Samedis d’Entretemps, 9 février 2008

A propos de Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale (Gallimard, 2006)

 

Réponse d’Esteban Buch

 

Je tiens tout d’abord à remercier François Dachet pour son commentaire « Faut-il faire sécher la partition humide de Tristan ? », que j’ai trouvé particulièrement riche et stimulant. Il m’incite à approfondir la question des rapports entre le sujet de ce livre et la psychanalyse, considérée au double titre d’objet historique et d’outillage conceptuel. Vu que son texte n’est pas mis en ligne sur ce site, je m’abstiendrai toutefois de lui répondre ici.

 

                  Je remercie également Francis Claudon pour sa lecture érudite et attentive, qui contribue à replacer la trajectoire d’Arnold Schönberg dans le cadre de l’histoire culturelle de ce qu’il est convenu d’appeler la Vienne fin-de-siècle. Je souhaite toutefois répondre à sa question si « ce “cas Schönberg” ne perd-il pas de son intérêt quand on le coupe de son contexte plus vaste et plus large ? » En effet, difficile de ne pas y lire le reproche d’avoir fait précisément cela : couper le sujet de son contexte. Les contextes sont par définition toujours illimités, et j’aurais sans doute pu aller plus loin dans ce sens. Cela dit, tout mon livre est basé sur l’idée qu’on ne comprend rien à la querelle « purement musicale » suscitée par les œuvres de Schönberg si on ne la resitue pas au sein de la dynamique sociale et politique de la culture viennoise dans son ensemble, notamment par rapport aux questions transversales de l’innovation et de la violence. Or de nombreux exemples qu’il cite en appui de son plaidoyer pour le contexte sont tirés de mon propre travail, qui d’ailleurs contient bien d’autres matériaux sur l’histoire sociale, politique et culturelle de cette période qu’il n’a pas jugé bon d’évoquer. Je pense même avoir avancé à ce propos certaines hypothèses qui malheureusement ne sont pas discutées ni même identifiées dans son commentaire. Par ailleurs, je prends acte du fait qu’il juge mon livre inférieur à ceux de Musil, Schnitzler ou Zweig (!), tout en me disant que cela ne peut rendre justice, ni en mal ni en bien, à un travail d’histoire de la musique comme le mien. Du reste, je me réjouis que mes réponses orales aux remarques de François Claudon l’aient incité à atténuer pour la version écrite certaines appréciations prêtant à malentendus sur la nature de ma démarche.

 

Je ne peux pas en dire autant de François Nicolas, qui semble opposer à mes remarques à ses objections orales une simple fin de non recevoir. Je suis donc obligé de les reprendre et de les préciser, moins avec l’espérance d’infléchir son point de vue que pour ne pas laisser sans réponse ce que je tiens pour une attaque en règle contre mon travail. Les raisons subjectives de cette attitude sont pour moi partiellement opaques, même si je peux comprendre la petite blessure narcissique que suppose l’absence dans ma « bibliographie sélective » de son ouvrage La singularité Schoenberg. Puisque l’auteur a cru bon d’évoquer ce détail, je signale qu’il n’aurait eu de raison de s’y trouver que si j’avais poussé mon étude jusqu’à l’actualité.

Cela dit, je reconnais volontiers que la critique de F. Nicolas s’ancre dans une divergence qui n’a rien de personnelle, dans la mesure où en définissant Le cas Schönberg comme un « livre d’historien » il fait de moi le représentant occasionnel de ces sciences sociales et autre « musicologie positiviste » qui selon lui « se rejoignent pour couler l’œuvre musicale dans une épaisse chape matérielle, la réduire ainsi à un statut de pur objet, et rejeter dans un idéalisme archaïque tout traitement ouvertement subjectivé de ces questions »[1]. Vu le rôle conjoncturel du méchant dont je suis investi dans ce film idéologique, on comprend que F. Nicolas prenne la chose avec passion, quitte à risquer de s’affranchir de la déontologie du débat scientifique. Mais je ne me vois pas moins obligé de dénoncer cette attitude avec fermeté, à commencer par le refus de reconnaître que ce qui est écrit est écrit.

F. Nicolas distingue dans mon livre entre un « dossier », constitué des documents historiques que j’y reproduis, et une « interprétation » qui seule m’appartiendrait en propre. Il a l’obligeance de reconnaître à ce dossier quelque intérêt, tout en affirmant que mon interprétation se trouve en contradiction avec mes sources et pour cette raison est nulle et non avenue.  C’est là une affirmation bizarre. Lorsqu’il dit par exemple que « ce dossier documentaire nous apprend » que « l’initiative de la nomination de l’événement-Schoenberg est venue du point de vue réactif, les œuvres musicales, au principe de cet évènement, n’étant pas accompagnées de déclarations particulières de leur auteur », en ajoutant que « c’est donc le point de vue réactif qui, le premier, a choisi les noms désignant l’évènement musical », il ne fait que reprendre ce que je dis moi-même dudit « dossier ». Voici le résumé donné en quatrième de couverture de cette idée que j’étaye et discute tout au long du livre: « La critique voit ainsi en Schönberg, bien avant ses amis qui préfèrent le décrire comme un héritier de la tradition, ce qui fera précisément de lui la principale figure musicale du xxe siècle : un révolutionnaire ».

