Le problme de la double Žcriture

 

Franois Nicolas

(Montpellier, 18 fŽvrier 1995)

 


 

 


I.

 

JÕappelle double Žcriture lÕassociation, dans une mme partition, dÕune Žcriture traditionnelle (disons, avec des notes de musique) et dÕune Žcriture informatique.

En quoi cette association peut-elle se donner comme un problme, a minima pour le compositeur, ce problme que jÕai appelŽ, en intitulŽ de cette communication, le problme de la double Žcriture ?

 

ƒcriture et notations

Somme toute, on pourrait tenir que lÕexistence de cette double Žcriture ne soulve pas de difficultŽs particulires ˆ qui nÕenvisage pas dÕhomogŽnŽiser les inscriptions dÕune partition. Il est vrai quÕune partition est toujours un amas hŽtŽroclite de signes de divers ordres - notes de musique proprement dites, indications dynamiques, notations de phrasŽ, inscriptions des tempiÉ -, amas que lÕon peut analyser comme coexistence dÕune Žcriture et de diffŽrentes notations. Je tiens que cette hŽtŽrogŽnŽitŽ des inscriptions est intrinsque ˆ la pensŽe musicale et quÕil ne convient donc nullement de la rŽduire, dÕhomogŽnŽiser cette diversitŽ par un bout (rŽduire la partition ˆ une pure Žcriture) ou par un autre (dŽgager la partition de tout souci dՎcriture pour nÕen faire plus quÕune somme de notations).

En quoi la double Žcriture poserait-elle alors plus de problmes ˆ la pensŽe compositionnelle que nÕen pose la coexistence traditionnelle dans une mme partition dÕune Žcriture et de notations diverses ?

Ce qui fait ˆ mon sens de cette dualitŽ un problme singulier et nouveau est prŽcisŽment le fait quÕil sÕagisse cette fois de deux Žcritures, et non plus de la coexistence dÕune Žcriture et de diffŽrentes notations.

Pour prŽciser la distinction en jeu, on dira quÕune Žcriture musicale est un systme de lettres singulires (qui constituent la note de musique comme une sorte de mot) lˆ o un dispositif de notation use de figures ou de la langue usuelle. En ce sens, une Žcriture Žtablit une cohŽrence de nature tout ˆ fait singulire, sans Žquivalent dans le champ propre des notations, si bien que la coexistence traditionnelle entre une telle cohŽrence et la diversitŽ de notations ne pose pas les mmes problmes que la juxtaposition de deux Žcritures musicales, juxtaposition qui ouvre une faille structurelle au cĻur de la partition et tend ipso facto ˆ scinder non seulement la partition mais directement lÕĻuvre, cette Ļuvre quÕon a pris dÕailleurs coutume dÕappeler pour cela Ļuvre mixte.

 

Īuvre mixte

SÕil y a double Žcriture, cÕest bien en effet quÕil sÕagit dÕune Ļuvre dite mixte. Cette nomination ouvre immŽdiatement ˆ dÕimportantes questions : ˆ quel titre une Ļuvre mixte est-elle unifiŽe, est-elle Ē comptable-pour-une Č ?

Je fais ici le postulat implicite suivant : toute Ļuvre dÕart, pour exister comme telle, doit tre comptable pour une, dans sa diversitŽ mme. LÕĻuvre doit faire lՎpreuve de lÕUn ; on doit pouvoir compter lÕĻuvre pour une Ļuvre, et ce par-delˆ bien des regards ou des Žcoutes possibles.

