Penser la polarité musicale du discret et du
continu avec les
sciences : qu’en est-il de la ressource mytho-logique ?
Workshop 3
corps, classique-quantique, discret-continu
(Ens,
29 septembre 2004)
(Compositeur,
professeur associé à l’Ens)
L’enregistrement vidéo de cette intervention est
disponible à l’adresse suivante : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=394
Résumé
Pour
thématiser la polarité du discret et du continu dans la musique, on mettra en
scène la dualité d’une marque discrète (note) et d’un matériau continu (son) et
on exhaussera le rôle joué par une troisième catégorie dans l’inscription
musicale traditionnelle : celle de discontinuité, ou de coupure.
On
prendra alors mesure de ce que la musique électroacoustique, singulièrement en
sa figure numérisée, met en œuvre une tout autre figure de la dualité entre le
discret (échantillon) et le continu (via le haut-parleur), dualité qui ignore
la troisième opération musicale traditionnelle : la coupure.
D’où
une contradiction propre à la musique mixte entre deux ordres de pensée et de
pratique, contradiction face à laquelle différentes orientations
compositionnelles se disputent.
S’agissant
de penser ces orientations avec
les mathématiques et la physique, comme le workshop nous y invite, on
présentera quatre grandes manières de procéder : l’analogie, la fiction,
la dualisation et la mythologisation.
On
s’étendra sur cette dernière modalité, Claude Lévi-Strauss et sa formule
canonique du mythe (Anthropologie structurale) nous fournissant l’armature algébrique d’une manière
proprement mytho-logique de
« penser la musique avec les
sciences ».
On
conclura en composant un mythe (« La Musique livrée à elle-même ») susceptible de « conjoindre » sciences et
musique en prises à la disjonction du discret et du continu.
Plan
Introduction
Polarité
discret-continu dans la musique
Écriture
musicale traditionnelle
Première
précision
Seconde
précision
Écriture
informatique
Première
caractéristique
Seconde
caractéristique
Troisième
caractéristique
Quatrième
caractéristique
Au
total…
Des
quatre manières de penser avec…
L’analogie
La
fiction
Dualité
Mythe
La
science musicologique et l’artisanat musicien face aux mathématiques
Le
mythe adornien de la musique informelle
L’anti-philosophie
du musicien
Résolution
mythologique de la disjonction des deux mondes dans la musique mixte
La
musique livrée à elle-même…
Analogiquement
Mytho-logiquement
Je vais parler des incidences de la polarité du discret et
du continu dans la musique mixte.
Il est assez étrange d’inscrire ce propos dans un tel lieu
où dialoguent physique et mathématiques, où le macrocosme des planètes répond
au microcosme des atomes, où mécaniques classique et quantique rivalisent sans
qu’il y soit bien sûr question d’acoustique, moins encore de musique. Que vient
donc faire ici le musicien ?
Je ne m’en sortirai pas en invoquant simplement l’invitation
amicale et pressante de Thierry Paul. J’ai accepté ce défi, c’est donc à moi
d’en rendre compte.
Que vient faire ici un musicien ? Surtout que vient
faire ici la musique ? S’agit-il simplement de meubler un moment de
divertissement, de détendre l’atmosphère studieuse en jouant le rôle du simplet
de la Montagne Sainte-Geneviève qui va égailler la matinée ? S’agit-il
d’occuper la place de l’intrus, pas forcément drôle mais à tout le moins
surprenant, déridant la concentration générale de quelque sympathique
hétérogénéité ? J’ai bien conscience, en ayant accepté l’invitation de
Thierry Paul, de devoir endosser ce matin la position de l’Indien de service,
celui qui vient d’ailleurs et débarque sans coup férir, avec ses plumes, ses
perroquets et ses idoles insolites. Comme vous allez le voir, je revendiquerai
cette figure de l’Indien puisque je tenterai tout à l’heure de bâtir une
mythologie apte à penser avec vous les
questions que j’ai eu l’imprudence de mettre en intitulé de ma communication.
Mais pourquoi s’engager dans une telle voie, de dialogue, de
confrontation entre disciplines de pensée si radicalement disjointes ?
Essentiellement parce que je soutiens que « la musique
ne pense pas seule » — j’entends : elle peut certes penser seule mais
elle gagne à penser avec d’autres —. Ma présence aujourd’hui se nourrit donc de
cette question : « Peut-on penser la musique avec les sciences, tout particulièrement avec les mathématiques, et avec la physique ? ».
Je ne parle pas ici de ces applications, bien légitimes et
si essentielles, de la physique à la musique : l’Ircam, par exemple, s’est
édifiée sur cette base. Mais appliquer
n’est pas le plus souvent un « penser avec », se contentant plutôt
d’être un transfert technique, un peu comme l’ingénieur se sert d’une équation
que le physicien lui livre sans éprouver pour autant le besoin d’en tester la
consistance, de confronter cette formule à d’autres formalisations possibles
d’un même problème : l’ingénieur opère ici en technicien (pour qui
l’équation fournit une procédure de calcul) quand le physicien, lui, intervient
en scientifique (pour qui l’équation est un moment formalisé d’une dynamique de
pensée).
Dans l’application de
la physique à la musique, le musicien n’a pas de rapport direct à la pensée
physique mais utilise seulement les calculs que l’ingénieur, en amont, met en
œuvre.
« Penser avec
les mathématiques et avec la
physique » désigne donc une tout autre logique du « avec » que celle de l’application. Quelle est cette
logique ?
Vous comprendrez qu’il me faudra, dans ce contexte
inhabituel, consacrer autant de temps à la méthode qu’à ses
« résultats » — si résultats d’ailleurs il y a : je vous en
laisserai juge —.
Comment « penser avec » s’il ne s’agit pas d’examiner ce qui des
mathématiques ou de la physique peut être « appliqué » à la
musique ?
Je proposerai ici de distinguer quatre orientations :
celle de l’analogie, celle de la fiction, celle de la dualité et enfin celle du
mythe.
Je voudrais donc tenter de déployer devant vous un
« penser la polarité musicale du discret et du continu avec les sciences » qui articule successivement ces
quatre grandes figures.
*
Il me faut pour cela vous présenter d’abord la base
matérielle sur laquelle je veux musicalement m’établir. Il me faut donc
expliciter comment il me semble possible de poser musicalement la question de la polarité entre le discret et le
continu avant d’examiner les différentes manières éventuelles de penser cette
polarité musicale avec les
sciences.
Pour citer Claude Lévi-Strauss qui jouera un rôle important
dans mon exposé, composer, c’est « imposer une forme à une matière » [1].
En musique, cette matière est sonore et l’imposition passe en général par la composition,
c’est-à-dire l’inscription d’un projet de musique sur du papier.
