À quel titre rapporter musique et
politique ?
(2004)
(compositeur, professeur
associé à l’Ens)
Plan
Point de vue « objectivant »
Quelques remarques
Objections
D’un obscurantisme « marxien »
Quand Karl Marx fondait son matérialisme sur une subjectivité
militante…
Points de vue subjectifs
Versant musical des subjectivités
Pensées musicales
Octobre, de Prokofiev
Requiem pour un jeune poète, de Bernd Alois Zimmermann
Réflexions musiciennes
Arnold Schoenberg
Henri Pousseur
Hans Eisler
Conceptions philosophiques
Theodor Adorno
Problématique sociologique du matériau
Problématique philosophique de la dialectique négative
Alain Badiou
La politique comme pensée
L’art comme vérité du sensible
Les rapports entre procédures de vérité
Subjectivations politiques
Typologie synthétique
Types de rapport
Avec médiation
Sans médiation
Sept grands types…
La dualité musique/politique
Trois types de musique dans un unique monde de la musique
–––––––––
Laurent Feneyrou nous invite [1] à réfléchir à la musique comme « mode
possible de la pensée et du sujet politiques, signant la fin de l’univocité du
mode philosophique », à l’éventuelle
mesure « intrinsèquement politique » de l’œuvre musicale, « au lien
musique/politique, à leur improbable synthèse, à leur indéfectible
scission ».
Pour tenter d’inscrire mes pas dans la problématique ainsi
esquissée, je remarquerai d’abord que la possibilité même d’un couple
« musique et politique » peut se penser et se dire de deux
manières :
— en objectivité (postulée) : selon un point de vue se
voulant descriptif, visant à récollecter les manières existantes de corréler
musique et politique ;
— en subjectivité (assumée) : selon un point de vue
prescriptif, prônant ou déqualifiant le projet d’attelage « musique et politique », tentant ultimement d’ajouter aux
figures déjà existantes de nouvelles possibilités.
Dans le premier cas, il s’agit de thématiser la
question : « Dans quelle mesure musique et politique sont-elles
corrélées ? », dans le second, la question : « Dans quelle
mesure peut-on/doit-on corréler musique et politique ? ».
Ces deux manières s’opposent plutôt qu’elles ne se
complètent. La première — celle des « sciences sociales et
politiques » — court-circuite les interrogations qui fondent la
seconde : de quelle « musique » et de quelle
« politique » est-il ici question ? Si un tel lien ne saurait
aller de soi (en cette affaire, le caractère inconciliable des points de vue
rencontrés suffirait à en attester), comment alors évaluer, sans prendre
subjectivement parti, ce que tel ou tel peut déclarer de ce couple ?
Bref, l’opposition des deux manières procède d’une
contestation portée par la seconde à l’endroit de la première : l’orientation
subjectivante — celle qui explicite et assume ses décisions de pensée —
conteste à l’orientation objectivante la capacité de penser vrai, la
soupçonnant de dissimuler ses propres axiomes sous le voile de fausses
évidences, de pseudo-consensus, de partis pris implicites.
On devine où je me situerai dans ce partage : la
question d’un éventuel rapport entre musique et politique me semble requérir,
plus que bien d’autres, une triple subjectivation :
— l’une en matière de musique : qui se réclame ici de quel type de musique ?
— l’autre en matière de politique : qui se réclame ici de quel type de politique ?
— la dernière enfin en matière de rapport possible : qui se réclame ici (un philosophe, un socio-politologue,
un musicien, un militant) de quel
projet de rapporter musique « et » politique ?
Bref, les questions que nous pose Laurent Feneyrou engagent
des réponses saturées de subjectivations. Je proposerai les miennes en assumant
le plus explicitement possible mes propres décisions.
Commençons par un tour d’horizon esquissant quelques grandes
orientations de pensée en matière de rapport « musique et
politique ».
Lisons le texte d’ouverture d’un récent dossier consacré à
« musique et politique ». Voici comment l’éditeur [2] entreprend de légitimer notre
tandem :
« La musique en tant que production culturelle et
forme symbolique participe de la vie sociale.
[…] Mise en forme d’un partage, elle unifie des groupes et contribue
à leurs mobilisations, accompagne des célébrations et des rites, excite à la
violence et au combat comme à la ferveur et à l’effusion, bref, révèle des
processus sociaux et politiques. »
« La musique relève de la politique en ce qu’elle est supposée
dotée d’un pouvoir, de faire croire ou de faire faire ». D’où la nécessité d’une « prise
en compte de la fonction politique de la musique ».
Ici l’énonciation se veut neutre, purement constatative, en
sorte de rehausser l’adéquation des énoncés à une réalité supposée donnée.
Il saute pourtant aux yeux que cette série d’énoncés est
saturée de partis pris qu’aucune « réalité » n’assure, énoncés qui
s’autojustifient simplement d’être en accord avec la doxa « politilogique ».
En effet la corrélation « musique et politique »
découle ici :
— d’une caractérisation de la
musique comme culture,
— d’une caractérisation de la
politique comme pouvoir,
— de l’instauration d’une
médiation entre culture et pouvoir par la catégorie du lien social,
— enfin d’une transitivité globale postulée entre tous ces termes.
Soit l’enchainement suivant
{musique-culture-social-pouvoir-politique} censé relier musique
« et » politique, enchainement dont le noyau serait le syllogisme
suivant :
— Est politique qui a pouvoir, pouvoir en particulier sur le
lien social.
— Or la musique en tant que culture a un tel pouvoir sur du
lien social.
— Donc la musique a une fonction politique.
D’où le schème suivant :
• D’abord le « et » ainsi produit n’est pas
symétrique : il faudrait un autre syllogisme pour prendre en compte une
circulation inverse dégageant une éventuelle fonction esthétique (pourquoi pas
musicale) de la politique.
• Ensuite le caractère intimement prescriptif (et non
pas constatatif) de cet enchainement s’avoue symptomalement dans un énoncé
rapporté plus haut puisque la musique ne saurait « apparaître garante d’une fondation du lien social » que pour qui
vise à « garantir » une croyance en ce qui a été précédemment énoncé.
Déclarer un désir de garantie, c’est bien sûr afficher une subjectivité…
• Il est clair que cette logique, loin d’être en
objectivité savante et « scientifique », relève d’un parti pris qui,
de se présenter aujourd’hui comme une doxa,
n’en est pas moins un parmi bien d’autres.
On objectera alors qu’il convient :
— d’opposer à la musique-culture (celle qui contribue à
l’auto-identification des groupes sociaux) une musique-art, laquelle divise et
sépare bien plus qu’elle ne relie (ainsi l’écoute musicale singularise au lieu
de mêler et fusionner…) ;
— de refuser de centrer la politique sur la question du
pouvoir (c’est un axiome d’obédience léniniste que la politique se concentre en
la question du pouvoir, en l’occurrence d’ailleurs celle du pouvoir
d’État [3],
et nullement de tout « pouvoir » [4]) ;
— de mettre en doute la représentation supposée du lien
social à l’intérieur de la politique via la médiation du pouvoir (là encore,
c’est un axiome spécifique, et qui ne va nullement de soi, que de soutenir une
représentation politique des classes sociales…) ;
— au total de contester la possibilité de fonder une
transitivité quelconque par des catégories aussi générales et ambivalentes.
Remarquons l’opération récurrente consistant à substantiver
ces catégories pour signifier l’essence supposée remplir les diversités
considérées : les musiques deviennent « le musical », les
cultures deviennent « le culturel », les sociétés deviennent
« le social », les différents pouvoirs se rassemblent dans « le
pouvoir », et les politiques rivales deviennent « le
politique ». Pour indiquer mon désaccord avec cette manière de dissoudre la
pluralité des subjectivités en une supposée objectivité substantielle, je me
contenterai de renvoyer ici aux développements philosophiques d’Alain Badiou
contre « la philosophie politique » [5].
Ce discours objectivant — qu’on appellera socio-politique
—, discours qui fait pivoter le couple
désiré musique-politique sur la médiation « du social » (ou
« des rapports sociaux », ou « du lien social », ou
« de la société »…) tire sa prétention à l’incontestable d’unifier
aujourd’hui deux familles de pensée politique d’origines différentes :
l’une relevant de la politologie traditionnelle (visant à légitimer le
fonctionnement de l’État parlementaire et de ses partis via une représentation
« citoyenne »), l’autre relevant d’un certain marxisme (tirant parti
de la péremption de ses prescriptions « révolutionnaires » pour le
cantonner à une pseudo-scientificité des rapports sociaux) que j’appellerai marxienne.
Je ne m’étendrai pas sur la première généalogie : cette
politologie est traditionnelle, installée au centre des différents
parlementarismes, et n’a plus aujourd’hui d’autre tranchant subjectif que
d’appeler les « citoyens » occidentaux à défendre leurs privilèges
face à « la barbarie du Mal »…
La seconde mérite un examen plus détaillé : elle est à
la fois plus située historiquement (à l’horizon de la fin du marxisme comme
projet politique) et plus active subjectivement.
Je déclarerai donc marxienne (ou marxiste vulgaire) la conception selon laquelle les partages
sociaux constitueraient les enjeux même du pouvoir politique, qu’ils se représenteraient en politique et qu’à ce titre toute culture, étant
puissance socialisante, disposerait de fonction politique. Marxienne la position prétendant retenir de Karl Marx les
analyses économico-sociales (du Capital…) en les dépouillant de leur tranchant subjectif proprement politique
c’est-à-dire émancipateur.
Il est pourtant patent que Marx a, dès le départ de son
entreprise, mis la subjectivité (militante) — non l’objectivité sociopolitique
— au principe même de sa pensée [6].