 

Finitude

Je voudrais ouvrir lˆ une petite parenthse. Je soutiens un autre postulat : toute Ļuvre dÕart est finie, et cÕest en fin de compte ce qui fait sa singularitŽ par rapport aux autres formes dÕexistence. A contrario la position dÕun Duchamp, reprise par Cage, consistant ˆ poser que cÕest le regard ou lՎcoute qui fait lÕĻuvre, intgre une vision en fait romantique de lÕĻuvre dÕart o celle-ci serait le pont jetŽ par nous, humains, finis, trop finis, vers lÕinfini. En effet, assigner lÕĻuvre dÕart ˆ la particularitŽ du regard ou de lՎcoute qui lÕembrasse conduit ˆ infinitiser lÕĻuvre dÕart en une sorte dÕinfini potentiel (lÕinfinitŽ potentielle des regards et Žcoutes diffŽrentes dÕun mme objet), ce qui assigne un caractre prŽ-moderne ˆ cette position sÕil est vrai quÕune position vŽritablement moderne assume depuis Cantor lÕexistence de lÕinfini actuel. Fermons cette parenthse destinŽe ˆ nous rappeler que la t‰che visant ˆ sortir du romantisme reste dÕactualitŽÉ

 

La ŅthŽorie des deux mondesÓ

Il y a une manire de rŽsoudre la difficultŽ de lÕĻuvre mixte qui consiste ˆ tenir que lÕĻuvre elle-mme est double, cÕest-ˆ-dire consiste en la disposition dÕun double monde : un monde instrumental et un monde Žlectroacoustique. CÕest lˆ ce que jÕappelle la thŽorie des deux mondes o lÕĻuvre serait une sorte dÕunivers englobant deux mondes diffŽrents. CÕest indiquer au passage que lÕĻuvre pourrait alors sÕapparenter ˆ lÕintellect divin tel que Leibniz pensait quÕil nous Žtait pour partie intelligible, intellect o coexistent tous les mondes possibles mme si Dieu nÕen fulgure quÕun seul.

SÕil y a bien deux mondes qui se rapportent en une mme Ļuvre, il est alors cohŽrent que deux Žcritures se rapportent dans une seule partition. Mais si je tiens quÕil y a un problme de la double Žcriture, cÕest avant tout parce que je tiens quÕil ne saurait y avoir coexistence de deux mondes au sein dÕune mme Ļuvre musicale. Ceci en un sens est pour moi un principe compositionnel qui sÕarticule au postulat ŽnoncŽ plus haut.

 

Dans  la distance

La rŽflexion que jÕengage devant vous est adossŽe ˆ mon propre travail compositionnel, plus particulirement pour cette intervention ˆ une de mes dernires Ļuvres intitulŽe Dans la distance, Ļuvre mixte commandŽe par lÕIrcam et crŽŽe lÕannŽe dernire par lÕE.I.C.

Dans cette Ļuvre - et je me permets de citer ici les notes de programme que jÕai rŽdigŽes ˆ lÕoccasion de sa crŽation [1] -, la partie musicale Žlectronique nÕa pas ŽtŽ conue comme un monde autonome, fut-il virtuel. Dans lÕĻuvre musicale il nÕy a - il ne peut y avoir - quÕun monde.

La partie Žlectronique nÕy est pas pour autant, comme je lÕavais un temps envisagŽ, une sorte dÕextension du monde instrumental. Ė strictement parler, le son Žlectronique ne saurait tre un son musical puisquÕil nÕest pas comme lui la trace dÕun corps-ˆ-corps (dÕune confrontation entre le corps du musicien et le corps de lÕinstrument). Le son Žlectronique, qui nÕest pas une trace ŽphŽmre mais tout au plus une empreinte figŽe (de mme que le haut-parleur nÕest pas un corps mais tout au plus une membrane), est prŽcisŽment menacŽ dՐtre pris pour un corps ou, pire encore, pour une substance.

Mais si le son Žlectronique nÕest ni un son musical proprement dit, ni un corps ou une substance, comment le caractŽriser ? LÕhypothse apparue lors de cette composition est que le son Žlectronique constitue en fait une image, une image qui se trouve projetŽe via les haut-parleurs. Il ne sÕagit cependant pas lˆ de ces images extra-musicales (de la nature, de la villeÉ) dont parlent depuis longtemps les spŽcialistes de la Ē musique Žlectroacoustique Č. Il ne sÕagit pas non plus de lÕimage sonore telle que lÕenvisage Franois Bayle, la renommant pour ce faire i-son [2], mais plut™t dÕimages sonores de sons musicaux. LÕenjeu devient alors de composer un monde musical qui soit en somme suffisamment vaste pour incorporer, comme tout monde qui se respecte, des images de ses propres ŽlŽments ou parties.

