Samedi d’Entretemps consacré au livre Hegel et la musique (Champion, 2003)

d’Alain Patrick Olivier

(Ircam, 27 novembre 2004)

 

avec Gilles Dulong, François Nicolas, Alain Patrick Olivier et Vincent Stanek

 

transcription de Nancy Mentelin

 

(compte rendu en polonais par Weronika Kadlubkiewicz)

 

I. Intervention de Vincent Stanek

Voir Hegel, la musique heureuse

Gilles Dulong

N’y a-t-il pas de façon latente chez Hegel une théorie de l’interprétation, de la mesure, du timbre de l’harmonie, de la mélodie mais aussi, de façon latente, de l’interprète ?

Alain Patrick Olivier

Effectivement, la question de l’interprète est au cœur de la philosophie de Hegel – d’ailleurs, le fait qu’on se retrouve ici, en ce lieu, est quelque part tout à fait hégélien…

La musique est toujours musique pour autrui, un livre est un être pour autrui livré à l’interprétation et à une parole vivante. On a vu ce phonocentrisme qui est systématisé dans toute la théorie hégélienne de la musique. Le rôle de l’interprète a été thématisé de façon progressive par Hegel et vous avez fait, ce qui est très bien, le rapprochement avec Schopenhauer. Rappelons en effet qu’il y a un fond commun à cette époque : le Monde comme volonté et comme représentation date de 1818 ; quant à eux, les cours d’Esthétique ont été prononcés d’abord à Heidelberg en 1818 puis à Berlin en 1820. On le sait aussi, Schopenhauer a eu ensuite une grande influence sur Nietzsche qui se pose comme l’un des plus grands contradicteurs de Hegel.

Il est capital de replacer Hegel dans cette problématique de la musique et de la philosophie en Allemagne à une époque où la musique se donne justement comme une révélation de l’absolu, que ce soit dans la poésie ou dans le cadre de la philosophie. En effet, Hegel se présente à la fois comme critique de la pensée des Lumières et comme critique du romantisme. Il tient de ce double positionnement, en même temps de cette double filiation, puisqu’il est aussi l’ami de Hölderlin, de Schelling – à Iéna, il fréquentait Novalis, etc. - et qu’il a dû prendre ses distances avec eux, c’est-à-dire avec toute une pensée qui absolutise la musique. Il doit ainsi se positionner par rapport à elle, alors même qu’il est aux prises avec cet héritage des Lumières qu’il doit dépasser. C’est pourquoi la problématique liée à la musique est plus actuelle pour Hegel que celle qui s’articule autour d’autres arts, et elle va jusqu’à s’introduire au cœur des préoccupations de la vie privée de Hegel. Il essaie avant tout de penser la musique en ce qu’elle lui apparaît comme quelque chose d’étranger ; il s’efforce de la comprendre et de l’assimiler suivant son principe systématique. Or c’est bien un problème crucial qui se noue dans son système autour du langage – et vous êtes allé au cœur de cette problématique du langage et de l’absolu qui lui est lié.

On s’aperçoit alors que la théorie de la musique de Hegel est une théorie très raffinée. On critique volontiers son aspect dialectique, systématique, et bien souvent, on s’en tient à mettre en exergue dans son système cette fameuse hiérarchie des arts parsemée d’étapes que l’on franchit pour enfin arriver au concept. En fait, il s’agit de tout autre chose : on n’a pas affaire à une théorie conceptuelle de la musique, pas plus qu’à une musique dominée par le concept ; tout au contraire, on doit prendre en charge une fascination vécue par Hegel par rapport à tout ce qui est inarticulé, comme la musique qui, de manière exemplaire, convoque la vocalise. Je renvoie ici aux témoignages non pas de l’Esthétique (texte corrompu en tant qu’il est une reconstitution de la pensée de Hegel et publié à sa mort) mais des lettres très importantes qu’il a écrites à Vienne où il s’était rendu pour applaudir les chanteurs d’opéra (alors même qu’il voyage très peu), pour écouter des opéras de Rossini. Il s’attache uniquement à l’art du chanteur, et reste avec fascination à l’affût de la pure vocalité qui apparaît au moment où le chanteur se libère du langage articulé, au moment où l’interprète se met à improviser, à se débarrasser de tout matériau écrit. Dans le dernier cours d’Esthétique donné en 1829 (il y a eu des évolutions entre-temps), on trouve une apologie de la virtuosité instrumentale : comme vous l’avez dit, si au début il la trouvait mécanique, à la fin il en fait l’apologie. Cela doit être mis en rapport avec la découverte des chanteurs italiens (c’est l’époque du bel canto). En 1829, cette apologie est directement liée à l’expérience que Hegel a fait en entendant Paganini à Berlin, où il a véritablement pris conscience de cette présence vivante de la musique qui n’est possible que par l’interprétation. Or cette fascination de la présence vivante qui dépasse le langage est très forte dans le système de l’Esthétique et si cette dernière se termine sur un chapitre autour de la poésie, celui-ci concerne aussi le théâtre, l’art dramatique et finalement l’opéra comme œuvre d’art totale, où le sens disparaît dans le spectacle tout à la fois de la voix, de la musique et du décor.