Mieux encore : mettre la subjectivité (révolutionnaire) au principe de la
pensée était pour lui le moyen de renouveler le matérialisme, là où ce qu’il
appelait l’ancien matérialisme — celui de Feuerbach — conduisait à une
objectivation conservatrice du monde.
Il suffit de relire les célèbres thèses sur Feuerbach de
1845 [7]
pour retrouver le tranchant subjectif que Marx mettait au principe de son
entreprise de pensée. S’agissant ici d’examiner comment il est loisible ou non
de corréler musique et politique, je rehausserai le parti pris subjectif de ces
thèses en les transposant analogiquement dans un champ purement musical :
il ne s’agit pas là de prôner un retour à Marx, mais de rehausser l’importance
(en musique y compris) de disjoindre subjectif et objectif.
|
XI thèses de Marx sur Feuerbach |
XI thèses « marxistes » sur un sociologisme musical « marxien » |
I |
Le principal défaut de tout le matérialisme passé — y compris celui de Feuerbach — est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon subjective. […] C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité pratique critique. |
Le principal défaut de tout le sociologisme marxien est que la musique n’y est saisie que sous la forme d’objet mais non en tant qu’activité musicale concrète, en tant que pratique, de façon subjective. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité créatrice, de l’activité pratique inventive. |
II |
La question de savoir si la pensée humaine peut aboutir à une vérité objective n’est pas une question théorique mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance, l’en-deçà de sa pensée. La discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée, isolée de la pratique, est purement scolastique. |
La question de savoir si la pensée musicale peut aboutir à une vérité n’est pas une question théorique mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que la musique prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance, l’en-deçà de sa pensée. La discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée musicale, isolée de la pratique, est purement scolastique. |
III |
La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société […]. La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire. |
La doctrine marxienne qui veut que les œuvres musicales soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des œuvres transformées soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les œuvres qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la musique en deux parties dont l’une est au-dessus de la musique. La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité musicale ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique créatrice. |
IV |
[…] Son [Feuerbach] travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. […] |
Le travail du socio-politologue marxien consiste à résoudre le monde de la musique en sa base sociale. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. |
V |
Feuerbach […] ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme. |
Le sociologue marxien ne considère pas la musique en tant qu’activité concrète à l’œuvre. |
VI |
[…] L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. […] |
L’essence musicale n’est pas une abstraction inhérente au musicien isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports musicaux (constituant le monde de la musique). |
VII |
C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l’« esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée. |
C’est pourquoi le sociologue marxien ne voit pas que l’« esprit musicien » est lui-même un produit musical et que l’individu musicien abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme musicale déterminée. [Il ne voit pas que c’est la musique qui fait le musicien [8]]. |
VIII |
La vie sociale est essentiellement pratique. […] |
La vie musicale est essentiellement pratique. |
IX |
Le point le plus élevé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le monde matériel comme activité pratique, est la façon de voir des individus pris isolément dans la « société bourgeoise ». |
Le point le plus élevé auquel atteint le sociologisme marxien, c’est-à-dire celui qui ne conçoit pas le monde de la musique comme activité pratique des œuvres musicales, est la façon de voir des musiciens pris dans les « sociétés musiciennes ». |
X |
Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée. |
Le point de vue du sociologisme marxien est la société « musicienne ». Le point de vue du matérialisme musical, c’est la société musicale, ou la musique comme monde. |
XI |
Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. |
Les sciences humaines n’ont fait qu’interpréter le monde de la musique de différentes manières, mais il s’agit de le transformer. |
Examiner les possibilités subjectives de rapporter musique et politique, ce sera donc
examiner avant tout les manières musiciennes et/ou militantes de le faire
puisque, de même que le musicien
est celui qui fait (de) la musique, le militant est celui qui fait (de) la politique.
Il me faut préciser, à ce titre, que je me tiens non
seulement pour musicien (compositeur pensif) mais également pour militant [9]. Le lieu n’est pas ici de détailler mes
histoires musicale et militante mais seulement d’assumer des axiomes de
subjectivation pour mieux répondre aux questions posées par Laurent Feneyrou.
Je commencerai par quelques portraits monographiques en
sorte de baliser un champ des possibles. J’examinerai pour cela quelques points
de vue [10]
envisageant la possibilité de rapports entre musique et politique :
— ceux de deux œuvres musicales (l’une de Prokofiev, l’autre
de Zimmermann) et ceux de trois compositeurs (Schoenberg, Pousseur et
Eisler) ;
— celui d’un sociologue : Adorno ;
— celui d’un philosophe : Badiou.
— J’achèverai ce petit tour d’horizon en examinant le
rapport à la musique de quelques subjectivités spécifiquement politiques.
Si musique et politique peuvent être mises en rapport,
examiner les manières propres à la musique de rapporter l’une à l’autre
implique de distinguer ces deux acteurs que sont l’œuvre d’une part et le
musicien d’autre part. Cela revient à distinguer pensée musicale (à l’œuvre) et pensée musicienne (ou intellectualité musicale du musicien).
Dans le premier cas, il s’agira de se demander comment telle
ou telle œuvre musicale se rapporte à telle ou telle politique ; dans le
second, comment tel ou tel musicien thématise, formule, envisage des rapports
possibles entre musique et politique.
Il s’agit ici de la cantate composée par Prokofiev pour le
vingtième anniversaire de la révolution d’octobre 1917. Terminée en 1937,
cette œuvre dut attendre mai 1966 pour être partiellement créée, amputée
de ses deux mouvements basés sur des discours de Staline. Sa première création
intégrale n’aura lieu qu’en 1992, à Londres.
Le plan de cette cantate (de trois quarts d’heure) indique à
lui seul le parti pris du compositeur :
1. Prélude (Début du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels)
2. Les philosophes
(11° thèse sur Feuerbach de Marx)
3. Interlude
4. « Une petite bande solide » (extraits de Que faire ? de Lénine)
5. Interlude
6. Révolution
(discours et articles de Lénine en 1917)
7. Victoire (discours
et articles de Lénine en 1917)
8. Le serment
(discours de Staline à la mort de Lénine)
9. Symphonie
10. La Constitution
(discours de Staline)
Les textes utilisés (dans sept mouvements sur dix) sont des
textes politiques, qui s’affirment, en ce qui concerne Marx et Lénine, plus
militants que théoriques. Ils insistent sur la subjectivité politique, sur
l’intervention révolutionnaire, sur la dimension pratique de l’activité
politique.
Ces textes sont tantôt chantés, tantôt simplement récités et
mêlés à de vastes effectifs tant orchestraux (trois formations supplémentaires
sont mises en œuvre : petits ensembles d’accordéons, de saxhorns, et de
bruitage) que vocaux.
La musique incorpore explicitement les bruits de la
révolution d’Octobre : sonnerie d’alarme des cloches, coup de canon, son
des sirènes, porte-voix…
On a donc ici à l’œuvre un double rapport musical à la
politique (précisons : à une
politique bien définie) :
1. mise en musique (chant) des énoncés politiques au
principe d’un événement politique (Octobre 1917) ;
2. mise en musique (sonorités) des bruits de ce même
événement politique.
Remarquons le traitement ici singulier :
1. Les textes politiques utilisés restent identifiables
et compréhensibles, conservant donc leur propre temporalité signifiante.
2. La musique capte ce qu’on pourrait appeler le
« style sonore » [11]
de l’événement politique retenu et l’incorpore à son style proprement musical
de timbres.
La musique accueille ainsi en son sein (au cœur même de ses
sonorités et de ses développements) des matériaux étrangers sans les assimiler,
c’est-à-dire sans dissoudre leur capacité à désigner le lieu hétérogène
(politique) dont ils procèdent : le texte politique conserve sa
temporalité signifiante (et se noue aux temporalités proprement musicales non
signifiantes) et le style sonore de l’événement politique s’incorpore au style
proprement musical des timbres orchestraux et vocaux.
On dira qu’ici une musique et une politique
s’enchevêtrent : il ne s’agit pas à proprement parler de polyphonie (les deux « voix » musicale et politique
sont trop hétérogènes pour s’harmoniser) mais de ce que j’appellerai plutôt une
métahétérophonie (hétérophonie resterait trop interne à la catégorie musicale de voix) : un colloque entre voix de natures
essentiellement hétérogènes préservant leur distance essentielle, sans
médiations de termes tiers.
Remarquons : la musique tire ici parti (proprement
musical) de cette métahétérophonie car sa « musicalisation » (tant
des textes politiques que du style sonore de l’événement) contribue à nourrir
et étendre le monde de la musique ainsi mobilisé. [12]
Cette œuvre, Requiem
für einem jungen Dichter,
composée entre 1967 et 1969, fut créée en décembre 1969
par Michael Gielen, neuf mois avant la mort de Zimmermann (1918-1970).
Elle mobilise un effectif très important, en particulier vocal :
trois chœurs, un orchestre de jazz, un orchestre symphonique, deux récitants et
deux solistes vocaux. L’ensemble entre en rapport avec un important matériau
préenregistré et diffusé par huit haut-parleurs entourant la salle. Ce matériau
préenregistré est essentiellement composé de voix parlées et de bruits de
manifestations. Il s’allie à diverses citations musicales en un savant montage
qui donne le ton du développement propre à cette œuvre comme d’ailleurs à bien
d’autres du même compositeur.