Un monde ? J.-L. Nancy en propose cette caractŽrisation : Ē Un monde, cÕest toujours une articulation diffŽrentielle de singularitŽs. Č [3] Il est ainsi question dans cette Ļuvre dÕarticuler des sons musicaux et leurs propres images sonores, dÕarticuler des singularitŽs (les voix, les instruments, les sons Žlectroniques, le texte) en sorte de composer un seul et vaste monde.

 

 

II.

 

Si le souci que je souhaite vous faire partager est celui de la double Žcriture, pourquoi lÕaborder dans le cadre dÕun symposium intitulŽ ThŽories et invention aujourdÕhui ?

 

ThŽorie

La question que je me pose est celle-ci : y a-t-il encore place aujourdÕhui pour un travail thŽorique lorsquÕon est compositeur ? Il y a quelques annŽes, la rŽponse allait encore de soi, ˆ mon sens parce quÕon vivait encore dans le sillage du considŽrable effort de pensŽe sŽriel. Sans doute peut-on discuter de la validitŽ thŽorique des discours de tel ou tel compositeur : Makis Solomos lÕa fait hier aprs-midi ˆ propos du travail de Xenakis ; on pourrait Žgalement mettre en doute la nature proprement thŽorique des Žcrits de Boulez, y compris du cŽlbre Penser la musique aujourdÕhui pour y reconna”tre un mŽlange dÕesthŽtique et de recettes qui lui sont propres plut™t quÕune thŽorie proprement dite. Mais tout du moins, il y avait alors la conviction largement partagŽe que la thŽorie pouvait exister et que son effort nՎtait nullement incompatible avec un effort de crŽation ou, pour employer le vocabulaire proposŽ pour ce symposium, avec un effort dÕinvention.

Cette conviction sÕest progressivement dissipŽe. Il serait trop long dÕen tracer ici les raisons. Je les attribuerais, pour ma part, au basculement idŽologique de toute une Žpoque, basculement concomitant (de manire immanente ˆ la pensŽe musicale) ˆ lՎpuisement progressif de lÕorientation sŽrielle de la pensŽe.

 

Recherche

Pendant un temps, on a cru pouvoir remplacer le mot de thŽorie par celui de recherche, et lÕon a vu derechef fleurir les compositeurs-chercheurs ˆ la place des anciens compositeurs-thŽoriciens. Mais ce nom de recherche, devenu ˆ la mode dans toutes les activitŽs de la sociŽtŽ, permettait ˆ bon compte de mettre sur le mme plan tous les aspects du travail dit intellectuel, de relancer ce bon vieux positivisme mettant la pensŽe de type scientifique comme modle de toute positivitŽ de savoir, de confondre dans le mme temps ce qui Žtait science et ce qui Žtait simple technique ; et dÕassocier, dans la foulŽe, les entreprises au fonctionnement des universitŽsÉ

Que les compositeurs doivent participer aux recherches techniques concernant les nouveaux instruments, ordinateur compris, cela va de soi, et cela nÕest pas nouveau. Rien lˆ qui mŽrite quÕon sÕy attarde plus que de nŽcessaire. Mais cette recherche sur les nouveaux matŽriaux sÕavŽrant pour ce quÕelle est (une prospection utile mais bien incapable en elle-mme de fixer les nouvelles orientations de la pensŽe compositionnelle, de donner quelque raison dÕespŽrer ˆ la pensŽe musicale), voilˆ que le compositeur tend ˆ ne plus assumer dÕintellectualitŽ discursive du tout.

 

PensŽe

Le rapport ˆ la thŽorie musicale sÕest dissipŽ sous le poids de cette Žvidence : penser la musique, cÕest la crŽer. Ce qui a dissipŽ dans le mme temps lÕidŽe que lÕactivitŽ consistant ˆ Ē penser la musique Č puisse tre le propre dÕune activitŽ thŽorique. DÕo cette interrogation : ˆ quoi pourrait donc encore bien servir une thŽorie si elle nÕest plus conue comme lÕexercice de la pensŽe musicale, laquelle est investie dans les Ļuvres, et seulement dans les Ļuvres ?

