D’un philosophe mélomane

… et d’un compositeur « dialecticien »

 

(Samedi d’Entretemps consacré au livre Hegel et la musique d’Alain Patrick Olivier Ircam, 27 novembre 2004)

 

Gilles Dulong

 

 

Les réflexions qui suivent, que m’inspire la lecture du livre d’Alain-Patrick Olivier Hegel et la musique, porteront sur deux questions distinctes, auxquelles j’accorderai ici un poids inégal : celle du rapport du philosophe à la musique d’une part, sous la figure du mélomane qu’on découvre en Hegel dans la première partie de l’ouvrage ; celle, d’autre part, de la possibilité de déceler dans la forme sonate beethovénienne tardive une dialectique typiquement hégélienne, thèse soutenue dans le dernier chapitre. Ma démarche comparatiste me conduira à prendre en considération des exemples en dehors de Beethoven, en particulier chez Mozart, et me permettra de revenir sur la question du style tardif de Beethoven, dont une dimension dialectique n’est peut-être pas le cœur.

 

 

L’un des nombreux mérites du travail d’Alain-Patrick Olivier est de montrer que la place qu’occupe la musique dans le système philosophique (exposée dans la seconde partie du livre) se nourrit de l’expérience propre que Hegel a pu avoir de la musique, et qu’il a même recherchée (ce que détaillent avec une grande précision tant la première partie de l’ouvrage que des annexes très documentées). Bien qu’il ne soit pas musicien et qu’il reconnaisse les limites de son jugement sur la musique, Hegel s’est efforcé d’avoir un rapport étroit à celle-ci, et de se donner les moyens d’en parler en connaissance de cause. On apprend ainsi qu’il assistait à de nombreuses représentations d’opéra, fréquentait des cercles de musiciens, s’intéressait particulièrement aux interprètes, possédait des partitions dans sa bibliothèque et pouvait, dans une certaine mesure, parler techniquement du langage musical.

Ce portrait du mélomane averti en fait une figure originale et d’une certaine manière attachante si l’on songe aux rapports qu’entretiennent d’autres philosophes à la musique. Il se situe entre ceux qui parlent de musique de manière relativement « extérieure » aux œuvres, pour ainsi dire (même si la place de la musique n’est pas elle-même extérieure à leur philosophie, ni anodine), et ceux qui en parlent à partir d’une expérience plus intime, en particulier comme compositeurs ou comme interprètes (ce qui ne veut pas dire qu’ils en parlent nécessairement mieux). Hegel se tient ainsi à distance de la position d’un Kant, qui semble avoir eu une expérience de mélomane assez limitée, mais à l’inverse, il n’est pas dans celle d’un Rousseau, d’un Nietzsche ni d’un Adorno, qui composaient, ni même d’un Jankélévitch, qui déchiffrait beaucoup. Son attitude vis à vis de la musique me fait penser à ce que sera celle de Sartre : ce dernier n’avait qu’une connaissance et une pratique relativement restreintes de la musique (il ne composait pas et avouait en jouer mal), mais il était mélomane et, comme Hegel, s’est intéressé de près à la musique de son temps[1]. Il a cherché à parler de la musique en s’efforçant d’aller au delà du caractère peu accessible que cet univers pouvait lui sembler revêtir, et a tenté parfois d’en repenser l’expérience sensible dans le cadre d’une réflexion philosophique[2].

Hegel me semble témoigner d’une position relativement proche : un philosophe plus mélomane que musicien (au sens ordinaire du terme), conscient de ses limites mais faisant preuve d’une grande curiosité, et cherchant une expérience d’auditeur diversifiée ainsi qu’une expérience personnelle la plus approfondie possible, afin de garantir la pertinence d’une reprise philosophique de cette relation au sensible.

 

 

Une musique dialectique ?

