en quoi la musique constitue-t-elle un monde à part entière ?

Conditions, conséquences…

(EHESS, Séminaire Musique et sciences sociales — 16 décembre 2002)

 

François Nicolas

 

« La musique fait le musicien » Karl Marx

 

 

Argumentaire

 

Il s’agira de soutenir la thèse suivante : à elle seule, la musique constitue un monde à part entière, qu’on appellera « le monde de la musique ».

 

On introduira d’abord aux enjeux de cette thèse, en particulier face à la sociologie de la musique qui privilégie pour sa part une « société des musiciens » contextualisée dans de plus grands ensembles sociaux. A contrario de la doxa « le musicien et ses œuvres », il s’agira pour nous de penser « l’œuvre et ses musiciens ».

 

Pour caractériser la consistance propre du monde de la musique, il faudra nous doter d’une catégorie musicienne de monde appropriée à notre enjeu. Pour ce faire on examinera successivement le concept mathématique de topos (théorie des catégories) puis le concept philosophique de situation-univers (Alain Badiou) bâti par saisie philosophique du premier.

 

À partir de là, on examinera la manière dont la musique satisfait aux trois propriétés d’un monde, peuplé d’objets et de relations : être infiniment vaste (en sorte de pouvoir traiter de l’intérieur de lui-même tout « morceau » de ce monde) ; être clos sur lui-même (les opérations qui s’y effectuent ne sauraient en faire sortir) ; être centré autour d’un objet logique interne (apte à ordonner les objets du monde et donner mesure de leur intensité d’existence).

On interrogera le rôle central joué en cette affaire par le solfège qui sera thématisé comme transcendantal immanent au monde de la musique.

 

On examinera enfin quelles conséquences tirer d’une telle déclaration d’existence d’un monde musical.

On verra que, si la musique remonte à la nuit des temps, le monde de la musique, lui, dispose d’une date de naissance aisément repérable. On précisera sur cette base en quel sens peut-on soutenir à la fois que la musique est une (« il y a la musique ») et plurielle (« il y a bien des musiques »).

De la résistance au sonore constitutive du monde de la musique, on déduira les différentes figures de l’im-monde pour qui l’habite ou le fréquente.

On éclairera les rapports qu’entretiennent les musiciens à ce monde qu’ils viennent régulièrement « visiter » sans à proprement parler lui appartenir. On en tirera quelques conséquences sur le contenu même de l’intellectualité musicale (ou réflexion du musicien pensif).

De ce que l’autonomie du monde de la musique n’est pas une autarcie, on enchaînera sur les conditions de possibilité d’une histoire musicale. Il apparaîtra qu’une histoire de la musique, pour sa part, ne saurait être autonome et qu’elle n’est jamais histoire que pour les musiciens, non pour les œuvres.

 

On en conclura sur la nécessité d’un courage singulier pour soutenir le hiatus incomblable entre un monde musical et une histoire musicienne.

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Commençons par une petite description phénoménologique.

 

Je me mets au piano. J’improvise. Je convoque spontanément mes savoirs : savoirs théoriques (gammes, accords, rythmes…) — « Allons-y pour une petite valse, pourquoi pas en si bémol majeur… » — savoirs pianistiques (doigtés, déliés, division main droite / main gauche…). Je varie ma valse, puis je la quitte, et abandonne du même coup sa tonalité. J’improvise désormais plus librement : je jette sur le clavier un geste ébouriffé ; il sonne comme un appel. Je le reprends, le répète, le distends, lui fournit une réponse. Mon corps s’échauffe, mes gestes deviennent plus rapides, mes doigts courent sur les touches, projettent de brusques griffures sur le damier noir et blanc ; je m’exalte, m’emporte ; l’allure se précipite. Je joue désormais free (comme diraient les jazzmen) en alternant repos et tornades ; je saute sans transition d’un extrême l’autre — il me suffit pour cela d’une infime durée — en sorte que coexistent désormais la neige et le feu, le siroco et le ciel bas et lourd… De nouvelles possibilités s’ouvrent à mes doigts, à mes bras, à mon buste, à mon corps et je m’y jette, les exploitant sans souci de cohérence — je ne compose pas, j’explore —. Je m’échauffe toujours davantage : mon cerveau calcule les harmonies déployées en travers du piano. De nouveaux rythmes se pressent pour voir le jour ; je les laisse percer mais d’autres aussitôt se bousculent pour les remplacer.

L’instrument vibre désormais de toute sa masse ; je garde enfoncée la pédale sostenuto et le vaste corps mécanique garde mémoire de mes frappes. Le son enfle, épais ; je l’interromps brusquement puis, aussi subitement, le relance. J’engendre ainsi de larges rythmes faits de coulées sonores entrecoupées de silences impromptus, plus ou moins longs. Je me tourne maintenant vers la droite du clavier ; mes doigts font grelotter les aigus. Puis voici à l’extrême-gauche les graves profonds, les basses les plus noires qui ébranlent la table d’harmonie et réquisitionnent l’épaisseur de mes avant-bras. Je suis emporté par ce torrent sonore que je ne cesse pourtant de déclencher. Je ne peux m’arrêter : il y a tant à explorer… Je reviens au médium du clavier puis soudainement écarte les bras dans toute leur envergure pour embrasser simultanément l’ultra-aigu et l’ultra-grave, et la chevauchée endiablée repart de plus belle. Je suis le piano qui gronde. Mon corps l’enserre, l’épouse, vibre avec lui, le caresse et le frappe, éprouve ses vibrations, le fait chanter. Je suis la voix qui monte et les rugissements qui sourdent. Je suis les accords et motifs qui s’enchevêtrent, se bousculent, s’interrogent et se répondent. Je suis le flux capricieux qui tantôt hésite, tantôt jaillit après un bref appui sur une cellule ou une formule comme un ruisseau retrouve de l’énergie à buter sur une pierre ou un détour de son lit.

Jouer et penser sont identiques : il y a bien sûr les limitations qu’apporte à mon jeu une technique pianistique rouillée, mais je tire parti de ces imprécisions : je les intègre au flot sonore car ces incertitudes et difficultés corporelles participent de ce qui se déploie là ; il ne s’agit pas d’interpréter un texte fixé à l’avance mais de faire exister quelque musique qui n’en brillera pas moins d’être d’un toucher rugueux, d’une démarche claudicante, et mes bafouillements, me renvoyant à Thelonius Monk, relancent la verve du discours. J’opère avec ce que j’ai, sans me soucier d’éventuels auditeurs : je joue pour moi, je suis dans la musique échevelée et elle me requiert, m’enlève et me ravit. J’esquisse un blues mais repars aussi vite hors de toute structure convenue : ce qui compte, c’est l’idée brève qui passe, qui vient m’atteindre et qu’il me faut laisser paraître. Le suspens résonnant d’un geste appelle une plus vaste pause. Le flot s’immobilise, le piano laisse vibrer toutes ses cordes, l’écho s’éteint doucement.

Soudain une petite main me tire par la manche : « Papa, tu peux m’attacher les cheveux ? » « Ma fille, laisse-moi. Je ne suis pas là ! » « Mais Papa, tu es ici, à côté ! » « Non, petite, je suis ailleurs, dans la musique. Ne me parle pas, ne me touche pas, laisse-moi ! »

 

Pourquoi cette petite histoire que chacun a sans doute expérimentée, sous cette forme ou sous une autre ?

Pour cette évidence d’abord, évidence quasi-physiologique : les affects qui sont les miens quand je joue de la musique sont des affects singuliers, mes gestes physiques également, et même mon corps n’est plus le même. Mon corps s’éprouve dans des gestes qu’il ne produit nulle part ailleurs : mes doigts ne bougent jamais comme ils bougent là sur le clavier, ni mes avant-bras, et mon équilibre assis sur le tabouret ne ressemble à aucune autre posture de ma vie ordinaire. Ces gestes sans égal et cette configuration singulière du corps accompagnent des affects non moins singuliers : ce que j’éprouve là n’est ni la joie du travail intellectuel, ni la volupté amoureuse, ni le plaisir de l’effort sportif, ni la tourmente des angoisses ordinaires. Je pourrais certes dire qu’il s’agit là de joie, de plaisir, de volupté, d’angoisse mais à condition d’ajouter aussitôt : oui mais de joie musicale, de plaisir musical, de volupté musicale, et d’angoisse musicale en faisant alors porter tout le poids sur le terme musical pour indiquer que la différence marquée par l’épithète l’emporte ici sur le partage du nom commun, pour suggérer que les syntagmes « joie musicale » et « plaisir musical » sont devenus des noms propres et non plus l’appropriation particulière d’un sentiment général. Tous ces affects qui m’ont emporté, traversé, que j’ai vécu aussi intensément qu’il est possible de vivre des passions, sont une création, non une traduction d’affects que je connaîtrais ailleurs et qui viendraient simplement se concrétiser au piano. Le jeu instrumental m’a fourni une panoplie d’affects, une palette de sentiments que l’on ne saurait connaître si l’on ne joue pas soi-même de la musique. La musique a agrandi l’espace, ajouté des sensations sans égal, prodigué un nouveau champ d’expérience.

Corollairement, tout ce que j’ai vécu là, je ne saurais le traduire dans le vocabulaire des affects ordinaires. Je peux toujours indiquer, une fois le couvercle du piano refermé : « j’étais vraiment content de jouer ! » ; je n’aurais ainsi rien dit qui permette à quelqu’un d’éprouver ce qui s’est passé là. Je peux, comme je viens de le faire, raconter ma petite histoire mais je ne ferai ainsi que pointer une singularité plutôt que de transmettre cette expérience originale.

À mon enfant qui me sollicitait car il me voyait en train de jouer — et j’étais bien en effet dans le salon familial, dans l’espace domestique, donc sollicitable — je ne pouvais donc que répondre : « Je suis ailleurs ! Tu me crois dans ce lieu partagé, mais je suis parti ailleurs. Je suis dans un autre monde, un monde parallèle au tien, à celui des activités communes, et peu m’importe qu’il soit l’heure de passer à table ou de te peigner ou de te raconter une histoire avant de te conduire au lit car là où je suis, ces mots table, peigne et lit n’ont rigoureusement aucun sens ».

*

Je vous ai raconté cette petite histoire pour introduire à ce mot de monde, pour ancrer cette catégorie de monde de la musique dans une expérience connue de tout musicien : il y a en effet une évidence pratique, concrète, expérimentable de ce que la musique — particulièrement quand on la joue et qu’on l’épouse physiquement au plus près de ses infimes tours et détours — compose à elle seule un monde, un monde détaché des situations ordinaires, un monde peuplé de ses propres êtres (harmonies, mélodies, rythmes, timbres, gestes, instruments, corps…), un monde où apparaissent des existences n’ayant aucun équivalent exact dans les situations courantes.