Une rŽponse (avancŽe par exemple par Carl Dahlhaus) a ŽtŽ quÕalors la thŽorie a en charge la pensŽe de cette pensŽe musicale. On aurait ainsi une rŽpartition possible (quelque peu hiŽrarchique et socialement distribuŽe) du travail : le compositeur penserait, et le thŽoricien penserait cette pensŽe.

 

PensŽe de la pensŽe

Je tiens, a contrario, que lÕĻuvre dÕart non seulement pense mais pense en mme temps la pensŽe quÕelle est. JÕai tentŽ de mÕexpliquer sur ce point dans lÕarticle introductif ˆ ce symposium paru dans le dernier numŽro de Musurgia [4]. Je nÕy reviendrai donc pas ici.

Ceci renforce mon interrogation : ˆ quoi bon thŽoriser sÕil est suffisant, du point de la pensŽe, de composer ? Quelle peut bien tre la place dÕun travail thŽorique lˆ o lÕĻuvre est le champ effectif non seulement de la pensŽe mais aussi de la pensŽe de cette pensŽe ?

 

Pratique

On peut encore poser la question ainsi : tant que thŽorie Žtait une catŽgorie dont le vis-ˆ-vis Žtait la catŽgorie de pratique, il Žtait facile de lŽgitimer lÕactivitŽ thŽorique chez le compositeur ; en un sens, la composition pouvait tre tenue pour le pendant pratique de lÕactivitŽ thŽorique, et personne ne pouvait sՎtonner que ces deux activitŽs puissent cohabiter chez la mme personne. Mais considŽrer lÕĻuvre comme pensŽe (de la pensŽe quÕelle est) interdit de la catŽgoriser sous le schme dÕune pratique. Le problme, pour la thŽorie, devient alors celui-ci : comment concevoir une thŽorie qui nÕait plus comme vis-ˆ-vis catŽgoriel la pratique, qui ne soit plus entendue comme thŽorie dÕune pratique, qui nÕait plus ˆ voir avec une dialectique thŽorie-pratique ? Tel est je crois le problme.

Ceci revient encore ˆ dire quÕune thŽorie nÕa pas ˆ tre appliquŽe. Une thŽorie travaille, opre, transforme, produit, mais elle nÕest pas pour autant ce qui serait destinŽ ˆ une application pratique. Une thŽorie musicale a dÕailleurs souvent tendance ˆ ŅsuivreÓ les actes de crŽation musicale pour dŽgager, comme on va le voir, ce qui ˆ proprement dit y Ļuvre dŽjˆ. Il sÕagit alors de thŽoriser ce qui existe dŽjˆ concrtement plut™t que dՎlaborer un programme thŽorique ˆ appliquer [5]. Ce qui permet de prŽciser ce point : le corrŽl‰t de lÕapplication nÕest nullement la catŽgorie de thŽorie mais celle de programme (ce quÕil sÕagit dÕappliquer nÕest pas une thŽorie mais un programme), et il ne convient donc nullement de tenir que toute thŽorie devrait se donner comme programme thŽorique.

Ajoutons : les thŽories musicales nÕont nullement nŽcessitŽ de chercher un modle du c™tŽ des sciences. LÕidŽe quÕune thŽorie musicale ne mŽriterait ce nom que si elle peut tre dite scientifique est une idŽe sous prescription positiviste ; elle ne sÕimpose pas, elle ne sÕimpose plus, pas plus que ne continue de sÕimposer lÕidŽe quÕune thŽorie politique doive tre scientifique pour tre rationnelle.