Le matériau préenregistré est composé pour l’essentiel de
discours politiques, mais également de textes littéraires (en particulier
poétiques), religieux ou philosophiques. La partie proprement politique des
textes mobilisés couvre trente ans d’histoire européenne : de Munich
(Chamberlain en 1938) à 1968 (« événements » de 68, et printemps de
Prague : Dubcek). Elle associe les différentes politiques qui se sont
affrontées et enchevêtrées en ce cœur du XX° siècle : politique nazie
(Hitler en 1939, Goebbels en 1943), politique parlementaire (Chamberlain,
Churchill, Andreas Papandreou en 1967…), politique stalinienne (Staline en
1941), politique maoïste (Mao Tsé Toung), politique anti-stalinienne à l’Est
(Imre Nagy en octobre 1956, Dubcek en août 1968), politique anti-parlementaire
à l’Ouest (événements de 1968).
La référence politique porte ici non plus sur un événement
précis (tel celui d’Octobre 1917) mais à toute une époque. L’œuvre ne se
soucie plus, comme chez Prokofiev, de mettre en musique chaque discours mobilisé
mais prend en charge plus globalement ce qu’on peut appeler « le style
sonore d’une époque ». L’enjeu est ici de musicaliser ce style sonore, de
déployer une musique qui soit à même de faire auditivement le poids face aux
bruits du monde.
Il s’agit ici moins d’une métahétérophonie (comme chez Prokofiev) que d’une fusion (rêvée,
imaginée) entre deux types de « mondes sonores » : politique et
musical. Le néologisme forgé par Zimmermann pour nommer cette œuvre — lingual
— suggère cette fusion puisqu’il fond deux
significations en une seule selon le jeu de langage (Wittgenstein est cité dans
le Requiem) : lingua (langage) + ritual (rituel) = lingual.
Que donne ici cette tentative d’imbriquer étroitement des
sons collectifs relevant de deux modes d’être très différents ?
Ma thèse est que cette tentative échoue et qu’à proprement
parler l’œuvre se suicide à ne pouvoir faire que la musique composée se tienne
à hauteur des bruits du monde : on a ici le cas tout à fait singulier
(sans équivalent à ma connaissance dans toute l’histoire de la musique) d’une
œuvre musicale qui se suicide au terme même de son déploiement.
Le suicide, comme l’on sait, est une thématique explicite
chez Zimmermann : le compositeur y recourra lui-même quelques mois après
l’achèvement de ce Requiem. L’œuvre
elle-même fait de nombreuses références au suicide : les trois poètes
cités (Maïakovski, Essenin, Bayer) ont tous rapport dans ce Requiem à la question du suicide puisque Maïakovski (qui
lui-même se suicidera) y reproche à Esenin son propre suicide tandis que le
troisième déclare : « « Qu’espérerons-nous ? Il n’y a rien
à viser excepté la mort. ». C’est bien d’ailleurs à ce titre que ce Requiem est nommé « pour un jeune poète »…
Cet horizon signifié du suicide me semble être l’horizon
même de l’œuvre musicale qui échoue à se constituer subjectivement à hauteur du
tumulte politique de son époque : c’est d’un même geste de pensée que
l’œuvre de Zimmermann se constitue comme partie prenante de cette époque
d’affrontements politiques (j’ai proposé de discerner six politiques explicitement convoquées dans cette
œuvre : nazie, parlementaire, stalinienne, maoïste, anti-stalinienne,
anti-parlementaire), déploie pour ce faire la masse colossale de ses voix et
instruments pour finalement s’enfermer dans un silence de mort, dans
l’impuissance de la formation musicale face au style sonore de son époque
politique.
Par-delà cet échec, inscrivons ce propos subjectif de
l’œuvre comme projet de musicaliser le style sonore d’une époque politiquement
constituée.
Examinons maintenant les formulations de quelques
compositeurs pensifs en matière de
rapports entre musique et politique. On quitte ce faisant le terrain de la
pensée musicale proprement dite
(ou pensée à l’œuvre) pour
aborder celui de l’intellectualité musicale (ou pensée musicienne).
On trouve différentes déclarations tout à fait explicites
d’Arnold Schoenberg sur sa conception des rapports entre musique et politique.
Concernant d’abord ses propres rapports de musicien à la
politique, ses déclarations sont très claires :
« Avant d’avoir vingt ans, […] je mis un point final à
toutes mes relations politiques. J’avais alors bien trop à faire avec ma
carrière de compositeur et je suis certain que je n’aurais jamais pu acquérir
la compétence technique et le talent esthétique qui furent les miens si j’avais
dû consacrer une partie de mon temps à la politique. Je m’abstins donc de tout
discours, de toute propagande, de tout prosélytisme. […] Citoyen américain par
naturalisation, je n’ai aucun droit à m’immiscer dans la politique des citoyens
américains de naissance. En d’autres termes, je dois me tenir à part et rester
tranquille. Voilà ce que j’ai toujours pris pour règle de vie. » [13]
Ceci ne lui interdit nullement d’avoir comme tout un chacun
des « opinions politiques » :
« Je suis conservateur. […] Quand éclata la première
guerre mondiale, j’eus la fierté d’être appelé sous les drapeaux ; je fis
mon devoir de soldat avec enthousiasme, en fidèle sujet de la maison de
Habsbourg. […] Je devins monarchiste. […] J’étais et je reste un partisan
pacifique de cette forme de gouvernement. » [14]
Schoenberg assume donc qu’un musicien a certes des
« opinions politiques », comme tout un chacun, mais qu’il lui
convient, comme musicien, de se tenir à l’écart de la politique : soit le
couple, « convenable » et convenu, d’un vote d’opinion et d’un refus
de penser.
Schoenberg considère tout autrement l’éventualité de
rapports entre musique et politique. Cela, visiblement, n’a à ses yeux aucun
sens :
« Des œuvres sont qualifiées de
« réactionnaires » sans que soit expliqué ce que ce mot veut dire.
[…] La série n’a aucun rapport avec la devise « Liberté, Égalité,
Fraternité », ni avec le bolchevisme, le fascisme ou toute autre doctrine
totalitaire. » [15]
Ici la thèse est péremptoire : il n’y a aucun rapport
entre musique et politique.
Au total, Schoenberg thématise l’articulation
suivante : le musicien se conforme aux obligations étatiques sans que ses
propres opinions ne l’impliquent dans la confrontation des pensées politiques. La
musique, elle, n’a aucun rapport avec ces pensées. Bref, face à la politique,
Schoenberg prône une mise à l’écart du musicien et une complète indifférence de
l’œuvre.
Continuons notre tour d’horizon par un tout autre type de
réflexion musicienne : celle d’Henri Pousseur.
À proprement parler, Pousseur réfléchit les rapports de la
musique avec « la société » plutôt qu’avec la politique. Il consacre
à cette réflexion un livre entier au titre explicite : Musique,
sémantique, société [16].
Son propos relève d’une sociologie musicale [17] dont l’opérateur central va être
l’analogie. Comme toute analogie, la sienne va mettre en correspondance
« analogique » deux types de rapports a priori déconnectés en posant A/BºC/D : en l’occurrence en rapportant analogiquement des
rapports internes à la musique et des rapports internes aux phénomènes sociaux.
L’analogie, comme rapport de rapports [18], va ici permettre à Pousseur de mettre
au jour ce qu’il appelle « l’efficacité sociale de la musique » [19], sa capacité « d’anticipation
micro-sociale » [20].
Cette opération va particulièrement nous intéresser dans la
première partie de son livre intitulée La polyphonie en question : à
propos de Schoenberg, opus 31. Pousseur va
en effet ici faire travailler l’analogie suivante : voix/polyphonieºindividus/collectivité (ou parfois [21], cette fois chez le Boulez de Structures
I, l’analogie figures/compositionºindividus/collectivité).
Deux points peuvent être ici remarqués :
— Pousseur ne procède pas à une sociologie des musiciens mais
à une « sémantique » musicale d’ordre sociologique : il ne
compare pas l’organisation des musiciens (par exemple dans un orchestre, ou
dans l’enseignement, ou dans telle ou telle institution musicale) à
l’organisation sociale générale mais bien l’organisation proprement musicale du
matériau composé par les œuvres et l’organisation sociale extra-musicale
(l’analogie lui sert précisément ici à instaurer un tel rapport).
— Ce que Pousseur met en rapport face à la polarité
sociologisante individus/société, ce n’est pas la note de musique mais la voix
musicale. En un sens Pousseur prend ici acte de l’objection (rappelée plus
haut) de Schoenberg : le rapport interne à la série entre ses éléments et
leur ensemble n’a aucun rapport (analogique) avec quelque rapport social que ce
soit. S’il faut chercher ici un rapport analogique, il faut s’intéresser
musicalement au niveau minimal de la voix
(ou de la figure musicale) pour
trouver un rapport musical qui puisse faire sens analogique avec celui
sociologique de l’individu et de la communauté sociale.
Ainsi traiter de la liberté ou de la non-liberté de la note
dans une série est absurde si l’on entend bien par liberté une caractéristique subjective et non pas une donnée
« objective » (telle en mathématiques « la liberté » des
variables qu’on dira « libres » par opposition aux variables
« liées »). La liberté subjective ne s’oppose pas à la liaison, la
contrainte ou la détermination mais bien à la non-détermination c’est-à-dire au
non-choix, à l’irresponsabilité. Ainsi la liberté va avec la liaison aux lois
qu’on se donne, avec la capacité à s’autodéterminer : « L’obéissance
à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » (Rousseau [22]), « Être libre, c’est avoir la
volonté d’être responsable de soi-même. » (Nietzsche [23]).
En musique, la note ne porte bien sûr nulle figure
subjective et c’est donc du côté supérieur de la voix ou de la figure
(composées de notes) qu’il faut se tourner si l’on veut trouver un équivalent
analogique de l’individu [24].