On a affaire à une conception très complexe, d’autant plus que justement les élèves de Hegel ont voulu être plus hégéliens que Hegel lui-même – par exemple, Hotho, qui a publié le cours d’Esthétique, a été gêné par les positions que tenait Hegel en particulier sur Rossini parce qu’à ses yeux, aimer Rossini à cette époque, à Berlin, c’était une marque de mauvais goût. Comme Hegel n’était pas très cultivé musicalement, le soupçon est venu d’après lequel Hegel n’a pas pu parler correctement de musique… Hotho, doté d’une plus grande culture musicale, a ainsi voulu corriger le dilettantisme de son maître : d’où cette tentation de vouloir corriger Hegel par lui-même. C’est pourquoi, Hegel prend plaisir à défendre Rossini dans ses cours, contre une tentation beethovénisante. Lorsque, dès la fin de son cours, Hegel traversait la rue à Berlin pour aller à l’opéra, il ne s’agissait pas que d’une récréation ; au contraire, ce geste est à rattacher à sa conception philosophique de la satisfaction, qui légitime une forme de conscience qui se révèle heureuse dans la musique, par opposition à ce que Adorno définit chez Schönberg comme étant la conscience malheureuse. Il est vrai que la problématique de la liberté est centrale dans toute l’entreprise de Hegel et qu’à cet égard, la musique est un moment très important pour la satisfaction, pour la liberté dans la vie de Hegel comme dans sa pensée.

François Nicolas

Je voudrais poser une question à Vincent Stanek.

À propos du concept de « monde » dans cette phrase de Schopenhauer que vous avez citée : « la musique pourrait exister quand bien même le monde n’existerait pas », ne faut-il pas faire attention au fait que chez Schopenhauer le monde est un concept et ne désigne peut-être pas l’ensemble des figures de ce qu’il y a mais que, bien plutôt, monde désigne ici une figure de consistance de ce qu’il y a ? Cela voudrait dire, dans ce cas, que la musique pourrait exister quand bien même ce qu’il y a ne se présenterait plus comme un monde, n’aurait plus la figure de consistance qu’offre un monde. Je dis cela parce que je fais l’hypothèse que la philosophie depuis un certain temps – à mon avis depuis Descartes – est sensible au fait que la musique est elle-même capable de proposer des figures originales de consistance, autrement dit que la musique possède elle aussi cette capacité de proposer la forme propre d’un monde. Donc, si on prend « monde » comme désignant non pas tout ce qu’il y a mais une modalité globale de consistance du il y a, alors en somme il y a monde non pas lorsqu’il y a quelque chose plutôt que rien mais lorsque ce qu’il y a se présente dans une figure de consistance telle qu’on puisse le totaliser et le nommer monde. Dès lors peut-être y a-t-il une interrogation des philosophes depuis Descartes - y compris chez Schopenhauer -  à propos du concept philosophique de monde et que c’est cette interrogation qui est investie dans la phrase citée.

Vincent Stanek

Pour aller très vite, la citation de Schopenhauer est valable dans les deux sens.