 

ThŽorie et catŽgories

Pour situer ma conception de ce que doit et peut tre une thŽorie musicale, je rŽsumerai les thses prŽsentŽes dans lÕarticle prŽcŽdemment citŽ [6] : Si la musique comme invention est une pensŽe qui a pour particularitŽ dՐtre aussi pensŽe de la pensŽe quÕelle est - cette pensŽe Žtant en acte, dans les Ļuvres, et non en discours -, la thŽorie peut tre tenue pour le moment rŽflexif dans cette pensŽe, pour la prise discursive de cette inflexion quÕest toute Ļuvre dÕart vŽritable.

Notons le : ceci prŽsuppose la prise en compte dÕun double Žcart : dÕune part entre rŽflexion et pensŽe (rŽflŽchir et penser diffrent), dÕautre part entre discours et pensŽe (discourir et penser ne sont pas exactement la mme activitŽ).

Quels sont alors les enjeux dÕune telle thŽorie ? Pourquoi rŽflŽchir ce qui est dŽjˆ pensŽ, pourquoi discourir sur une pensŽe qui est dŽjˆ pensŽe de la pensŽe quÕelle est ? On avancera que la thŽorisation doit favoriser lÕinvention de nouvelles catŽgories musicales, lՎmergence des catŽgories enfouies dans les Ļuvres, lՎpinglage des inflexions opŽrŽes par les Ļuvres dans les configurations musicales.

 

ŅEntre-ĻuvresÓ

La thse que jÕavance est celle-ci : par delˆ les Ļuvres, il existe ce que jÕappellerai un entre-Ļuvres, un espace entre les Ļuvres composŽ des rapports quÕentretiennent les Ļuvres entre elles, et qui forme une sorte de hors dÕĻuvres dont la thŽorie doit sÕoccuper. Ė bien y regarder, cet entre-Ļuvres est le champ propre de dŽploiement de deux activitŽs musicales : lÕorganisation de concerts et la thŽorie.

Le travail direct sur cet entre-Ļuvres se fait en effet :

- dÕune part par lÕorganisation de concerts : quÕest-ce qui, mieux quÕun concert, peut rendre sensible lÕintervalle entre des Ļuvres diffŽrentes ? CÕest le concert qui rapproche, confronte, fait dialoguer les expŽriences sensibles des Ļuvres. Organiser un concert, cÕest rapporter de manire sensible, dans une unitŽ de temps et de lieu (si ce nÕest dÕaction), plusieurs Ļuvres entre elles. CÕest mettre ˆ lՎpreuve de lÕaudition lÕexistence ou non dÕun entre-Ļuvres [7].

- DÕautre part un espace de pensŽe entre les Ļuvres est rehaussŽ par le travail thŽorique : une catŽgorie, somme toute, est le plus souvent (toujours ?) une rŽalitŽ qui excde une Ļuvre donnŽe en ce sens quÕelle a une pertinence qui ne sÕy restreint pas. Soit une catŽgorie opre dans plusieurs Ļuvres. Le propre du travail thŽorique serait alors de proposer un nĻud de ces catŽgories, un nĻud qui nÕest pas celui Žventuellement opŽrŽ dans lÕĻuvre elle-mme, mais un nĻud dÕordre discursif. CÕest en ce sens que je dirais que la thŽorie vise ˆ configurer les catŽgories, non seulement donc ˆ dŽgager les catŽgories ˆ lÕĻuvre dans les crŽations contemporaines, mais aussi ˆ les mettre en rapport au moyen de son discours propre, ˆ les relier en une sorte de rŽseau catŽgoriel.

 

AujourdÕhui

Derrire ma tentative de cerner le propre du travail thŽorique - non point tant pour le dŽfinir que pour en identifier les enjeux, question particulirement urgente pour qui compose et se demande sÕil ne devrait pas plut™t ne faire que cela - il y a une thse sur notre aujourdÕhui musical.

Je posais ainsi la question dans le rŽsumŽ de mon article : De quelles inventions, de quels Ņpas gagnŽsÓ sÕagit-il aujourdÕhui de faire thŽorie ? Quelles sont les catŽgories de pensŽe aujourdÕhui pertinentes pour la composition ? Face au bilan toujours en cours du sŽrialisme, confrontŽe au dilemme insurmontŽ entre nŽoclassicisme et nŽosŽrialisme, la thŽorie devrait tre cette relve de lÕanalyse qui manque ˆ une pensŽe de lÕaprs-sŽrialisme.