Au total on dira que Pousseur nous offre ici une manière
pour le musicien de penser la musique avec
la sociologie. Cette tentative, qui a sa propre puissance d’éclaircissements
(je reconnais devoir à ce livre de Pousseur comme à son article de 1970 sur
Beethoven [25]
une impulsion vers l’intellectualité musicale…), a pour vertu de ne pas
confondre sociologie et politique, de ne pas transiter de l’une à l’autre et de
garder ouvert le fossé qu’il y a entre catégories sociologiques (par exemple
celle de classe sociale : la
classe ouvrière, la petite bourgeoisie, l’aristocratie…) et catégories
politiques (par exemple celle de classe politique : la bourgeoisie, le prolétariat…).
Engagé très tôt (dès 1927) aux côtés des communistes
allemands, et s’y étant tenu jusqu’à la fin de ses jours, Eisler est
indéniablement le compositeur qui a pratiqué et réfléchi avec le plus d’acuité
les rapports que peuvent entretenir musique et politique. Il est vrai que pour
lui « politique » signifiait une subjectivité émancipatrice, une
pensée sur le qui-vive, nullement une disposition étatique et gestionnaire du
lien social.
Pour Eisler, « comment rapporter musique et
politique ? » se formulait ainsi : « Comment mettre la
musique au service de la cause communiste ? ». Eisler n’était pas à
proprement parler militant (il n’a d’ailleurs jamais adhéré formellement au
Parti communiste allemand). Son enjeu propre était moins musicien (associer une
pratique militante à sa pratique de musicien) que musical : comment
composer ce qu’il appelait une « musique appliquée » [26] à la politique communiste de
l’époque ? Le livre qu’Eisler a écrit avec Adorno sur la musique de
cinéma [27]
permet de mieux comprendre ce qu’Eisler entendait par « musique
appliquée ».
Il s’agissait, en prolongement de ce que Brecht pratiquait
au théâtre, de composer une musique « didactique » ou
« distanciée » c’est-à-dire au service des textes politiques qu’elle
mobilisait en une conception singulière du « service » en
question : non pas un accompagnement affectif des thèmes politiques, non
pas la disposition de tonalités musicales favorisant une identification au
discours politique mais, tout au contraire, une musique qui soutient à sa
manière propre une distance d’avec le texte, qui rehausse d’un écart
supplémentaire la pensée politique à l’œuvre dans le texte.
Cette musique didactique peut être caractérisée par un
double attribut : elle est au service d’autre chose qu’elle (au service
d’une pensée politique, en l’occurrence) tout en n’abdiquant pas de sa qualité
propre de musique (de pensée musicale propre).
Eisler détaille tout ceci à propos de la « musique
appliquée » cette fois au cinéma. Il soutient conjointement que la musique
de cinéma doit être entendue :
« La thèse aux termes de laquelle la musique n’est pas
faite pour être entendue doit être combattue. » [28]
« L’exigence sera d’écrire une musique qui, en dépit de
l’inattention de l’auditeur, puisse pour l’essentiel être perçue
correctement. » [29]
mais qu’elle ne doit pas l’être pour elle-même :
« La musique de cinéma est une musique qu’on n’écoute
pas avec attention. Une fois que l’on accepte cela, « tant bien que
mal », comme postulat du travail de composition, […] l’exigence sera […]
de produire quelque chose qui ait d’une part une valeur propre et qui puisse
d’autre part être compris de manière accessoire, comme en passant. […] Tout ce
qu’elle accomplit, la bonne musique de cinéma doit l’accomplir pour ainsi dire
visiblement et comme en surface : elle ne doit pas se perdre en
elle-même. » [30].
Je thématiserai cette pince propre à la « musique
appliquée » en disant qu’elle reste une pensée (musicale) mais qui renonce
à sa réflexion propre (ou pensée de sa pensée) pour se mettre au service d’une
autre pensée (cinématographique, ou politique). À ce titre, la musique appliquée assure sa qualité musicale propre — elle se refuse à
être une simple collection d’effets — mais abandonne sa vocation à l’autonomie
c’est-à-dire sa capacité d’affecter d’autres œuvres musicales, de déplacer des
questions proprement musicales (par exemple celle du développement dont Eisler remarque qu’il est vain de vouloir le
mettre en œuvre dans la musique de cinéma).
Eisler invente ainsi, avec sa « musique
appliquée », une musique intermédiaire entre la musique purement
culturelle ou fonctionnelle (celle qui n’est plus pensée propre mais répétition
d’effets savants) et la musique artistique (celle qui est à la fois pensée en
acte et réflexion de cette pensée).
Point tout à fait remarquable : cette « musique
appliquée » (qui n’est donc pas purement fonctionnelle quoiqu’elle assume
bien d’être au service d’une autre pensée que musicale) sert d’autant plus la
pensée politique ou cinématographique qu’elle accompagne qu’elle assure un
écart permanent d’avec celle-ci. La logique est la suivante : la distance
que la musique appliquée au cinéma (ou à la politique) soutient d’avec le
cinéma (ou la politique) contribue à activer la distance interne au cinéma (ou
à la politique), ce qui se dit, de manière inversée, ainsi : c’est parce
que les pensées cinématographique ou politique sont elles-mêmes des pensées
d’un écart qui leur est intérieur que l’écart instauré par la musique d’avec
elles peut leur servir. Formellement : la distance entre la musique
appliquée et le cinéma (ou la politique) est au service du rehaussement de
l’écart intérieur au cinéma (ou à la politique).
Quelle est pour Eisler cette distance intérieure au cinéma
que la musique de cinéma doit rehausser ? C’est, pour Eisler, la distance
propre au cinéma entre images et sons, distance qu’il épingle exemplairement
ainsi :
« Le cinéma parlant est muet lui aussi. Ses personnages ne sont pas des êtres qui parlent,
mais des images qui parlent. […] Un film parlant sans musique n’est pas
tellement différent d’un film muet, et l’on peut même penser, à bon droit, que
plus le mot et l’image sont étroitement liés, plus la contradiction existant
entre eux et le mutisme des gens qui, en apparence, parlent, est ressentie avec
force. » [31]
Pour Eisler, c’est donc à mesure de ce que la pensée
cinématographique se déploie dans la distance maintenue entre images et sons
que la musique appliquée au cinéma doit garder sa distance d’avec une simple
fonction d’illustration, une simple homologie de mouvements, de tonalités et de
climats. Bref cette musique est distanciée
et distanciante [32]. Mieux : c’est parce qu’elle se
veut distanciée qu’elle peut être
distanciante :
« La musique doit être à la fois rapprochée et éloignée
du cinéma. […] Éloignée : en ne doublant pas automatiquement, et surtout
en ne diminuant pas, par un effet d’ambiance, la distance entre l’image et le
spectateur, mais au contraire en faisant ressortir […] le détachement de
l’action filmée et de la parole filmée et en empêchant la confusion entre la
copie et la réalité. » [33]
Ceci vaut tout autant pour la musique
« appliquée » au théâtre (pour autant que le théâtre en question joue
lui-même de la distanciation, non de l’identification : voir Brecht) mais
également à la politique, pour autant que cette politique joue bien d’une
distance intérieure (par exemple entre classes sociales et classes politiques,
donc entre déterminations objectives et parti pris subjectifs) c’est-à-dire
pour autant que cette politique est bien une pensée émancipatrice, non pas une
identification objectivante à une communauté ou une adhésion désubjectivante à
une logique étatique.
Eisler, réfléchissant en musicien ce qu’une musique servant
la politique doit être, propose ainsi le principe d’une « musique
appliquée », qui est vraiment musique quoique de manière non autonome
(musique à percevoir et entendre plutôt qu’à proprement parler à écouter), et
qui, par l’indépendance de ses mouvements par rapport à ceux du texte
politique, rehausse les écarts à l’œuvre dans la pensée politique qu’elle sert.
Somme toute si la musique renonce ici à une part de son autonomie de pensée,
elle ne fait pas ce sacrifice en vain puisque celui-ci rehausse la puissance de
la pensée politique qu’elle sert.
On sait qu’Eisler a constamment maintenu, à côté de cette
« musique appliquée », la nécessité de composer une musique dotée de
la plénitude de sa puissance artistique, d’une musique pleinement autonome. Il
n’y avait donc pas pour lui d’incompatibilité entre l’une ou l’autre forme de
musique mais plutôt puissance musicale diversifiée, la musique faisant ainsi
d’autant plus la preuve de sa puissance propre qu’elle est capable d’y renoncer
pour partie (de s’autolimiter [34])
au profit d’une autre puissance de pensée qu’elle décide de servir.
Achevons notre petit tour d’horizon en examinant comment
quelques philosophies ont thématisé la possibilité de ces rapports entre
musique et politique. Il ne s’agit pas ici de recension systématique, d’encyclopédie,
mais plutôt d’une lecture sélective et symptomale.
Adorno semble ici inévitable quoique deux obstacles se
dressent aussitôt :
— Adorno ne semble pas avoir pris en compte la pensée
politique comme telle. A contrario d’Eisler, auquel il était pourtant lié par
un long compagnonnage, Theodor Adorno a toujours été plutôt apolitique [35] : peu perspicace face à la montée
du nazisme (sa récente biographie par Stefan Müller-Doohm [36] est sur ce point très éclairante),
soucieux toute sa vie d’insertion institutionnelle plutôt que de combats
politiques, renonçant à s’associer publiquement avec Eisler quand ce dernier se
trouve attaqué par le maccarthysme, adhérant aux institutions de la RFA,
prônant une conformité feutrée au SPD, s’opposant aussi bien à ceux qui
contestaient l’opération de Suez (1956) qu’à ceux qui se dressaient dans les
années soixante contre la guerre du Vietnam, Adorno n’était nullement un
militant, ni même un philosophe critique des politiques parlementaires
occidentales.