 

Il est évidemment toujours dangereux d’employer un terme aussi surdéterminé que celui de « dialectique », et particulièrement s’agissant de la dialectique hégélienne, épine dorsale de tout un système. L’emploi « spontané » de cette notion masque parfois des malentendus et enveloppe souvent des raccourcis caricaturaux (« thèse – antithèse – synthèse » pour n’en citer qu’un). Le transfert de cette notion philosophique vers la musique et particulièrement vers la forme sonate pourrait donner lieu à ce type de malentendu : croire que la dialectique hégélienne est seulement une « forme », alors qu’elle est, pour Hegel, le mouvement même de la réalité. Je me bornerai simplement à préciser ici que, malgré l’aspect réducteur de certaines analyses, l’interprétation de la forme sonate comme dialectique, telle qu’elle a été proposée depuis longtemps, doit bien être comprise de cette manière et n’a d’intérêt que dans ce sens (à condition qu’on admette évidemment sa correspondance musicale). Pour autant cette lecture (cette manière d’entendre ?) la forme sonate n’en pose pas moins de nombreuses questions, et tout particulièrement dans le livre d’Alain-Patrick Olivier, celle de son application privilégiée à la sonate instrumentale du Beethoven tardif.

Ce livre énonce à plusieurs reprises une sorte de double regret : que Hegel ne se soit pas intéressé à Beethoven, son contemporain, et qu’il n’ait pas pu alors saisir la parenté (pourtant manifeste selon l’auteur) entre, disons, le mouvement propre de la pensée du philosophe et ce que l’on pourrait appeler la « pensée » musicale de Beethoven, ou plutôt le « fonctionnement » de la musique instrumentale beethovénienne car l’auteur précise bien les limites internes à la pertinence de la notion de « pensée » musicale aux yeux de Hegel. En effet «  (…) du point de vue hégélien, il est inadmissible que la musique puisse ‘’penser’’ en dehors des mots. » [p. 253] Cette thèse est donc en partie extérieure au système esthétique et pourtant elle prend appui sur une composante essentielle de la philosophie hégélienne.

La « dialectique » philosophique et la pensée musicale beethovénienne (plus particulièrement dans les formes sonates tardives) sont posées comme proches parentes, mais Hegel n’a pas pu s’en apercevoir, ce qui nous prive, pourrait-on dire, d’analyses pénétrantes et peut-être d’une autre théorie des œuvres musicales. Alain-Patrick Olivier montre que c’est à la fois par choix (le privilège de la musique vocale et particulièrement de l’opéra rossinien au détriment de la musique instrumentale) et par « défaut » (de connaissance plus technique du « langage » tonal), que Hegel ne va pas (ou ne peut aller) jusqu’à prendre conscience de cette parenté et ne peut donc pas la reprendre ni la réfléchir philosophiquement. Mais – serait-on tenté de dire à la place de l’auteur d’après la lecture de certains passages – quel dommage ! :

 « (…) le silence [à l’égard de Beethoven] constitue (…) la lacune la plus importante du cours d’esthétique. La compréhension musicale de Hegel semble avoir atteint sa limite. Elle est d’autant plus regrettable qu’il existe une analogie profonde entre la démarche philosophique de Hegel et la démarche musicale de Beethoven. (…) » [p. 252, c’est moi qui souligne]

En effet : « Bien que Hegel ait finalement ignoré la correspondance de la pensée dialectique avec la musique tonale, son esthétique demeure liée à ce matériau. » [id.]