Inscrire un projet d’imposition d’une forme musicale à une
matière veut dire articuler trois dimensions : modeler, ossaturer et
découper la matière sonore. D’où trois dimensions de l’inscription
musicale : l’écriture qui inscrit l’ossature (ou l’armature [2])
de la matière sonore, les notations qui la modèlent et celles qui inscrivent sa
découpe. On a ainsi, au principe même de l’inscription compositionnelle, une
triplicité plutôt qu’une dualité, triplicité dont on peut déjà remarquer
qu’elle ne se limite pas au couple du discret et du continu mais qu’elle
l’élargit en une triade incluant la coupure (ou discontinuité) : si l’écriture, qui armature (ou ossature) relève du discret (elle discrétise systématiquement la continuité
sonore en l’inscrivant selon des marques elles-mêmes discrètes), si certaines notations qui modèlent le son relèvent-elles du continu (elles profilent des continuités au moyen de marques
elles-mêmes continues), par contre d’autres notations qui inscrivent la découpe
du matériau, son phrasé, ses élans, relèvent ni d’un ordre discret ni d’un
ordre continu mais d’un troisième terme inscrivant le discontinu : un geste de coupure qui segmente, sépare, découpe.
Ici le discontinu se
distingue donc du discret :
là où le discret — plus exactement l’ordonnancement discret, c’est-à-dire la discrétisation
— vise au système global, recouvrant la
totalité du phénomène sonore, la discontinuité, elle, ne prétend qu’intervenir
localement…
Trois dimensions
de l’inscription musicale
discret |
continu |
coupure |
L’écriture qui armature-ossature |
Les notations qui modèlent |
Les notations qui découpent |
Je mets ici en jeu une distinction musicale entre écriture et notations, écriture désignant le
jeu des notes proprement dites, autant dire des lettres de musique quand notation désigne tout le reste, ce fatras des signes d’une
partition : j’entends par là non seulement bien sûr les indications
inscrites en langue ordinaire (l’agogique indiquée par des mots comme moderato ou allegro, l’instrument précisé par les mots du vocabulaire courant : hautbois, violon…)
mais aussi tout ce régime de signes qui sont des dessins et des figures plus
que des lettres : les signes de crescendo, de liaison, de modes de jeux,
etc.
L’inscription musicale est donc double : lettres
proprement dites (ou composantes de la note : hauteurs, durées, et intensités [3])
formant l’écriture, et notations. Inscrire en musique ne se réduit pas à
écrire ; inscrire musicalement, c’est écrire et noter : on inscrit la musique d’une part en
écrivant à la lettre et, d’autre part en notant en figures.
Ce jeu de la lettre ouvre, en musique, à une consistance
matérielle singulière. Que la lettre relève de la matière, qu’il y ait
proprement une matérialité d’écriture, Jacques Lacan puis Jean-Claude Milner
nous y ont rendus attentifs. Je propose donc de distinguer en musique la matière écrite — matière de la note — du matériau sonore —. Selon cette distinction, la matière musicale serait discrète puisque faite de lettres,
quand le matériau sonore serait
continu, puisque fait d’ondes acoustiques.
Il y a sans doute là un principe plus général qui
mériterait, peut-être, d’être réfléchi comme tel : pour la pensée, la matière
se donnerait, comme le réel pour Lacan, de manière discrète, en des points
d’une topologie. Je me contenterai aujourd’hui de léguer cette question aux philosophes…
On rencontre donc ici une première fois la polarité du
discret et du continu : la lettre est une marque discrète d’un matériau
essentiellement continu.
Ce jeu singulier de la lettre — lettre de musique (ou note)
dont il faut rappeler l’originalité, la nouveauté et le caractère tardif [4]
— pose les problèmes traditionnels de discrétisation du continu.
En musique, ceci conduit en particulier au problème du
tempérament : le ré bémol est-il assimilable au do dièse ? On sait
qu’ici, l’échelle où travaille le musicien est celle du comma soit du 1/60°
d’octave (ou 5 savarts). C’est là une échelle de précision plutôt grossière.
En vérité, l’échelle sensible où travaille concrètement le
musicien est beaucoup plus fine puisque, par exemple, lorsqu’il accorde son
instrument, il compte les battements pour mieux s’ajuster au diapason et,
travaillant ainsi sur une différentielle, il accède à une très grande précision
dans le contrôle des hauteurs. De même son degré de discrimination dans la
dimension des durées est très fin puisqu’une part essentielle de son jeu instrumental
consiste à contrôler les transitoires des sons qu’il génère.
Au total, on a donc le dispositif musical suivant :
• La lettre de musique est une marque discrète d’une
continuité sonore : par exemple un mi-bémol durant une noire (à un tempo
de 120 à la noire) inscrira une continuité sonore d’environ une demie seconde
(un peu plus si l’on compte les transitoires et la réverbération du son…).
• Une notation sera en général une marque continue d’une
continuité sonore : voyez le signe de crescendo, ou celui de liaison entre
plusieurs notes…
• Il y a enfin des lettres — marques discrètes —, qui
inscrivent une discontinuité sonore : par exemple une respiration qui
s’indiquera d’une virgule.
• Enfin il n’existe pas de marques musicales continues
d’une discontinuité sonore.
Je résumerai cette diversité dans le tableau suivant :
|
d’une continuité sonore |
d’une discontinuité sonore |
Marque discrète… |
e U Œ ƒ M
F
lettres
notation
tablature |
∂
v Í ’ lettres ou
notations |
Marque continue… |
< g
͡ (crescendo) (arpège)
(liaison) |
|
*
J’ai brièvement exposé les bases de l’écriture musicale
traditionnelle, disons l’écriture pour instruments et voix.
La musique électroacoustique, singulièrement en sa forme
numérique, déploie une autre logique de discrétisation du matériau sonore, ce
qui plonge la musique mixte — celle qui
est à la fois instrumentale et électroacoustique — dans une sorte de schizophrénie
d’inscription.
L’écriture informatique du matériau sonore procède à une
discrétisation par échantillonnage. Il s’agit là d’une technique, indifférente
à la nature musicale particulière du matériau sonore : on échantillonne en
effet la musique comme on le fait pour la parole ou pour un bruit de voiture.
Ceci en soi contredit le statut tout à fait particulier de
l’écriture proprement musicale.
En deux mots, celle-ci, faite de notes, est une invention
capitale pour donner consistance à ce que j’appelle le monde de la musique, en
un sens fort et précis du terme : on peut reconnaître à la musique une
structure de topos (au sens catégoriel du terme) dans lequel l’écriture musicale
joue le rôle de classifieur de sous-objets
ce qui revient à dire [5]que
mesure musicale est prise d’un matériau sonore via sa possible écriture en
notes, c’est-à-dire en hauteur, en durées, en intensités, etc.
