suffit de quelques-uns pour raturer l’idée qu’on ne peut rien faire contre la drogue : face à un pseudo-consensus affirmant qu’il ne faut plus se battre contre la drogue mais seulement gérer sa montée inéluctable, il suffit de quelques-uns pour ouvrir une brèche dans cette « pensée unique », dans ce consensus mou misant sur une lâcheté générale plutôt que sur de fermes convictions. Il suffit d’un groupe de pères pour dire : « Tout le monde n’est pas abattu, impuissant, défaitiste ; tout le monde n’est pas prêt à s’accommoder de la drogue. La preuve ? Nous ! ». Et cela suffit à ouvrir la possibilité d’un choix pour tous, c’est-à-dire pour chacun : se battre contre la drogue, ou faire avec.

Un débat sur la prévention, au cœur du sujet…

Suit avec ce jeune homme une discussion sur le type de prévention qu’il faudrait engager vis-à-vis des plus jeunes : les informer des risques encourus pour leur santé en prenant telle ou telle drogue (en leur montrant alors que le plaisir procuré à court terme par tel ou tel produit n’en vaut pas la chandelle à long terme) ou plutôt déconsidérer l’intérêt supposé de tel plaisir pris à prendre telle drogue en comparaison de l’intérêt (immédiat pour le jeune, et non pas quand il sera plus grand, sera un homme, puis sera retraité…) que peuvent apporter d’autres pratiques, d’autres actions, d’autres rencontres ? Prévention en minimisant les risques et maximisant les plaisirs (comme si l’existence était un calcul de boutiquier, la gestion d’une rente en vue d’une retraite somnolente, comme si l’homme était une vache, sélectionnant son pré carré au gré des plaisirs de l’ingurgitation) ou plutôt en offrant au jeune la perspective d’une vie intense, nourrie de risques authentiques (les risques d’exister et non plus les avantages de survivre) ?

Décidément, les habitants voient plus haut que leur paillasson

Cet échange, comme on le voit, brassait à partir d’une simple question pratique, de vastes questions. Nous n’avons pu ce soir-là qu’aborder ces dimensions, sans les régler avec le jeune Basque. Mais il est significatif que puisse ainsi s’engager, sur un trottoir du quartier, un tel type de débat, aux antipodes de cette vision étroitement limitée à la propreté des paillassons que certains voudraient attacher aux habitants se mêlant de toxicomanie ! Finalement, l’habitant peut voir plus loin, viser plus haut, penser plus grand que bien des « professionnels » exclusivement attachés à maintenir le statut qui les fait vivre.

II. Avec les jeunes

Nous avions préparé une première version d’un papier destiné aux jeunes du quartier. Ce papier, intitulé « Pour écrire le blâme de la came » (l’origine de cette expression se trouve dans les propos de Yasmine recensés dans notre huitième chronique), comporte d’une part un certain nombre de questions que nous adressons aux jeunes, d’autre part une série de propos qu’ils nous ont déjà tenus lors de rencontres précédentes.

Questions pour un blâme de la came…

Voici les questions qui ouvraient ce papier :

 

Questions aux jeunes

 

• Pourquoi êtes-vous contre la drogue, contre la came ?

Que veut dire pour vous « être contre la drogue, contre la came » ?

 

• Pourquoi pensez-vous que d’autres jeunes touchent à la came ?

Comment selon vous les dissuader d’y toucher ?

Que leur dire ?

 

• Que voudriez-vous dire à ce sujet :

à vos parents ?

à vos copains ?

 

• Quand on est contre la came, on est pour quoi ?

 

Ce papier, remis à chaque jeune intéressé, nous permet d’expliciter notre projet et d’engager aussitôt le travail.

Des fuyards…

Bien sûr, certains s’y refusent, et fuient, s’abritant parfois derrière une présence de la caméra considérée comme importune : « J’ai peur de mon père. S’il voit ma tête à la télé, filmé dans un quartier où il y a de la drogue, s’il me voit répondant à des questions sur la drogue, il va se demander pourquoi on me pose, à moi, ces questions ; il va pas croire que c’est par hasard et il va penser que je suis là-dedans. »

Mais la plupart des jeunes rencontrés ce mardi soir ont un tout autre souci : exprimer leur ras-le-bol de la drogue dans le quartier.