Le dernier chapitre du livre cherche donc à mettre en évidence cette parenté et à écrire ce prolongement qu’appelle l’esthétique, dont Hegel, pour les raisons rappelées ci-dessus, n’était pas conscient. Ce faisant, A.-P. Olivier marche explicitement sur les traces d’Adorno, dont il s’inspire (et avant lui, de Riemann et d’une partie de la musicologie allemande née au XIXe siècle), mais sa propre conviction n’est pas clairement déclarée et n’affleure que sous la lecture adornienne. Or la portée ou l’orientation de cette comparaison Hegel-Beethoven demeure ambiguë : l’esthétique musicale hégélienne n’en a pas besoin, et ce « prolongement » n’est pas nécessaire au système. A.-P. Olivier semble pourtant vouloir faire plus que mettre en évidence cette parenté au seul motif qu’il serait dommage de ne pas la signaler. A qui profite alors cette restitution ? à la « compréhension » des sonates de Beethoven qui fonctionneraient dialectiquement ? – mais il reste à montrer de quel fonctionnement dialectique spécifique il s’agit. S’il s’avérait en outre que Beethoven n’était pas le seul à pouvoir assumer cette comparaison, jusqu’où le champ de celle-ci pourrait-il s’étendre ? Pourrait-on aller jusqu’à dire que Hegel penserait selon une logique musicale existant déjà avant lui (par exemple dès le classicisme viennois) ? –on renverserait alors la donne : c’est Hegel qui aurait pensé, sans le savoir, d’après un processus musical ! Ou bien enfin faut-il souscrire à la théorie plus générale (et hégélienne) d’un « esprit du temps » (évoquée p. 241, p. 247 et p. 252), qui ferait penser Hegel et composer Beethoven (et d’autres) sur le même mode ?

Sur ces points, des analyses de détail et des commentaires portant sur des œuvres précises, mais surtout un comparatisme plus large, permettraient de mettre cette thèse à l’épreuve.

C’est pourquoi je voudrais reprendre ces interrogations en m’appuyant sur quelques exemples. Certains suggèrent de prolonger l’analogie proposée, d’autres au contraire l’interrogent.

 

Si l’on admet que dans la forme sonate le déploiement du contenu est fondamentalement dialectique, que le travail du négatif est principalement opéré par le conflit tonal[3], et que la réexposition est le moment de la réconciliation, de l’identité de l’identité et de la différence, on évoque rarement la notion de mémoire du négatif. Or – dans l’hypothèse où le négatif s’interpréterait comme dissonance à grande échelle, comme scission tonale –  plusieurs mouvements de sonate pourraient présenter cet aspect, et iraient donc plus loin dans ce sens éminemment hégélien.

D’une certaine manière, tout passage d’une réexposition rappelant une modulation antérieure ou faisant mine de s’orienter dans une zone tonale hors du ton principal – fût-ce bref, mais a fortiori lorsque cela prend une certaine ampleur – pourrait constituer précisément cette mémoire « musicale » du négatif.

Afin de suggérer que, de ce point de vue comme peut-être dans d’autres, Beethoven n’aurait pas l’exclusivité d’une parenté avec Hegel, j’en prendrai quelques exemples chez Mozart.

-           Dans le 14e quatuor (en Sol majeur, datant de la fin de l’année 1782, premier de la série dédiée à Haydn) la réexposition du premier thème, dans le premier mouvement, lui ajoute une mesure supplémentaire qui n’existait pas dans l’exposition (mes. 116). Cette mesure déstabilise le discours : elle survient après une cadence évitée (présente dans l’exposition, mes. 115 = 8), brise la carrure, et dans un emprunt à la tonalité de la mineur fait entendre une dissonance-limite chez Mozart (sol bécarre sur sol #, comme appoggiature de la 7e diminuée formée avec fa bécarre). Le sentiment d’un début de marche  (cette mesure est une fausse transposition de la précédente) rappelle des épisodes modulants du développement. Quelle est la fonction de cet ajout ? Je crois qu’il rappelle, même fugitivement, qu’il s’est passé « quelque chose » auparavant, dont ce thème garde la trace, comme s’il pouvait lui-même être affecté par l’altération – et cela jusque dans la réexposition ! –, alors qu’en principe il représente, comme premier thème, la stabilité tonale.

-           Certains exemples vont plus loin : dans le même quatuor de 1782, à la fin du dernier mouvement (une fameuse double fugue de forme sonate), Mozart réexploite de manière assez insistante un élément chromatique qui inaugurait le développement et qui engageait une modulation éloignée (de Sol majeur à si b mineur) ; revenant à la fin de la réexposition, censée avoir « résolu » les tensions, cet élément fait mémoire de ces dernières et semble les réactiver.