En ce sens, substituer une écriture informatique à une
écriture musicale est une opération qui n’est nullement anodine mais ébranle la
consistance même de la musique comme monde autonome.
Ce point entraîne que beaucoup de musiciens conçoivent la
musique mixte comme étant en vérité la confrontation musicale de deux
mondes : le monde instrumental et le monde électroacoustique. Ce que
j’appellerai « la théorie des deux mondes » indexe qu’il en va là de
l’unité du monde de la musique comme tel, et que l’écriture joue en cette
affaire un rôle crucial.
Il se trouve que je suis un fervent défenseur de l’unité du
monde de la musique, pour des raisons musicales et musiciennes que je n’ai pas
ici le loisir de vous exposer. Il se trouve également que je suis un ardent
défenseur de l’écriture musicale, de sa place essentielle dans le processus de
composition : c’est grâce à l’écriture musicale, abstraite et silencieuse,
que le musicien peut penser la musique à distance du son, à l’écart du matériau
sonore et non plus collé à lui. Se joue là, à mon sens, cette caractéristique
de toute pensée véritable qui est de commencer par un pas de côté, par une mise
à distance des empiries, par une forme de neutralisation des formes convenues
d’existence. Le compositeur, attablé silencieusement devant une feuille, est à
mon sens plus libre de penser en musique qu’il ne l’est lorsqu’il se trouve à
une console, assailli de matériaux sonores…
Autant dire que j’intensifie subjectivement cette question
de la musique mixte : s’agit-il bien de faire ici dialoguer deux mondes ou
faut-il composer avec ces deux matérialités sonores selon le principe d’un seul
monde ? Comme on va le voir, cette alternative a une base très concrète,
en particulier du côté de l’écriture, qui est le côté qui nous intéresse aujourd’hui
au premier chef.
L’écriture informatique discrétise donc le matériau sonore
selon de tout autres principes que ceux de l’écriture musicale traditionnelle.
J’ai déjà indiqué qu’elle discrétise ce matériau par
technique d’échantillonnage indifférente à la singularité des sons musicaux.
Cet échantillonnage s’inscrit ensuite numériquement, c’est-à-dire selon un
principe de codage lui aussi indifférent à la nature musicale du matériau
traité : les chiffres 0 et 1 par exemple ne sont pas des lettres musicales.
Je rappelle au passage qu’il y a toujours eu un débat parmi
les musiciens pour savoir si la note ne devrait pas être plus efficacement
remplacée par le chiffre. Ainsi Jean-Jacques Rousseau a-t-il prôné une
inscription numérique et chiffrée de la musique qui, pour des raisons fort
intéressantes à analyser, n’a jamais pris racine…
Au total, l’écriture informatique du matériau sonore n’est
donc pas proprement musicale ; elle relève d’une technique indifférente à
la musique, et ceci a bien sûr un prix pour le musicien :
— Un prix pour catégoriser le matériau ainsi traité :
pour reprendre les termes de Claude Lévi-Strauss, comment lui imposer une forme
musicale s’il est numériquement construit ?
— Un prix aussi pour sa restitution comme matériau sonore
proprement dit, une fois celui-ci « mis en forme », soit la difficile
question de la diffusion de la musique informatique, qui passe nécessairement
par des haut-parleurs qui, eux, n’ont rien de musicaux…
J’illustrerai très simplement le premier point par l’exemple
suivant, confrontant deux modes de représentation d’un même matériau musical,
volontairement très simple (il s’agit du début de ma Toccatine [6],
petite pièce didactique pour apprenti guitariste).
Je présente d’abord une partition double : l’une
inscrite selon l’écriture musicale traditionnelle, et l’autre en tablature
(c’est-à-dire en consignant directement le geste instrumental à
exécuter) ; cette dualité est motivée par le fait qu’il s’agit ici d’une
guitare scordatura c’est-à-dire
réaccordée selon une logique inhabituelle (en l’occurrence de bas en
haut : mi bémol — la bémol — ré — sol — ré bémol — sol bémol, en lieu et
place du classique mi-la-ré-sol-si-mi).
(1993, Éd. Jobert)
Ceci donne le résultat sonore suivant :
(A.-M. Riou –
Orléans, juin 1999)
Voici maintenant une nouvelle variété d’inscription du début
de la pièce : en haut selon l’écriture musicale traditionnelle, ensuite, à
partir d’un enregistrement sonore, d’abord un sonagramme puis un spectrogramme.
Cette représentation technique du matériau sonore nous
économise la liste, pour nous illisible, des échantillons et leur cortège de 0
et 1. Le mode de représentation ici utilisé (sonagramme en haut, spectrogramme
en bas) épouse assez nettement l’armature musicale telle que conçue selon les
notes en sorte qu’il y a ici une bijection possible entre lettres de musique
(notes), notations en tablature, et parties distinguées par l’ordinateur dans
le matériau sonore.
Un tel rapport fonctionnel entre ces quatre (2 fois 2) modes
de représentation (notes-tablature/sonagramme-spectrogramme) n’est absolument
pas généralisable : il n’y a déjà nulle homologie de structure entre notes
et tablature, il y en a encore moins entre notes et sonagramme-spectrogramme.
Il y a plutôt hétérogénéité essentielle des modes de catégorisation du son, et
c’est ce point que je voudrais souligner aujourd’hui, parce que les hétérogénéités
d’inscription s’adossent à des hétérogénéités plus fondamentales quant à la
manière de concevoir musicalement le partage de la matière sonore entre discret
et continu.
Ceci s’atteste d’ailleurs du point suivant :
l’inscription informatique du son musical ignore l’opération de coupure, dont
j’ai indiqué qu’elle était au principe même de l’écriture musicale proprement
dite ; l’écriture informatique discrétise la continuité sonore, pour la
reconstituer selon les images du sonagramme et du spectrogramme mais à proprement
parler elle ne segmente pas, ne découpe pas, ne phrase pas : elle ignore
la coupure, laquelle ne peut intervenir que de l’extérieur, ici selon une
logique proprement musicale. Bien sûr, dirigée par un musicien, l’informatique
pourra segmenter ce matériau sonore — c’est une direction de travail
constamment pratiquée à l’Ircam… — mais l’écriture informatique, en elle-même,
y est indifférente ; elle ne l’a pas pour préalable ou conditions de
possibilité.
Remarquons, au passage, que cette indifférence de l’écriture
informatique à ce que j’ai appelé la coupure s’accorde à une indifférence de l’informatique, plus généralement de
l’électroacoustique, au silence musical [7] :
pour l’enregistrement informatisé, le silence n’est qu’un son d’intensité très
faible alors que l’écriture musicale dispose de lettres de silence qui lui sont
propres, lettres dont on peut même dire qu’elles sont au principe de la lettre
de musique, un peu comme le zéro mathématique est au principe des chiffres et
des nombres.