Les enfants menacés de corruption par le deal

Il y a d’abord, fait nouveau, fait notable, de nombreuses discussions avec des enfants qui voulaient parler du trafic, trafic ne les menaçant pas comme « consommateurs » (ceux qui nous parlaient là avaient moins de treize ans) mais trafic tentant de les organiser, comme guetteurs, rabatteurs, agents de transmission, etc. Ces enfants n’avaient guère envie de répondre à notre questionnaire : l’urgence, pour eux, était de se tenir à l’écart du trafic, non de la consommation.

Un petit, acculé à participer au deal

Un petit africain de douze ans, belle figure ronde, très grave : « Une fois, un dealer m’a demandé de descendre dans la rue pour voir s’il y avait des flics. Je l’ai fait et il m’a donné cinq euros. » L’enfant n’en tirait aucune fierté, tout au contraire. Il énonçait cela comme un problème, face auquel il se trouvait, qu’il avait résolu de cette manière (comment refuser au dealer, le dominant de son âge et de sa stature d’adulte ?) mais il ne s’accordait pas à cette manière d’opérer. Il butait moins sur son geste que sur ce qui avait pu le conduire à le faire, indiquant par là que telle était la condition ordinaire des enfants du quartier : « il faut faire attention, surtout dans ce quartier, qui est plus sensible que les autres, que le VIII° arrondissement par exemple. On se trouve plus facilement piégé. »

Un autre, qui a choisi le camp des dealers

Et cet enfant de continuer, pour expliquer la situation générale : « Ce jeune qui passe là-bas, il est avec les dealers. Il a douze ans ; il demande de l’argent aux maudous [aux dealers africains] et ceux-ci lui en donnent car il leur rend des services. À l’école, il avait des problèmes : il était battu par ses copains, il était considéré comme un minable. Alors il s’est mis avec les dealers, pour qu’ils lui servent comme de gardes du corps. Avant il était habillé comme un clochard ; maintenant il est bien habillé. Il sèche beaucoup de cours à l’école. Un jour, il a quand même refusé un service. Il s’est pris un coup de couteau en représailles. Il a appelé des grands et ça s’est terminé en bagarre. » [Cette histoire nous était déjà arrivée aux oreilles par d’autres jeunes du quartier].

Encore un tout petit, contraint au deal

Et l’enfant d’ajouter d’autres exemples : « Il y a un enfant de huit ans, les drogués lui ont demandé de transporter quelque chose, sinon ils le tuent. Le petit l’a fait. Il s’est fait prendre par la police et emmener au commissariat qui a ensuite convoqué ses parents. Il y a plein de petits qui sont pris là-dedans. »

Nous entourons le jeune. Jamal l’encourage à refuser à l’avenir les cinq euros : l’argent ainsi facilement gagné est un piège, qui se paiera comptant plus tard, mais le petit le sait. Il reste face à cette situation, que lui imposent les adultes, et cherche à comprendre comment doit-il faire, surtout comment peut-il faire.

Les grands frères, au lieu des pères

Nous lui demandons s’il en parle avec ses parents. Il répond : « C’est les grands frères plutôt que les parents qui nous protègent ». Le groupe des pères se concerte du regard : il y a nous semble-t-il un grave problème dans ce pays lorsque la figure du grand frère en vient à se substituer à celle du père !

Et toujours aucun terrain de sport dans le quartier…

Mais le petit continue, emporté par sa réflexion : « Ce qu’il faudrait, ce serait un stade dans le quartier, ou un terrain de sport. Il y a les terrains de basket sous le métro, mais c’est pour les grands. Il y a rien pour les enfants. » Nous partageons sa consternation. Force est de reconnaître que ce problème ne semble pas empêcher la municipalité du 19° de dormir !

« Qu’est-ce que tu fais dehors ? »

Nous croisons un peu plus loin d’autres enfants, à vélo. Il est près de 22 heures. Hamid les taquine gentiment sur ce qu’ils font encore là dehors, dans la rue, à cette heure. L’un, un peu gêné d’être ainsi interpellé, ne sait trop que dire. L’autre explique qu’il va acheter du pain à la boulangerie du coin, encore ouverte à cette heure tardive. Visiblement, c’est notre groupe et sa cohorte de micros qui le retient à cet endroit et le fixe dans la rue. Et tout le monde alors de partir à rire…

Trois jeunes, les idées bien en place

C’est maintenant un groupe de trois jeunes (15-16 ans) qui s’intéressent à notre présence. Nous leur donnons notre questionnaire. Le plus vif des trois, Vincent (15 ans) propose de répondre tout de suite à nos questions plutôt que de renvoyer cela à un prochain rendez-vous. Et nous voilà à noter, à la volée, les réponses qu’il expédie avec assurance à notre petit questionnaire.