-           Dans le 18e quatuor, en La majeur, le dernier mouvement combine les deux gestes précédents : la réexposition comporte des incises qui ne figuraient pas dans l’exposition (mes. 208 sq) et qui semblent réorienter le discours ; la fin, une coda développée sur la tête chromatique du thème principal, semble reprendre le développement et comporte des allusions à des tonalités voisines.

-           Le deuxième mouvement du 19e quatuor, une forme sonate « mouvement lent » en Fa majeur, comporte au cours même de sa réexposition une extension du second thème, un développement expressif d’un de ses éléments sous forme de marche en fa mineur, qui provoque soudain une tension, au milieu, là encore, d’un moment de résolution.

-           D’une manière générale, comme on vient de le voir, les épisodes conclusifs qui consistent soit en une coda développée, soit un véritable développement terminal, ou même des réexpositions comportant simplement des « excroissances » dissonantes, constituent cette « mémoire » des tensions du mouvement, qu’ils ravivent, en particulier les tensions tonales dans lesquelles on se plaît à reconnaître l’équivalent musical du travail du négatif hégélien. On peut même trouver à l’échelle d’une œuvre entière cet équivalent de la mémoire du négatif, sous des visages atypiques et originaux. Le quintette en sol mineur de Mozart (K. 516, de 1787) constitue un exemple privilégié, tout particulièrement son dernier mouvement, qui, fait rarissime, commence par une introduction lente[4]. Ce passage en sol mineur, avant le dernier mouvement à l’homonyme majeur, confie au premier violon une longue mélodie lyrique et expressive, traversée au centre par des lignes chromatiques : il rassemblerait ainsi les tensions précédentes de l’œuvre (c’est du moins l’interprétation de Charles Rosen), et en constituerait donc cette mémoire ultime avant la résolution finale. On pourra objecter qu’on s’écarte ici de l’interprétation du « négatif » en termes de conflit tonal, puisqu’on est dans le ton principal (sol mineur). On peut répondre à cela que cette œuvre, à ce moment précis, situe sol mineur dans une opposition au Sol majeur à venir, comme véritable ton principal, et que les chromatismes qui traversent cette introduction tendent à rendre sa tonalité instable et tendue. On voit par là que l’interprétation du « négatif » dans le cadre de la sonate pourrait n’être pas univoque, et que, si l’on veut produire une interprétation de la forme sonate en termes de dialectique hégélienne, il conviendrait peut-être d’envisager d’autres angles possibles de la négativité.

-           Dans la généalogie musicale possible de cette « mémoire du négatif », je proposerais de poursuivre la lignée brièvement ouverte ici, par des pages comme le 1er mouvement de la 8e sonate pour piano de Beethoven (la « Pathétique »), où l’introduction lente, en mineur, facteur de tension et d’instabilité, resurgit au cours du mouvement.

Ces quelques exemples suggèrent d’une part qu’il serait possible de trouver d’autres prolongements à l’interprétation de la forme sonate en termes de dialectique, et d’autre part que de telles analyses pourraient être valides à propos d’autres compositeurs que Beethoven. Mais peut-être faudrait-il aussi revenir sur ce que l’on comprend / entend musicalement sous le terme « dialectique », et en particulier sur ce qui peut y prendre le visage du « négatif ».