— Adorno a explicitement thématisé le rapport de la musique
aux dimensions sociales, mais nullement son éventuel rapport à des dimensions
proprement politiques. Il s’agit donc ici d’interpréter ce qu’Adorno a pu dire
des rapports « musique et société » plutôt que des rapports
« musique et politique ».
La position d’Adorno est cependant compliquée par le fait
que se croise chez lui une double détermination subjective (extra-musicale,
c’est-à-dire au titre d’une autre subjectivité que celle de musicien) : en
effet Adorno s’est rapporté à la musique de l’extérieur à la fois comme sociologue et comme philosophe. D’où
deux problématiques tout à fait dissemblables, deux logiques distinctes quant à
la manière dont la musique se rapporte à son extérieur, « au monde ».
Il y a d’abord le concept adornien de matériau qui va lui servir de médiation pour penser le
rapport entre musique et monde social, pour thématiser les déterminations
sociales de la musique : le matériau, en tant qu’à la fois formé par les
rapports sociaux (extérieurs) et formant la base même de l’organisation
musicale (intérieure), médie la contradiction entre l’autonomie musicale [37] et ses déterminations historiques
extra-musicales.
Cet abord, qui peut sembler purement objectivant, est en
fait orienté chez lui par une logique prescriptive qui trouvera son expression
ultime dans sa problématique de « la musique informelle » où Adorno
clarifie qu’il s’agit bien, pour lui, d’une subjectivité à l’œuvre, nullement
d’un examen savant et académique.
Je soutiendrai volontiers que le croisement inattendu d’une
sociologie objectivante (matériau) et
d’une musicologie subjectivante (musique informelle) va se résoudre chez lui selon un schème
mythologique : Adorno résout la contradiction entre musique et société au
moyen d’une médiation dont la logique, me semble-t-il, est essentiellement
mythique.
Pour expliciter rapidement ce que j’appellerai « le
mythe adornien de la musique informelle », j’aurai recours à la formule
canonique du mythe que Claude Lévi-Strauss a proposée en 1955 dans son Anthropologie
structurale [38] puis reprise à partir de 1985 dans La
Potière jalouse puis dans Histoire
de lynx [39] :
Fx (a) :
Fy (b) :: Fx (b) : Fa-1 (y) [40]
que je réécrirai
ainsi
X (a)/Y (b) º X (b) : a-1 (Y)
Quel rapport avec la musique informelle ?
Celui-ci : la musique informelle est pour Adorno susceptible de traiter le
problème que, selon lui, une forme rationalisée pose au matériau musical.
Comment la musique informelle est-elle susceptible de
traiter ce problème ? Par une analogie d’ordre mythologique entre deux
rapports puisque, pour Adorno, le rapport de la forme rationalisée au matériau
musical équivaut au rapport d’un matériau rationalisé (celui du sérialisme) à
la musique informelle. Cette analogie (qui à mon sens relève d’une pensée
mythique, au sens lévi-straussien du terme) permet de commuter deux problèmes
puisqu’ici le problème qu’une forme rationalisée pose au matériau musical est tenu
pour équivalent au problème que le sérialisme pose à la musique informelle.
Prise dynamiquement, comme mouvement d’une médiation, la proposition d’Adorno
revient à énoncer que le problème qu’une forme rationalisée pose au matériau
musical peut être traité — doit être traité — via le sérialisme, par la
proposition d’une musique informelle.
Ceci se formalisera ainsi, en ce que j’appellerai la
formule du mythe adornien de la musique informelle :
R
(ƒ) / #(m) º R (m)/ƒ-1(#)
On dira donc : Adorno traite subjectivement des
rapports entre musique et société par la proposition d’une médiation (la musique
informelle) dont la cohérence est
proprement mythologique.
Adorno, par-delà sa subjectivité de sociologue, est
cependant aussi un philosophe. Cet énoncé ne va nullement de soi : certes
Adorno a écrit une « philosophie de la musique » avant d’en écrire
une « sociologie ». Faut-il relever que ni l’une ni l’autre ne sont
convaincantes, ni comme philosophie, ni non plus comme sociologie (laquelle
s’englue dans un recensement descriptif de ce qu’« il y a »).
Si Adorno s’affirme comme philosophe, c’est moins lorsqu’il
traite directement de musique (Philosophie de la musique) ou même d’esthétique (Théorie esthétique) que dans son maître ouvrage philosophique sur la
dialectique (Dialectique négative).
Le lieu n’est pas ici d’examiner comment ce livre permet ou
non de repenser, cette fois philosophiquement et non plus mythologiquement, les
rapports dynamiques entre musique et déterminations sociales. Le travail ici
reste à faire [41]…
Au total, Adorno ne fournit guère une pensée qui, à un titre
ou à un autre (celui subjectivant de musicien ou philosophe, ou celui
objectivant de sociologue), mettrait en relief des rapports entre musique et
politique puisque la dynamique subjective (mythologique ou philosophique) qu’il
déploie entre pensée musicale et déterminations historico-sociales ne transite
guère jusqu’à des déterminations proprement politiques.
Même si la philosophie d’Alain Badiou ne traite nulle part
explicitement de la musique, s’y affirme cependant une très forte
caractérisation de la politique et des arts qui peut contribuer à nous orienter
dans les rapports « musique et politique ».
Pour y introduire, voyons succinctement comment cette
conception philosophique constitue la politique et l’art comme pensées
autonomes, et ce qu’elle dit des rapports possibles entre ces deux types
différents.
Pour Badiou, l’essentiel est de tenir la politique pour une
procédure de vérité c’est-à-dire comme pensée, nullement comme gestion étatique
des rapports sociaux [42].
La politique, c’est essentiellement quelque chose qui se fait et constitue par
là des subjectivités collectives militantes. La politique se fait sous
conditions d’événements qui lui sont propres (la Révolution française, la
Commune de Paris, Octobre 1917…), selon des procédures qui lui sont
particulières (les organisations politiques) et des enjeux singuliers (moins la
question du pouvoir d’État, ou des pouvoirs sur les institutions et appareils
divers que la question que Badiou ressaisit philosophiquement sous les concepts
de justice et d’égalité).
Délivrer la conception philosophique de la politique d’une
identification à l’Histoire pour la rendre à l’événement, la desceller des
déterminations sociales pour lui restituer son tranchant subjectif, soutenir le
caractère irreprésentable de toute politique réellement émancipatrice et donc
son étrangeté radicale à toute logique « représentative », inscrire
la question de la politique aujourd’hui dans la nécessité d’inventer une
politique qui à la fois prenne acte de la péremption du marxisme et qui
soutienne une fidélité créatrice aux axiomes d’égalité et de justice de
l’ancienne politique « communiste », mettre la philosophie sous
conditions de ce qui en politique peut aller dans ce sens, voilà donc le propos
de Badiou dont je me déclare politiquement solidaire.
Propos dont il faut remarquer qu’il comporte une importante
part polémique, contre « la philosophie politique » et sa fiction
« du » politique…
La philosophie de Badiou reconnaît également chaque art (et
donc par procuration la musique) comme étant une pensée — ce qui se dit, dans
ses concepts : une « procédure de vérité » —. L’art est
production de vérités, en l’occurrence vérités du sensible. À ce titre, l’art
n’est ni dispensateur d’un plaisir innocent de toute vérité (comme dans le schème
classique, d’Aristote à la
psychanalyse), ni au service d’une vérité qui ne pourrait que lui rester
extérieure (comme dans le schème didactique, de Platon à Brecht), ni matérialisation de la seule
vérité possible (comme dans le schème romantique).
La philosophie pour Badiou n’a nullement à penser l’art
(tout art véritable s’en charge très bien tout seul), ni à constituer une
esthétique : la philosophie doit être radicalement inesthétique, non pas que renonçant à l’esthétique (cette vision
scolastique du rapport de la philosophie à l’art) elle doive se désintéresser
de ce qui se passe dans les arts, mais tout au contraire qu’elle doive se
mettre sous condition des événements artistiques c’est-à-dire s’attache à
ressaisir philosophiquement les vérités à l’œuvre dans ce que Badiou appelle
les « configurations artistiques » [43].
Jusqu’à présent les rapports entre art et politique ne sont
pas directement examinés dans la philosophie de Badiou. On peut cependant
relever deux manières de les rapporter que suggère cette philosophie :
— la première est bien sûr la philosophie elle-même en tant
que celle-ci entreprend de saisir les vérités qui la conditionnent en vue de
dégager un « temps de la pensée » qui rendent philosophiquement
compossibles ces vérités ;
— la seconde reste en creux : elle concerne « le
réseau des procédures de vérité », leur possible appariement local ou
régional, leurs rencontres immédiates, leurs alliances singulières… C’est bien
sûr, dans cette possibilité restée jusqu’à présent en creux dans la philosophie
de Badiou, que se logent mes questions concernant les rapports envisageables
entre musique et politique.
Il faudrait achever notre tour d’horizon par l’examen de
quelques subjectivités politiques se rapportant à la musique.
Ma conviction en la matière est la suivante : rien de
ce qui existe ici ne nous intéresse guère.
On dispose certes de nombreux points de vue étatiques (plus
que politiques) sur la musique. Ils consistent la plupart du temps d’ailleurs
en points de vue sur les musiciens et leurs diverses institutions plutôt que
sur la musique proprement dite ; autant dire qu’ils n’ont pour notre
question aucune pertinence [44].