Effectivement, dans un sens très simple, dire que la musique pourrait exister si le monde n’existait pas revient à dire que – et il faut prendre cela à la lettre – le monde c’est pour lui ce qui se présente à nous, c’est-à-dire une représentation. Alors, sans même discuter sur la nature ontologique du monde, la musique pourrait exister même si le monde n’existait pas car elle a une dignité supérieure.

La proposition est donc valable de ce point de vue et l’est aussi valable dans l’autre sens dont vous parlez, celui qui met le concept de consistance au centre de « monde » parce que, pour Schopenhauer, la musique peut être conçue comme une forme de totalité isomorphique avec le concept de monde. En effet, pour lui, d’après une conception très ancienne, le monde peut être pris comme une structure, une hiérarchie de phénomènes – d’abord organiques, végétaux, etc. - et à ses yeux, la structure de la musique, c’est-à-dire la structure de l’harmonie, est isomorphe à cette structure-là.

Donc dans les deux cas, la citation vaut, c’est-à-dire qu’en premier lieu, si le monde comme réalité ontologique n’existait pas, la musique, quant à elle, en aurait suffisamment pour exister seule, et que, deuxièmement, existant seule, elle peut exister parce qu’elle a une consistance suffisante reproduisant à un niveau supérieur celle de la réalité qu’on pourrait appeler simplement « monde ».

François Nicolas

Mais ne faut-il pas, à ce moment-là, prolonger ma question jusqu’à votre premier aspect, c’est-à-dire considérer, y compris dans la première formulation que vous donnez de « monde », que le monde ne désigne pas tant le fait qu’il y a un « il y a » - le fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien - mais désigne plutôt l’existence d’une présentation (et d’une représentation mentale) de ceci qu’il y a bien quelque chose et non pas rien ? Auquel cas, la phrase de Schopenhauer signifierait aussi (en sus de la figure de consistance qu’offre un monde) que l’hypothèse d’une inexistence du monde désignerait non pas qu’il y aurait le néant, mais seulement que les formes de présentation ou de représentation mentales du fait qu’il y a quelque chose (et non pas rien) seraient elles-mêmes dissoutes : il continuerait alors d’y avoir quelque chose mais ce quelque chose non seulement ne serait plus totalisable comme monde, mais serait imprésenté (et par là irreprésentable) au sujet.

À ce moment-là, tout ceci voudrait dire, n’est-ce pas, que la musique résisterait à la disparition du monde en ceci qu’elle serait dotée d’une part de modalités propres de consistance globale, mais également de formes spécifiques de présentation et représentation des choses proprement « musicales » et que ce régime musical est autonome par rapport au régime général de consistance et de représentation du « monde ».

Vincent Stanek

Oui, on peut dire quelque chose comme ça.

II. Intervention de François Nicolas

Voir Hegel et la musique de son temps

Alain Patrick Olivier

Vous avez apporté là beaucoup d’éléments…

Effectivement, ce livre est paru dans une collection de musicologie : c’est un objet qui se propose d’établir une passerelle entre deux disciplines qui ne doivent pas nécessairement être pensées comme hétérogènes l’une à l’autre.

Ce n’est pas sans rapport avec le contenu du livre qui, comme vous l’avez rappelé, ravive la question du lien entre musique et philosophie à l’époque de Hegel, mais pas nécessairement entre musiciens et philosophes. Sur ce point, je prendrais l’exemple de Mendelssohn scandalisé par la thèse de Hegel sur la mort de l’art : comment ce dernier ose-t-il prononcer la mort de l’art alors que Beethoven, Goethe, etc., sont vivants ?

