Hegel, la musique heureuse

Vincent Stanek

 

Samedi d’Entretemps consacré au livre Hegel et la musique (Champion, 2003)

d’Alain Patrick Olivier

(Ircam, 27 novembre 2004)

 

[ transcription par Nancy Mentelin ]

 

Je remercie Alain Patrick Olivier de l’occasion qu’il m’a donnée de lire son ouvrage, qui m’a permis d’apprendre bien des points en remettant en cause certaines idées que je pouvais avoir sur Hegel.

 

Avant d’envisager de façon très générale les rapports entre la musique et la philosophie à l’époque romantique, je fais remarquer - et cela fait aussi l’intérêt de votre travail - que la musique est pour la philosophie un objet tout à fait particulier et en constitue, dirais-je, une pierre de touche en ce que, précisément, la musique est un art qui donne beaucoup à penser, beaucoup à ressentir aussi, tout en étant un art qui n’utilise pas le langage, ni plus généralement le concept. Ce point est d’autant plus important à souligner que l’on trouve dans la tradition de la réflexion esthétique allemande un certain nombre de textes écrits par des philosophes, des critiques de la musique et des écrivains qui placent la musique au-dessus du langage. Je pense en particulier à un texte de Hoffmann autour de la musique symphonique de Beethoven (appartenant aux Kreisleriana). Ce qui est remarquable, c’est de voir en quoi, pour l’écrivain, la musique constitue un langage spécifique et supérieur au langage communément nommé tel. Ainsi, la musique serait investie d’un pouvoir tout à fait particulier d’expression, plus efficace en un sens, parce que plus immédiat, que le langage discursif - on pourrait bien entendu citer ici d’autres textes que celui d’Hoffmann -. Il y a véritablement dans la philosophie allemande une fascination pour la musique qui conduit la philosophie comme langage conceptuel à rendre les armes face à la musique.

 

Travaillant pour l’instant sur Schopenhauer, je fais remarquer qu’on tient avec lui une position philosophique qui est l’aboutissement de ce courant.

D’abord, il place la musique au sommet de la hiérarchie des arts (ce qui n’est pas le cas de Hegel, nous y reviendrons), et il en fait une expression métaphysique plus immédiate - plus vraie en quelque sorte - que le langage lui-même. La musique serait plus directement métaphysique, c’est-à-dire qu’elle exprimerait plus directement que le langage ce qui, pour l’auteur, constitue la réalité ultime, à tel point que Schopenhauer écrit cette phrase extraordinaire : « la musique pourrait exister quand bien même le monde n’existerait pas » ! Autrement dit, la musique aurait une densité, une teneur d’être suffisante pour pouvoir exister même si la réalité communément nommée telle n’existait plus. Ces rappels sont utiles pour comprendre quelle est exactement la position de Hegel, car on a affaire avec ce dernier à un auteur qui n’est pas du tout disposé à capituler, à abandonner le privilège du langage, du concept s’entend naturellement. Cela se traduit d’abord d’un point de vue formel dans son Esthétique par le fait que la musique n’occupe pas du tout, dans la hiérarchie des arts, le stade ultime. Elle habite une strate intermédiaire, celle qui précède la poésie ; et ce n’est pas un hasard si c’est en tant que langage poétique que l’art atteint sa réalité suprême puisqu’à ce moment-là, il rejoint l’élément du concept qui, pour Hegel, est le dépositaire ultime de la vérité philosophique. Or – et je situe ici le principal intérêt de votre travail - vous avez précisément essayé de déterminer quel est, chez Hegel, l’espace libre pour la musique - sachant qu’il s’agit d’un espace intermédiaire. C’est là une tâche plus compliquée que s’en tenir aux auteurs qui accordent tout à la musique, car ici elle est à la fois en-dessous de la poésie et au-dessus d’autres arts.

 

Pour m’efforcer de caractériser votre ouvrage, je signalerais deux aspects.

 

La première vertu de votre travail est d’ordre critique, en ce sens que vous montrez bien que, si l’on veut définir quelle est exactement la position de Hegel, il faut absolument résister à la tentation de vouloir trop donner à la musique.