L’histoire fournit également des points de vue plus
directement politiques : celui de la politique stalinienne (Jdanov), ou
celui de la politique nazie (contre la musique « dégénérée »). Il
faut remarquer dans les deux cas que, s’il s’agit bien là, à la différence des
points de vue étatiques précédents, de prises de position sur la musique et non
plus seulement sur les musiciens, ces politiques cependant restent strictement
réactives (plutôt que prospectives et créatrices) : il s’agit dans les
deux cas de « protéger » la musique de telle ou telle
« déviation » et « dégénérescence », nullement de fixer
politiquement un nouveau cap musical. Bref ces politiques rappellent la musique
à l’ordre et se rapportent à elle selon une figure policière. Et que la police
n’ait pas grand-chose à voir avec la pensée politique n’est pas pour surprendre
un militant.
Reste, bien sûr, la tentative spécifiquement nazie (plus
encore que fasciste) d’esthétiser sa
politique plutôt que de politiser l’art. Mais, outre le fait que cette
tentative n’a guère donné lieu (à ma connaissance) à une musicalisation
spécifique de la politique nazie, il faut remarquer deux choses :
— ici aussi il y a un gouffre entre « esthétique »
et œuvres d’art : esthétiser ceci ou cela [45] ne suffit nullement à créer telle ou
telle œuvre d’art (le dandy en sait quelque chose) ;
— il y aurait certes lieu d’étudier plus avant comment la
politique nazie a voulu s’esthétiser, mais ceci supposerait que soit pensé au
préalable en quoi le nazisme a bien été une politique (et la catégorie de totalitarisme n’a fait ici que forclore cette réflexion).
Au total, il n’existe donc guère — à ma connaissance (je
suis tout prêt à me pencher sur tout propos militant qu’on m’indiquerait et qui
ferait éclaircie dans ce jugement [46])
– de pensée politique créatrice qui rapporte positivement musique et
politique : en un certain sens, Eisler et Brecht n’ont pas trouvé
d’interlocuteur à leur mesure du côté de la politique militante (on sait
d’ailleurs combien ce défaut a pu leur en coûter à leur installation en RDA…)
Résumons les différentes manières de rapporter musique et
politique que nous avons rencontrées.
Il y a d’abord un type « en objectivité » qui
rapporte musique et politique via une série transitive de médiations :
culture — social — pouvoir. Notons que cette manière de rapporter est
dissymétrique : elle rapporte musique
à politique (musique®culture®social®pouvoir®politique)
plutôt que l’inverse.
Ce type se veut descriptif de la réalité, sans projet
propre, sans prescriptions subjectives. En ce sens, il thématise les savoirs
dont il se réclame comme étant « scientifiques » — selon une
acception prégaliléenne de ce terme : serait « scientifique » un
savoir « objectif », sans parti pris et désubjectivé (au demeurant en
un sens psychologique du sujet…) —.
Il y a ensuite des types subjectivés, ceux qui me semblent être au plus près de la vérité
possible d’une mise en rapport de la musique et de la politique. On a rencontré
à ce titre :
· Deux manières proprement musicales d’enchevêtrer musique et
politique qui passent par la musicalisation du style sonore soit d’un événement
politique donné (Octobre), soit d’une
époque déterminée (Requiem pour un jeune poète) — sous l’hypothèse que les affrontements politiques
d’une séquence font ici époque générale pour la pensée, que c’est donc ici la
politique qui fait époque —.
On distinguera alors deux logiques musicales possibles pour ce traitement musical d’un style
sonore : métahétérophonie ou
fusion.
Remarquons deux choses à propos du projet de fusion :
d’une part, il conduit dans le Requiem à
une impasse proprement musicale (ce que j’ai appelé le « suicide
musical » de cette œuvre), et d’autre part cette fusion procède d’une
rivalité implicite entre musique et politique (rivalité qui n’était pas à
l’œuvre dans Octobre) :
rivalité de la musique pour s’égaler à la puissance sonore de la politique.
· Différentes conceptions musiciennes :
o Schoenberg
affirme un non-rapport radical entre musique et politique, non-rapport
indifférent aux opinions dites « politiques » du musicien.
o Pousseur
déploie une intellectualité musicale qui tente de penser la musique (l’œuvre
musicale, non le musicien) avec la
sociologie, sans pour autant transiter d’une telle problématique sociologisante
à une thématique « politisante ».
o Eisler
s’attache à composer et valoriser une « musique appliquée » qui
accepte de se mettre au service de pensées hétérogènes, en particulier d’ordre
politique. D’où un type singulier de musique qui maintient sa distance propre
d’avec la politique (à ce titre, cette musique reste une pensée à l’œuvre) mais
qui cependant autolimite son autonomie réflexive (elle met en réserve la pensée
de sa pensée) pour mieux mettre en valeur la distance interne à la pensée
servie (politique, cinématographique, théâtrale).
· Deux manières « extérieures » d’aborder les rapports possibles entre musique et
politique :
o Celle
d’Adorno qu’on dira en premier ordre de nature sociologique (générant une mise
en rapport au moyen d’une médiation : le concept de matériau) et ce même si sa rationalité véritable peut être
comprise comme étant d’ordre « mythologique » plus que « scientifique ».
Mais il conviendrait d’examiner en détail ce qu’il peut en être chez Adorno
d’une manière proprement philosophique de rapporter musique et politique…
o Celle
de Badiou qui, sans singulariser la musique parmi les arts, soutient la
compossibilité de principe entre procédures de vérité et attribue à la
philosophie la responsabilité particulière d’établir les contemporanéités
singulières entre pensées disjointes.
· Enfin, nous avons buté sur l’inconsistance des tentatives
proprement politiques de rapporter musique et politique :
o Du
côté des problématiques de type étatique, il s’agit essentiellement de gestion (des collectifs de musiciens) et, dans certains cas
très spécifiques, de police
exercée contre les (r)évolutions
musicales. Or gestion + police ne sauraient composer nulle subjectivité pour telle ou telle musique…
o Du
côté des pensées politiques (militantes), rien ne semble véritablement suggérer
la nécessité pour elles de s’allier à la pensée musicale active ni, moins
encore, en indiquer une possibilité.
J’ai indiqué vouloir réfléchir aux questions posées par
Laurent Feneyrou en musicien et
militant. C’est à ce titre, doublement subjectif [47], qu’il me faut maintenant ressaisir
synthétiquement l’espace des possibles esquissé ci-dessus.
Je le ferai sous l’angle principal suivant : comment
rapporter la musique à la politique ? J’ai suggéré que l’angle inverse
(comment la politique peut-elle — doit-elle — se rapporter à la musique ?)
me semble politiquement inconsistant, particulièrement aujourd’hui, à l’époque
où une politique émancipatrice doit réinventer pratiques et pensées face au
nihilisme [48]
des « démocraties parlementaires occidentales ».
Parmi les manières de rapporter musique et politique, je
propose de distinguer celles qui mobilisent une médiation et celles qui
conçoivent le rapport immédiatement.
Il s’agit ici essentiellement [49] de conceptions d’ordre
philosophique : la philosophie procure les médiations pour « penser
ensemble » musique et politique en avançant pour ce faire tel ou tel
concept philosophique : celui de « contemporanéité de pensée » par
exemple chez Badiou, celui de « matériau » ou de « dialectique
négative » chez Adorno.
D’où trois types de médiation selon que celle-ci se conçoit
dialectiquement, mythologiquement ou comme contemporanéisation.
Ici la mise en rapport de musique et politique est, en
principe, symétrique.
Rapport médié par un troisième terme relevant : |
de la dialectique : |
Adorno |
négativité |
d’une mythologie : |
Adorno |
matériau |
|
d’une contemporanéité d’ordre philosophique : |
Badiou |
ex. : constructivisme |
On distinguera trois manières de rapporter musique à
politique :
· La première est distanciante : c’est celle d’Eisler et de sa « musique
appliquée ». Notons que la musique ainsi « rapportée » est
intérieurement affectée par ce rapport (qui ne lui est donc pas entièrement
extérieur) : dans les termes d’Eisler, elle sera entendue plus
qu’écoutée ; dans mes termes, plus abstraits, elle sera une pensée mais
non plus une réflexion sur cette pensée. Au total cette musique, je le
rappelle, opère simultanément une triple distanciation :
— entre musique et politique,
— interne à la musique (par
distinction d’un nouveau type de musique : la « musique
appliquée »)
— et interne à la politique
(entre l’objectivité des situations et les subjectivités intervenantes).
Ainsi le rapport
musique-politique apparaît-il ici en partie constituant (constituant du moins d’un certain type de musique,
mais peut-être également d’un certain type de politique [50]) et pas seulement constitué (par rapprochement de deux termes préexistants et
préformés).
· La deuxième (plus hypothétique) serait celle de l’homologie
ou du modèle : il s’agirait ici d’une musique qui serait composée sur le
modèle d’une politique donnée, c’est-à-dire qui prendrait pour modèle (formel)
telle ou telle composante d’une politique pour en déduire ses propres
opérations compositionnelles. Il s’agirait par exemple d’étendre les analogies
musicales thématisées par Pousseur à des logiques politiques (et non plus
seulement sociales) en sorte par exemple — imaginons — qu’un nouveau type de
polyphonie vienne musicalement formaliser un type spécifiquement politique de
débat.