En revanche, et c’est un point que je n’ai pas beaucoup développé dans ce livre, il faut rappeler la très grande importance que Hegel a eue sur la fondation de la musicologie en Allemagne. Par exemple, Adolf Bernard Marx, jeune ami de Mendelssohn et membre de l’entourage de Hegel, a contribué à faire connaître Beethoven en Allemagne dans le Berlin des années 1820 et a écrit l’une des premières biographies savantes et, surtout, l’une des premières analyses de la musique de Beethoven ; c’est encore lui qui a fondé à Berlin la Berliner allgemeine musikalische Zeitung, journal que Hegel possédait dans sa bibliothèque. J’ai également montré que Moritz Hauptmann, un des pères de la musicologie en Allemagne, s’est inspiré de Hegel directement à partir des notes de cours, et qu’il a ensuite été suivi par Riemann. On peut ensuite repérer toute une filiation rattachée à cette théorie de la mort de l’art qu’Adolf Bernard Marx soutient plus fermement encore que Hegel, faisant partie de ces hégéliens anti-hégéliens qui sont plus hégéliens encore que Hegel… Il dit ainsi de manière très moderniste que la musique a évolué et est arrivée avec Beethoven à son point de culmination indépassable, c’est-à-dire que désormais on ne peut pas aller au-delà de Beethoven ; et il me semble que Hugo Riemann ne pense pas autrement : pour lui, la musique est arrivée à son point d’organicité indépassable et maintenant il s’agit de comprendre les structures de la musique, ce que l’on fait à partir de Beethoven. Et, précisément, pour dégager ces structures musicologiques, on s’appuie sur Hegel ! On n’invoque pas tellement d’ailleurs l’Esthétique proprement dite mais des catégories logiques, et l’on essaie de logiciser le discours musical en utilisant Hegel : c’est là une forme de « réception » qui est importante dans le monde de la musique même si elle ne se retrouve pas nécessairement chez les compositeurs qui, eux, ont pu être rebutés par ce caractère un peu morbide de la philosophie hégélienne (cf. la thèse de la mort de l’art).

Hegel parle peu de la musique dans sa jeunesse mais plutôt de l’art en général, qui pose comme exigence à la philosophie de penser son temps ; mais, pour ce faire, a-t-on besoin de la musique ? Concernant l’art, Hegel part de ce qui a été ouvert par Kant, pour qui l’art a la possibilité de résoudre les problématiques posées par les Lumières ; apparaissent ensuite d’autres pensées, comme celle de Schopenhauer, et auxquelles Hegel ne s’arrête pas. Chez lui, le problème de la musique est intervenu en tant que tel plutôt dans les années 1820 à Berlin, époque où elle est au cœur de la vie intellectuelle. Dès lors, Hegel ne peut plus faire l’impasse sur la musique, d’où le développement de son esthétique musicale dans ces années-là.

De notre point de vue actuel, c’est Beethoven qui s’impose comme la figure majeure de la musique instrumentale, et il était dès cette époque considéré comme le génie musical par excellence. La question du rapport entre Hegel et Beethoven mérite donc d’être posée. Mais en même temps, il y a chez Hegel une curiosité pour tout ce qui est vivant : Rossini et Paganini sont des phénomènes artistiques complètement nouveaux pour lui, qui intéressent tout particulièrement sa pensée. En effet, concernant la question du lien entre la musique et le concept, il apparaît que, dans les démarches propres à l’improvisation du chanteur italien chez Rossini ou à la virtuosité du violoniste chez Paganini, Hegel reconnaît la sienne propre, culminant dans la présence vivante du concept. Le concept vivant, donc, n’est pas la musique beethovénienne, et l’on voit ici toute la difficulté : doit-on faire confiance à Hegel et penser avec lui, dans la limite de ses connaissances musicales, que Rossini fait de la musique conceptuelle ou doit-on penser que Hegel était limité – ce qui, je crois, était vrai dans sa connaissance de Beethoven – et donc qu’il n’a pu vraiment comprendre ce génie musicien, ni s’y reconnaître ? Dans ce cas, on serait amené, comme le fait Adorno, à mettre entre parenthèses le fait que Hegel et Beethoven ont pu se connaître – et vous avez raison de dire que la contemporanéité d’une pensée et d’une musique ne passe pas nécessairement par la prise de conscience de cette contemporanéité entre musiciens et philosophes – ; on serait alors autorisé, à la façon de Adorno ou même déjà de Hotho, l’éditeur de Hegel qui a voulu intégrer Beethoven dans son esthétique, à faire ce rapprochement et à se demander quel est cet « esprit du temps » (Zeitgeist) qui est en jeu, et dans quelle mesure Hegel ne se serait pas trompé sur lui-même en n’apercevant pas que Beethoven s’avère plus proche de sa pensée.