Lorsque le musicien veut inscrire dans une partition
l’intervention de l’ordinateur, il va en vérité le noter en tablature, en
inscrivant par exemple le numéro du patch informatique qui réalisera les
transformations souhaitées. Voir l’exemple suivant, extrait d’une de mes œuvres
mixtes, où le dernier groupe de portées tout en bas de la partition indique ce
que réalise l’ordinateur à partir d’un fichier midi dont les composantes sont
écrites en notes traditionnelles :
Dans la distance [8]
(1993, commande de
l’Ircam – Éd. Jobert)
Le numéro « D32/1 » associé à ces deux dernières portées musicales indique la succession
des opérations informatiques suivantes dans le logiciel Max-MSP [9] :
************************ D32 ;
0 1
PLAY-EXPLODE stop ;
G-to1 127 ;
G-rout 127 ;
G-revfb 70 ;
Gran-pit-num 1 ;
Gran-metro 10 ;
Gran-metro-base 10 ;
Gran-pit 0 ;
Gran-vel 0 ;
BPE-Gran-vel-base 60 0 127 400 80 1000, bang ;
Gran-dur 0 ;
Gran-dur-base 200 ;
Gran-onset 0 ;
Gran-onset-base 0 ;
Gran-attack 10 ;
Gran-attack-base 50, 10 400 ;
Gran-decay 0 ;
Gran-decay-base 10 ;
1-frog-sampno 2 ;
2-frog-sampno 2 ;
3-frog-sampno 2 ;
4-frog-sampno 2 ;
PLAY-EXPLODE set D32 ;
WHICH-SEQ 5 ;
PLAY-EXPLODE start 2 ;
2900
WHICH-SEQ 3 ;
1000
Gran-attack 0 ;
Gran-attack-base 0 ;
Gran-vel-base 127 ;
1800
Gran-attack 10 ;
Gran-attack-base 50 ;
Gran-vel-base 100, 60 2000 ;
Gran-dur-base 200, 500 1000 ;
1100
Gran-attack 0 ;
Gran-attack-base 0 ;
Écoutons cet
extrait : DLD.35.mp3
Ensemble
InterContemporain (C. Lippe, ass. musical ; M. Jalbert et O.
Ibrahim ; dir. J. Wood) – Paris, février 1994
On aboutit ainsi à un dispositif que j’appellerai de double
écriture [10],
dispositif qui tend à conforter cette conception spontanée du musicien que j’ai
appelée « théorie des deux mondes ».
Le son numérique une fois calculé est retransformé en
matériau sonore via le haut-parleur lequel est hétérogène au dispositif musical
traditionnel produisant des sons.
En deux mots, la musique produit des sons à partir
d’instruments très particuliers, qu’on appelle pour cela instruments de
musique — ainsi l’instrument-ordinateur
n’est nullement à proprement parler un instrument de musique — et qui ont pour
propriété d’être agi par un corps à corps avec le corps physiologique d’un
instrumentiste, pour rayonner ensuite ses sonorités dans un lieu architectural.
Le son musical est ainsi la trace rayonnée dans l’espace architectural d’un
corps à corps. Ceci conjoint la continuité du son, celle du corps à corps musical
et, ultimement, celle du geste instrumental.
Un haut-parleur se déploie très loin de cette logique
musicale : d’une part il est agi mécaniquement, non par un corps à corps
musical (il n’est pas « joué » au sens musical du terme), et d’autre
part il diffuse sans rayonner — en vérité le haut-parleur n’est pas à
proprement parler un corps mais une simple membrane —.
Dans la musique mixte, la nuisance des haut-parleurs peut
être ainsi considérable : la sonorité qu’ils déploient impose de
« sonoriser » les instruments de musique moins pour les faire
amplifier que pour homogénéiser leur sonorité à celle des haut-parleurs !
Dérive où la sonorité électroacoustique en vient à diriger la sonorité
instrumentale quand, à mon sens, ce devrait être exactement l’inverse — je
travaille ainsi à l’Ircam à un nouveau dispositif appelé la Timée [11]
qui vise précisément à remettre ces sonorités électroacoustiques sur des pieds
musicaux… —.
L’écriture informatique atteint dans son échelle de
discrétisation un degré de finesse bien inférieur à celui du comma : elle
joue de très petites quantités tant en matière de durées que de hauteurs…
Au total, la conception musicienne spontanée des deux mondes
a pour désavantage d’orienter la composition de la musique mixte vers des voies
convenues, vers des processus répétitifs qui vont consister soit à transposer
entre les deux mondes des rapports banals internes au monde de la musique — on
jouera par exemple de la polarité figure-fond (comme celle d’une mélodie et de
son accompagnement) en accompagnant la musique instrumentale d’un fond électroacoustique
—, soit en parcourant les voies univoques d’une dialectique sommaire :
exposer le contraste des deux mondes pour progressivement exhausser leur
rapprochement possible (via quelques médiations convenables et convenues, en
général un morphing paresseux, livré
prêt à l’emploi par l’ordinateur…) pour exhiber in fine une fusion sonore des deux univers.
Sortir de ce schème de pensée, récuser cette théorie des
deux mondes qui en est au principe, passe, dans mon dispositif compositionnel
et conceptuel, par la thèse qu’il y a un seul monde de la musique dans lequel
les sonorités électroacoustiques tiennent la place d’images : somme toute,
ce que diffuse le haut-parleur n’est pas à proprement parler un son musical
mais l’image sonore d’un son musical, une image sonore de la musique en sorte
que l’unique monde de la musique s’avère peuplé non seulement de sonorités
musicales mais aussi d’images sonores de ces sonorités, comme notre monde usuel
est à la fois peuplé de gens et d’images de ces mêmes gens…
Je ne m’étendrai pas sur ce point, ce n’est pas le lieu. Retenons
simplement que la musique se voit aujourd’hui confrontée à deux manières
hétérogènes d’écrire et de noter le matériau sonore, deux dialectiques
étrangères l’une à l’autre entre le discret de la marque inscrite et le continu
du matériau sonore manipulé.
L’une — celle de l’écriture musicale traditionnelle —
procède par algébrisation discrète du continu en identifiant, dans une
topologie sonore donnée, les points d’accumulation qu’elle estime
pertinents ; l’autre — celle de l’inscription informatique — procède par
fragmentation de petites entités, sorte de briques sonores — les échantillons —
qu’elle va librement combiner pour reconstituer de nouvelles continuités
sonores.
