Vienne au crépuscule

A propos du Cas Schönberg d’Esteban Buch

(Samedi d’Entretemps, 9 février 2008, Ircam)

 

Francis Claudon

 

En quelle mesure « la perception de la modernité viennoise » (E. Buch, p.28) se modifie, est-ce qu’elle s’améliore, quand on l’étudie de plein fouet par le truchement des journaux, des articles, des journalistes qui accompagnent les débuts de Schönberg dans sa ville natale au début du 20°siècle ? Réduite à ces termes-du fait d’une lecture pressée- la question devient sotte ou de mauvaise foi. Car c’est un livre fort sérieux que l’enquête d’Esteban Buch sur « Le cas Schönberg » & la « naissance de l’avant garde musicale » (356 p.) ; l’enquêteur a l’insigne mérite d’avoir lu et interprété un énorme dossier de presse conservé en divers endroits de Vienne, relayant ainsi l’action que mène au Palais Fanto le centre Arnold Schönberg (« Arnold Schönberg Center ») , voulu par la fille du compositeur, Nouria Nono-Schönberg et sa famille.

Belle revanche de l’histoire et travail d’importance, mais ce « cas Schönberg » ne perd-il pas de son intérêt quand on le coupe de son contexte plus vaste et plus large ? Le livre est habile autant que bien intentionné , richement documenté, très renseigné sur les journaux, leurs tirages, leurs critiques ( en particulier les trois K : Karpath, Kalbeck, Korngold) ; oui E. Buch établit de façon incontestable qu’on a parlé – et quasi d’emblée- d’un cas Schönberg, mais était-ce vraiment une réminiscence de Nietzsche (« le cas Wagner ») ou une coïncidence avec les cas -contemporains- du Dr.Freud ? Puisque nous sommes à Vienne et dans le champ des associations lexicales libérées, on préférerait rappeler, à la suite de Musil, que l’Empire s’appelle la « Cacanie » (K.K  : kaiserlich /königlich ») et qu’il a, à Prague, pour sujet M. Joseph K, sorti de chez Kafka. Décidément ils sont partout, et un peu étranges ces Cacaniens. Comme elle est bête, aujourd’hui, cette boutade jadis méchante « j’entends dire que le ministre de la guerre veut employer la musique de Schönberg contre les bandes de Serbes qui menacent nos frontières » (Breslauer Morgenzeitung/ 1909-Buch p.36) . Elle renvoie à la Belle Epoque, à Delcassé, à François-Ferdinand, à « Vienne au crépuscule » (Schnitzler), à certaines façons de parler d’alors : la France avait ses ‘affaires’ (l’affaire Dreyfus, l’affaire du Sacre , l’affaire de Pelléas ), l’Allemagne travaillait ses ‘coups’ (le coup de Tanger, le coup de poignard dans le dos, le coup du putsch de la brasserie,), mais l’Autriche-Hongrie avait ses cas. Plutôt en musique, d’ailleurs, et depuis longtemps : il y avait eu un cas Mozart, un cas Schubert, il vient d’y avoir un cas Wolf (qui se prenait pour le directeur de l’Opéra), un cas Mahler, il y aura bientôt, comme le dit E.Buch, un ‘cas Korngold’ (cf. p.32). Mais Schönberg aurait-il pu s’en amuser ?