En même temps, et cela pose aussi problème, il faut bien rappeler que Adorno lui-même n’est pas hégélien. Il raisonne d’après sa propre conception musicale qui, comme vous l’avez dit, part de Schonberg, et je crois que la lecture de Beethoven par Adorno est schönbergienne, de même que sa lecture de Hegel est adornienne. Cela laisse dans l’aporie la question de cette légitimité, car j’ai montré en effet que Adorno s’attache à l’aspect de la négativité qui correspond à sa propre théorie de la dialectique négative et que c’est ainsi qu’il aborde Beethoven bien que cela le mette à n’en pas douter mal à l’aise de parler de négativité à propos de Beethoven ! D’ailleurs, je crois que ce n’est pas un hasard si Adorno n’a pas écrit son  livre sur Beethoven –  projet qui est resté à l’état de fragments, au demeurant très profonds…

François Nicolas

Que penseriez-vous de cette hypothèse qui consisterait à déduire de votre travail que la musicologie allemande serait née à l’ombre de la thèse hégélienne sur la mort de la musique ? Que pourrait ainsi signifier pour la musicologie qu’elle signe son acte de naissance en s’emparant d’une musique qu’elle tient pour un cadavre de l’esprit ?

Alain Patrick Olivier

On peut dire en effet que la musique s’arrête au sens où elle est ultra-vivante avec Beethoven. C’est d’ailleurs tout le problème de Schumann ou de Brahms : comment écrire de la musique après Beethoven ? Il y a ceux qui baissent les bras, qui vont faire de la musicologie, et ceux qui vont quand même tenter d’écrire leur première symphonie. Mais ce n’est pas si simple ; notons quand même que Schumann fonde aussi une revue de musicologie, comme pour signifier cette nécessité de justification théorique qu’on retrouve si vivace chez Wagner.

III. Intervention de Gilles Dulong

Voir D’un philosophe mélomane

Alain Patrick Olivier

Je regrette, il est vrai, que Hegel n’ait pas thématisé son rapport à Beethoven ; c’est précisément ce que j’ai recherché, en prenant garde de ne pas lire Hegel en le beethovénisant et vice-versa. Ce faisant, je me suis inscrit dans une approche moins historique que dans une perspective qui cherche à envisager, de façon plus large, dans quelle mesure on peut établir ce lien entre une pensée et une musique. Le fait, d’ailleurs, que Hegel n’ait manifestement pas eu d’influence sur Beethoven n’implique pas qu’il n’y ait pas d’analogon entre ces deux formes de pensée. Je crois qu’il y a des liens entre des structures de pensée inscrites dans l’histoire.

Ce que j’ai essayé de faire, justement, c’est d’élaborer cette forme de rencontre entre différentes sortes de pensées. L’expression même de pensée musicale (« Musikalisches Denken ») apparaît chez Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit. Il l’appréhende comme une possibilité de pensée, c’est-à-dire comme une pensée qui soit purement musicale. Je renvoie encore à la Phénoménologie de l’esprit, où la figure du musicien apparaît inspirée par le Neveu de Rameau de Diderot, qu’au passage Goethe a traduit à cette époque et qui a circulé dans son entourage. Donc se pose la question, très nouvelle à l’époque, de savoir si la musique est une forme de pensée.

Ma thèse est qu’il y a un lien très fort entre la dialectique hégélienne et la forme-sonate beethovénienne, ce que Adorno a d’ailleurs plutôt dénoncé. Envisageons la question de la mémoire négative dans la réexposition, qui est l’élément problématique pour Adorno : quelle est la raison d’être de la réexposition, de ce retour à l’identité alors qu’on pourrait rester dans le négatif ? Selon Adorno, pour Hegel et pour Beethoven, c’est la même chose : cette  réexposition est quelque chose de mort, qui n’apporte rien que de l’incohérence. Or, il y a une logique de la réexposition en ce sens que l’œuvre a son telos chez Beethoven tout comme chez Hegel, la réexposition correspond au retour à l’identité.