Penser ensemble, en une seule composition musicale, ce
double mouvement ne va guère de soi. D’où qu’il paraisse nécessaire de
progressivement musicaliser le dispositif informatique en sorte de le doter des
moyens de contrôle dont la musique fait usage depuis son origine :
instrumentaliser (au sens musical du terme) l’ordinateur en sorte de pouvoir en
jouer avec le corps physiologique d’un interprète, doter les haut-parleurs
d’une ressource véritable de corps physique (voir la Timée…) en sorte de rayonner dans l’espace les sons émis
par ce jeu et non plus seulement de les diffuser, autant de tâches musicales
essentielles si l’on considère qu’il y a et ne peut y avoir qu’un seul monde de
la musique.
*
Ce décor musical brossé devant vous, comment l’articuler à
des préoccupations proprement scientifiques ? Comment penser ces questions
avec les sciences, en particulier avec la physique et avec les mathématiques ?
Il me faut maintenant revenir à un propos de méthode et
détailler les quatre manières différentes de penser ces questions musicales avec les sciences.
Comme indiqué précédemment, j’examinerai successivement
l’analogie, la fiction, la dualité et enfin le mythe.
J’exclus ce faisant une voie, sans doute plus royale :
la voie de la médiation philosophique qui intervient entre la musique et les
sciences et donne son propre sens au « avec ». La philosophie tend en
effet à penser la contemporanéité possible entre procédures de pensée
hétérogènes et, à ce titre, propose sa propre conception de la manière dont musique
et sciences peuvent partager, à tel ou tel moment, selon telle et telle
orientation, un même temps de la pensée.
Je me limiterai ici aux formes immédiates de l’avec, excluant donc les possibilités (en particulier
philosophiques, mas pas seulement) d’articuler musique et sciences au moyen
d’un terme tiers et médiateur.
J’explorerai quatre manières immédiates de les corréler,
sachant que, qui dit immédiateté, dit en conséquence dissymétrie, c’est-à-dire
nécessité de choisir de se situer à partir de la musique ou à partir de la
physique, ou de telle ou telle autre science. Bien sûr, j’adopterai ici le
point de vue du musicien.
La première manière est la plus commune : il s’agit de
comparer par analogie, de poser par exemple que le rapport du discret au
continu dans la musique équivaut au rapport du discret et du continu dans la
mathématique (ou dans la physique). Soit la formule suivante :
discret musique |
º |
discret mathématiques |
continu musique |
continu mathématiques |
J’ai suggéré précédemment qu’une telle analogie me semblait
buter sur le fait qu’en musique, il faut prendre en compte trois termes et non
pas seulement deux, en ajoutant la coupure, ou discontinuité, comme existant en
soi et ne s’orientant pas nécessairement vers la constitution d’un ordre discret.
Disons que la pure et simple analogie ne me semble pas
suffire, sur notre question du jour, à penser avec la mathématique…
La voie suivante est plus riche, et plus féconde : elle
est basée sur un usage imprévu et détournée d’une théorie donnée en lui
constituant un champ de validité pour un tout autre modèle que celui pour
lequel elle a été conçue. J’emprunte ici vocabulaire et résultats à la théorie
logico-mathématique des modèles et, m’appuyant sur le théorème de Lowenheim-Skolem
qui indique que toute théorie, étant dénombrable, a un modèle pathologique, je
poserai qu’il est possible d’exploiter une théorie (mathématique par exemple)
conçue pour rendre compte d’un modèle donné en l’interprétant dans un tout
autre modèle.
Ceci donnerait dans notre cas l’opération suivante :
telle théorie mathématique du discret et du continu, apte à rendre compte de ce
qui se passe dans un modèle physique — par exemple du problème physique des
trois corps — serait transposable pour rendre raison d’un domaine musical pour
lequel elle n’a pourtant nullement été prévue. Je dirai dans ce cas qu’un
modèle musical de cette théorie mathématique serait un modèle hérétique et que, inversement, la théorie mathématique ainsi
utilisée serait une théorie hétérodoxe du modèle musical avancé.
J’appelle fiction
cette manière de rapporter musique et sciences car il s’agit ici de faire
« comme si » telle théorie physico-mathématique pouvait valoir sur un
domaine musical a priori étranger au terrain expérimental de départ. Le « comme
si » me semble en effet un bon index de l’ordre propre de la fiction, là où le simple « comme » désigne
plus restrictivement celui de la métaphore…
Dans notre cas, cela voudrait dire que le discret et le
continu se rapportent en musique comme ils se rapportent dans un domaine
physique via la théorie mathématique construite pour rendre compte du domaine
physique.
Soit le schème suivant :
soit
A |
º{a Þb}
º |
C |
B |
D |
Si a=ƒ(A)
et B=i(b) (avec f : formalisation et i : interprétation), alors la formule peut aussi
s’écrire :
ƒ(A) |
º {a Þ
b} º |
ƒ(C) |
i-1(B) |
i-1(D) |
Bâtir une telle fiction supposerait par exemple d’aller
regarder en détail comment la mathématique depuis Poincaré théorise le problème
des trois corps pour voir s’il est possible d’en déployer alors une
interprétation hérétique propre au champ musical.
Je n’ai pas fait ce travail et ne saurais donc aujourd’hui
vous présenter quelque hypothèse plus précise dans cette voie.
Le meilleur exemple d’une telle fiction théorique où la
mathématique « théorise » un phénomène musical imprévu est dans une
certaine capacité de la théorie mathématique de l’intégration à théoriser
également l’audition musicale… [12]
Il y a une troisième voie que j’appellerai celle de la
dualité et que je mentionnerai ici pour mémoire.
Ici deux relations relevant de deux champs sans rapports
entre eux sont mises en correspondance via l’établissement d’une relation de
dualité entre les deux champs en question.
J’évoque cette possibilité pour mémoire et quoique je ne
sache pas bien comment elle pourrait se matérialiser dans notre cas.
L’exemple le plus probant que je puisse donner d’une telle
mise en rapport de deux espaces hétérogènes est celui des rapports entre
musique et politique puisqu’il me semble loisible de soutenir que musique et
politique sont, du point de vue de leur rapport respectif au temps et à
l’espace (ou au lieu pour la politique), dans une certaine forme de dualité,
qui conduit d’ailleurs à une rivalité certaine entre ces deux types de pensée… [13]
Je voudrais surtout thématiser aujourd’hui devant vous la
quatrième voie, celle que j’ai appelée la voie du mythe et qu’il me faudrait
plutôt dire être l’orientation mytho-logique, en insistant, par la séparation entre les deux parties du mot, sur le
fait qu’il s’agit bien là d’une logique particulière, d’une manière singulière
de mettre en mouvement des rapports a priori improbables.
Ma référence sera ici Claude Lévi-Strauss, pour diverses
raisons.
C’est d’abord lui qui a sorti la pensée mythique des
catacombes dans lesquels un certain positivisme l’avait rejetée pour exhausser
la véritable pensée qui y était à l’œuvre, pour mettre au jour ses ressorts
logiques singuliers, pour renouveler notre compréhension de ce que veut dire
aujourd’hui que penser mythiquement.