 

Ce fond phénoménologique ainsi brossé, passons à un examen plus théorique de la notion de monde de la musique.

I. Pourquoi soutenir que la musique, à elle seule, forme un monde à part entière ?

La thèse radicale que je voudrais soutenir devant vous est donc celle-ci : la musique forme un monde à part entière qu’on appellera le monde de la musique.

Mais pourquoi cette thèse ? À quelles préoccupations veut-elle répondre ? Quels en sont les enjeux ?

I.1 À quoi cette thèse s’oppose-t-elle ?

D’abord de quoi cette thèse veut-elle se distinguer ?

I.1.a. Distinguer le monde de la musique de la société des musiciens

Il s’agit essentiellement de controverser l’idée qu’une sociologie de la musique pourrait suffire à rendre compte de ce monde de la musique, de ces opérations singulières que sont les opérations musicales, de l’existence des pièces et œuvres musicales, etc. La sociologie de la musique étudie la société et ses musiciens, éventuellement la société des musiciens et les différentes « sociétés musicales ». Les opérations proprement musicales sont ici considérées comme transitives à d’autres opérations socialement constituées ; elles sont saisies dans leur extériorité fonctionnelle, non dans leur capacité immanente d’instituer des univers cohérents. La sociologie ne dispose d’ailleurs pas d’un concept de monde, dissolvant toute identité de ce type au profit de la notion de société, pire encore : au profit de la catégorie substantialisante de social

I.1.b. Quelques exemples

I.1.b1. Pas de contextualisation possible d’un monde

Pour procéder à cette dissolution, l’un des outils privilégiés de la sociologie est l’opération de contextualisation. Mais s’il existe bien quelque chose comme un monde, cette opération n’a alors guère de sens à son endroit car un monde ne saurait avoir de contexte [1] : en effet la conviction moderne — cantorienne — est qu’il n’y a pas de méta-situation, de Situation pour les différentes situations, ou encore qu’il n’y a pas de méta-monde, de Monde des mondes, de Grand Univers, ou encore qu’il n’y a pas de Tout apte à situer et contextualiser chaque situation.

La sociologie ne semble d’ailleurs pas disposer de concept de totalité ; elle procède par découpage d’entités partielles prélevées dans un vaste tissu conjonctif. Pour la sociologie, pas de tout fermé sur soi mais seulement des entités poreuses, prises dans une incessante circulation les traversant de part en part.

Face à cette sociologie de la musique, on soutiendra que si la société des musiciens existe bien, il s’agit ici de penser la musique en y mettant au centre les œuvres et non plus les musiciens, et, pour cela, il faut pouvoir penser la musique comme monde.

Ou encore : là où la doxa articule « le musicien et ses œuvres » (voir le plan convenu des monographies musicologiques), il s’agit de renverser le propos et d’examiner « l’œuvre et ses musiciens ».

I.2 Les questions en travail

Quelles sont les questions qu’il s’agit de faire travailler à la lumière de cette thèse d’un monde de la musique ?

I.2.a. L’œuvre et son musicien…

Il s’agit d’abord de remettre l’œuvre musicale au centre de notre dispositif de pensée et, corollairement, de relocaliser le musicien comme subordonné à la musique. Tant que la musique n’est qu’une région intégrée à un univers plus vaste, qu’un champ parmi d’autres, tant qu’elle est saisie en son extériorité relationnelle plutôt qu’en son intériorité opératoire, la consistance intrinsèque de la musique, sa logique propre ne sauraient être dégagées.

I.2.b. L’autonomie musicale

Plus généralement, il s’agit d’examiner dans quelle mesure la musique sait être autonome, c’est-à-dire norme d’elle-même.

La musique ne sait-elle que demeurer sous la subordination d’autres normes de pensée ? Thomas d’Aquin le pensait : pour lui la musique était subalternée à l’arithmétique et il prenait cette disposition en bonne part : comme modèle de la docilité requise pour la pensée, non comme défaut ou défaillance. Il écrivait ainsi, au départ de sa Somme théologique : « La musique s’en remet aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique. » [2]

La subordination de la musique à des lois exogènes est thématisée, depuis les Grecs, selon une triple modalité : alternativement, la musique serait essentiellement sous tutelle

·       des mathématiques,

·       de la physique,

·       de la psychologie.

Il faudrait compléter cette liste d’une autre subordination, plus récente : celle de la musique aux sciences sociales (sociologie, économie, etc.).

Contre ces positions, il s’agit, en soutenant la consistance propre d’un monde de la musique, d’affirmer la capacité de la musique à se doter de ses propres lois, de sa propre logique, de son propre régime d’existence — nous allons voir comment —.

I.2.c. Un faux dilemme : art formel ou fonctionnel…

Il s’agit également de sortir d’un faux dilemme : la musique devrait choisir entre être un art formel (un jeu sans enjeu, un art pour l’art sans vérité possible) ou un art fonctionnel (la musique au service d’un x qui ne serait pas elle). Pour échapper à cette alternative, il nous faut penser une « musique pour la musique » — et pour rien d’autre —, mais cependant une musique en puissance immanente de beauté, autant dire de vérité proprement artistique. En tendant les énoncés, je dirais que de la capacité de la musique de « faire monde » dépend sa capacité de faire beauté du sonore et non pas d’être simplement l’expression neuve d’une réalité qui lui préexisterait. Il en va donc de sa capacité à échapper à l’alternative de la joliesse décorative (cas du formalisme) ou de la séduction propagandiste (cas du fonctionnalisme).

I.2.d. Législation de l’existence

En proposant de penser la musique comme monde, nous nous attaquons également à ces autres questions : comment légiférer sur ce qui existe ou n’existe pas musicalement ? Qu’est-ce qui est ou n’est pas de la musique ? Qu’est-ce qui compte vraiment en musique, qu’est-ce qui importe un peu, beaucoup… ?

Ces questions sont récurrentes dans tous les débats sur la musique : par exemple les 4’ 32” de silence de Cage sont-elles ou non une pièce de musique ? Il n’y a aucune réponse évidente à cette question… Autre exemple : selon quel protocole rationnel trancher de l’influence ou non de la différence de sexes des musiciens sur les œuvres ? [3]

Va-t-on légiférer sur ces questions de l’intérieur du monde de la musique ou en extériorité (par exemple à partir de distinctions sociales) ?

Nous allons voir que la thèse de la musique comme monde conduit à lui reconnaître cette capacité immanente de normer ce qui existe ou non musicalement, plus encore à autodéfinir une intensité proprement musicale d’existence : qu’est-ce qui, en musique, existe un peu, beaucoup, absolument, pas du tout ? Nous verrons comment la musique s’est dotée d’une telle capacité…

I.2.e. De l’axiomatique sociologisante

Vous comprenez que notre démarche ne peut être ici qu’axiomatique, c’est-à-dire procéder de décisions de pensée (explicitement exposées au principe de la démarche) à leurs conséquences (normées selon une logique elle-même explicitement présentée).

Si l’on examine la sociologie de la musique sous cet angle axiomatique, on peut voir qu’un de ses axiomes serait le suivant : c’est l’artiste qui fait l’art, c’est le musicien qui fait la musique et si un musicien fait quelque chose qu’il décide d’appeler « musique », il s’agit ipso facto de musique. Bref, le musicien serait le souverain de la musique.

Variante de cet axiome : c’est le contexte musicien qui fait la musique, non plus cette fois l’artiste individuellement mais la société des musiciens, ce qui va se dire ainsi : si quelque chose est programmé dans un concert (transposition : si un objet est installé dans un musée) alors cette chose est ipso facto une pièce de musique (respectivement cet objet est une œuvre d’art).

La question immédiate qu’introduit cet axiome est alors : mais qui est déclaré musicien quand cette identité ne procède plus d’un faire de la musique mais détermine au contraire ce que veut dire qu’en faire ?

Deux voies ici pour répondre :

— Sera considéré comme musicien celui qui est dit tel par la société (en général par la société des musiciens). On bute alors sur l’usage de ce mot par la société (pourquoi celle-ci déclare-t-elle certains individus musiciens et d’autres chefs de gare ?) ou sur la consistance propre de ce qu’est « une société musicale » par opposition, par exemple, à « une société par actions »…

— Sera considéré comme musicien qui se déclare tel. Cette voie bute alors sur le statut ainsi donné à la parole, sur son adéquation supposée à l’identité réelle de la personne (que pense-t-on alors des gens qui se déclarent Napoléon, Jésus… ou Beethoven ? Leur déclaration doit-elle être également prise au pied de la lettre ?).

Ce mouvement de report répété des déterminations sur une cause première fait penser aux discours théologiques mobilisant, pour expliquer le monde, un deus ex machina, un dieu « bouche-trou » : car si toute origine inconnue d’un phénomène est renvoyée à une même cause-Dieu, il faut bien ensuite se demander quelle est la consistance interne d’une telle origine fourre-tout, d’un tel asile d’ignorance qui se trouve alors surdéterminé par les caractéristiques les plus hétérogènes. D’où les interrogations traditionnelles pour comprendre comment un Dieu aimant peut-il être également un Dieu créateur, et juste, et tout-puissant, et vengeur, et attentif à chacun, et respectueux des lois naturelles qu’il a instaurées, etc.

I.2.f. Pas de définition de la musique mais une axiomatisation

À tout cela, j’opposerai l’axiome inverse que c’est la musique qui fait le musicien, que c’est l’œuvre qui fait ses musiciens, que n’est musicien que celui qui fait de la musique et qu’il faut donc bien avoir une détermination intrinsèque de la musique : non point une définition mais une caractérisation de son monde.

En ce point se dessine l’originalité de mon propos : éviter la voie de la définition de la musique [4] pour emprunter la voie d’une caractérisation intrinsèque de ce que veut dire « faire de la musique », bref, de la consistance propre d’un monde de la musique.

 

Venons-en à la caractérisation de ce qu’est le monde de la musique et pour cela, caractérisons d’abord ce qu’est un monde — à quelles conditions peut-on parler d’un monde ? — pour examiner ensuite comment cette catégorie de monde peut valoir pour la musique.

II. Qu’est-ce qu’un monde ?

Le point capital est que nous disposons aujourd’hui de concepts de monde contemporains des pensées les plus aiguës et actives.

On dispose en fait d’un double concept de monde : un concept mathématique et un concept philosophique, et — avantage supplémentaire — le second s’articule explicitement au premier. On dispose donc d’un système coordonné de deux concepts de monde qui constitue, pour nous musiciens pensifs, une donation à partir de quoi il va nous être possible de travailler pour notre propre compte.

• Le concept mathématique est celui de Topos : il a été déployé à partir de la topologie algébrique la plus récente, dans le cadre de la théorie des catégories (née dans les années 1940). Le concept de topos a été introduit à la fin des années 60 par le mathématicien français Alexandre Grothendieck et fait depuis partie intégrante du corpus mathématique usuel [5].