Je me réjouis d’avoir convaincu F. Nicolas de sa pertinence au point que dans son enthousiasme il n’hésite pas à la faire sienne, quitte à la traduire à ses propres fins dans le vocabulaire d’Alain Badiou. Ce que je dis tout au long du livre serait donc la vérité elle-même tant que je suis d’accord avec ce qu’il tire des faits que je présente, mais deviendrait une interprétation irrémédiablement viciée par mes partis-pris subjectifs dès que ça ne coïncide plus avec ce qu’il en pense lui-même. Voire. Plus difficile à admettre est le dénigrement oblique et intentionnel qui consiste à appeler « dossier » l’ensemble du travail de recherche et de mise en forme du réel qu’a représenté l’écriture du livre. Je remarque avec satisfaction que le mépris affiché et même théorisé par F. Nicolas à l’égard de l’histoire ne l’empêche pas de trouver utiles et même d’un « grand intérêt » les contenus que celle-ci met à jour. Pour ma part j’attribue cela à la générosité des sciences sociales, une générosité qui au-delà de l’égoïsme toujours possible de ses acteurs est intrinsèque à ces disciplines, dans la mesure où elles mettent leurs résultats à la portée de tout le monde, y compris ceux qui croient de bon ton de les récuser en bloc.

Mais la dénégation de la légitimité des sciences sociales pour contribuer à un savoir partagé sur la musique et son histoire ne doit son apparente bonhomie qu’au fait que de nos jours, qu’on le veuille ou non, la « musique savante » a cessé d’être un enjeu social important. Faute de quoi elle apparaîtrait immédiatement pour ce qu’elle est, à savoir une attitude réactionnaire. L’idée que seul l’acteur vedette d’un domaine particulier –ici « le musicien »- serait en mesure de poser un regard authentique sur les enjeux propres à son champ d’activité me paraît à terme une position inquiétante du point de vue politique. Que dirait-on d’un militaire qui affirmerait que seuls les militaires ont quelque chose à dire sur l’histoire des armées, ou d’un curé selon lequel seuls les prêtres savent de quoi il retourne dans l’histoire de l’Église ?

Cela dit, le musicien F. Nicolas aurait pu s’appuyer sur un savoir technique pour mieux faire ressortir les limites d’un travail d’historien caractérisé selon lui par l’extériorité vis-à-vis de l’objet. Il n’en est rien, et c’est même l’inverse qui se vérifie. La musique de Schönberg, à laquelle je consacre de longs passages de mon livre, ne semble pas l’intéresser beaucoup, et sa signification actuelle pour la pratique de la composition est tout simplement absente de son propos. On cherche en vain dans ce texte ce qui pourrait bien constituer le propre de cette « lecture musicienne » revendiquée avec autant d’entrain, mis à part le fait que l’auteur, qui se trouve être un compositeur de musique contemporaine, aime bien mettre en avant cette qualité, surtout face à ceux qui ne font pas parte de sa corporation, comme l’historien et le musicologue. Bref, le musicien n’est jamais ici que le nom d’un argument d’autorité.

C’est dommage, car certains des thèmes et des arguments historiographiques ou philosophiques présentés par F. Nicolas sont pertinents et peuvent donner lieu à un échange véritablement enrichissant, en tout cas pour moi. En fait, je n’ai pas de problème à dire que j’apprécie son exigence intellectuelle et la vigueur de ses engagements. Et je constate avec plaisir qu’au-delà de nos différences nous partageons au moins la conviction qu’au début du vingtième siècle quelque chose d’unique et d’important s’est noué autour de l’œuvre et la figure d’Arnold Schönberg, qui mérite qu’on en discute encore aujourd’hui.

Au nom de ces thèmes figurent la question de l’autonomie et la question du cas. Sur l’autonomie de l’art, je maintiens que celle-ci constitue surtout une idéologie, qui du reste ne se borne pas au domaine musical mais concerne la sphère esthétique dans son ensemble. La difficulté de définir en propre ce qu’il y a de strictement logique dans la « logique musicale », et d’en distinguer l’étude de celle des logiques de l’action à l’œuvre chez les individus qui composent de la musique ; autrement dit la difficulté d’élucider ce qu’il y a d’auto- dans le nomos qui oriente ce domaine particulier de l’activité humaine, est au cœur du problème historique et théorique posé par ce concept. Je ne m’étends pas là-dessus, si ce n’est pour signaler que même si cette logique était susceptible d’une définition stricte en termes formels voire mathématiques, ce dont personnellement je doute, elle serait renvoyée à une dimension hétéronome par le fait d’en tirer des conséquences éthiques au nom d’un primat de la subjectivité du musicien, ce qui semble constituer le cœur de l’engagement de F. Nicolas en défense de ladite autonomie.