Vincent répond, au pied levé

« Pourquoi on est contre la drogue ? Parce que la drogue, ça donne ce que sont devenus les gens d’à côté [il associe sa phrase d’un geste désignant à proximité la rue d’Aubervilliers]. ça crée une atmosphère malsaine dans le quartier. S’il y avait pas la drogue, ça ferait moins de mafia, et moins de suicides. La drogue, ça crée trop de problèmes. »

« Pourquoi pense-t-on que certains touchent à la came ? Les drogués, ils ont pas fait attention. Leur problème, ça vient d’eux. Au début, ça commence entre potes : tu as envie de te t’amuser, de te déchaîner. Mais après, il faut savoir ses limites. Ceux qui sont là-dedans, ils ont envie d’oublier. Au début ça va, et c’est après que ça part en couilles. J’ai vu comment ils finissaient les gars. C’est nul pour la santé. »

« Comment dissuader d’y toucher ? Si les gens comprennent, ils devraient arrêter. Sinon, ça veut dire qu’on ne peut rien pour eux. Simplement, après ils vont regretter. Vous, vous faites des trucs pour les écarter, mais l’État, il en fait pas des trucs. Il devrait en faire, même s’il faut pour cela punir plus, car c’est pour leur bien. »

« Quand on est contre la drogue, pour quoi est-on ? On est pour la vie, la vraie vie, pas la vie qu’on s’imagine quand on est drogué. Les drogués, ils veulent s’échapper. La came, ça fait pas vraiment partie de la vie. La came, ça t’énerve pour rien. »

Vive la jeunesse de Stalingrad !

Vincent s’arrête. Il a répondu au questionnaire, en un tour de main, plutôt fier de nous montrer qu’il pouvait s’acquitter sans barguigner de la tâche que nous lui fixions.

Nous sourions : décidément, les jeunes comme les petits du quartier Stalingrad ont des ressources qu’on ne peut soupçonner si on ne parle pas avec eux. À chaque fois, nous restons soufflés de l’intelligence des propos, de la vivacité des esprits, de la perspicacité des pensées. Assurément, le crack ne fera pas le poids devant ces fils du quartier si nous nous y mettons tous.

Nous convenons de transcrire les propos de Vincent et de les lui transmettre, pour relecture et compléments. Nous nous accordons sur cette procédure et Vincent nous confie pour cela son numéro de téléphone.

Des secrétaires, contents de l’être

Les pères quittent Vincent, contents d’avoir servi de secrétaire à cet enfant étonnamment mûr, Vincent, lui, est content d’avoir pu faire devant nous la preuve de ses capacités, qui plus est en présence de ses deux copains.

Le hip-hop, à nouveau

Un nouveau jeune, de 17 ans, entreprend de répondre à nos questions : « La drogue ? C’est clair que cela bousille le quartier. Tous nos potes sont embarqués dedans, mais pas moi. Pourquoi ? Pourtant tout le monde a le même cerveau, mais ça dépend comment tu t’en sers. Celui qui se drogue, c’est qu’il est influençable. Et peut-être qu’il a pas eu, lui, de grands frères pour lui dire de se tenir en dehors de ça. Moi j’ai deux grands frères. Ils ont bien fait eux-mêmes quelques conneries, mais c’est avec les conneries qu’on apprend. C’est eux qui m’ont appris à me tenir à l’écart de ça. Je fais de la danse hip-hop. ça m’occupe vachement. C’est tout une hygiène de vie. Il faut de l’endurance… ».