• Le concept philosophique est celui de situation-univers ; il se déploie depuis les années 1990 dans la philosophie d’Alain Badiou. Il s’agit là de la création d’un concept, non d’un propos académique. Trait supplémentaire : le concept de situation ainsi philosophiquement construit par Alain Badiou l’a été selon un protocole minutieux et inventif de dialogue avec le concept mathématique de topos.

 

Examinons rapidement ces deux concepts.

II.1 Le concept mathématique de topos

Indiquons, le plus simplement, possible, les ingrédients de ce qui constitue un topos.

 

• Un topos est composé d’objets reliés par des flèches. On définit sur ce réseau orienté d’objets un certain nombre d’opérations aux noms plus ou moins clairs (cônes, limites, égalisateurs, produits, sommes, exponentiation…).

• Avec ce matériau, on construit d’abord des diagrammes (des ensembles empiriques de quelques objets reliés par quelques flèches), puis des catégories c’est-à-dire des ensembles dotés d’un minimum de consistance interne (en gros la composition associative de flèches d’une catégorie est une autre flèche de la catégorie : on ne sort donc pas de cet ensemble par associativité des flèches).

• On définit ensuite un concept de grande catégorie (techniquement dit : catégorie à clôture cartésienne [6]) telle qu’on ne puisse en sortir par combinaison des opérations définies précédemment. [7]

• On définira alors un topos comme étant une telle grande catégorie dotée en sus d’une logique interne (techniquement dit : un topos est une catégorie à clôture cartésienne dotée d’un classifieur de sous-objet [8]).

Au total, un topos est donc un ensemble vaste (infini, a minima) d’objets reliés par des relations orientées, ensemble clos (dans lequel on opère sans jamais en sortir) et centré autour d’une logique interne.

II.1.a. « Topos of music »

Les premières tentatives d’appliquer cette théorie mathématique des topos à la musique commencent à voir le jour. Il faut citer ici le mathématicien suisse — également pianiste de jazz — Guerino Mazzola qui vient de sortir un très épais traité (1 500 pages !) intitulé précisément Topos of music. Nous avons dirigé ensemble à l’Ircam un séminaire Entretemps (2000-2001) sur musique et mathématiques et je profite de cette occasion pour vous indiquer la publication en juin prochain par l’Ircam d’un fort volume tiré des actes de ce séminaire. Le travail de Mazzola se situe cependant dans une orientation très différente de la mienne, je ne m’étends pas ici sur ce point [9].

*

Pour passer d’un concept mathématique de topos à une catégorie musicienne de monde, il est préférable de transiter par le concept philosophique de situation-univers — je ne développe pas sur ce point de méthode qui, à mon sens, est plus général : la philosophie est la médiation royale pour penser « en même temps » mathématiques et musique — [10].

II.2 Le concept philosophique de situation-univers

Depuis plusieurs années, Alain Badiou déploie une évaluation philosophique de ce qui se pense dans les mathématiques autour de la théorie des catégories. Ce travail a pris la forme d’un séminaire à l’École Normale Supérieure (rue d’Ulm) sans donner lieu à d’autres publications que des notes de travail [11]. Mais un vaste livre, Logiques du monde, est désormais annoncé qui rendra publique cette élaboration conceptuelle. Je vais aujourd’hui résumer les quelques conclusions de ce travail indispensables à mon propos sur la musique.

Badiou reprend philosophiquement le concept mathématique de topos sous le nom de situation.

L’idée philosophique de la situation est de constituer un lieu possible pour l’apparaître, une localisation pour l’être-là (le Dasein philosophique), une logique pour les phénomènes. La conviction de départ est bien sûr cantorienne : il n’y a pas de Tout, d’Ensemble des ensembles, d’Univers des univers, de Monde des différents mondes possibles. Il faut donc considérer que n’importe quel être, n’importe quel étant, n’importe quel apparaître, n’importe quel phénomène nécessitent une localisation dans une situation donnée, particulière, non universelle puisqu’il n’y pas d’Univers où « tout » pourrait prendre place, être situable…

Le concept philosophique de situation est la donation d’un tel lieu non global (par définition il y aura toujours une situation, et puis une autre, et encore une autre, sans Méta-Situation récollectant et contextualisant « toutes » les situations possibles). Ce lieu est doté d’une consistance propre en sorte de pouvoir y normer l’apparaître c’est-à-dire mesurer ce qui y existe ou n’y existe pas, discerner ce qui y apparaît avec plus ou moins d’intensité, distinguer les phénomènes à forte prégnance de ceux dont l’importance est négligeable, etc.

La construction de ce concept philosophique de situation suit minutieusement l’élaboration mathématique du concept de topos au prix, bien sûr, d’une importante renomination conceptuelle, de significatifs changements d’accents et d’un certain nombre de remaniements dont je vous ferai aujourd’hui grâce. Badiou aboutit ainsi à la construction d’un concept de situation-univers doté de propriétés apparentées à celles du concept mathématique de topos.

Une situation-univers est, comme un topos mathématique, un ensemble ayant trois importantes propriétés :

• Il est clos sur lui-même de telle manière qu’on ne puisse en sortir par ses opérations immanentes.

• Il est suffisamment vaste pour qu’on puisse embrasser de l’intérieur de cette situation toute région finie de cette même situation (il offre un recul tel qu’on n’est pas obligé d’en sortir pour examiner ce qui se passe dans telle ou telle de ses régions.

• Une telle situation est enfin dotée d’une logique interne prenant la forme tout à fait originale d’un objet particulier de la situation.

II.2.a. Le transcendantal immanent à la situation !

Badiou interprète ici le concept mathématique de classifieur de sous-objets en mobilisant le concept philosophique de transcendantal. L’idée est la suivante : là où Kant établissait l’existence de conditions transcendantales à la possibilité même qu’il y ait expérience de ceci ou cela [12], Badiou pense le transcendantal d’une situation comme ayant le même statut que tout autre entité de la situation et étant donc soumis au même protocole de validation que tout autre entité. Ainsi le transcendantal — qui par définition rend possible toute expérience — rend ici possible, dans les mêmes conditions, l’expérience de lui-même. Le transcendantal n’est donc plus transcendant à la situation mais lui est immanent ; en particulier le transcendantal apparaît dans la situation selon les mêmes règles d’immanence que celles qu’il fixe lui-même pour n’importe quelle « entité » ou « chose » de la situation.

II.2.b. Trois propriétés essentielles

En résumé, une situation-univers est une situation vaste, close et normée par un transcendantal immanent.

Je ne saurais ici m’étendre sur cette philosophie [13]. Mon propos ici n’est pas philosophique mais musical. Pas plus que je ne pense en mathématicien, je ne pense en philosophe ; je pense en musicien, très exactement en ce type particulier de musicien que j’appelle musicien pensif.

Une brève incise sur ce point.

II.3 L’intellectualité musicale

Le musicien pensif se distingue du musicien artisan, par la pratique de ce que j’appelle l’intellectualité musicale. L’intellectualité musicale du musicien pensif désigne la manière dont un musicien pense la musique, manière très différente de celle dont une œuvre pense cette même musique.

• L’œuvre en effet pense la musique — c’est ce qui donne matière à son propre déroulement —. Elle pense également la pensée musicale qu’elle est — cela se matérialise en ces bifurcations, inflexions, rebroussements de toute œuvre par rapport à son contexte musical —. Ainsi une œuvre pense, et pense sa pensée. Tout cela, qu’on appellera pensée musicale, l’œuvre l’accomplit avec des notes et des sons, non avec les mots et les phrases de nos langues ordinaires.

• Le musicien, lui, participe bien sûr de cette pensée de l’œuvre — de cette pensée musicale à l’œuvre — mais il y ajoute une activité qui lui est tout à fait singulière, la pensée qu’on dira cette fois spécifiquement musicienne et qui consiste à projeter la pensée musicale dans le langage, dans sa langue de musicien, par exemple dans la langue française que je suis en train de vous parler. Cette projection, le musicien peut la faire selon différentes modalités, plus ou moins théoriques, plus ou moins métaphoriques (cela produira différents styles d’intellectualité musicale) mais cette activité de projection reste le propre du musicien : ce n’est pas là un travail de l’œuvre (ainsi pensée musicale et pensée musicienne font deux), mais ni non plus un travail de philosophe, a fortiori de mathématicien.

Il y a donc une différence de forme entre pensée musicienne et pensée musicale. Je tenterai tout à l’heure d’en relever cette fois une différence de contenu, mais il me faudra pour cela avoir élaboré la catégorie musicienne de monde.

Avant d’y venir, encore deux petites remarques.

II.4 Polysémie du mot « musique »

D’abord, il faut bien voir que le mot « musique » dont j’use et abuse prend, selon le contexte, différents sens.

Le mot musique a au moins trois sens enchevêtrés :

·       Il nomme le monde de la musique comme tel. En ce sens il n’y a qu’un seul monde de la musique, non pas plusieurs.

·       Il nomme les musiques qui s’y jouent, musiques ici saisies comme diversité culturelle : en ce sens, il y a plusieurs musiques dans cet unique monde de la musique (le jazz, la musique tzigane…) comme il peut y avoir plusieurs régions ou continents dans un même monde.

·       Il nomme enfin l’art musical, ce qu’il y a d’art dans ce monde et en ce sens, il n’y a qu’un art musical là où règne par contre la pluralité des cultures musicales.

En résumé, il y a un seul monde de la musique, et un seul art musical mais une pluralité de musiques qui n’ont pas pour ambition cet art musical mais seulement d’exister comme telles au sein de ce monde.

II.5 Pluralité des mondes sans Univers totalisant

Remarquons ensuite : la musique n’est qu’un monde, non pas bien sûr Le Monde (qui n’existe pas !). Il y a donc des mondes, et non pas Un Monde unique ; et ces différents mondes coexistent. On y entre, on en sort (rien de plus commun pour un musicien que d’entrer et sortir du monde de la musique) : rien qui relève là de la science-fiction ! C’est simplement qu’il faut changer notre conception de ce qu’est un monde. Employons-nous y !

III. La catégorie musicienne de monde

Suivant le fil de pensée du concept mathématique de topos et du concept philosophique de situation-univers, je poserai que la musique constitue un monde en tant que la musique dispose d’une triple propriété :

1.     elle est infiniment vaste ;

2.     elle est close sur elle-même ;

3.     elle dispose d’une logique propre pour étalonner les existences musicales.

Ces thèses s’opposent trait pour trait aux thèses suivantes :

·       La musique serait un domaine fini et restreint prélevé dans un monde plus vaste qui en fournirait le contexte.

·       La musique serait ouverte aux quatre vents ; ses opérations seraient saturées d’identités sociales et techniques.

·       La musique serait subordonnée à d’autres domaines et logiquement soumise à d’autres disciplines de pensée (la mathématique, la physique, la psychologie, la sociologie…).