Ce qui est aussi très important, c’est le phénomène tonal, où l’on pose un accord suivi par une dissonance qui est là pour être dépassée ; on doit absolument retourner à la tonalité. Que se passerait-il autrement ? Beethoven est formel là-dessus : la basse fondamentale est le credo de la musique, et il n’est pas question d’aller au-delà du principe de l’harmonie tonale. Il demeure dans une logique de l’identité tout comme Hegel en somme, et la Phénoménologie de l’esprit est restée fidèle au principe de l’identité. C’est précisément cette structure que j’ai voulu mettre en évidence, en ce qu’elle est très nette chez les deux. D’où la mémoire du négatif : la réexposition doit se souvenir de ce passage par le négatif et, même si elle correspond à la même chose que ce qui a été exposé, celui qui perçoit l’œuvre musicale ne peut pas faire abstraction de ce passage qui a été entériné par tout le travail mené autour du thème. Ainsi, lorsqu’advient la réexposition, on l’entend nécessairement d’une façon différente que durant l’exposition ; même si, sur la partition, on observe la même chose, cela reste dans tous les cas différent dans la conscience de celui qui perçoit l’œuvre musicale. On touche là à un aspect essentiel dans la forme générale d’une pièce et qui apparaît à tous les niveaux de l’œuvre musicale, parce qu’on retrouve justement à tous les niveaux ce principe de la tonalité. Vous parliez précisément de Mozart : peut-être pourrait-on appliquer l’ensemble de ma théorie à Mozart plutôt qu’à Beethoven, voire, à tout le moins, aux deux… 

Hegel a découvert Mozart quand il avait une vingtaine d’années (il en était bien contemporain) à Francfort ; c’était la première fois qu’on jouait ses opéras, et rappelons qu’à cette époque, Mozart était un compositeur d’opéra dont à Berlin on ne jouait pas les symphonies, trop difficiles d’accès, tout comme d’ailleurs les symphonies de Beethoven, qui seront exécutées bien plus tard. Mais ces questions concernent la réception et, comme je viens de le dire, on ne doit pas de mon point de vue en tenir ainsi compte.

En ce qui concerne Mozart, ce travail du négatif du thème (c’est-à-dire le thème qui est analysé, décomposé et ensuite qui se retrouve sous sa forme de reexposition) n’est pas aussi évident que chez Beethoven, en ce sens que Mozart le plus souvent s’en tient à des expositions.

Gilles Dulong

Je faisais pour ma part allusion à des choses précises, par exemple au fait que dans la réexposition, le thème principal peut revenir altéré, même très légèrement, et d’autres aspects que j’ai précédemment cités. Je cherche à mettre ce genre de phénomène en relation avec la théorie dialectique de la forme-sonate : a-t-on relevé ces points qui pourraient aller dans le même sens ? J’émets simplement une réserve sur le fait que ce soit seulement entre Hegel et Beethoven que cela se passe (ce pourrait être aussi entre Hegel et Mozart), ainsi que sur le fait que l’on ne trouve de la forme-sonate que dans la musique instrumentale « pure » ; on en trouve aussi bien ailleurs : on peut penser aux ouvertures d’opéra (exemple : La Flûte enchantée), mais également à des pièces de musique vocale où sont aussi à l’œuvre les principes actifs de la forme-sonate, même si l’on n’y détecte pas forcément de développement, et je renvoie sur ce point à l’ouvrage de référence de Charles Rosen.

Vincent Stanek

Je pense que du point de vue hégélien, il est important de faire cette remarque : tout, dans l’esprit de la dialectique, qui est un mouvement ternaire, s’oppose à la Forme, c’est-à-dire qu’il y a chez Hegel une critique constante du formalisme. Pour lui, sa méthode dialectique est tout sauf une Forme.

Si vous me demandiez mon opinion de philologue ou de musicien sur ces questions de rapprochement, je dirais que je les trouve féconds d’un point de vue heuristique – c’est la fécondité même d’une méthode qu’on pourrait qualifier, de façon anachronique, de structurale. Ensuite, quant à savoir si cela est conforme à la pensée de Hegel, et c’est là la conclusion que je porte sur votre travail, vous aviez des arguments suffisamment hégéliens et assez forts pour montrer que cette lecture n’est justement pas pertinente d’un point de vue hégélien.

Alain Patrick Olivier

En effet, elle ne l’est pas.