C’est lui, ensuite, qui a insisté sur le rôle irremplaçable
de la pensée mythique dans le dialogue contemporain avec la science, ce qui,
comme on le pressent, n’est peut-être pas sans importance pour notre workshop.
Je le cite un peu longuement :
On peut douter qu’une distance infranchissable sépare les
formes de formes de la pensée mythique et les paradoxes fameux que, sans espoir
de se faire comprendre autrement, les maîtres de la science contemporaine
proposent aux ignorants que nous sommes : « le chat » de
Schrödinger, « l’ami » de Wigner ; ou bien les apologues qu’on
invente pour mettre à notre portée le paradoxe EPR (et maintenant GHZ). […]
Entre le savant qui accède par le calcul à une réalité inimaginable, et le
public avide de saisir quelque chose de cette réalité dont l’évidence
mathématique dément toutes les données de l’intuition sensible, la pensée
mythique redevient un intercesseur, seul moyen pour les physiciens de
communiquer avec les non-physiciens. […] Aussi les événements que les savants
imaginent pour nous aider à combler le gouffre qui s’est creusé entre
l’expérience macroscopique et des vérités inaccessibles au vulgaire : Big
Bang, univers en expansion, etc. ont tout le caractère des mythes. […] De la
façon la moins attendue, c’est le dialogue avec la science qui rend la pensée
mythique à nouveau actuelle. [14]
Sans forcément adhérer à l’ensemble de ces propos, j’y lis
cependant un encouragement à tenter de thématiser mytho-logiquement une
conjonction musique-sciences, en particulier en matière de disjonction
discret-continu.
Je procéderai pour ce faire en repartant de la formule
canonique du mythe que Claude Lévi-Strauss a délivré dès 1955 dans son Anthropologie
structurale pour ne la réutiliser que
trente plus tard dans La Potière jalouse puis dans Histoire de lynx
(ouvrage dont étaient extraits ses propos précédemment rapportés). On sait que
Jean Petitot a, dès 1985, proposé une interprétation morphodynamique de cette
formule algébrique qui l’oriente vers le double scup de René Thom. Et Lucien Scubla a depuis proposé de Lire
Lévi-Strauss [15]
à la lumière de cette formule, prise comme
symptôme de toute son entreprise de pensée. J’irai donc ici droit à mon but.
Je réécrirai pour cela la formule canonique du mythe que
Claude Lévi-Strauss a inscrite ainsi en 1955 [16] :
Fx (a) : Fy (b) @Fx (b) :
Fa-1 (y)
en la reformalisant de cette manière :
aX |
º |
bX |
bY |
ya-1 |
Cette formule [17]
nous dit que la tension entre les termes a
et b porteurs respectivement des
fonctions ou valeurs X et Y se résout mytho-logiquement par les deux opérations
suivantes :
1) le terme b
vient assumer la valeur Y [18] ;
2) la valeur Y
s’objective en un terme matérialisant une nouvelle valeur a-1 inverse du terme a.
ax |
º |
bx |
by |
ya-1 |
La formule n’a rien d’évident, je vous le concède. Le plus
simple pour la comprendre est d’en présenter une application concrète.
Claude Lévi-Strauss en propose de nombreuses, prélevées dans
des cultures mythologiques qui, pour nous, ne sont guère parlantes. Je
formulerai donc plutôt les miennes, toutes afférentes à la musique —
l’hypothèse que je poursuis ici est en effet celle d’une résonance singulière
entre pensée mythique et pensée musicienne —. À ce titre, Nietzsche écrivait
ceci :
« On n’est artiste qu’à ce prix : à savoir que ce
que tous les non-artistes nomment forme, on l’éprouve en tant que contenu, en
tant que la chose même. De ce fait sans doute on appartient à un monde à
l’envers : car désormais tout contenu apparaît comme purement formel — y
compris notre vie. »
Cette remarque concorde avec l’hypothèse que la pensée de
l’artiste, singulièrement du musicien, a une structure mytho-logique, ce dont
je voudrais maintenant donner quatre exemples, sans les commenter trop
longuement
En matière de contradiction entre mathématiques et musique,
une simple analogie tend à poser :
mathématique Science |
º |
musique Science |
mathématique Art |
musique Art |
c’est-à-dire que le rapport intra-mathématique entre logique
et beauté sera tenu pour analogue au rapport intra-musical entre ces deux mêmes
dimensions.
En ce point, une conception mythologique poserait plus
volontiers
mathématique Science |
º |
musique Science |
musique Art |
art mathématique-1 |
en sorte que la contradiction entre une mathématique prise
comme science et la musique prise comme art soit cette fois mytho-logiquement
traitée par une musique conçue comme science (la musicologie) et l’affirmation
d’un art porteur d’une valeur anti-mathématique (l’inspiration ou l’artisanat
furieux…).
Il faut noter la dissymétrie de la résolution mythique par
rapport à la symétrie de l’analogie : résoudre mytho-logiquement ax/by diffère de
résoudre by/ax.
Ceci peut s’illustrer de notre exemple précédent : s’il
s’agit de résoudre cette fois du côté mathématicien la contradiction entre la
musique et la mathématique, on aura :
musique Art |
º |
mathématique Art |
mathématique Science |
science Musique-1 |
Cette fois, la contradiction entre la musique prise comme
art et la mathématique prise comme science se résout (mytho-)logiquement par
l’idée d’une mathématique porteuse de beauté artistique et d’une science
inverse de celle de la musique (c’est-à-dire porteuse d’une logique
non-musicale). On reconnaît là la double manière des mathématiciens de réduire
l’altérité musicale en s’appropriant sa valeur artistique mais délaissant sa
logique propre…
Où l’on interprète la théorie adornienne de la musique
informelle comme relevant d’une
mytho-logique :
forme Rationalisation |
º |
matériau Rationalisation |
matériau Musique |
musique Forme-1 |
Le problème qu’une forme rationalisée pose, selon Adorno, au
matériau musical est traitable via un matériau rationalisé (celui du
sérialisme) par la proposition d’une musique informelle. [19]
philosophie Pensée |
º |
musique Pensée |
musique Art |
art Philosophie-1 |
La contradiction qu’apporte la philosophie comme pensée à la
musique comme art est résolue par l’affirmation d’une musique comme pensée et
d’un art porteur d’une valeur anti-philosophique.
Où l’on interprète la « théorie compositionnelle des
deux mondes » comme étant mytho-logique :
électroacoustique Haut-parleur |
º |
musique Haut-parleur |
musique Instrument |
instrument Électroacoustique-1 |
La contradiction qu’instaure l’électroacoustique porteuse de
la valeur haut-parleur par rapport à la
musique traditionnelle appuyée sur la valeur instrumentale se résout par le
rapport d’une musique traditionnelle valorisée par les haut-parleurs (voir la
sonorisation des pupitres live)
et d’un instrument porteur de la valeur inverse de l’électroacoustique (soit
l’instrument générateur de nouvelles manipulations électroacoustiques où
l’électroacoustique se trouve non plus agissante mais agie).