Disons :

— La thèse combinatoire de Barbaud ou Philippot où la musique est pensée comme musique écrite procédant d’une combinatoire sur un alphabet fini…

— La thèse marxisante d’Adorno, où la musique est reflet d’une société et prend position sur les conflits de cette société.

— La thèse subalternante de Thomas d’Aquin où la musique est vassale d’une pensée majeure.

Contre ces thèses, reprenons une à une nos trois propriétés.

III.1 La musique est infiniment vaste

Il faut d’abord se demander : de quoi exactement le monde de la musique est-il peuplé ? Qu’y a-t-il dans ce monde qui justifie de le considérer comme monde ? Quels sont donc les objets et relations de ce monde ?

III.1.a. Les objets musicaux

Ce sont les sons et les notes, les harmonies et les mélodies, les timbres et les instruments, les voix et les chœurs, les pièces et les œuvres…

III.1.b. Les relations musicales

Ce sont les relations musicales de toutes sortes : entre harmonies, entre mélodies et thèmes, entre voix et timbres, etc. Une tonalité est une relation musicale, un développement thématique de même, et une rétrogradation, et une modulation, et un contraste de timbre, et une forme-rondeau, etc., etc.

III.1.c. Remarque sur les musiciens

Remarque importante : on indexera les musiciens au registre des opérations musicales ; le musicien est celui qui prête un instant la matérialité de son corps pour réaliser une opération musicale comme celle, par exemple, qui va relier l’objet musical « partition » à cet autre objet musical qu’est une réalisation sonore de cette partition. Le musicien est celui qui matérialise un instant un vecteur musical, rien de plus et rien de moins. C’est dire — on y reviendra — qu’une fois son opération effectuée, le musicien disparaît du monde de la musique dans lequel il n’est à dire vrai apparu que comme une sorte d’ange, peut-être un fantôme, mais sûrement pas une identité constituée.

III.1.d. Axiome d’infinité

Le point qui pour le moment nous intéresse est que ce monde peuplé d’objets musicaux et de relations musicales est infiniment vaste, non pas seulement potentiellement mais actuellement.

Rappelons : on ne saurait démontrer l’existence de l’infini et il convient de le déclarer, c’est-à-dire de le décider [14] Je déciderai donc que la musique ne s’exempte pas de cette conception galiléenne des situations pour laquelle toute situation est infinie et poserai comme thèse que le monde de la musique est infini, c’est-à-dire inépuisable par une série finie d’opérations.

III.1.d1. Objection

On pourrait objecter : mais le monde de la musique a été bâti par une série d’opérations humaines, donc nécessairement finie ! Ce à quoi je répondrai : certes, cette série d’opérations est discrète et n’a pu être que finie, mais la musique édifie un monde qu’elle ne construit pas pierre après pierre ; pour bâtir son monde, la musique mobilise, investit, parcourt, explore, découvre un matériau sonore infini. La matière même du monde de la musique est donc prélevée dans le chaos ontologique général et non pas rassemblé, atome par atome, par la musique.

Ou encore : la musique fait monde en prélevant dans un « il y a » qui la précède. Le matériau de travail de la musique, celui qui fournit l’humus même de son monde — le matériau sonore — est bien infini et la musique peut infiniment l’explorer. C’est d’ailleurs bien ainsi qu’elle travaille, et progresse de fait : en découvrant constamment de nouvelles possibilités d’opérations proprement musicales dans un matériau sonore jusque-là informe.

Soit : le matériau et par là les objets de la musique sont en droit infinis. Du même coup, les opérations elles-mêmes qui relient entre eux ces objets sont elles-mêmes en droit infinies (même si leurs types actuellement répertoriés ne le sont pas).

Ou encore : il n’est pas vrai que la musique procède par combinatoire finie sur un matériau fini (par l’algèbre restreinte d’un tempérament donné sur un orchestre délimité) car cette finitude n’est que la finitude d’un prélèvement sur une base elle-même infinie.

III.1.d2. Un débat…

Un débat, ce faisant, se loge ici : si le matériau de la musique, ses objets, sont les notes, alors en effet le domaine de la musique [15] est fini. Mais je soutiens que le matériau de la musique, ce sont les sons, non la note [16] laquelle relève d’une autre logique — on va voir laquelle… —.

Résumons : si la musique est ce qui s’organise pour résister au sonore en donnant forme au son informe, alors le monde des choses musicales est infini et non pas discret et dénombrable.

III.1.d3. La vastitude

La vastitude du monde de la musique procède de cette infinité. Si l’on suit le parallèle proposé avec la vastitude des topos [17], il s’agit par exemple de constater que l’on peut ressaisir de l’intérieur du monde de la musique toute partie finie de ce monde. Qu’est-ce que cela veut dire ? Prenons un exemple.

Supposons une pièce de musique existante : c’est, comme on dit, un morceau de musique, autant dire une partie finie du monde de la musique. L’hypothèse de la vastitude est alors qu’il est toujours possible d’examiner cette pièce de l’intérieur du monde de la musique et qu’aussi grande soit cette pièce, il y aura toujours place pour son examen musical endogène.

Que désigne cet examen ? Finalement une réalité toute simple, phénoménologiquement bien répertoriée : c’est que toute pièce de musique est évaluable par une autre pièce de musique ; c’est qu’une pièce de musique se situe toujours peu ou prou par rapport à d’autres pièces qu’elle « évalue ». Ceci est particulièrement manifeste pour ces pièces singulières qu’on appelle des œuvres [18]. Une œuvre dialogue toujours avec d’autres œuvres, soit qu’elle en cite expressément une, soit qu’elle fasse référence plus discrètement à une autre, soit qu’elle se situe dans le prolongement implicite de telle autre ; en ce sens, une œuvre « éclaire » d’autres œuvres, les écoute, et, respectivement elle est « éclairée » — autant dire écoutée — par d’autres. C’est dire que la saisie d’une pièce de musique peut se faire de l’intérieur du monde de la musique et qu’il n’y a nul besoin pour cela du discours du musicien, du regard extérieur du critique — rappelons que la meilleure critique d’une œuvre musicale, c’est une autre œuvre musicale, et non pas un texte écrit dans la langue dont j’use actuellement —.

*

Ainsi la musique est infiniment vaste. Elle remplit donc notre première condition.

III.2 Clôture

Venons-en à la seconde caractéristique d’un monde : il est clos c’est-à-dire fermé à ses opérations internes. Soit : on ne sort pas du monde de la musique par le jeu indéfiniment répété des opérations musicales. On a beau poursuivre ces opérations dans tous les sens, on reste dans ce monde.

Donnons de cela quelques exemples.

III.2.a. Le jazz, une région du monde de la musique

Vous jouez du jazz. Vous improvisez donc. Vous pouvez pour ce faire utiliser des thèmes d’origine très diverses : un negro spiritual, un air de Broadway, une chanson des Beatles, etc. Ce qui importe est de swinguer : vous êtes immédiatement de plein pied dans l’espace de jazz.

Maintenant, prenez le parti d’abandonner progressivement le swing : vous allez sans rupture passer au piano bar, ou à une improvisation de style « classique », ou encore à une danse latino-américaine ; en tous les cas vous aurez quitté le domaine du jazz en suivant simplement le fil immanent de votre improvisation.

 

Bref, le jazz n’est pas clos sur ses opérations : une déformation continue du swing l’annule. Conclusion : le jazz à lui seul ne saurait constituer un monde ; il est seulement une région ou un continent du monde de la musique.

III.2.b. Un arrêt extrinsèque

Maintenant, vous improvisez au piano comme je le décrivais tout à l’heure. Ces opérations, aussi diverses soient-elles, ne sauraient vous conduire hors de la musique. Elles peuvent tout au plus amener à suspendre la musique, à interrompre, à arrêter, le morceau ou l’improvisation étant finis, mais rien là qui excède la capacité autonome de la musique de s’arrêter. Par contre si quelqu’un vous attrape par la manche et vous interromps en cours de jeu, là, vous sortez bien de la musique mais selon le principe transparent d’une opération exogène, extrinsèque (dont ce serait trop dire qu’elle est transcendante à l’immanence musicale). Cette césure n’infirme donc nullement la thèse d’un monde de la musique clos sur ses opérations.

III.2.c. Des opérations musicales

Plus généralement toutes les opérations musicales peuvent être indéfiniment prolongées, combinées, répétées, récollectées mêmes : elles ne conduisent pas en dehors de la musique.

 

La tonalité : une région du monde de la musique

Prenons comme exemple l’opération harmonique « modulation ». Il est patent que tout un développement de la pensée musicale s’est fait par progressive exploration de l’épaisseur du monde de la musique lorsqu’il était parcouru sans relâche par cette opération « modulation ». L’expérience historique (via Wagner) a montré qu’on pouvait ainsi tordre et retordre le discours musical, sans en sortir… L’opération « modulation » a pu ainsi conduire à sa propre dissolution par saturation sans que pour autant on ait atteint une sorte de point de butée, une limite ou un horizon, une frontière du monde. Autant dire que la musique tonale ne saurait constituer à elle seule un monde puisque, comme pour le jazz, on peut très facilement en sortir par des opérations immanentes.

*

Nous soutiendrons donc que le monde de la musique est clos pour les opérations musicales. Voilà notre seconde condition.

III.2.d. Objection : et le musicien ?

Une objection surgit alors : et le musicien ? Ne sort-il pas, lui, de ce monde sans problème, pour aller par exemple se restaurer ou dormir, et puis pour y revenir une fois ses forces reconstituées ?

Il est clair en effet que si le musicien comme individu faisait partie de la musique, alors la musique ne saurait être un monde puisqu’une de ses opérations immanentes — le musicien — ne cesserait d’en sortir.

III.2.d1. Remarque

Il faut bien comprendre un aspect de cette clôture d’un monde : quand on habite un monde, on ne sait pas qu’il s’agit là d’un monde parmi d’autres. Le monde dans lequel on habite — pour peu qu’il s’agisse bien d’un monde, non d’un pur et simple « il y a » qui peut rester entièrement chaotique —, ce monde n’a nullement l’apparence d’un monde mais fournit simplement la possibilité d’une expérience stable des choses qui apparaissent. Pour l’habitant d’un monde, il n’y a nulle frontière de ce monde et l’idée même qu’il puisse y avoir un en dehors de son champ d’expérience n’a strictement aucun sens pour lui.

III.2.d2. Le musicien n’habite pas le monde de la musique

Autant dire que l’individu musicien ne saurait être un réel habitant du monde de la musique. À proprement parler, il n’est ni objet musical, ni même opération musicale : comme je l’ai dit, il vient simplement servir de support matériel temporaire à une opération musicale.

Au total, l’existence de musiciens entrant et sortant du monde de la musique ne déqualifie donc pas la propriété de ce monde d’être clos sur lui-même.