À cet égard, votre vigilance philologique est très féconde parce qu’en étudiant le cours d’Esthétique, vous avez réalisé qu’on pouvait dégager un socle véritablement hégélien sur lequel se greffaient des ajouts qui relevaient moins de Hegel que d’interprétations que ses propres élèves ont été tentés de donner de sa pensée.

L’une d’elles est particulièrement tentante - en même temps elle est fausse du point de vue hégélien - et pour nous autres philosophes ou musicologues, le fait que vous ayez relevé cette inexactitude est très riche de sens et nous invite à beaucoup de vigilance. En bref, il s’agit de l’interprétation d’Adorno, qui consiste à dire qu’il y aurait une stricte correspondance entre la structure de la forme-sonate chez Beethoven en particulier et le mouvement propre à la pensée de Hegel (c’est-à-dire, en deux mots, la fameuse tripartition entre thèse, antithèse et synthèse), une sorte de concomitance, de rencontre tout à fait remarquable entre d’une part le rythme de la pensée hégélienne et d’autre part, celui de l’agencement de la forme-sonate. Ce que vous montrez bien, précisément, c’est que cette interprétation n’est pas celle de Hegel. Elle relève d’ajouts au texte hégélien, d’extrapolations dont on peut se demander si elles sont véritablement hégéliennes. Et si je vous suis bien - ce que je fais volontiers - elles ne le sont pas parce qu’au fond elles font un usage non hégélien du concept de Forme. La question est de déterminer si on peut véritablement faire une exploitation philosophique de la Forme musicale ; le problème est de savoir si, comme Adorno le dit, cet agencement de la sonate beethovénienne (agencement de thèmes, etc.) correspond à la traduction de la dialectique hégélienne. Or c’est précisément là ce que Hegel ne veut pas faire : considérer la Forme comme une mise en forme extérieure. Donc la première vertu de votre travail, c’est de garder une vigilance critique quant à la tentation de vouloir asséner les choses trop vite. Il importe de garder à l’esprit que les propos de Adorno relèvent d’une extrapolation qui n’est pas hégélienne.

 

Sur ce point, on peut poser cette question historique particulièrement épineuse : est-ce que Hegel aurait proposé cette interprétation de la forme-sonate s’il avait eu les connaissances nécessaires pour ce faire ? On mesure déjà tout ce que cela suppose de raisonnements hypothétiques, et l’on peut penser que non. Je crois que votre interprétation va en ce sens, parce que ce qui caractérise l’interprétation de Hegel, c’est qu’elle se refuse de donner trop à la musique et de façon excessivement massive. De ce point de vue, on pourrait qualifier l’interprétation de Hegel sur la musique comme une interprétation de « juste milieu » : il résiste en même temps à la tentation de se livrer pieds et poings liés à la fascination de la musique, tout en lui accordant une validité dans son ordre. Ce souci du juste milieu apparaît dans les considérations que Hegel développe à propos des rapports entre le texte et la musique. De manière très générale, c’est une question très débattue de savoir s’il y a une justification à accorder au fait de vouloir accompagner la musique par un texte. Est-ce qu’en accompagnant la musique par un texte on ne dénature pas la musique ? Est-ce qu’on ne dénature pas aussi le texte ? Ne s’agit-il pas d’une alliance contre-nature d’un point de vue comme de l’autre ? On retrouve là les considérations sur la musique instrumentale, purement symphonique, qu’un Hoffmann par exemple a pu livrer en affirmant que la quintessence de la musique réside dans la musique pure. De ce point de vue, la position moyenne de Hegel se vérifie dans le fait qu’il y a selon lui une justesse à trouver entre le texte et la musique, de sorte que la musique n’écrase pas le texte et réciproquement, que le texte n’étouffe pas la musique. Cela suppose qu’il y a, par exemple, des textes trop « forts » pour la musique : il évoque ainsi les poésies de Schiller dont il dit que l’on ne pourrait pas les mettre en musique car l’élément conceptuel y est trop dominant. La musique n’aurait ainsi pas la « force » de résister à cet élément. Donc il y a un équilibre à trouver entre les deux, équilibre conforme à la visée moyenne de Hegel.