 

 

Dans une perspective plus adornienne que riemanienne, la fin du chapitre « Dialectique et tonalité » envisage l’usage spécifique du thématisme chez Beethoven comme l’aspect le plus typiquement dialectique, précisément dans sa dimension négative, à savoir « dans la dissolution du matériau thématique, (…) dans la volonté de briser (…) toute tentative (…) d’autonomisation de la mélodie ». « C’est dans cette médiation qu’apparaît l’élément véritablement dialectique et hégélien de la musique beethovénienne, dans ce ‘‘travail du négatif’’’ dont il est question dans la Phénoménologie de l’Esprit, qui supprime les éléments autonomes pour les réduire à l’unité d’un tout. » [p. 245]. A ce point, une discussion sur des exemples musicaux aurait été bienvenue, chez Beethoven et en dehors de Beethoven, car à s’en tenir à cette définition, il me semble que bien d’autres types d’œuvres, avant la sienne, pourraient lui correspondre. Le quatuor dit « les quintes » et bien d’autres pages de Haydn ne procèdent-t-elles pas de cette logique ? et que dire de certains mouvements de sonate presque athématiques (comme ce finale du 18e quatuor K 464 de Mozart dont j’ai parlé ci-dessus, ou comme le mouvement lent du Divertimento K 563), ou de certains mouvements de sonates monothématiques, ou même de nombreuses fugues ? Si l’identité des éléments, comme dimension subjective, disparaît au profit d’une totalité gouvernée par un processus, il me semble, même intuitivement, qu’on pourrait bien qualifier de dialectiques de nombreuses œuvres musicales, en-deçà et au-delà de Beethoven.

Cette hypothèse d’un possible élargissement de la dialectique musicale à un champ plus vaste, qui pourrait être toute la musique, est effleurée p. 242 [italiques dans le texte] : « [La] musique [de Beethoven] serait donc la manifestation la plus essentielle du principe dialectique inhérent à la forme sonate, et, par suite, à la musique instrumentale pure, voire à la musique en général. » [je souligne].

Un point majeur de l’argumentation en faveur du rapprochement Hegel-Beethoven est en définitive celui de leur contemporanéité (l’auteur souligne – p. 242 – leur année de naissance commune, l’achèvement contemporain de la Phénoménologie de l’Esprit et de la Cinquième symphonie, ainsi que d’autres affinités comme leurs opinions politiques). Mais cela consolide-t-il vraiment un lien privilégié entre les deux « pensées », l’une philosophique, l’autre musicale, la seconde étant l’analogon de la première dans l’art des sons ? Si oui, cela laisse penser qu’on pourrait trouver dans l’histoire, avant ou après, d’autres corrélations fortes entre des pensées contemporaines, dans les deux domaines ; si non, pourquoi alors ne pas chercher de telles analogies bien au-delà de situations de contemporanéité ?

Sans aller jusqu’à un tel élargissement, deux questions reviennent néanmoins :

- qu’en est-il d’une dialectique musicale en dehors de Beethoven ?

- La tonalité est-elle la seule source (ou condition) d’une dialectique musicale ? N’y a-t-il pas d’autres possibilités d’engendrer de l’altérité (comme négativité) et un retour à soi, au sein d’une composition, mais sur un mode différent de ce que permet la tonalité ? Ne pourrait-on envisager des dimensions sonores entrant en contradiction les uns avec les autres, et engagés dans un processus dialectique, en dehors de la seule acception tonale d’un tel processus ?

Je laisse ouvertes ici ces questions, mais je crois qu’en évoquant la possibilité d’affinités électives si fortes entre deux déploiements de pensée pris dans des champs distincts, Alain-Patrick Olivier ouvre des perspectives qui vont au-delà de l’analogie entre Hegel et Beethoven, et qu’il faudrait explorer. Existe-t-il d’autres analogies entre un « mode de penser » (ou un déploiement philosophique particulier, voire non philosophique) et une manière spontanée de déployer la musique ?[5]

 

 