Dois-je ainsi avouer que j’ai
depuis longtemps le projet d’une pièce orchestrale dont l’organisation
instrumentale formalise l’événement politique que fut l’apparition spontanée le
1° mai 1968 place de la Bastille d’une « démocratie de masse » [51] qui préfigurait, sans que personne ne
s’en doute alors, les événements politiques qui allaient suivre. Un moment dans
Farben [52] (mettant en circulation une petite
formation de chambre prélevée dans le grand orchestre et constamment variée)
suggère ce qu’une telle formalisation musicale pourrait être…
Appelons formalisatrice cette modalité où il s’agit, pour la musique, de
formaliser selon ses ressources propres une pratique politique
singulière :
· La troisième manière serait celle que pratiquent les œuvres
de Prokofiev et Zimmermann et que j’ai nommée musicalisation d’un style
sonore constitué par la politique (événement ou époque).
Cette troisième manière se distingue de la précédente en ce qu’ici la réalité
sonore de la politique reste concrètement présentée dans la musique (alors que
dans la manière « formalisatrice » précédente, le modèle que fournit
la politique est abstrait et reste enfoui sous la musique).
On pourrait distinguer le rapport à la politique de ces deux
dernières manières musicales de procéder (musicalisation/formalisation) en disant que dans la musicalisation le style sonore (dé) signe la politique là où la formalisation musicale la signifie. Je mobilise ce faisant la distinction proposée par
Lacan entre signe et signifiant :
« Le signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un,
tandis que le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. » [53] :
dans la manière dite musicalisante,
le style sonore musicalement
distingué représente la politique comme matérialité pour la musique tandis que dans la manière dite formalisante, la
structuration abstraite de la politique représente la politique comme forme
de pensée pour la musique.
Remarquons cependant que les deuxième et troisième manières
partagent une importante propriété : toutes deux retiennent de la
politique une forme pour en faire
l’enjeu même de leur propos (musical).
Nietzsche avait déjà relevé cette tendance de l’art à
prendre pour fond ce que d’autres modes
de pensée tiennent pour une simple forme en sorte, écrivait-il, que pour les artistes la vie semblait se
présenter « à l’envers ». J’appellerai « dualité » cette manière d’intervertir forme et fond (comme on
dualise mathématiquement par interversion des objets et des fonctions [54]) pour la distinguer de la manière
« distanciation ».
D’où le tableau suivant :
Rapport sans médiation |
Distanciation |
Application de la pensée musicale |
Eisler |
Dualisation |
Formalisation musicale |
? |
|
Musicalisation d’un style sonore |
Octobre Requiem |
Si l’on ajoute la thèse-Schoenberg d’un non-rapport entre
musique et politique aux types précédemment distingués, on aboutit alors au
tableau suivant des sept manières de rapporter/non-rapporter musique et
politique :
(1) Aucun rapport |
Schoenberg |
||
Rapport sans médiation |
(2) Distanciation |
Application de la pensée musicale |
Eisler |
Dualisation |
(3) Formalisation musicale |
[Pousseur] |
|
(4) Musicalisation d’un style sonore |
Octobre Requiem |
||
Rapport philosophiquement médié par un troisième terme relevant : |
(5) de la dialectique |
négativité |
Adorno |
(6) d’une mythologie |
matériau |
Adorno |
|
(7) d’une contemporanéité |
ex. : constructivisme |
Badiou |
Je voudrais terminer ce petit examen en thématisant plus
avant le principe d’une dualité entre musique et politique, principe qui me
semble, au total, être particulièrement pertinent.
Rappelons : il s’agit là d’un thème subjectif, d’un
projet, d’une thèse, d’un projet, nullement d’un constat ou d’une description
(il serait bien sûr absurde de soutenir que musique et politique seraient par
essence duaux). Il s’agit donc ici moins
d’une dualité que d’une dualisation : moins d’un état objectif que d’un processus subjectif.
Notons d’abord que cette dualisation est rendue possible par
le fait que musique et politique sont des pensées de même type, c’est-à-dire
des pensées réflexives (ou pensées qui pensent également leurs pensées — d’où,
au demeurant, l’importance des intellectualités tant musicales que politiques…) [55].
Ceci posé, la dualisation ne se réduit pas à la polarité
forme/fond mais peut s’entendre entre musique et politique plus largement [56]. En effet on peut étendre la dualisation
des formes et des fonds à une dualisation du temps politique et de l’espace
musical.
Le principe de cette dualisation généralisée serait le
suivant :
· La politique fait époque, on l’a vu, mais elle ne fait pas
pour autant monde : un monde lui est toujours donné, que la politique va
transformer (révolutionner/réformer). [57]
· À l’inverse, la musique fait monde (il y a le monde de la
musique) mais elle ne fait pas époque (en général, s’entend) : c’est
d’ailleurs ce qui permet toujours d’écouter la musique de Bach aujourd’hui là
où une relecture politique de Marx est moins immédiate (voir par exemple ma
tentative concernant les thèses sur Feuerbach).
Plus encore
· La musique fait monde en produisant un temps (le temps
musical) qui lui est propre.
· La politique fait époque en changeant le monde (qui n’est
pas « son » monde).
Ainsi le monde de la musique transforme le temps alors que
le temps politique (époque) transforme
le monde dans lequel elle intervient. Dualité, encore une fois !
Soit la dualité d’un faire musicalement monde avec du temps
et d’un faire politiquement époque avec un monde.
Cette dualité d’un temps politique (ou époque) qui change le monde et d’un monde de la musique qui
supplémente le temps peut se formaliser ainsi :
Cette dualité a des effets subjectifs qu’on peut présenter
ainsi :
· Pour la politique (s’entend pour le militant), le monde de
la musique ne fait pas monde mais constitue une région à l’écart qui
n’intéressera guère la politique.
· Par contre, on l’a vu, pour la musique (et pour le
musicien), l’époque politique apparaît bien (dans certains cas) comme époque.
Il y a donc dissymétrie :
· La musique apparaît pour la politique comme utopie puisque son monde n’existe pas pour la politique, ni
comme monde, ni comme lieu de pensée : politiquement, la musique est
hors-lieu. En ce sens, la musique ne saurait être tenue pour utopique que par un militant, non par un musicien.
· À l’inverse, la politique qui fait époque n’apparaît pas
pour la musique comme uchronie.
Cette dissymétrie rend compte de ce que la musique puisse
choisir de se mettre au service (didactique) de la politique, mais que le
mouvement inverse n’ait guère de sens.
Il faut remarquer au finale que la possibilité subjective de
cette dualité instaure ce qu’il faut bien appeler une rivalité potentielle
entre ces deux pensées, rivalité qu’on ne retrouve pas entre la musique et un
autre art, ou entre musique et sciences, ou entre musique et amour, rivalité
qui explique en partie le point de vue soutenu par Arnold Schoenberg.
Je poserai ainsi volontiers que la dualité-rivalité tient lieu entre musique et politique de cette fraternité qui peut
rapporter la musique à un autre art, du conditionnement sous lequel la musique peut se disposer à l’égard
d’une science, de cette alliance
qui peut se nouer entre musique et pensée de l’amour, de la compatibilité que la musique peut rechercher vis-à-vis d’une
philosophie.
Musique et |
Rapport musical de |
Symétrie du rapport ? |
un autre art |
Fraternité |
Oui |
sciences |
Conditionnement |
Non |
amour (psychanalyse…) |
Alliance |
Oui |
politique |
Dualité |
Non |
philosophie |
Compatibilité |
Non |
Terminons en remarquant l’importance de différencier les
différentes musiques coexistant à l’intérieur d’un même et unique monde de la
musique (de la même manière, somme toute, qu’il est essentiel de différencier
les différentes politiques à l’intérieur d’une même et unique époque).
À ce titre, la position d’Hans Eisler a pour mérite
d’inventer un type de musique qui se trouve médier le rapport contradictoire
entre musique-art et musique-culture [58].
Il y aurait donc (au moins) trois grands types de musiques
au sein d’un unique monde de la musique :
Types de musique : |
Entités musicales concernées : |
Pensée musicale ? |
Réflexion (ou pensée de cette pensée) ? |
Rapport au sensible : cette musique doit |
musiques-culture |
Morceaux de musique |
Non |
Non |
pouvoir se faire oublier. |
musique appliquée |
Pièces musicales |
Oui |
s’entendre. |
|
musique-art |
Œuvres musicales |
Oui |
s’écouter. |
*
À Laurent Feneyrou nous interrogeant sur le « lien
musique/politique, leur improbable synthèse, leur indéfectible scission », je répondrai in fine par ces trois prescriptions subjectives :
· délier toute
connexion « objectivante » entre musique et politique ;
· soutenir l’importance (pour le musicien comme pour
quiconque : pas plus, mais pas moins non plus) d’être militant d’une politique émancipatrice de son temps, et
d’endurer courageusement l’indéfectible scission des deux pratiques (de musicien et de militant) ;
· donner droit à une valeur proprement musicale d’éventuelles
musiques appliquées [59],
non comme improbable synthèse (dans une « improbable » musique
politisée) mais comme distanciation
créatrice.
––––––
[1]
Voir les Notes d’intention du colloque Résistances
et utopies sonores (Ens, 2004)
[2] Jean-Marie
Donegani, en éditorial du numéro de la revue Raisons politiques consacré au thème Musique
et politique (Presses de Sciences Po ; Paris – mai 2004).
[3] Il y a certes chez
Lénine une corrélation politique-pouvoir-révolution — « Le problème
fondamental de toute révolution est celui du pouvoir. » (Sur la dualité
du pouvoir, 9 avril 1917) — mais ce n’est pas là pour autant une
identité.