Rappeler ce genre de petits traits invite à nuancer ce que E. Buch éclaire un peu vivement . On se battait aux concerts de Schönberg ? On s’est battu aussi à la prise de fonction de Weingartner ; le 17 juin 1908 le successeur de Mahler à l’Opéra dirige son premier spectacle ; le public ne supporte pas les coupures opérées dans la Walkyrie ; on en vient aux mains, la police intervient et arrête …« deux chefs d’orchestre,un docteur en philosophie et trois étudiants » (H.L.de La Grange, Mahler,III, p.330). On ne se bat plus, mais la presse autrichienne, parfois terrible, veut souvent voir tomber les têtes, surtout en matière de musique, et plus particulièrement à l’Opéra (Böhm, Karajan, Maazel). Que Schönberg se trouve aussi sur la liste n’étonnera pas. Faut-il lier cela strictement et exclusivement à sa modernité ? Certes, ses détracteurs ont vociféré contre sa musique devenue toujours plus inaudible, insupportable, Buch nous donne de très beaux exemples, recueillis avec humour et esprit, mais la réception des œuvres de Mahler, voire de Strauss a souvent déclenché les mêmes effets, sans qu’on puisse invoquer la raison ‘provocatrice’ de leur radicalisme. Peut-être pourrait-on remarquer, à l’inverse, qu’à Paris la critique était plus prudente et les bagarres peu fréquentes pour la musique : on ne s’est pas empoigné au Sacre, à Pelléas, ni même à la création du Pierrot lunaire dans les années 20. Ainsi Jacques Rivière :  « l’œuvre est si nouvelle que pour en prendre pleine possession il est besoin de laisser le temps mûrir et approfondir les réactions qu’elle suggère. C’est pourquoi je demande la permission de reprendre ici haleine et de remettre à un numéro prochain l’explication détaillée de sa nouveauté » (à propos du Sacre, NRF d’août 1913)

C’est une légende que la gaieté viennoise, sa douceur de vivre, précisément au moment où coexistent l’avant-garde musicale naissante et l’opérette de l’âge d’argent (Walzer Traum, Oscar Strauss, 1907-Fürstin Csardas, Kalman, 1915). En fait la période est violente ; pas seulement à Sarajevo ou aux séances du Parlement opportunément rappelées par E.Buch (p.37), lorsque les nationalités en viennent aux mains, lorsque les socialistes font le coup de poing contre les chrétiens-sociaux. La violence est d’Etat : l’Empereur suspend presque chaque année le Parlement, impulsant ainsi un gouvernement par décrets-lois. Que fait, pour sa part, la critique sinon fulminer à son niveau des oukazes et des anathèmes en matière culturelle ; E. Buch a raison de mettre en épigraphe une citation de Karpath éclairante, mais de biais, et seulement si l’on sent la tension générale de ces temps là ; de même pour le rappel de la thèse de Schorske (l’esthétisme fin de siècle –et sans doute aussi la modernité- sont la contrepartie de la faillite politique des libéraux, cf.p.38). Il serait peut-être plus simple de rappeler que c’est un Autrichien :Georg von Schönerer (1842-1921) qui donne corps et état au mouvement pan-germaniste. Schönerer fait à l’Empire ce que l’avant-garde musicale fait à la tradition classique :il ‘l’explose’, si l’on ose parler comme aujourd’hui ; d’où, peut-être, une autre façon de voir la réaction rétrospective, embarrassée de Karpath : « Que l’on retourne la médaille et que l’on se pose cette question :quelle peut donc être la démesure du Quatuor (opus 10-1908) de Schönberg pour que même un champion confirmé de la musique moderne, qui n’a rien de personnel à reprocher à Schönberg et ne ressent pas à son endroit la moindre animosité, puisse se métamorphose en faiseur de scandale ?»(Buch p.5). Le même genre de question aurait pu tarauder aussi la famille Adler ; le père Viktor était le chef des communistes (austro-marxistes) ; le fils Friedrich, assassine, en 1916, le premier Ministre Stürgkh, en train de déjeuner à l’hôtel Sacher, pour protester contre le maintien de l’état d’urgence. Son journal (der Kampf) était le jumeau de l’Arbeiter-Zeitung, celui dans lequel Bach, défenseur de Schönberg, écrivait pour…propager la connaissance de la musique classique chez les travailleurs. Evidemment on finira par gracier Adler au motif qu’il avait eu un accès de folie ; il ira, par la suite, s’occuper, entre autres, des questions culturelles pour l’Internationale communiste..