Il y a mieux à faire que parler de la drogue

Intervient alors un jeune homme, de 22 ans — François — qui se présente comme fondateur du club de hip-hop R-Style et professeur du jeune précédent. Il renchérit : « Pour faire du hip-hop, il n’y a pas besoin de centres sociaux ; les jeunes, ils peuvent s’en sortir tout seuls. C’est simplement une affaire de motivation. C’est comme pour les sportifs — les boxeurs, les coureurs… — qui n’ont pas besoin de grand-chose pour s’entraîner. J’ai pas très envie de parler de drogue parce que si je fais tout cela, si je donne ces cours de hip-hop aux jeunes comme lui, c’est pour leur mettre dans la tête des images positives. J’ai pas envie de parler de la merde. J’ai envie de parler du positif. » Nous lui disons nous accorder à cette conception de la prévention contre la drogue, pour laquelle le plus important est de parler d’autre chose que de la drogue, de traiter de ce qui peut enthousiasmer un jeune plutôt que de ce qui peut pourrir sa vie.

Une question bête posée par les pères !

Un dernier enfant (douze ans), examinant pendant ce temps notre questionnaire, s’adresse à nous : « Votre première question : Pourquoi êtes-vous contre la drogue ?, elle est bête ! Je suis contre parce que j’ai pas envie de pourrir ma vie ! J’ai envie de profiter des choses. Les drogués, eux, ils ont rien réussi dans la vie. Ils sont malheureux. »

Et vive le quartier Stalingrad !

Après ces échanges, tout le monde ressent que les enfants et les jeunes qui peuplent ce sombre quartier sont capables de l’enchanter, et ce sont eux qui donnent envie d’habiter à Stalingrad, malgré le trafic, et malgré la passivité des élus municipaux : si le pavé est crasseux, honte à qui en est responsable mais certainement pas à qui le foule !

III. Avec les toxicomanes

Il est déjà bien tard. L’heure prévue pour clore notre tournée-rue (22 h 30) est atteinte mais nous décidons de poursuivre jusqu’à La Chapelle pour rencontrer les toxicomanes que nous n’avions pu, la fois précédente, croiser. Nos échanges avec les enfants et les jeunes du quartier nous ont redonné des forces. Nous accélérons le pas jusqu’à un des points traditionnels de rendez-vous pour le trafic de crack.

« L’amoureux de S… ie »

Après quelques tentatives maladroites (nous prenons chaque personne qui stationne dans le noir pour un toxicomane putatif mais il y a là un groupe d’accordéonistes, se reposant entre deux virées, quelques Africains égarés méconnaissant les « ressources » occultes du quartier…), nous rencontrons notre vieille connaissance, imprudemment dénommée « l’amoureux de Sophie » : il s’avérera en effet, à la grande honte du rédacteur de ces chroniques, sans doute devenu dur d’oreille avec l’âge, que la Sophie en question se prénomme en fait Sylvie. Dont acte, nul n’est parfait…

Un second pas…

Ce toxicomane, avec lequel nous discutons pour la troisième fois (9 janvier, 25 avril et 7 mai), nous met à l’épreuve de ce que la septième chronique a appelé la question du « second pas », soit : comment tenir le face à face habitants-toxicomanes par-delà le premier temps de la rencontre, de l’échange des identités et histoires, des premières questions que nous adressons à tout toxicomane sillonnant notre quartier ? Que faire avec un toxicomane que nous connaissons désormais, qui nous connaît de même, que faire dans la logique du face à face sans sombrer dans la complaisance pour le faux copinage, la complicité mensongère, le pseudo-compagnonnage ?

Pour cela, nous commençons par récuser fermement la voie dans laquelle Cyril veut nous entraîner qui est celle d’un vaste discours dans lequel nous ne savons ni pouvons trier le vrai du faux, vaste tirade qu’il voudrait nous faire ingurgiter d’un trait, nous mettant ainsi dans la position d’une sorte d’écouteur vierge, à dire vrai un peu naïf, et surtout très benêt.

Mais pas de ritournelle

Nous avons déjà éprouvé les fois précédentes, singulièrement lors de notre première rencontre, la capacité de Cyril de nous mener en bateau, de tenter de nous émouvoir par des accents épiques, par des résolutions d’acier. Mais nous avions ainsi découvert que la pipe de crack qu’il voulait solennellement briser devant la caméra pour mieux indiquer sa détermination d’arrêter le crack à tout jamais, dès ce soir, et définitivement, la caméra pouvant en témoigner, croix de fer, croix de bois, et je crache sur le sol s’il le faut pour vous en convaincre… venait d’être subtilisée à son voisin d’infortune, Cyril gardant précieusement dans sa poche « sa » pipe personnelle pour sa consommation ultérieure… Bref, comme beaucoup de toxicomanes, Cyril aime à manipuler qui lui prête une oreille compatissante.