 

J’en viens à mon second point. Ce qui constitue véritablement l’apport personnel de Hegel dans cette vision de la musique, c’est que la position moyenne qui est attribuée à cette dernière en fait un art profondément humain - je dirais presque heureux.

« Humain », pourquoi cet adjectif, si banal en apparence ? Reprenons ce que je disais tout à l’heure à propos de Schopenhauer, tenant d’une musique pure supra-conceptuelle, plus expressive en quelque sorte que le langage, lorsqu’il écrivait que « la musique pourrait exister même si le monde n’existait pas ». On a ici l’idée, poussée à l’extrême, d’une musique qui pourrait se passer de ses exécutants. Or ce qui est à mon sens tout à fait significatif dans la position de Hegel, c’est son  attention à la réception de la musique par le spectateur : la musique est un être pour autrui, il n’y a pas de sens à parler de musique sans spectateur et il n’y a pas non plus de sens à parler de la musique sans l’être humain qui la produit. D’où, chez Hegel, une notable insistance sur les phénomènes vocaux. Pour lui, il y a un privilège à accorder à la voix - on pourrait dire même, au « grain de la voix ». On peut envisager la chose de deux façons : insister sur la vocalité de la musique, c’est insister sur la présence d’une subjectivité sentante plutôt que sur l’articulation d’un contenu. Et, négativement, cela signifie que la musique n’a pas pour charge de signifier un concept mais qu’elle a plutôt pour destination de témoigner d’une présence. Ici, en premier lieu, le rôle de la voix est important, auquel s’ajoute ensuite le rôle de l’exécutant. Là encore, on peut établir un parallèle pour souligner combien Hegel et Schopenhauer sont éloignés l’un de l’autre, dans la mesure où, par exemple, chez Schopenhauer il y a un discret mépris pour l’improvisateur, puisque celui-ci n’est qu’un artiste des lieux communs - il a appris des formules, et les récite. L’appréciation de Hegel sur l’improvisation, sur l’exécution en général et même sur la virtuosité est fondamentale, car elle nous montre que Hegel, dans cette vision de la musique, a perçu que ce qui constitue véritablement la dignité de la musique, c’est une subjectivité heureuse.

Or le modèle de la subjectivité heureuse pour Hegel n’est autre que la virtuosité. Là aussi, on mesure l’originalité de Hegel car on pourrait très bien considérer que la virtuosité n’est qu’une affaire d’amour-propre, faisant l’objet de simples considérations sportives ; pour Hegel, cette virtuosité a une justification parce qu’elle nous montre la présence d’un être qui est parvenu à maîtriser une technique et à l’habiter. De ce point de vue, on peut dire que la conception hégélienne de la musique est une conception heureuse en ce sens que, au final, ce qui intéresse le plus Hegel - ce qui peut-être le réjouit le plus - c’est de voir comment un être humain est parvenu à habiter l’élément sonore et comment il est parvenu à le domestiquer.

 

Pour conclure, je dirai que l’on peut dès lors mesurer à la fois la grandeur et la limite de la musique, car les considérations hégéliennes sur la musique ne démentent jamais, dans l’Esthétique, le privilège qu’il a toujours accordé au concept. Dans votre livre, il y a de la sorte des incises pour rappeler que la musique doit être resituée à sa juste place : elle n’est pas le concept, pas plus qu’elle n’est la poésie, et si elle occupe une place supérieure par exemple à l’architecture, c’est parce que, d’une certaine manière, la musique s’est libérée du matériau architectural en tant qu’être-là pesant. Mais pour autant, elle n’a pas la précision du concept, du langage pourrait-on dire.

Donc au fond, - et je conclurai par cette question – je crois que le cœur spéculatif de votre travail s’articule autour de la notion de satisfaction : effectivement, pour Hegel, on pourrait dire que la musique est l’art de la satisfaction, qui advient au moment où la subjectivité parvient à trouver une expression juste, équilibrée entre la pesanteur et le règne du concept. Pourriez-vous alors développer cette idée de satisfaction, car je crois que c’est dans cette direction que l’on pourrait caractériser, d’après votre travail, la place de la musique chez Hegel – place moyenne mais en quelque sorte aussi place heureuse ?

 

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