Quant à l’autre question, il suffit d’évoquer Le cas Wagner de Nietzsche pour voir que l’utilisation d’une formule Le cas X ne vaut pas nécessairement réduction illégitime de sa spécificité. Au contraire, Le cas Schönberg vise à expliquer en quoi ce moment-là de l’histoire de la musique diffère des autres au point de justifier qu’on y voie cette Naissance de l’avant-garde musicale évoquée dans le sous-titre. L’usage de l’expression du titre n’était d’ailleurs pas l’apanage des seuls critiques « réactifs », comme F. Nicolas se plaît à affirmer malgré les preuves en sens contraire que j’accumule, mais le résultat d’un consensus partiel sur l’existence d’un différend. L’alliage avec le sous-titre n’est pas un oxymore mais le résumé de mon argument le plus général, à savoir l’idée que l’avant-garde ne se constitue comme fait social que dans la mesure où elle fait controverse pour les acteurs, les guillemets devenant d’ailleurs superflus dès qu’il y a stabilisation historique de cet objet et de sa désignation.

Cela dit, mon étude vise effectivement à resituer la controverse désignée par les acteurs de l’époque comme « le cas Schönberg » dans une séquence de faits et dans une configuration causale, afin de mieux en déployer la signification historique. Voilà qui permet de s’affranchir de l’hypothèse d’un saut ontologique de cet « événement » par rapport au reste des pratiques artistiques. Poser l’histoire en adversaire de l’art n’a guère de sens d’un point de vue épistémologique. Plus utile est de réduire par l’historicisation l’abîme d’inintelligibilité où ont plongé la création artistique deux siècles d’exégèse romantique, dont F. Nicolas me semble bien être au bout du compte un avatar tardif. Je constate en tout cas que malgré le jargon emprunté à Alain Badiou, qui l’amène à revendiquer un « matérialisme d’un type nouveau » face au matérialisme « positiviste » ou « scientiste » dont je serais ici le représentant, sa vision de l’histoire de la musique reste conventionnelle, ancrée dans la conviction que le grand artiste a toujours raison seul contre tous quoiqu’il fasse, et qu’il n’y a que ses pairs qui puissent y comprendre quoi que ce soit « de l’intérieur ».

Ce propos est concentré dans l’idée que Schönberg constitue une singularité dans la mesure où il aurait modifié les lois de la logique musical d’une manière qui, à cause de sa radicalité même, n’entre dans une aucune série et ne saurait donc être saisie par aucune casuistique. Nous sommes d’accord sur ce point, et c’est pourquoi mon analyse du cas n’est pas une casuistique. Si ce n’est que ça fait un siècle qu’on a remarqué cette radicalité et qu’il n’y a pas besoin d’un musicien d’aujourd’hui pour la rappeler, car depuis longtemps les livres d’histoire de la musique ne disent pas autre chose. De ce point de vue, parler d’événement plutôt que de révolution peut avoir quelque intérêt, ne serait-ce que comme symptôme de l’évolution des idéologies, mais ne change pas fondamentalement le statut de l’objet. En revanche, que les premiers à l’affirmer aient été des gens pour qui cela représentait une catastrophe, voilà bien un fait historique méconnu. Chacun pourra en faire ce qu’il veut, y compris rien du tout, mais j’ai la faiblesse de croire qu’en expliquer le comment et le pourquoi justifiait, entre autres, l’écriture d’un livre.

Pour le reste, oui, dans une telle entreprise la subjectivité est là, à l’œuvre dans mon travail comme dans celui de n’importe qui. Inutile de brandir ici l’épithète désuète du « positivisme », car aucun chercheur en sciences sociales ne dira le contraire. Sauf qu’aucun ne dira non plus que c’est ça qui garantit la pertinence ou la qualité de son travail, contrairement à F. Nicolas qui, lui, semble faire de sa subjectivité le point d’ancrage de la validation de son discours. Cela dit, tout le monde a le droit de se prendre pour ce qu’il veut, y compris pour ce qu’il est. Que le musicien pensif reste pensif, si ça lui chante, tant qu’il n’en tire pas argument pour mettre en cause le droit des autres à la parole, ou pour déformer celle-ci afin de mieux la reprendre à son compte.

 

Esteban Buch (mai 2008)



[1] François Nicolas, «  En quoi la philosophie de Logiques des mondes (Alain Badiou) peut servir au musicien (ou la question d’un matérialisme de type nouveau) », http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2006.2007/sur.LDM.htm