N’est manipulé que qui veut l’être !

Mais nous nous étions rappelés précédemment, entre pères, cette antique loi de la sagesse et de la liberté : « N’est jamais manipulé que celui qui veut bien l’être ! » (autre loi, étrange mais avérée : on peut jouir d’être manipulé, sans doute comme on peut jouir d’être maltraité…). Pour notre propre compte, il est hors de question de vouloir l’être : nous ne sommes pas candidats ! Nous ne venons pas offrir notre supposée candeur à la manipulation des toxicomanes. Il nous faut donc constituer avec Cyril une autre logique de l’entretien.

Une lecture publique

Nous nous mettons pour cela à lui relire ce qu’il nous avait dit il y a cinq mois exactement (on peut trouver ces mots repris dans notre septième chronique). Cyril, à qui pour ce faire il a fallu s’imposer de la voix, écoute, un peu étonné, puis visiblement troublé par ce retour de propos dans lesquels il se reconnaît.

Cyril ne sait alors que répondre, si ce n’est replonger dans sa vieille posture : enclencher un vaste propos aux contours incertains où rien n’est saisissable si ce n’est la mise en scène de sa propre figure comme toxicomane maître de son destin : « J’ai toujours contrôlé la came. Quand je vais dans le quartier, c’est simplement pour voir des copains… », nous redit-il ce mardi soir. La dégradation de sa situation physique en cinq mois suffit à infirmer cette prétention, déjà énoncée en janvier dernier…

Un toxicomane accro aux tournées-rue ?

Nous lui répétons : nous ne venons pas là pour faire un brin de causette, le soir à la belle étoile, faisant comme s’il nous était indifférent qu’une fois cette causette finie, nous rentrions chez nous pendant qu’il irait, lui, continuer de s’autodétruire dans quelque repère sordide. Nous proposons cette rencontre pour qu’elle le soutienne à sortir de la drogue, singulièrement du crack. Cyril nous déclare qu’il le sait bien, qu’il sait bien que nous travaillons dans ce sens depuis septembre dernier et qu’il vient ici tous les mardis soir pour nous rencontrer !

Nous restons interloqués par ces derniers mots : d’un côté, ils attestent que Cyril nous connaît bien et suit de près nos activités (il nous cite même de mémoire une phrase tirée des vœux que nous adressions en janvier dernier aux toxicomanes sillonnant le quartier !). D’un autre côté, nous ne pouvons croire que notre présence soit pour lui un tel bonheur qu’elle légitime qu’il prenne ses cliques et ses claques tous les mardis soir en se disant joyeusement : « À la rencontre des pères de Stalingrad ! » Nous nous étonnons d’être ainsi à l’origine d’un nouveau type de toxicomanie : l’addiction aux tournées-rue des pères de famille !

Nous pressentons bien que Cyril, une fois de plus, tente de nous embobiner pour nous emmener où il le souhaite, de se servir de nous pour poser une nouvelle fois en figure imaginaire d’« usager de drogue non toxicomane »…

Un toxicomane cultivé

Nous insistons : « Que pouvons-nous faire pour que ces rencontres t’aident à te ressaisir ? » Cyril répond : « Mais je vous l’ai déjà dit : vous n’avez qu’à réaliser un journal des toxicomanes ! Il y a plein de toxicos qui ont pour cela des capacités. » Et pour prouver ses propres compétences, Cyril d’aligner quelques citations, histoire d’attester qu’il est bien le bac + 4 qu’il déclare être. Et défilent ainsi Voltaire, puis Beckett (« On est tous fous, mais certains le demeurent. » — nous ne nous sommes pas permis de lui demander dans quelle catégorie il se rangeait, et dans laquelle il nous comptait…), bientôt suivis d’Andy Warhol — on se permet cette fois de lui demander ce que Warhol vient faire dans cet inventaire ; il nous répond : « Mais c’est un tox de première ! » ; « Peut-être », lui répondons-nous « mais, que nous sachions ce n’était ni le cas de Voltaire, ni celui de Beckett », tout ceci pour donner une idée de la cocasserie des échanges avec Cyril… —. Toujours est-il qu’il nous propose concrètement quelque chose : lancer un journal.