*
Avant de revenir à notre question du discret et du continu
respectivement en musique et dans les sciences, résumons nos quatre manières de
« penser avec » selon le tableau suivant.
1. Analogie (symétrique)
A est à B comme
C l’est à D :
A |
º |
C |
B |
D |
2. Fiction théorique
(dissymétrique)
Le rapport de A
à B équivaut fictivement au rapport de C à D :
soit
A |
º{a Þb}
º |
C |
B |
D |
3. Dualité (dissymétrie de
la formule mais symétrie du rapport)
On a :
F |
A A’ |
a ¾® a’ |
¾® f ¾® |
La formule est ici :
a |
= F ºf = |
A |
|
a’ |
A’ |
4. Mytho-logiquement
(dissymétrie essentielle)
La tension dissymétrique entre aX et bY
se résout par…
aX |
º |
bX |
bY |
ya-1 |
Comment la formule canonique du mythe permet-elle de
concevoir une articulation musique-sciences en matière de dualité
discret-continu ? Comment penser selon une logique de mythe,
mytho-logiquement donc — et non plus analogiquement, fictivement ou dualement —
un rapport entre musique et sciences quant au jeu du discret et du
continu ?
Je vous avais indiqué, en début de cette communication, que
l’invitation de Thierry Paul me prédisposait à jouer le rôle de l’Indien de
service, celui du sauvage venant présenter ses histoires et ses croyances
saugrenues à un public de scientifiques.
J’endosserai maintenant ce costume en vous exposant le récit
suivant.
Pour expliquer la naissance de la note de musique, les
musiciens racontent dans un de leurs mythes que Mathématique
et Philosophie vivaient en Grèce avec Musique en étroite complicité et amical
compagnonnage ; elles avaient toutes même logis et bavardaient ensemble
toute la journée. Musique nommée Tablature aimait converser avec l’une comme
avec l’autre : avec Philosophie, passionnée
et emportée, autant qu’avec Mathématique,
froide et calculatrice.
Mais Philosophie crut
bon d’ironiser sur cette différence. Mathématique
se vexa : elle se retrancha au ciel de la formalisation et se mit à
dénigrer Philosophie. Ses deux amies
disparues, Musique se crut abandonnée.
Elle entreprit de suivre Mathématique au
firmament des Idées, emportant avec elle un livre plein de ces signes dont se
servent les mathématiciens. Mathématique
l’aperçut et, pour se débarrasser d’elle, coupa le lien qui unissait le monde
des Idées et celui du sonore. Musique
chuta avec son livre, les lettres du livre se répandirent sur terre où on les
récollecte maintenant çà et là. Musique
se changea en la tablature du même nom. On l’entend à chaque nouveau jour et
chaque nouvelle nuit entonner son chant plaintif et implorer ses amies qui
l’ont quittée.
Plus tard, Philosophie
monta elle aussi au firmament de l’intelligible en s’aidant d’une autre liane.
Même en ce lieu, Mathématique continue
de la fuir ; elles ne font plus route ensemble et ne peuvent se
réconcilier. C’est pourquoi on ne voit la mathématique que de jour, et la
chouette de la philosophie seulement la nuit.
Quant aux notes servant à fabriquer la musique destinée aux
fêtes et aux cérémonies, ils proviennent de l’âme de Musique, et les musiciens vont les ramasser parmi les lettres là
où Musique, bientôt changée en
tablature, les répandit en tombant.
Ce récit est une démarcation du mythe jivaro de La
Potière jalouse que Claude Lévi-Strauss
rapporte dans le livre du même nom [20]. Ce
mythe, inventé pour les besoins de ma cause du jour, s’armature selon la
formule suivante :
tablature Idées |
º |
musique Idées |
musique Sons |
sons Tablature-1 |
qui indique que la tablature peut être associée à des idées
comme la musique l’est aux sons au prix d’une musique soucieuse d’idées
(appelons cela art musical, par opposition aux cultures) et de sonorités valant
selon une tablature inversée c’est-à-dire écrits à la lettre. Où l’art musical
repose sur l’écriture…
Qu’en est-il alors d’un penser musicalement la polarité
discret/continu avec les sciences ?
L’analogie pure et simple poserait le rapport suivant :
continu Musique |
º |
continu Sciences |
discret Musique |
discret Sciences |
Cette proposition paraît difficilement soutenable, ne
serait-ce déjà que parce qu’il n’y a nulle homogénéité de la polarité
discret/continu à l’intérieur des sciences, à commencer entre physique et
mathématiques…
On pourrait tenter de déployer une autre analogie, cette
fois entre musique mixte et mécanique… mixte !
mécanique Quantique |
º |
musique Électroacoustique |
mécanique Classique |
musique Instrumentale |
Il faudrait examiner la productivité propre de cette
formule, qui serait d’ailleurs peut-être plus appropriée si on rapprochait la
mécanique classique de la musique électroacoustique et, à l’inverse, la
mécanique quantique de la musique instrumentale…
Tenter de penser mythologiquement à partir de la musique la
polarité du discret et du continu reviendrait à examiner la contradiction
qu’apporte à la musique la manière de telle ou telle science de concevoir la
polarité discret/continu (notons-la des symboles N/R
des entiers naturels et des réels) en la distinguant de la polarité musicale
écriture/sons (qu’on notera par deux pictogrammes : de notes et de sons)
pour ensuite la dissoudre au moyen des opérations formalisées par la relation
canonique du mythe.
Il faudrait donc poser de manière générale la formule
suivante :
N/R Science |
º |
e/U Science |
e/U Musique |
musique N/R-1 |
qui inscrit à droite au numérateur un traitement par la
science de la polarité discret/continu telle qu’elle se donne en musique et au
dénominateur une musique porteuse d’une conception inverse de la polarité
scientifique. Formule un peu énigmatique…
On peut la clarifier en dénouant la totalité problématique
des « sciences » et privilégiant un abord scientifique particulier de
la polarité discret/continu.