III.3 Transcendantal

Venons-en maintenant à notre troisième caractéristique d’un monde : l’existence d’un transcendantal normant ce que veut dire y apparaître, étalonnant l’intensité d’existence dans ce monde.

Quelles sont les propriétés qu’on doit exiger d’un transcendantal musical pour qu’il soit à même de prononcer : « musicalement ceci existe et ceci n’existe pas vraiment, ceci existe un peu et ceci beaucoup » ?

Il y a en a essentiellement deux :

1) Il doit s’agir d’abord d’un objet particulier de ce monde. Ce doit donc être un objet présenté selon les mêmes règles de présentation que tout autre objet musical [19].

2) Cet objet doit pouvoir mesurer précisément ce qu’est une intensité d’apparition en musique. Le transcendantal fixe une sorte de gradation dans l’intensité d’existence et, sur cette base, établit la possibilité d’opérations logiques fixant ce qui compte et ce qui ne compte pas. Techniquement [20], les mathématiciens associent l’objet précédent (le classifieur de sous-objets W) à sa capacité d’établir une relation d’ordre (partielle) à partir de laquelle il devient possible de classer, d’ordonner ce qui existe dans le topos, autant dire pour nous dans la situation musicale.

 

Quel peut donc bien être cet objet dans le monde de la musique ?

III.3.a. Deux exemples

Pour introduire à la réponse que je vais proposer, prenons deux petits exemples musicaux.

III.3.a1. Un recours à la partition

J’écoute à la radio une interprétation du concerto en Sol de Maurice Ravel par Pierre-Laurent Aymard. Soudain je suis saisi par un détail que je n’avais jamais entendu comme cela : nous sommes en plein développement du premier mouvement et le piano soliste s’est brusquement arrêté au bord du vide, en surplomb instable d’un fragile glissando de harpe. Les instants qui suivent me laissent sur le qui-vive, puis le piano reprend son discours mais sa manière souveraine de suspendre son propos et de laisser place à la frêle harpe m’a fait plonger au cœur même de la musique déployée par l’œuvre. J’appelle ce type de moment un moment-faveur ou « moment favori ».

Quelle a été ma réaction, une fois l’œuvre achevée ? Comment tenter de répondre aux questions qui affluaient : « Mais que s’est-il donc exactement passé là ? Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu ce moment avec cette intensité ? »

Ma réponse, réponse de musicien, a été de me précipiter sur la partition pour voir ce qui était écrit là, pour retrouver ce moment dans le texte, et comprendre ce que Pierre-Laurent Aymard avait fait de la lettre du concerto. Mon réflexe — tout naturel pour un musicien — était donc de me reporter au texte écrit pour mieux évaluer la nature musicale exacte de ce qui s’était passé : comment ce moment était-il inscrit dans la partition ? Dans la grâce et la faveur renversante de ce moment, quelle était la part exacte du texte et celle de l’interprète ? Comment évaluer précisément l’opération de Pierre-Laurent Aymard : avait-il relevé un détail inscrit de tout temps dans la partition ou avait-il ajouté une possibilité laissée en blanc par le texte ? Dans tous les cas évaluer ce qui s’était passé là passait par la convocation de cet instrument de mesure que constitue la partition [21].

III.3.a2. Le trouble de la lettre musicale

Second exemple : un enfant apprend à lire et écrire la musique. On lui dessine les portées, puis on y situe les notes en leur donnant un nom et laissant à plus tard la question des durées. On lui montre comment à chaque grosse tâche noire sur les portées correspond une touche sur le clavier du piano et on lui demande de restituer chaque note ainsi inscrite en chantant son nom propre : « do, ré, mi… ». Si l’enfant chante un peu faux, on n’insiste pas trop — dans un premier temps du moins — sur cet écart : l’important n’est pas ici la qualité vocale mais l’intelligence musicale du rapport entre notes et sons. On instruit l’enfant d’un code plutôt qu’on ne l’éduque à la qualité vocale d’une réalisation musicale.

Très vite cependant, l’enfant bute sur la logique de ce code, ne serait-ce que parce que ce qui suit « sol-la-si » c’est à nouveau « do », mais qu’il faut maintenant chanter ce do autrement que le premier nommé car il est une octave plus haut. Le rapport entre sons et notes devient ainsi plus complexe, moins unilatéral. Et si l’on fait durer le do ou si on le joue plus fort, son nom ne change pas mais par contre si la voix baisse et dérive indûment vers le grave, alors on quitte le do et on déclarera à l’enfant que maintenant il chante faux. Toutes ces opérations qui apparaissent comme une seconde nature pour le musicien instruit peuvent être aussi, on le sait, un véritable casse-tête pour l’enfant qui reste souvent perplexe devant ces rapports entre notes et sons, un peu comme l’écolier à qui on apprend que B et A fait BA mais que M et A ne font pas « ÉmA ». Et qui ne se souvient de la perplexité du collégien confronté pour la première fois de sa vie au x de l’algèbre, à cette très curieuse opération consistant à nommer ce qu’on ne connaît pas, à fixer l’inconnue d’une lettre puis à calculer sur cet identifiant vide en misant sur un dénouement heureux permettant enfin de connaître ce qu’il recouvrait ?

Dans ces différents cas, l’intervention de la lettre, qu’elle soit musicale (la note), littéraire (alphabétique) ou mathématique va fixer un régime d’existence. Finalement le do, comme la lettre A ou la lettre algébrique x, indexe ce qui structuralement compte dans le phénomène pris en compte et il le fait par mise en relation ordonnée de ce phénomène par rapport à d’autres (le do est entre le si et le …).

III.3.b. Le solfège, transcendantal musical

Ces deux petits exemples voulaient introduire à mon hypothèse de travail : le transcendantal musical, c’est le solfège.

Ma thèse est que le transcendantal du monde de la musique est constitué par l’ensemble des symboles musicaux permettant l’écriture, soit par la totalité des signes du solfège. La structure du solfège — ce qu’un Danhauser a appelé pour des générations de musiciens en herbe « Théorie de la musique » [22] — constitue donc la structure même du transcendantal musical.

En quoi le solfège est-il à même de remplir cette fonction de transcendantal dans le monde de la musique ?

III.3.b1. Un objet musical

Remarquons d’abord qu’il constitue bien un objet répertorié du monde de la musique : le solfège musical n’est pas une chose extérieure à la musique, appartenant aux domaines de la philosophie, ou de la mathématique, ou de la littérature. Il constitue une production sui generis de la musique, et chacun sait combien le solfège fonctionne comme pierre de touche subjective : qui ne connaît pas le solfège se sentira exclu de la compréhension profonde du monde de la musique ; il pourra certes s’approprier telle région (c’est le cas pour les pratiquants de telle musique traditionnelle) mais il restera handicapé pour s’approprier la logique générale de la musique.

Le solfège, donc, est une norme du monde de la musique qui lui est interne.

Au passage, il faut rappeler l’échec de toutes les tentatives pour remplacer ce solfège musical par une littéralisation non musicale, par exemple par un chiffrage décalqué de l’arithmétique. L’examen des propositions de Rousseau [23] sur ce point est très éclairante… [24]

III.3.b2. Une mise en ordre

Ensuite ce solfège est une mise en ordre des réalités sonores qui comptent pour la musique, mise en ordre qui institue une gradation quantifiée des existences musicales. Ainsi le solfège instaure une échelle ordonnée et mesurée des hauteurs, une autre des durées, et une troisième des intensités.

III.3.b2.i    Le cas particulier des timbres

Il est vrai que le solfège échoue à faire de même en matière de timbres. Ce point est pour nous intéressant : il indique que les timbres, et donc peu ou prou les instruments de musique constituent une sorte de limite interne au monde de la musique, une série d’objets qui n’ont pas exactement le même statut que les autres objets musicaux que sont les hauteurs, durées et intensités. [25].

III.3.b2.ii  Les ordres partiels du solfège

Revenons aux ordres partiels dont est capable le solfège.

On voit qu’il s’agit grâce au solfège d’ordonner les durées, les hauteurs et les intensités (une croche est plus brève qu’une noire, un do plus grave que le qui le suit, un pianissimo est plus doux qu’un piano…) et de fixer une échelle graduée des acuités d’existence musicale.

III.3.b2.iii L’objet minimal [26]

Point remarquable : cette échelle est établie à partir d’un minimum d’acuité d’existence que constitue la lettre de silence : la durée d’une petite note de silence — différentiel minimal — fixe ainsi ce que la théorie des topos appelle objet minimal. On trouve dans l’exemple musical suivant la lettre fixant ce minimum en deuxième position :

III.3.b2.iv  La partition comme mise en ordre

Sur cette base, le solfège constitue une mise en ordre plus générale en classant chronologiquement les événements sonores : une partition est de ce point de vue la constitution d’un ordre partiel déterminant avec le plus de précisions possibles ce qui vient avant, ce qui vient après, et ce qui est synchrone.

Notre solfège est donc bien doté de tous les attributs attendus d’un classifieur de sous-objets.

III.3.b3. Le fonctionnement du solfège

Voyons maintenant comment les opérations qu’il autorise lui permettent de fonctionner effectivement comme transcendantal du monde de la musique.

Reprenons pour cela nos deux petits exemples précédents : celui de l’écoute du Concerto en sol de Ravel et celui de l’apprentissage du solfège chez l’enfant.

III.3.b3.i    Le Concerto en Sol

Dans le cas du Concerto en Sol, le solfège constitue le recueil des signes de différenciation dans lequel la partition a puisé pour inscrire les existences musicales destinées à compter. La pratique consistant à se reporter à la partition pour apprécier ce qui s’était réellement passé lors de l’interprétation par Pierre-Laurent Aymard du concerto ne vise pas à limiter l’existence musicale à la seule exécution des lettres du solfège ; tout au contraire, elle vise à prendre mesure de l’existence musicale effective, de l’acuité de ce qui est soudainement apparu en appréciant sa qualité d’existence par mise en rapport avec les signes solfégiques de la partition.



Pierre-Laurent Aymard a-t-il ajouté un silence non écrit ? Réponse : Non !

Son brusque arrêt, suspendu au-dessus du glissando ténu de la harpe était-il écrit ? Réponse :

·       oui : un sol tenu sous la harpe l’inscrit explicitement

·       et non car tout s’avère dépendre ici de l’interprétation d’un decrescendo qui précède ce sol : si ce decrescendo est mené très progressivement, alors le piano s’efface lui-même très progressivement ; si au contraire ce decrescendo est mené avec plus de rapidité — et l’on sait qu’un tel signe, qui à proprement parler n’est plus une lettre de musique mais une notation d’exécution, laisse par essence une grande liberté à l’interprétation —, alors le sol sur lequel il s’arrête et qui, lui, n’a pas de dynamique inscrite, peut apparaître comme un effacement.