[4] Remarquons que
l’axiome inverse — « tout pouvoir concentre des enjeux politiques »
—, celui que convoque implicitement notre politologue, n’est pas de Michel
Foucault…
[5] Cf. Peut-on
penser la politique ? (Seuil, 1985), D’un désastre obscur (Éd. de l’Aube,
1991), Conditions (Seuil, 1992), Abrégé de métapolitique (Seuil, 1998).
[6] La disjonction
politique du subjectif par rapport à l’objectif s’appelle, chez Marx
« communiste » et chez Lénine « avant-garde ». Chez les
deux, l’organisation du subjectif, non transitive à l’organisation objective,
s’appelle « Parti ».
[7] Marx et
Engels : Études philosophiques, Éd. Sociales, 1968 – pp. 61…
[8] Marx :
« C’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de
l’homme. » (Manuscrits de 1844, Éd. Sociales, 1968, p. 93)
[9] depuis l’année
scolaire 1965-1966 et la constitution au lycée Louis-le-Grand (classes
préparatoires) d’un Comité Vietnam de Base…
[10] Je m’en tiendrai
ici à des prises de position internes au XX° siècle.
[11] J’emprunte cette
catégorie à Gilles Dulong qui l’avait suggérée lors d’un Samedi d’Entretemps
consacré au livre de Martin Kaltenecker : La rumeur des batailles.
[12] Au passage, c’est,
je pense, ce qui explique l’intérêt de cette œuvre pour le compositeur Serge
Prokofiev : s’il a pu mettre son métier musical au service de cette URSS
dont l’adversaire principal devenait le fascisme et le nazisme (Prokofiev s’est
définitivement réinstallé en URSS à partir de 1932), c’est aussi pour des
raisons proprement musiciennes : parce que ce qui s’y passait alimentait
son désir de nouvelles frontières en matière de sonorités et de discours
musicaux.
[13] Mon attitude vis-à-vis de la politique (1950) — Le
Style et l’idée, Buchet/Chastel, 1977, p. 385-386
[14] id. p. 385
[15] Est-ce loyal ? (1947),
p. 191-193
[16] Casterman, 1972
(coll. Mutations-orientations, n° 19)
[17] Il s’agit dans ce
livre d’un séminaire tenu en 1970 au Centre de sociologie de la
musique
de Bruxelles (op. cit., p. 7)
[18] Comme institution
d’un rapport entre deux rapports disjoints
[19] p. 24
[20] p. 25
[21] Voir la seconde
partie de ce livre : La question de l’ordre dans la
musique nouvelle (p. 81)
[22] Du contrat social, I.8
[23] O.C., tome VIII,
p. 133
[24] Au passage, on
pourrait se demander si ceux qui s’arrangent si facilement d’une analogie individus/sociétéºnotes de
musique/série mesurent bien que l’individu est ici réduit au statut de pur
élément manipulable, bref que l’individu n’y est guère une conscience pensante
mais bien plutôt une voix… électorale. Où se révèle un abîme entre voix
électorale (irresponsable par essence : nul n’a jamais de compte à
rendre de son bulletin de vote) et voix musicale (niveau minimal de
responsabilité musicale)…
[25] Esquisse pour une rhapsodie pathétique, numéro Beethoven de la revue L’Arc (1970)
[26] Voir Albrech
Betz : Musique et politique. Hans Eisler, le Sycomore,
1982 : p. 69, 146, 148, 204
[27] Adorno et
Eisler : Musique de cinéma, L’Arche, Paris, 1972
[28] op. cit.
p. 19
[29] p. 167
[30] p. 167
[31] p. 85-86
[32] Elle se dispose
ainsi à l’exact opposé de cette fonction traditionnellement attachée à la
musique de film : faire coaguler un ensemble disparate d’images, de
discours et de sons…
[33] p. 155-156
[34] Faut-il rappeler
l’importance, en politique également, d’une telle capacité à
l’autolimitation ? Solidarnocz, par exemple, l’avait amplement rappelé au
début des années quatre-vingt…
[35] Voir
exemplairement son interprétation apolitique et psychologisante du
fascisme-nazisme via sa catégorie de « personnalité
autoritaire » ! Où Adorno se refuse à penser que c’est le fascisme
qui fait le fasciste, que c’est la politique nazie qui rend nazis la plupart
des Allemands, et nullement l’inverse…
[36] Adorno, Gallimard, Paris, 2004
[37] Autonomie musicale
qui, pour Adorno, ne se joue nullement au niveau d’un éventuel monde de la
musique qu’il ne reconnaît pas comme tel…
[38] p. 252
[39] Pour un examen
détaillé de cette « formule canonique », voir le livre, d’une joyeuse
érudition, de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss, Odile Jacob,
Paris, 1998
[40] « Tout mythe
(considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation
canonique du type :
Fx (a) :
Fy (b) @Fx (b) :
Fa-1 (y)
dans laquelle, deux termes a et b
étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions x et y,
on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies
respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions :
1° qu’un des termes soit remplacé par son contraire
(dans l’expression ci-dessus a et a-1) ;
2° qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur
de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus y et a). »
(Anthropologie structurale, Plon,
1958, p. 252-253)
[41] Voir le prochain
séminaire (Ens, 2004-2005) sur la Dialectique négative d’Adorno…
[42] Cette gestion
existe bien, elle a sa propre légitimité ; la politique peut y avoir
rapport mais elle ne se constitue nullement comme pensée à l’endroit de l’État,
du pouvoir, de la société ou de l’Histoire…
[43] Voir son Petit
manuel d’inesthétique, Seuil, 1998
[44] D’où ce que Badiou
relève comme la dimension intrinsèquement comique de l’idée même de
« politique culturelle » : quand la gestion des corporations musiciennes
se travestit en figure de pensée…
[45] L’esthétique
prétend substancialiser les arts comme le thème « du » politique
prétend le faire pour la/les politique(s).
[46] L’examen des
prises de position des surréalistes dans les années vingt face à la politique
du PCF fournirait un exemple négatif particulièrement éclairant d’un
non-rapport art-politique camouflé en rapport artistes-apparatchiks (voir leur
piteuse figure négociant la servilité politique contre des places d’artiste
officiel…).
Lire sur ce point le volume 2 des archives du
surréalisme : Vers l’action politique (juillet 1925 –
avril 1926), Gallimard, 1988.
[47] L’unité de ces
deux subjectivités ne va nullement de soi. Il ne va d’ailleurs même pas de soi
qu’une telle unité soit souhaitable…
[48] Nihilisme passif, s’il est vrai que
le nihilisme, depuis que Nietzsche en a délivré la formule (« Plutôt
vouloir le rien que ne rien vouloir » — Généalogie de la morale), se décline en
deux versions qui s’affrontent violemment : le nihilisme actif du « vouloir
le rien, plutôt que ne rien vouloir », et le nihilisme passif du moindre mal, du
« Ne rien vouloir, plutôt que courir les risques inhérents à tout
vouloir »…
Faut-il préciser qu’encourager, face au nihilisme, la
nécessité des « vouloirs » (on peut vouloir quelque chose, et on
n’est pas condamné au dilemme nihiliste du « ne rien vouloir ou vouloir le
rien ») n’implique nullement d’argumenter l’existence d’une « volonté », c’est-à-dire d’une « capacité »
préalable, a fortiori d’ordre psychologique…
[49] On pourrait
imaginer d’autres types de médiations : j’ai indiqué mes réserves
concernant les médiations « sociologiques » mais, en droit, la liste
ici présentée n’est nullement close.
[50] Il ne va pas tout
à fait de soi que toute politique s’accorde à une telle « musique
appliquée »…
[51] « Démocratie
de masse », rude et vigoureuse comme il se doit : elle faisait suite
à des affrontements, face au Cirque d’Hiver, entre militants de l’UJCML et
service d’ordre de la CGT. Une fois la manifestation dispersée, les discussions
informelles ont brassé les différents « publics » en d’innombrables
groupes spontanés où les confrontations d’arguments remplaçaient désormais les
insultes.
[52] Pour une analyse
détaillée de ce moment-faveur dans la troisième pièce opus 16 de Schoenberg,
voir mon livre La singularité Schoenberg, Éd. Ircam-L’Harmattan, 1998
[53] Séminaire L’angoisse (livre X,
p. 77, 178…)
[54] Remarquons le jeu
d’une telle dualité dans la formule canonique du mythe de Claude Lévi-Strauss
citée plus haut par la transformation de Fy (a) en Fa (y)…
[55] Alain Badiou
insiste en philosophie sur la différence, interne aux différentes
« procédures génériques », entre celles qui pensent leurs pensées (arts et politique) et celles qui ne
le font pas — c’est-à-dire pensent sans penser pour autant leur pensée — (sciences et amour).
[56] Faut-il rappeler
que « musique » désigne ici l’art musical, nullement les musiques
culturelles, et que « politique » désigne ici les politiques
émancipatrices, nullement les politiques étatiques ou de domination ?
[57] Il n’y a pas
« le monde de la politique », sauf en un sens journalistique.
[58] Rapport
contradictoire dont l’équivalent se retrouve dans d’autres modes de pensée
(voir science/technique, amour/sexe, politique/social…).
[59] Accueillir
l’existence de « musiques appliquées » (musique de cinéma, musique de
théâtre, musique de danse, musique de politique…), c’est se réjouir d’un
agrandissement du monde de la musique. Ainsi la polyphonie des différentes
musiques au sein d’un même monde de la musique est une vertu, non un péril pour
l’art musical. Comme Pousseur nous l’a suggéré, polyphonie est en effet un
nom convenable pour thématiser musicalement une « démocratie de
masse » interne au monde de la musique.