Si l’on retient ainsi cette manière physique de concevoir la
polarité discret/continu qui met en avant la question des échelles (un même
« objet » sera, selon l’échelle, vu comme continu ou comme discret),
on aura la formule suivante :
échelles Physique |
º |
inscriptions Physique |
inscriptions Musique |
musique Échelles-1 |
formule qu’on interprétera ainsi : le problème que la
physique pose à la musique (en concevant la polarité discret/continu comme une
question d’échelles là où la musique la voit plutôt comme une question
d’inscription) se résout mythologiquement (pour la musique !) par la prise
en compte du rapport
— d’une inscription valant pour la physique — on reconnaîtra
ici l’écriture mathématique de la physique (en un certain sens, la musique
dénigre ici la physique de ne pas s’être dotée, comme elle, d’une écriture
spécifique et de s’écrire depuis Galilée selon l’alphabet mathématique),
— et le dispositif musical d’échelles singulières, inverse
des échelles physiques (la hiérarchie abstraite des durées, et le tempérament,
dans le domaine des hauteurs). Remarquons en effet que ces deux types
d’« échelle » musicale ont pour propriété singulière d’être inverse
de l’échelle physique au sens où celle-ci aborde l’échelle comme appréhension-description
variable d’un même « objet » naturel (l’objet est donné, l’échelle
variable est celle de sa formalisation) quand celle-là l’aborde à l’inverse à
partir d’une formalisation préalable (la partition) et se demande selon quelle
échelle (tempo, diapason…) la matérialiser dans l’espace concret des sons (la
musique part de l’écriture pour ensuite aboutir à l’objet sonore concret).
*
* *
Je conclurai sur ces formules, en bonne part énigmatiques,
je vous l’accorde.
Ma préférence, en matière de « penser la musique avec les sciences », va vers ce que j’ai appelé la fiction
théorique — théorie hétérodoxe et modèle
hérétique —. Il ne faut cependant pas négliger cette autre voie du mythe car,
avec l’analogie, elle me semble plus souvent qu’on ne le croie, être
subjectivement active, tout au moins s’il s’agit pour un musicien de résoudre
la contradiction qu’apporte à son point de vue telle ou telle conception
scientifique qui, pour une raison ou pour une autre, se présente alors à lui
comme une rivale.
–––––––
[1]
La potière jalouse (Plon, 1985),
p. 229
[2]
Terme que privilégie Claude Lévi-Strauss quand il traite de la structure
formelle des mythes…
[3]
Ceci vaut sous l’hypothèse que ces indications dynamiques formalisent un
résultat sonore, non un geste instrumental à exécuter sans
interprétation : un ƒ pour tout l’orchestre peut s’inscrire en marquant ƒ
à tous les pupitres, à charge alors au chef d’orchestre d’équilibrer les
différents pupitres ; ou il peut au contraire s’inscrire de manière
différenciée en tenant compte de la puissance respective des instruments
(inscrire par exemple ƒƒ à la flûte et mƒ
à la trompette pour que le résultat soit bien uniforme) . Débat ouvert depuis
que Mahler a préféré noter les intensités telles qu’elles doivent être
exécutées, le but étant pour lui de gagner du temps et surtout de la précision
dans la mise en place du jeu collectif. Dans ce cas, l’indication dynamique se
rapproche d’une notation en tablature.
[4]
C’est une invention du Moyen-Âge et il ne semble pas que les Grecs aient été
dotés de manière équivalente d’une telle écriture.
[5]
« En quoi la musique constitue-t-elle un monde à part entière ?
Conditions, conséquences... » (Ehess, décembre 2002).
Le texte est disponible à http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/EHESS.html
[7]
Voir cette incapacité du haut-parleur de reproduire l’excitation d’une salle
qu’on obtient, très simplement, par un claquement de mains.
[9]
qui définissent les valeurs paramétriques de la synthèse granulaire utilisée
ici : la durée des grains, leur profil d’attaque et de chute, leur
intensité, etc.
[10]
« Le problème de la double écriture (traditionnelle et
informatique) » in Analyse et création musicales (L’Harmattan, 2001)
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/double.ecriture.htm
[12]
Pour un développement sur l’audition musicale comme modèle hérétique de la
théorie mathématique de l’intégration, voir : « La troisième audition
est la bonne (De l’audition musicale conçue comme une intégration) » Musicæ Scientæ (n° 2, 1997)
[13]
« À quel titre rapporter musique et politique? » - À paraître aux
éditions du Cdmc (2004)
[14]
Histoire de lynx (Plon, 1991),
p. 10-13
[15]
Odile Jacob, 1998
[16]
Anthropologie structurale, p. 252
[17] Cette
formule intervient en lieu et place de la formule analogique suivante (a est à
X ce que b est à Y) :
a |
º |
b |
X |
Y |
[18]
tenue pour négative ou problématique dans le mythe en question
[19]
Voir dans l’article précédemment cité (note 13) sur musique et politique…
[20]
Voici ce mythe, tel que Claude Lévi-Strauss le rapporte.
« Les Jivaro racontent dans un de leurs mythes
que le soleil et la lune, alors humains, vivaient jadis sur la terre ; ils
avaient même logis et même femme. Celle-ci nommée Aôho, c’est-à-dire
Engoulevent, aimait que le chaud soleil l’étreignait, mais elle redoutait le
contact de la lune dont le corps était trop froid. Soleil crut bon d’ironiser
sur cette différence. Lune se vexa et monta au ciel en grimpant le long d’une
liane ; en même temps, il souffla sur Soleil et s’éclipsa. Ses deux époux
disparus, Aôho se crut abandonnée. Elle entreprit de suivre Lune au ciel en
emportant un panier plein d’argile dont se servent les femmes pour faire de la
poterie. Lune l’aperçut et, pour se débarrasser définitivement d’elle, coupa la
liane qui unissait deux mondes. La femme tomba avec son panier, l’argile se
répandit sur la terre où on la ramasse maintenant çà et là. Aôho se changea en
l’oiseau de ce nom. On l’entend à chaque nouvelle lune pousser son cri plaintif
et implorer son mari qui l’a quittée.
Plus tard, le soleil monta lui aussi au ciel en
s’aidant d’une autre liane. Même là-haut, la lune continue de le fuir ;
ils ne font jamais route ensemble et ne peuvent se réconcilier. C’est pourquoi
on ne voit le soleil que de jour, et la lune seulement pendant la nuit.
« Si », dit le mythe, « le soleil et
la lune s’étaient entendus pour partager la même femme au lieu de la vouloir
chacun pour soi, chez les Jivaro aussi les hommes pourraient avoir en commun
une épouse. Mais, parce que les deux astres furent jaloux l’un de l’autre et se
disputèrent la femme, les Jivaro ne cessent de se jalouser et de se combattre
au sujet des femmes qu’ils veulent posséder. »
Quant à l’argile servant à fabriquer les vases
destinés aux fêtes et aux cérémonies, elle provient de l’âme de Aôho, et les
femmes vont la ramasser là où celle-ci, bientôt changée en Engoulevent, la répandit
en tombant. » (La Potière
jalouse, p. 23-24)
L’armature de ce mythe est la suivante :
engoulevent Jalousie |
º |
femme Jalousie |
femme Potière |
potière Engoulevent-1 |