Je reviens, pour conclure, sur l’idée d’un rapport privilégié entre Hegel et Beethoven, et je voudrais mettre la Missa solemnis en regard de la thèse qui veut que la musique du compositeur fonctionne sur un mode dialectique. Certes, Alain-Patrick Olivier prend soin d’écarter la musique vocale et centre son propos sur la forme sonate dans le domaine instrumental. Mais si l’on admet qu’il existe une parenté de pensée entre Hegel et Beethoven sur la base d’un Zeitgeist, il n’y a pas de raison de ne pas prendre en considération la musique vocale. Comme la contemporanéité Hegel-Beethoven est l’un des arguments avancés en faveur de leur affinité de pensée et que celle-ci se révélerait principalement dans les œuvres tardives du compositeur, la Missa Solemnis, composée entre 1817 et 1823 (créée en 1824) pose un problème, si on veut bien y voir une œuvre aussi importante que les grandes sonates pour piano, les quatuors et les symphonies. La forme sonate n’y joue en effet presque aucun rôle, et tant le mode de fonctionnement de cette œuvre que le secret de son unité, pourtant reconnue, donnent du fil à retordre. L’idéal musical diffère ici nettement de celui de la sonate, et construit sa généalogie dans une référence à un style ancien. On sait que cette messe s’appuie en partie sur un réinvestissement du contrepoint du XVIe siècle et en particulier de celui de Palestrina. Mais elle ne s’y réduit pas, tout en évitant par ailleurs l’antagonisme des tonalités de type sonate. Elle prend un aspect apparemment plus « continu » dans l’écriture et les thèmes, au point qu’on y a recherché une sorte de noyau, une matrice thématique qui serait le point de départ virtuel de toute l’œuvre. Quelle pensée musicale se déploie ici en marge de la sonate ? Peut-on ou non parler ici de dialectique musicale ?

S’il est impossible de faire entrer la Missa solemnis dans le giron de la dialectique de type sonate, je vois deux pistes de réflexion possibles. La première consisterait à définir autrement la dialectique musicale, en dehors d’un cadre « sonate » stricto sensu ; mais alors il faudrait en repenser la correspondance musicale. La seconde préconiserait de ne pas faire du déploiement dialectique « hégélien » de la musique le nerf de la pensée musicale de Beethoven, a fortiori du Beethoven tardif. Mais alors il faudrait définir quel autre mode de déploiement musical est à l’œuvre dans la Missa solemnis – et évaluer le rapport (contradictoire ?) qu’il entretiendrait avec le déploiement dialectique de la musique instrumentale, ou d’une partie de celle-ci[6].

D’un point de vue hégélien, si la vérité de la Missa solemnis résidait dans un « retour à » (à Palestrina, au style polyphonique de la renaissance), elle devrait être dévalorisée, en tant qu’inapte à apporter de la nouveauté, parce qu’elle chercherait vainement à faire revivre ce qui a déjà épuisé ses potentialités, et qui, en vérité, est mort. Toutefois, si l’on considère que Beethoven a moins cherché à faire renaître Palestrina qu’à s’en inspirer pour penser autrement la musique (ou en musique, c’est à dire au moins autrement que sur un mode de fonctionnement de type « sonate »), alors elle n’est pas inapte  à la nouveauté, mais la dialectique musicale ne saurait être le processus beethovénien le plus caractéristique.

Je me bornerai ici à émettre des réserves sur la thèse soutenue dans dernier chapitre, du moins sur sa formulation, et je citerai seulement pour finir quelques lignes d’Adorno à propos de cette œuvre qui introduit elle-même un « doute » à l’égard de la sonate et dans le style de Beethoven :

« À sa manière, la Missa solemnis sacrifie (…) l’idée de synthèse, mais en défendant l’accès de la musique à un sujet qui n’est plus abrité par l’objectivité de la forme, et qui ne peut pas non plus la produire de lui-même sans failles. (…) C’est cela, et non les concessions à quelque tradition religieuse (…) qui devrait nous mettre sur le chemin d’une explication de la Missa solemnis. En toute liberté, le sujet autonome s’abandonne à l’hétéronomie, ne sachant plus participer autrement à l’objectivité. »[7] Et un peu plus haut :