Un journal ? Des textes, pour commencer…

Nous lui répondons qu’on n’est pas très chaud pour se lancer dans une telle aventure. Mais qu’en attendant, nous avons déjà écrit pas mal de choses qui pourraient remplir des pages d’un tel journal et nous lui remettons illico nos dernières chroniques, dont celle où il est explicitement question de lui, en lui demandant de les lire, de nous dire la fois prochaine ce qu’il en pense et surtout en lui demandant d’écrire sa propre version des choses, ne serait-ce que pour voir s’il serait comme nous capable de tenir une rubrique dans un éventuel journal.

La proposition le surprend, mais Cyril n’est pas homme à se défiler publiquement devant un tel type de défi — il est à l’évidence cultivé et, quand il a l’esprit clair, doit être certainement capable d’écrire des choses intéressantes — ; il nous donne donc son accord sur ce projet.

Nous nous donnons rendez-vous mardi prochain pour ramasser sa copie et nous nous séparons sur cette perspective, après ce nouveau temps de confrontation, parfois aiguë, un peu tendu, mais qui nous semble le seul digne et de lui et de nous.

Une question nouvelle : le troisième pas

Nous retrouvant plus tard entre nous, nous nous disons que nous avons pour la première fois accompli ensemble, habitants et toxicomanes, un second pas et que la méthode que nous nous étions fixée (miser sur l’écrit, sur la circulation des propos qu’il permet pour mieux fixer les échanges et faire travailler les visions et pensées différentes) a fonctionné. D’où aussitôt une nouvelle question : celle du prochain troisième pas ! Satisfaits de notre soirée, et aussi un peu fatigués, nous convenons de remettre la résolution de ce nouveau problème à la semaine prochaine, sourdement convaincus qu’une bonne part de la responsabilité de ce troisième pas reviendra cette fois à Cyril et non plus principalement à nous.

Un nouveau territoire se découvre pas à pas

Chacun de nos nouveaux pas s’apparente à la découverte de la lune tant il est vrai qu’il nous semble que personne ne nous a jamais précédés sur cette piste du face à face entre habitants et toxicomanes. Toute information et renseignement pouvant infirmer ce diagnostic seront les bienvenus : les faire connaître, contre récompense symbolique, au Collectif anti-crack !

La distribution de notre petit théâtre des rues

Nous remémorant les différents toxicomanes avec lesquels un tel face à face est déjà engagé, nous en comptons onze (en incluant les toxicomanes rencontrés lors de ce qu’on pourrait appeler la tournée-rue n°O : la rencontre du 9 janvier suite aux vœux adressés aux toxicomanes pour la nouvelle année 2002).

Ces onze personnes composent une petite distribution de personnages dans ce théâtre improvisé auxquelles les rues de notre quartier servent de scène :

 

• Le frustré ironique (O : 9 janvier)

• L’Algérien grave (O : 9 janvier)

• Le handballeur à carte bleue (O : 9 janvier)

• Le rabatteur-tailleur (O : 9 janvier ; VII : 25 avril)

• Cyril l’amoureux cultivé (O : 9 janvier ; VII : 25 avril ; IX : 7 mai)

• Hassan le mystique (I : 12 mars)

• Jean-Marc le copain-marteau (II : 19 mars)

• Mansour le balafré (IV : 2 avril)

• Abdou le pas poivrot (IV : 2 avril)

• Le Belge accro de la rue (VI : 16 avril)

• Abdoulaye le trop faible (VI : 16 avril ; VII : 25 avril)

 

Nous avons devant nous encore sept tournées-rue pour ajouter de nouveaux actes à cette pièce de théâtre qui s’invente au fur et à mesure qu’elle se joue.


 

 

 

 

 

Dixième tournée-rue contre la drogue

Mardi 14 mai 2002

 

 

Départ à 20 h 30 au coin de la rue du Fg-St-Martin et du bd de la Villette

Permanence tous les mardis soir de 19 heures à 20 h 30 au café-tabac faisant l’angle

 

 

 

 

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Le Collectif anti-crack de Stalingrad

Tél. : 06 76 58 18 27              Fax : 01 46 07 27 58

Stalingrad@noos.fr                                  www.entretemps.asso.fr/Stalingrad