Précision supplémentaire de la partition : sous ce sol tenu, Ravel inscrit un lever de pédale sostenuto qui suggère un retrait du volume sonore et un contraste que ce sol doit faire avec la montée qui l’a précédé…

On voit bien dans ce petit exemple concret combien le solfège est ce qui permet d’étalonner très précisément ce qui s’est musicalement passé.

III.3.b3.ii  L’apprentissage du solfège

Dans notre second exemple — celui de l’apprentissage du solfège — il s’agit précisément que l’enfant arrive à structurer musicalement les sons c’est-à-dire à associer à toute empiricité musicale (une petite mélodie par exemple, une cellule rythmique, etc.) la structure écrite permettant de prendre mesure des principaux traits musicalement pertinents. La difficulté de cet apprentissage en même temps que sa nécessité tient précisément au fait que l’enfant se trouve ainsi plongé dans un autre monde, dans un autre mode de structuration des sons que celui de la vie quotidienne. Il apprend ainsi progressivement à distinguer ce qui musicalement compte et ce qui ne compte pas (si quelqu’un se racle la gorge en cours de mélodie, ce raclement ne compte pas en musique — ce raclement reste pour autant néfaste, et à ce titre il faudra l’éviter, mais pour une tout autre raison : il perturbe la musique de sons parasites et étrangers).

III.4 De la logique musicale

Logique musicale se dit alors en trois sens :

·       logique du monde de la musique,

·       logique d’un morceau de musique,

·       logique d’une œuvre musicale.

Le premier sens désigne une logique au sens usuel du terme.

Le deuxième sens indique la logique de développement d’un morceau de musique : il est légitime de caractériser cette logique comme étant dialectique.

Le troisième sens indique la stratégie (subjective) propre à une œuvre de musique. [27]

 

C’est au premier sens que le solfège intervient pour prescrire la logique musicale. Pour en donner un exemple, l’existence effective d’une chose musicale (par exemple de ce moment-faveur relevé dans le concerto en Sol) n’est pas réductible à un « oui ou non ». On a vu l’importance ici d’une évaluation par l’écriture (cette chose est-elle oui ou non inscrite d’une quelconque manière ?) mais l’existence effective de la chose ne se réduit pas à l’existence de la lettre. Par nature la lettre de musique indexe un voisinage d’existence sans discerner leur variété. Insister sur l’importance du rapport à la lettre n’implique donc pas que cette lettre soit le tout de l’existence : l’existence musicale s’étalonne dans son rapport à une lettre mais ne se réduit pas à cette dernière. Ainsi l’existence musicale est soumise à d’infinies nuances entre le oui et le non, infinies nuances qui fondent le principe même de l’interprétation musicale…

*

L’espace musical considéré ayant bien les trois propriétés requises, il relève donc bien d’un « monde de la musique ».

IV. Les conséquences de l’existence d’un monde de la musique

Examinons maintenant quelques conséquences de cette existence d’un tel monde de la musique.

IV.1 Naissance du monde de la musique au Moyen Âge !

D’abord ce fait immédiat mais étrange : le monde de la musique est né au Moyen Âge ! En effet le solfège fut inventé à partir du IX° siècle pour aboutir, via les neumes, à une écriture musicale sans précédents.

Donc ce monde est né — peut-être mourra-t-il un jour… — lors même que la musique, elle, semble n’avoir pas d’acte de naissance et faire plutôt partie des pratiques les plus ancestrales de l’humanité. Remarquons : cette naissance n’a pas été pas instantanée, elle n’a pas été une fulgurance, elle a pris un certain temps, quelques siècles en l’occurrence… [28]

Conséquence importante : il peut y avoir un art sans que pour autant cet art à proprement parler fasse monde. Sans m’étendre sur ce point, il me semble avoir quelque importance pour prendre mesure de la conception grecque en matière de musique. [29]

Il n’y a donc pas d’évidence empirique à ce qu’un art, du seul fait qu’il est art, forme ipso facto un monde. Il lui faut un transcendantal immanent. Y a-t-il de ce point de vue un monde de la peinture, de la danse, du cinéma ? Je vous lègue la question…

IV.2 La place de l’écriture musicale

Autre conséquence : ce qui compte en musique se trouve nécessairement évalué par le biais de l’écriture musicale. Ce n’est pas dire là que ne compte que ce qui est musicalement écrit, ni non plus ce qui serait musicalement inscriptible mais seulement que mesure musicale est prise de l’existence par référence à l’écriture.

Prenons par exemple les « nuances » musicales d’interprétation (agogique, phrasé, tempi, etc.). Ces nuances sont essentielles pour qu’existe une musique non mécanique, vivante, disons artistiquement belle. On peut alors constater que

·       ces nuances ne sont pas à proprement parler écrites dans la partition ;

·       une partie de ces nuances est par contre notée (ex. notations d’agogique : « Attaquer », « avec allant »…) :

·       une partie de ces nuances notées pourrait être écrite mais ne l’est pas pour ne pas surcharger inutilement la partition (les notations précédentes suffisant à fixer le résultat) et parce qu’il s’agit en musique de toujours laisser jouer le tremblé possible d’une structure topologique [30].

Bref, tout ce qui compte n’est pas écrit mais s’étalonne dans son rapport plus ou moins proche, plus ou moins lointain au solfège, notre transcendantal.

IV.3 Les musiques non écrites ?

Vous me direz : mais à quel titre existent alors musicalement les musiques non écrites, les musiques traditionnelles, les improvisations, etc. ?

IV.3.a. Enregistrer le son n’est pas l’écrire musicalement

La réponse me semble celle-ci : à mesure du fait que ces musiques, quoique non écrites, restent inscriptibles, transcriptibles.

Je récuse ce faisant l’inscription numérique — l’enregistrement — qui ressemble sans doute à une écriture mais qui a pour caractéristique essentielle de n’être nullement une opération spécifiquement musicale et donc de ne pas être en état de compter l’existence musicale proprement dite — prosaïquement formulé : ce n’est pas parce que des réalités sonores sont enregistrables qu’elles sont ipso facto musicales ! —.

IV.3.b. Ce que veut dire que musicaliser

Comment une réalité sonore est-elle alors musicalisable ? Un exemple.

IV.3.b1. L’exemple d’une voix qui parle

Depuis longtemps, la question travaille les musiciens de savoir ce qui d’une voix proférant un texte est ou non musicalisable. On sait par exemple que Schoenberg a proposé d’étendre cette musicalisation en inventant le Sprechgesang, ce qui était une manière d’incorporer au monde de la musique par le biais de l’écriture musicale une part nouvelle de la voix humaine.

Tout récemment, j’ai largement utilisé dans une de mes œuvres — Duelle — une possibilité nouvelle de transcrire musicalement (dans les termes du solfège) une voix en train de parler : il suffit de programmer le degré de finesse demandé en matière de hauteurs et de rythmes et l’ordinateur extrait automatiquement d’une voix parlée une mélodie telle celles-ci :



Il s’agit là de musicaliser une voix en train de parler et donc d’incorporer au monde de la musique un objet sonore (la voix parlée) qui sinon resterait une entité exogène, une sorte d’objet trouvé ou de météorite inintégrable comme tel dans le monde de la musique. À partir de cette transcription, il devient possible de faire chanter ces mélodies-parlées, de les soumettre aux opérations musicales traditionnelles (variation, augmentation, rétrogradation, que sais-je encore…) puisque ces voix parlées sont désormais comptées comme objet musical.

Musicaliser consiste donc à contrôler un objet sonore selon les principes de l’écriture musicale.

IV.4 Les œuvres et les musiciens

Venons-en aux conséquences pour le musicien lui-même.

Le point essentiel est celui-ci : le musicien qui tente régulièrement de devenir l’œuvre qu’il est en train de jouer (ou de composer) diffère de cette œuvre par un point massif, incontournable : pour le musicien, la musique se donne comme un monde, alors que pour l’œuvre, la musique ne se présente nullement comme monde mais seulement comme ce qui l’entoure, comme simple « il y a ».

Détaillons la différence entre ces deux manières de se situer dans la musique.

IV.4.a. Pour l’œuvre, pas de nomination du monde de la musique

Pour l’œuvre, l’ensemble de ce qu’il y a autour d’elle et dans lequel elle se situe ne saurait avoir figure de monde mais simplement d’une répartition sans bords, sans limites et sans frontières. Toute figure de la totalisation ne saurait en effet exister qu’en extériorité.

Pour l’œuvre, il ne saurait donc y avoir de nomination de « son » monde (par opposition à d’autres mondes qu’elle ne saurait connaître). Pour l’œuvre, ce qui existe, c’est la dispersion inrécollectable, intotalisable des étants (musicaux), des objets (musicaux), des relations et opérations (musicales), des sujets (musicaux).

Donc pour l’œuvre le mot « musique » ne saurait :

·       ni nommer le monde dans lequel elle est immergée sans pouvoir le penser comme monde,

·       ni caractériser différentes régions ou différents objets de ce monde (c’est nous musiciens qui avons besoin de préciser qu’ils sont musicaux par opposition à d’autres objets d’autres mondes que ne saurait de toutes les façons connaître l’œuvre musicale),

Le terme « musique » ne peut nommer pour l’œuvre que la beauté qu’elle vise, un but donc plutôt qu’un « il y a ». En ce sens, l’œuvre accuse l’écart entre la musique et le sonore : si l’organisation musicale et toujours, peu ou prou, une manière de résister à un sonore vécu comme immonde, alors « musique » nomme pour l’œuvre ce qui est au plus loin de ce sonore informe puisque « musique » nomme ce dont ce monde est capable en matière de beauté.

IV.4.b. Le musicien, seul, pense la musique comme monde

Le musicien — tel celui que je suis et qui vous parle aujourd’hui — a de tout autres déterminations subjectives. Pour lui le mot « musique » est diversifié et lui seul pense la musique comme monde.

Ceci tient — je le répète — au fait que le musicien n’est ni un élément, ni une partie du monde de la musique. Le musicien n’est même pas une opération musicale : il prête seulement, un instant, la matérialité de son être à la réalisation d’une opération musicale. Il est une forme et une fonction vides ; il est ce fantôme venant déplacer les objets musicaux qui doivent l’être ; il est cet ange gardien qui protège l’existence musicale d’une œuvre qui lui est chère ; il est cet esprit frappeur venant visiter la nuit les œuvres endormies pour les rappeler à leur exigence sans fin de beauté.

Comme le cinéma le sait fort bien, être un ange, ou un fantôme, est rarement une sinécure, et cela le musicien le sait tout aussi bien, lui qui consacre sa vie individuelle à entrer et sortir de ce monde, si bien que sa capacité à visiter le monde de la musique, sa disposition un pied dedans, un pied dehors, lui apparaît souvent comme un fardeau plutôt qu’un cadeau.