Vincent Stanek

Donc, si on considère la chose d’un point de vue hégélien, vous proposez une lecture très féconde, originale et créatrice mais aucunement historique - et je ne pense pas que Hegel aurait pu la faire.

Alain Patrick Olivier

Oui, et de la même façon Hegel ne s’est jamais prononcé sur Hölderlin alors qu’il l’a très bien connu. Certes, plus tard, dans la Phénoménologie de l’Esprit, il a pu évoquer sa figure, mais c’était de façon indirecte. Il y a une résistance de la philosophie de Hegel à des formes de modernité qui sont peut-être des formes concurrentes de son système, et qui lui sont à la fois étrangères et trop proches. Mais sa façon de considérer Hölderlin ou encore les Romantiques nous conduit à penser qu’il aurait assurément critiqué la pensée de Beethoven, car il pense ultimement que la musique est une forme vide, qu’elle est le fruit d’un développement technologique malgré des développements logiques qui ne s’appuient pas sur les contenus de la réalité. Si c’est une forme de pensée, elle reste pour lui, dans tous les cas, insuffisante. Mais ce point de vue est à mon sens extérieur à la pensée de Hegel, et c’est précisément ce que j’ai essayé de montrer.

Vincent Stanek

À propos du « modernisme » de Hegel, on  pourrait en somme le trouver très sélectif : pour lui, il y a d’un côté des choses qui sont vivantes et, inversement, d’autres qui sont mortes.  La mort de l’art en général n’est jamais que le moment où l’art n’est plus à la pointe du mouvement  de l’art.

François Nicolas

Je crois qu’il faut ramener les rapports entre la dialectique et la musique évoqués dans l’exposé de Gilles Dulong, à la question du négatif : je pense en effet que ce concept est différent pour Hegel et pour Adorno. Il ne faut pas se tromper : quand Adorno reproche telle ou telle chose à Hegel sur le négatif, le concept de négatif n’est pas pour lui le même que pour Hegel.

Ensuite, cela pose problème de réinjecter ce terme de négatif dans la musique : en quel sens entend-on alors négatif en musique ?

D’abord, à considérer un concept philosophique comme le négatif, on se rend vite compte qu’il connaît en fait des stratifications très différentes : il peut se rapporter à une quantité, à la contradiction, à l’altération, etc. Il ne faut pas confondre tout cela. Ce concept philosophique est-il alors approprié à la musique ? Par exemple, à quel titre la « mémoire du négatif » peut-elle concerner la musique ? Ou encore, à quel titre l’altération relèverait-elle du négatif ? C’est en effet une opération conceptuelle bien particulière que de nommer « négative » l’altération : ce n’est pas parce qu’il y a souvenir de quelque chose qui était avant et qui a été altéré, etc., qu’il faut aussitôt le nommer négatif dans une espèce de suture à la philosophie. Car en musique, on peut tenir, somme toute, qu’il n’y a que de l’affirmation. Méfions-nous donc des analogies trop faciles assimilant négatif et altération !

On pourrait dire par contre qu’il y aurait de la dialectique en musique non pas à raison d’un travail du négatif mais à la mesure du fait qu’y travailleraient d’autres propriétés de la dialectique, comme la division, la contrariété, la soustraction, l’inversion, l’altération, l’opposition…. On n’est donc pas obligé d’assigner la figure philosophique de la dialectique à celle du travail du négatif, ne serait-ce que parce qu’on risquerait ainsi une confusion entre Hegel et Adorno, qui ne serait pas très éclairante.

Je reviens donc sur la question : que voudrait dire « entendre le négatif » dans Beethoven ?

Alain Patrick Olivier

C’est pour cela que j’ai essayé de déconstruire le discours se rapportant à la forme-sonate chez des auteurs comme Hoffmann ou Riemann. Dans quelle mesure parle-t-on, véritablement, de Hegel et de Beethoven ? Reprendre Adorno sur ce point précis devrait être un travail à part entière.

Dire que la musique n’est que de l’affirmation, c’est peut-être là au fond la thèse de Hegel. Dans la musique, il n’y aurait que de l’affirmation et dans la philosophie, il y aurait de la négation… À manier avec prudence !

 

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