Plus sérieusement : il serait utile de se souvenir que Musil fait paraître son « homme sans qualité » un beau soir d’été, sans doute au sortir d’un beisl, - à moins que ce soit d’un concert de Schönberg ?- où trois vauriens le boxent copieusement (I,ch.8). La musique de Schönberg, sous cet angle, paraîtrait superfétatoire… Schönerer, oui, et Nietzsche, voilà les véritables violents. Dans le même roman un dangereux assassin Moosbrugger fréquente un couple de jeunes Wagnériens Walter & Clarisse. Clarisse semble d’ailleurs avoir besoin des services d’un psychanalyste et fréquente les aliénés (II,19), mais elle joue aussi très volontiers du piano (IV, 104). Comme quoi la musique, toute musique, en général, à Vienne, s’accommoderait de tout, mènerait à tout … Son être intrinsèque n’explique pas complètement, le cas Schönberg. Certes il est légitime de souligner que la modernité, ici, a provoqué des scandales tout particuliers ; et d’en décrire les paradoxes ; mais il est assez éclairant de rappeler le contexte général. Trève de plaisanteries, foin des anecdotes qui prêtent à sourire ou font hausser les épaules ; l’esprit du lieu, l’esprit du temps entrent pour une grande part dans la spécificité d’un cas singulier . L’avant-garde naît dans le crépuscule. Et celui-ci est à la fois pathétique et grotesque . Ne serait-ce pas ce charme du néant, ce vertige des transgressions totales et secrètes qui auraient coloré de teintes infernales les expérimentations du Professeur Schönberg, enseignant-non-rétribué- depuis 1910 un cours d’harmonie à la Wiener Musikakademie. L’œuvre de Schnitzler fourmille de figures un peu pareilles, proches aussi par exemple de la protagoniste d’Erwartung. « L’appel des ténèbres » ( Flucht in die Finsternis) met en scène deux frères : Robert-haut fonctionnaire (Sektionsrat)- et Otto-psychiâtre- qui s’entretuent par l’effet d’un malentendu né du délire de la persécution (Verfolgungswahn) du premier. « -C’est moi, ton frère, c’était la voix d’Otto… - Que veux-tu ? Pourquoi viens-tu ici ?...demandait Robert…-C’est moi, Robert, ton frère, ton ami » et Schnitzler de terminer sur ces mots : « Ne sommes-nous pas enclins à penser que cette explication [le délire de la persécution] est une échappatoire (Ausflucht)…une façon systématique d’éviter la multiplicité variée des cas singulier (Einzelfälle) ? voilà bien la vraie question ; or un cas (Fall) comme celui de mon pauvre ami… »

Le musicologue, l’historien ont le droit et le devoir de penser les cas ; mais il peut arriver qu’ils fassent comme la police devant l’histoire de Robert ; ils cherchent vite une explication systématique ; le romancier, lui, donne une chair au système, il infuse petit à petit une vie au cas, il donne progressivement une émotion à l’exceptionnel. L’un et l’autre se complètent.