Theodor Reik relevait ainsi cet instant crucial où la musique s’arrête et où le musicien se retrouve tout seul, déjeté, lui qui opérait un instant plus tôt à corps perdu pour se retrouver maintenant sans rien, ramené à sa condition ordinaire d’un-dividu livré aux aléas insignifiants de la vie sociale et domestique…

Le musicien vit intensément les deux moments où il entre et sort du monde de la musique : tout compositeur sait la masse critique qu’il lui faut atteindre pour enfin arriver à être interne à l’œuvre qu’il s’agit d’écrire et, à l’inverse, tout interprète connaît cette déréliction suivant le dernier point d’orgue lorsqu’on se sait congédié et renvoyé, rejeté et abandonné par une œuvre qui a accompli sa tâche propre.

On pourrait dire que musicien se tient à califourchon sur le monde de la musique, qu’il le chevauche, et à ce titre comme à d’autres il faut penser le musicien comme profondément partagé et non pas indivisible, comme un dividu donc…

IV.4.c. Retour sur l’intellectualité musicale : son enjeu propre

Tout ceci permet, je pense, de clarifier ce qu’il en est de l’intellectualité musicale, non plus seulement dans sa forme propre (la langue naturelle) mais dans son contenu particulier, dans ses enjeux spécifiques.

La pensée du musicien pensif — ce que je nomme intellectualité musicale — peut être caractérisée par le fait qu’elle tente de penser le monde de la musique comme tel. L’intellectualité musicale est la pensée de la musique en sa figure de monde et cela est la tâche propre du musicien, en différence radicale avec ce que pense l’œuvre musicale.

IV.5 Aujourd’hui ?

Reste un point sur lequel je voudrais dire quelques mots.

Que veut dire penser le monde de la musique « aujourd’hui » ? Quel est l’aujourd’hui de cette pensée ?

IV.5.a. Quelle autonomie de l’histoire musicale ?

Mon hypothèse est ici la suivante : la musique forme bien un monde à part entière mais elle ne constitue pas pour autant une histoire à proprement parler autonome. Soit : la musique n’a pas d’histoire autonome au même sens qu’elle a une logique autonome.

J’admets la difficulté de penser ce point : la musique aurait un espace propre, consistant et autonome mais n’aurait pas de temps historique également indépendant, consistant et autonome — je ne parle pas ici du temps musical, c’est-à-dire du temps interne à l’œuvre musicale, lequel est bien autonome, spécifique, mais n’est pas le temps de l’histoire —.

On peut dire que le temps historique du monde de la musique (le temps de l’histoire musicale) à proprement parler n’existe pas pour les œuvres lesquelles peuvent se référer à des œuvres de toutes les époques historiques sans pour autant faire preuve d’anachronisme. Ceci indique que la question d’une histoire de la musique est en fait une question de musicien, non d’œuvre [31].

On a déjà pointé cette hétérogénéité de l’histoire musicale en relevant un acte de naissance du monde de la musique inscrit dans l’histoire générale (le Moyen Âge). On pourrait également l’évoquer en pointant l’existence d’objets musicaux historiques plutôt que naturels (les instruments de musique par exemple). Il faudrait aussi mentionner l’évolution actuelle de l’écriture musicienne entreprenant d’incorporer au monde de la musique les nouveaux matériaux sonores produits par l’informatique et l’ordinateur [32]. Et jusqu’à nos musiciens, ces anges venant régulièrement visiter le monde de la musique pour activer telle ou telle opération musicale, qui sont comme dividus des êtres éminemment soumis à l’histoire générale.

Bref, on se trouve, en ce point de notre développement, confronté à un monde qui n’est pas doté de manière immanente d’une histoire propre.

IV.5.b. La musique ne pense pas seule

Dernière conséquence proposée aujourd’hui : l’existence d’un monde de la musique conduit à soutenir que la musique ne pense pas seule, ce qui est dire au moins deux choses à la fois :

·       La musique n’est pas seule à penser, bien sûr.

·       La musique pense « avec » d’autres pensées.

Que veut dire cet « avec » (sachant que, ici comme ailleurs, il y a deux « avec » : celui de la musique et celui du musicien) ? De quelle manière autonomie ne veut pas dire autarcie ?

IV.5.b1. Musique et mathématiques

Si la musique par exemple peut penser avec les mathématiques, c’est en raison d’une connivence fondamentale qui tient moins au nombre [33] qu’à la lettre : musique et mathématiques partagent d’être toutes deux écrites dans un système scriptural qui leur est propre [34]. Ce trait singularise la musique parmi les arts [35] ; il singularise également les mathématiques parmi les sciences [36]. Ainsi mathématiques et musique sont en partage d’écriture [37] et ceci explique non seulement la connivence souvent relevée entre mathématiciens et musiciens (les deux ont la même habitude de penser concrètement un domaine au moyen d’une symbolique entièrement abstraite de qualités sensibles) mais suggère également une plus grande proximité des disciplines de pensée comme telles [38].

IV.5.b2. Penser avec

Comment le musicien, pour sa part, pense-t-il « avec » d’autres pensées ? Pour le musicien — s’entend le musicien pensif : le musicien-artisan, lui, ne s’encombre guère de ce type de problème ; il reste fixé à son établi et les bras dans son instrument — la nature exacte de cet « avec », sa capacité ou non à produire un aujourd’hui de la pensée — dans quelles conditions « penser ensemble » veut-il dire « penser en même temps » ? —, toutes ces interrogations dessinent les contours même de la division du musicien, de son propre partage comme dividu entre les différents mondes qu’il connaît et pratique.

Autant dire que pour le musicien, le fait que la musique fasse monde est simultanément un point d’appui contre le nihilisme [39] et la réquisition immédiate d’un courage à penser large tout en continuant inlassablement d’œuvrer localement.

L’intellectualité musicale aujourd’hui, c’est aussi cette nécessité d’inventer un nouveau courage afin que le musicien reste le protecteur ailé, instruit et persévérant, du monde de la musique.

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[1] sauf à considérer qu’un monde pourrait être contextualisé par inclusion dans un autre monde plus vaste, possibilité théorique certes mais à laquelle il paraît difficile de donner ici figure concrète et praticable…

[2] Voici la citation complète :

« La doctrine sacrée est une science. Mais, parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie et autres semblables. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective de principes reconnus en géométrie, et la musique de principes qu’établit l’arithmétique. Or, c’est de cette dernière façon [hoc modo] que la théologie est une science. Elle procède en effet de principes connus à la lumière d’une science supérieure, qui n’est autre ici que la science même de Dieu et des bienheureux. Et comme la musique s’en remet aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu. » [Sicut musica credit principia sibi tradita ab arithmetico, ita sacra doctrina credit principia revelata sibi a Deo] (La théologie ; Question 1, article 2, page 24)

Pour St Thomas, la musique offrait ainsi à la théologie le modèle d’une science subalternée, c’est-à-dire trouvant dans une science première les principes même de sa pensée. Mieux : la musique fonctionnait pour lui comme modèle subjectif par son aptitude à se fier en une intelligence supérieure. Ainsi pour Saint Thomas, la foi théologale devait prendre modèle sur la confiance musicale.

[3] Les études musicologiques aujourd’hui prolifèrent autour de la problématique dite des gender studies. Et comment, en effet, exclure la différence des sexes — ou, pour parler de manière plus à la page, « la déclaration de sexes » — de l’examen des sociétés musicales ? Mais à quel titre cette question des sexes serait-elle censée avoir prise sur les œuvres musicales si ce n’est sous l’hypothèse d’un continuum minimal faisant transiter les caractéristiques sexuelles des musiciens vers leurs œuvres ?

Ma conviction est diamétralement opposée : la différence des sexes n’a nulle valeur universelle. Elle ne vaut pas « partout » et singulièrement elle ne vaut pas dans le monde des œuvres musicales et il serait tout aussi absurde de se demander à leur propos si telle ou telle relève d’une position homme ou d’une position femme que de se demander si telle ou telle autre relève de l’orange ou du sucré…

[4] Je soutiendrais volontiers que toute entreprise de définition de la musique, quand elle est faite par un musicien pour un musicien, recouvre en fait un tentative de définition du musicien lui-même menée sous couvert de la thèse particulière que la musique serait un langage.

J’ai analysé un tel type d’entreprise dans une relecture des Écrits de Boucourechliev qu’on trouvera dans le récent livre qui lui est consacré aux Éditions Fayard (ouvrage collectif dirigé par Alain Poirier).

[5] Voir par exemple R. Goldblatt : Topoï – The Categorial Analysis of Logic (North-Holland, 1984).

Voir p. 84 pour la référence à Grothendieck.

[6] Cf. Goldblatt p. 72

[7] Par exemple une telle grande catégorie contiendra les limites et colimites de tout diagramme fini ce qui en gros veut dire :

1) toute partie finie de la catégorie peut être « vue » à partir d’un autre point de la catégorie c’est-à-dire qu’il n’y a pas besoin de sortir de la catégorie pour la voir — a contrario, pour voir l’intégralité de cette pièce où nous nous tenons, il faut en sortir, à tout le moins se tenir sur son seuil — ;

2) toute partie finie d’une telle catégorie peut voir un objet à grande distance — a contrario, pour être vu de n’importe où dans cette salle, il ne faut pas dépasser son seuil —.

Au total cela signifie que la catégorie en question est suffisamment grande pour qu’on puisse y voir loin et y être vu large.

[8] Voir Goldblatt p. 84

[9] La discussion approfondie des différentes manières de rapporter musique et mathématiques étant menée sous toutes ses formes dans ce livre à paraître, contentons-nous ici de pointer deux voies — la voie mathématicienne et la voie musicienne — dans la manière de se référer au concept mathématique de topos.

• En deux mots, il s’agit pour Mazzola d’appliquer les résultats mathématiques de la théorie des topos à la théorie musicale. Pour cela Mazzola construit un topos mathématique particulier apte à rendre compte de la théorie musicale et, par exemple, à théoriser simultanément les opérations musicales de l’harmonie et du contrepoint. Il bâtit pour ce faire une interprétation musicale des concepts mathématiques réquisitionnés (il propose une sémantique musicale de la syntaxe mathématique ; ou encore il convoque un modèle musical de sa théorie mathématique) ce qui produit des résultats théoriques originaux : par exemple il démontre ainsi que les structures sous-jacentes du contrepoint de Fux et de l’harmonie de Riemann sont exactement les mêmes, ce qui musicalement n’a rien de trivial !

Avec cette formalisation mathématique, Mazzola ne pense pas un monde de la musique comme tel. Il ne fait pas l’hypothèse que la musique comme telle formerait un topos, qu’elle serait elle-même structurée comme un topos. Son livre n’a d’ailleurs pas à proprement parler pour objet « le topos [éventuel] de la musique » ; il s’intitule « topos de la musique » comme on écrit « algèbre de la musique » pour indiquer que les structures musicales sont susceptibles d’une formalisation algébrique sans pour autant supposer que la musique serait une pure et simple algèbre.