« (…) on rencontre (…) quelque chose que la messe et les derniers quatuors ont en commun quant à leur configuration spirituelle : ce qui les rassemble, c’est tout ce qu’ils évitent. L’expérience musicale du dernier Beethoven a fait qu’il a dû ressentir peu à peu comme suspecte l’unité entre subjectivité et objectivité, la réussite symphonique lisse et arrondie, une totalité constituée à partir de mouvements singuliers, bref, tout ce qui confère précisément leur authenticité aux œuvres de sa période médiane. »[8]

 

 

Ce n’est pas le moindre mérite du livre d’Alain-Patrick Olivier que d’inciter à des mises en parallèle d’œuvres, chez Beethoven et hors de Beethoven, et de susciter des interrogations cruciales à partir de son hypothèse finale. Il me semble que toutes ces questions appellent une réévaluation de ce que l’on peut déceler d’un fonctionnement véritablement dialectique dans une œuvre musicale, mais en précisant peut-être encore la définition qu’on en donne et l’identification des éléments proprement musicaux qui en sont constitutifs (qu’est-ce au fond que le négatif en musique ? Le moment de la scission tonale, de la dissonance ? La disparition du thème comme élément subjectif au profit du tout ?) Répondre à ces questions, demanderait également de reprendre et de comparer des analyses précises d’œuvres, à la lumière de cette élucidation musicale .d’un processus complexe.



[1] C’est ce qui ressort par exemple d’un entretient avec Jean-Yves Bosseur et Michel Sicard intitulé « Questions sur la musique moderne », publié dans le n° 24-25 de la revue Obliques qui avait pour thème Sartre et les arts (voir pp. 239-259). On peut penser également au dialogue qui s’est instauré entre Sartre et René Leibowitz.

[2] Je pense ici précisément au développement concernant l’œuvre d’art par lequel s’achève L’imaginaire, où Sartre prend (arbitrairement) l’exemple d’une symphonie de Beethoven (voir rééd. chez Folio, coll. Essais, p. 368 sq.). Leibowitz fait explicitement référence à ce texte dans Le compositeur et son double (Gallimard, 1971, p. 15 sq.)

[3] « Si l’exposition a pu établir un contraste entre deux thèmes de caractères ou de tonalités opposées, Riemann voit dans le développement un véritable conflit tonal entre les thèmes, qui se manifeste par l’apparition de la dissonance. Or le conflit est précisément le moment de la négativité dans la forme sonate. » [p. 241]

[4] Dans une œuvre classique, lorsqu’on trouve une introduction lente, c’est plutôt en tête du premier mouvement, comme dans le fameux quatuor dit « les dissonances » (K. 465, dernier de la série à Haydn), ou dans certaines symphonies (par exemple les 36e, 38e et 39e chez Mozart).

[5] J’ouvre une parenthèse pour préciser que, parmi les types d’analogies qui pourraient venir à l’esprit, il ne me semble pas que l’on pourrait établir un lien aussi fort entre musique et rhétorique. En dehors du fait que la rhétorique est seulement un mode d’organisation du discours et non le mouvement de la chose elle-même, il me semble que s’il y a bien des musiques qui cherchent à fonctionner sur un mode rhétorique – c’est aujourd’hui un des caractères essentiels de certains répertoires de l’époque dite « baroque » –, il s’agit le plus souvent d’une tentative consciente d’exporter vers la musique ce mode d’organisation interne, plutôt qu’un surgissement spontané au sein même de la musique, et dont on pourrait reconnaître après-coup la coïncidence avec le discours. Le mythe pourrait en revanche constituer une piste intéressante.

[6] La question de la dialectique d’une pensée musicale se déplacerait alors sur un autre terrain que celui du seul déploiement de la musique au sein d’une œuvre : elle se situerait plutôt sur le plan de la contradiction entre des modes d’écriture (et peut-être de pensée) musicale au sein d’un « style » individuel (ce qui n’empêcherait pas que cette contradiction habite des œuvres).

[7] Th. W. Adorno, « Chef-d’œuvre distancié », dans Moments musicaux, traduction de Martin Kaltenecker, Contrechamps, 2003, p. 145.

[8] Ibid., op. cit., p. 144.