Le livre d’E.Buch aussi veut resituer et ressusciter des figures, à commencer par celles des critiques devenus ‘fous’ en écoutant Schönberg ;scrupuleusement il parcourt leurs articles, honnêtement il résume leurs opinions, décrypte leurs façons. Mais qui étaient-ils vraiment ? Tous habitaient les beaux quartiers ; tous avaient fait de bonnes études ; tous avaient de l’enthousiasme ; l’un pour Brahms (Kalbeck), l’autre pour Mahler (Karpath), un autre (Korngold) pour son propre fils -Erich Wolfgang, prodige et prodigue de son talent- qui réussira surtout…dans les studios d’Hollywood. Schenker, autre professeur, également compositeur, interprété dans les mêmes concerts que Schönberg (vers 1900, cf. Buch, p. 63) leur faisait envoyer à domicile ses hommages et ses ouvrages. Mais leur véritable face, leur intimité, leur passion ? Kalbeck avait celle de la poésie, quelques uns de ses textes sont mis en musique par Brahms et Strauss et de plus il était un remarquable traducteur ; sa version allemande de Mozart, Verdi, Smetana a été utilisée jusque dans les années 1950. Karpath est un juif hongrois, un mondain qui à l’origine voulait devenir chanteur ; il raconte dans ses souvenirs (Begegnungen mit dem Genius, 1934, cités d’ailleurs par E. Buch) non pas son animosité envers Schönberg, mais par exemple que ses laryngites ont été naguère soignées gratuitement par les Schnitzler, père et fils, il énumère toutes ses célèbres relations : Brahms, Mahler, Reger, Puccini, Lehar et beaucoup d’autres personnalités importantes (viele anderen bedeutenden Menschen) ; une phrase de sa préface sonne avec un accent particulier : « Un Richard Wagner, un Johannes Brahms sont des figures qui appartiennent au monde entier ». En d’autres termes hors de leur orbe, avant, après, pendant, tout est égal ; peu d’intérêt et pointures moyennes. Pour Karpath les cas intéressants ne sont que ces deux là, pas ailleurs. On songera sous ce rapport à l’appréciation nostalgique du Dr. Batkka, éditeur du Notenbüchlein, d’A.M.Bach, fondateur du Merker, excellente revue, ouverte à la modernité, surtout littéraire, celle de Bahr, de Schnitzler, de George, de Hofmannsthal :

« Le centième de ce triomphe [il s’agit de l’exécution des Gurrelieder, en 1913) il y a dix ans, et nous aurions aujourd’hui un autre Schönberg. Un Schönberg qui nous donnerait de la joie au cœur, mais peut-être est-ce mieux ainsi(…) que, au lieu de composer pour nos oreilles, il ait exploré des voies nouvelles qui (…) pourraient bien annoncer un jour des pays fertiles »(cf. Buch p.5)

Vienne est à son crépuscule parce qu’elle craint l’avenir ; Schönberg est un cas parce qu’il quitte une sorte de normalité et de routine tenues, en Cacanie, pour vitales. Il est insupportable parce qu’il refuse de contribuer à la sécurité de ce « monde d’hier » ; cette assurance au fond inquiète a été très bien analysée par S.Zweig dans les Mémoires qui portent ce titre ; le monde d’hier était un monde sûr, rassurant. Celui d’aujourd’hui risque de dégénérer, celui de demain promet la folie. Il n’est pas indifférent de voir dans tout cela non pas tant l’influence de Nietzsche, mais plutôt l’écho des Essais de physiologie contemporaine de Paul Bourget et surtout de Max Nordau (Entartung,/ Dégénérescence, grands succès de librairie dès sa parution en 1892, mentionné sans plus par Buch,p.35). Une phrase de la préface sonne particulièrement fort pour notre contexte : « Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes, des fous avérés. Ce sont parfois des écrivains et des artistes. Mais ces derniers laissent voir les mêmes traits (au sens physiologique déjà) que l’on constate chez ces malades (ungesund) qui apaisent leurs pulsions (Triebe) avec le couteau du meurtrier ou la cartouche du dynamiteur, au lieu de le faire avec la plume ou le pinceau ». Dynamiteur Schönberg ? assurément mais il faut voir, avec du recul, qu’il n’était qu’un cas parmi bien d’autres, surtout dans cette Cacanie violente ainsi que dans le subconscient des critiques qui ne voulaient qu’un monde sûr. Il est moins certain, en revanche, que la naissance, en d’autres capitales, des autres avant-gardes contemporaines (la peinture abstraite, la poésie surréaliste, l’architecture fonctionnaliste) s’éclairent par les mêmes références.

L’enquête extrêmement documentée et soignée d’E. Buch n’exclut pas une autre approche, plus diverse, plus empathique, plus en phase avec l’esprit de Vienne et synchrone de la fin de cette Cacanie mythifiée par Musil, Schnitzler ou Zweig.

 

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