Dans ce droit fil, Mazzola ne s’intéresse guère à ce qui pourrait tenir lieu de classifieur de sous-objets dans un « topos de la musique » et serait ainsi à même de la doter d’une logique propre (logique cette fois musicale, et non plus mathématique).

• Mon propos ici est tout différent : il ne s’agit pas d’examiner les outils que les mathématiques peuvent aujourd’hui fournir aux musiciens pour mieux théoriser mathématiquement les structures musicales. Il s’agit de se saisir du concept mathématique de topos pour voir de quelle manière il peut nous fournir un concept contemporain de monde.

La thèse que je soutiens est que la musique est un monde en un sens musicien du mot monde, équivalent au sens mathématique du mot topos. Il s’agit donc pour moi de passer d’un concept mathématique de topos à une catégorie musicienne de monde. À ce titre, et à la différence du point de vue de Mazzola, il me faudra identifier le classifieur de sous-objets propre à ce topos-monde et donc également sa logique, la logique musicale en l’occurrence, question qui en soi n’intéresse guère le mathématicien Mazzola, ce qui est bien compréhensible : il s’agit pour lui de penser la musique en mathématicien, non en musicien.

[10] Pour de plus amples développements de ce point, je vous renvoie aux actes à paraître du séminaire mentionné plus haut.

[11] Je renverrai aux différents fascicules publiés par Alain Badiou en complément du séminaire tenu à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm depuis la fin des années 1990 :

Topos, ou logiques de l’onto-logique (153 pages)

Mathématiques du transcendantal (76 pages)

L’être-là (112 pages)

[12] Le temps et l’espace étaient ainsi mis en position de rendre possible toute expérience phénoménale sans pour autant donner eux-mêmes lieu à une telle expérience.

[13] Elle ouvre des perspectives tout à fait extraordinaires à la conception des rapports entre être et apparaître, elle réinstalle sur un socle ontologique les perspectives phénoménologiques, elle réintroduit un matérialisme de l’être-là…

[14] On est bien sûr toujours en droit de refuser cette décision et de bâtir une compréhension des choses sur la base alternative — dite intuitionniste — pour laquelle n’y a pas d’infini.

[15] Techniquement, pour une flèche allant de a à b (f : a ® b), on dira que a est le domaine de f et b son codomaine.

[16] La note est la matière de la musique, non son matériau

[17] spécifiquement des catégories à clôture cartésienne

[18] Je soutiendrai que les œuvres ont une double détermination : ce sont des pièces de musique d’un côté, et d’un autre côté elles sont porteuses d’un projet musical spécifique, d’une volonté singulière, d’un désir de beauté tout à fait original qui légitiment qu’on les registre aux sujets musicaux et non plus seulement aux étants ordinaires ou objets musicaux que sont les pièces.

Mais laissons cette distinction pièce-musique de côté : elle n’est pas essentielle à mon propos sur la musique comme monde.

[19] C’est ici que les mathématiciens parlent du classifieur de sous-objets qu’ils désignent par la lettre grand oméga W.

[20] La mathématique des topos associe ce classifieur de sous-objets à sa capacité d’établir une algèbre de Heyting (algèbre dont le modèle canonique est donné par la famille des ouverts sur une topologie) dont une propriété essentielle est de n’être pas a priori booléenne et donc de formaliser une logique non classique (ou intuitionniste : sans tiers exclu et sans double négation).

[21] Pour ceux qui voudraient se reporter au texte, il leur suffit d’examiner ce qui se passe au chiffre 22, page 29 de la partition de poche. L’exemple est reproduit plus loin.

[22] Voir l’ouvrage publié aux éditions Lemoine par A. Danhauser qui se présente sous le titre conjoint de professeur et d’inspecteur de musique…

La première phrase de sa préface commence ainsi : « Le solfège, base de tout enseignement musical sérieux »… Son traité proprement dit s’ouvre sur ces mots : « La musique est l’art des sons. Elle s’écrit et se lit aussi facilement qu’on lit et écrit les paroles que nous prononçons. Pour lire la musique et comprendre cette lecture, il faut connaître les signes au moyen desquels on l’écrit, et les lois qui les coordonnent. L’étude de ces signes et de ces lois est l’objet de la Théorie de la musique. »

Assez justement, l’inspecteur formule ici pour « la musique » l’impératif logique d’un transcendantal qui lui est propre…

[23] Je ne peux ici que vous renvoyer à un de mes articles consacré à cette discussion dont une conclusion essentielle était de montrer qu’on ne pouvait pour la musique se passer d’une certaine redondance d’inscription et que Rousseau échouait à fonder un nouveau solfège musical à vouloir précisément éponger cette redondance au moyen de chiffres trop strictement économes dans leur fonction d’épinglage des quantités…

[24] De fait les lettres du solfège sont elles-mêmes musicales, et même la norme Midi a dû établir son chiffrage mathématique sur cette base musicale.

[25] Je pointerai cette différence de statut musical entre ces objets en transférant la distinction que fait Badiou entre situations naturelles et situations historiques : des objets seront dits naturels s’ils font partie de la situation à laquelle ils appartiennent (c’est-à-dire que leurs propres éléments appartiennent également à la situation donnée) quand des objets seront dits historiques s’ils n’en sont pas des parties (ils appartiennent bien à la situation — par définition — mais leurs éléments par contre n’y appartiennent pas). Le clivage se fait donc, pour OÎS, dans le fait de savoir si OÌS (objet naturel) ou si OËS (objet historique).

On dira que les timbres musicaux touchent pour le monde de la musique moins à sa nature qu’à son histoire…

Ceci a une conséquence immédiate : à creuser dans l’instrument de musique, à le fragmenter, à le briser, on sort bien vite du monde de la musique. D’où que l’opération consistant à briser les violons ne puisse être valablement tenue pour immanente au monde de la musique : remarquons d’ailleurs que l’existence historique de tels types d’actes a toujours été une brutalité faite de l’extérieur au monde de la musique au nom d’exigences non pas musicales mais par exemple politiques (voir l’idée qu’un contexte politique révolutionnaire ne saurait tolérer l’autonomie d’un tel monde « parallèle » et requerrait d’en prendre l’assaut…).

[26] Je laisse ici de côté la question délicate de l’objet terminal du monde de la musique…

[27] Voir, sur ce point de la logique musicale, mes contributions aux livres collectifs “Musique contemporaine / Perspectives théoriques et philosophiques” (dir. I. Deliège et M. Paddison - Mardaga, 2000) et “Mathematics and Music” (Springer-Verlag, 2002)

[28] Il faut sans doute garder en tête cette échelle de temps par les temps qui courent, car les mutations dans lesquelles on est aujourd’hui sans doute plongé ont peut-être cette même amplitude temporelle.

[29] La manière dont la philosophie se rapporte à la musique dépendant très directement de l’existence ou non de cette capacité de la musique à faire monde, il y aurait sans doute quelque contresens à aligner la philosophie grecque sur la philosophie classique (laquelle, depuis Descartes, prend bien acte d’un transcendantal musical…) dans leurs manières respectives de se rapporter à la musique.

[30] Une note relève bien sûr d’une algèbre (musicale) mais il s’agit ici ultimement de topologie algébrique : la note fixe un voisinage, la lettre compte un voisinage — une partie ouverte de la réalité sonore — comme élément…

[31] Bien sûr, l’aujourd’hui du musicien n’est pas le même que l’aujourd’hui de l’œuvre : le premier est historique, le second ne l’est pas.

[32] La musique mixte est soumise au principe indépassable d’une double écriture : écriture solfégique d’un côté, écriture informatique de l’autre. Ce système de double écriture porte-t-il ou non atteinte au principe de consistance transcendantale du monde de la musique ?

Je ne le pense pas. Il me semble qu’il s’agit en fait de progressivement musicaliser l’écriture informatique elle-même. Ainsi une part de la double écriture dans une de mes œuvres mixtes — Dans la distance — consiste à écrire musicalement ce que réalisera l’ordinateur et à écrire (sous forme cette fois de programmes informatiques) le type d’instrumentalité que mettra en œuvre ce dernier. L’interprétation de cette double écriture est alors très simple : l’écriture informatique tient lieu de notation musicale traditionnelle consistant à inscrire « piano » ou « flûte » sur la partition sans plus se mêler de facture instrumentale (ce à quoi s’attaque par contre, en un sens, l’œuvre en question). En ce sens, l’écriture informatique est une sorte de notation en tablature pour l’ordinateur (elle fixe une série univoque d’opérations mécaniques) plutôt qu’une nouvelle écriture musicale.

[33] Remarquons : lorsque le nombre est brandi comme gage de cohérence pour les compositions musicales, il s’agit de fétichisme et de superstition plutôt que de rationalité musicale.

[34] Il ne va pas de soi qu’une discipline de pensée se dote ipso facto de son propre système d’écriture : la physique, par exemple, s’écrit depuis Galilée avec des lettres mathématiques, non avec des lettres spécifiquement physiques.

[35] La danse tente aujourd’hui de se doter d’une écriture autonome, mais elle semble encore au stade des neumes ; et l’architecture figure plutôt qu’elle n’écrit.

[36] Ceci tient, bien sûr, au caractère proprement ontologique des mathématiques : elles pensent l’être en tant qu’être quand les autres sciences pensent l’être en tant qu’étant situé, par exemple l’étant naturel pour la physique…

[37] Cf. mon article “Partages d’écriture : Mathématique et Musique sont-elles contemporaines ?” Cahiers du CREM (n° 1-2, 1986)

[38] Il faudrait ainsi explorer la voie d’un possible « foncteur » entre le topos des mathématiques et celui de la musique…

[39] La nécessité d’une pensée spécifiquement musicienne, non réductible à la pensée musicale, est majorée dans un temps comme le nôtre que l’on peut dire de nihilisme généralisé rampant. De ce nihilisme, dont Nietzsche nous a donné la formule (« Plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir ! »), la musique n’est pas exempte, ni les œuvres et ni les musiciens.

• Le nihilisme proprement musical — celui des œuvres — est manifeste : c’est aujourd’hui la tyrannie des pièces de musique, des morceaux sans enjeux, sans projets, sans volonté propre autre que celles de décrocher sa petite place dans le cortège marchand.

• Le nihilisme proprement musicien, c’est finalement l’alignement subjectif sur le découragement : « À quoi bon ? À quoi bon tout cela ? À quoi bon se fatiguer si le chaos ordinaire des affaires, des postes et des places est indifférent à la beauté de la musique et de son monde ? »

L’intellectualité musicale retourne alors la maxime nihiliste en posant : « Plutôt vouloir la musique que vouloir le rien ! » en sorte que la cause d’un monde de la musique devienne un rempart subjectif contre le nihilisme contemporain.