AujourdÕhui ? Mais quel est donc notre aujourdÕhui musical ? Sans trop mՎtendre sur cette question, je vous indiquerai simplement mes convictions sur ce point : le meilleur nom pour cet aujourdÕhui musical est ˆ mon sens celui dÕentre-temps, sÕil est vrai que notre temps prŽsent est celui dÕun aprs-sŽrialisme sans tre pour autant celui dÕun post-sŽrialisme proprement dit ; ou encore si notre temps est bien dans la prŽoccupation dÕune nouvelle modernitŽ qui Žchappe au dilemme nŽosŽrialisme / nŽoclassicisme. Si notre temps est dŽlimitŽ dÕun c™tŽ par ce qui est dŽjˆ hors de lui (le sŽrialisme), il ne lÕest pas de lÕautre par lՎtablissement dÕune nouvelle configuration ; en ce sens, ce temps ne dispose pas encore, ˆ mon sens, des rŽponses adŽquates aux questions qui lui sont posŽes, et cÕest ˆ ce titre que je crois appropriŽ de le nommer un entre-temps.

 

Configuration

JÕai souvent parlŽ ici de configuration. On appellera configuration [8] un ensemble potentiellement infini dÕĻuvres qui constitue un espace possible pour le travail dÕune vŽritŽ musicale ; en effet si ce qui importe est la manire dont une Ļuvre se rapporte ˆ une myriade dÕautres Ļuvres, tentant par lˆ de fixer quelque contenu de vŽritŽ [9] ˆ son dŽploiement fini, alors il y aussi une sorte dÕintervalle entre les Ļuvres qui importe au plus haut point ˆ la crŽation, ce que jÕai appelŽ un entre-Ļuvres, qui donne toute sa dimension de pensŽe ˆ la crŽation musicale (ˆ lÕinvention, pour reprendre le terme avancŽ en intitulŽ de ce symposium).

On peut tenir quÕil y eut tentative de configuration musicale au XX” sicle autour de lÕentreprise sŽrielle (pour fixer les idŽes : entre la premire guerre mondiale et RŽpons). On pourrait tenir que le projet spectral a eu pour ambition de se constituer en configuration alternative ; mais je crois quÕil a, depuis, abandonnŽ cette ambition (si tant est quÕil lÕait jamais vraiment visŽe, ce dont je ne suis pas entirement sžr). Peut-tre dÕailleurs que constituer une configuration musicale nÕest pas ˆ lÕordre du jour et ne le sera pas avant longtemps. Peut-tre convient-il alors dÕavoir des objectifs aujourdÕhui plus limitŽs - cÕest somme toute lÕhypothse raisonnable si lÕon tient que nous sommes bien dans un entre-temps -. En tous les cas lÕeffort thŽorique sera nŽcessaire pour dŽgager et nouer entre elles les nouvelles catŽgories que met en Ļuvre aujourdÕhui la pensŽe compositionnelle.

 

 

III.

 

Le problme de la double Žcriture va me servir dÕexemple pour ces questions dÕordre thŽorique. Comme indiquŽ, je partirai de mes dernires Ļuvres. ConformŽment ˆ ma vision de la rŽflexion thŽorique, cette approche sÕavŽrera ˆ la fois rŽtrospective (elle vient aprs la composition de Dans la distance et tente de rŽflŽchir ce qui y fut dŽjˆ tracŽ) et prospective en cela quÕelle anticipe sur ma prochaine Ļuvre mixte (vaste projet de madrigal dramatique, entrepris en collaboration avec lՎcrivain Natacha Michel, que jÕai intitulŽ Approche de lÕombre). Je prŽcise ds lÕabord que je nÕai pas de rŽponses dŽfinitives aux questions que je pose - que je me pose - ici et quÕil sÕagit donc lˆ dÕun travail en cours, sans doute dÕailleurs dÕune t‰che infinie sÕil est vrai quÕil nÕy a de t‰che de la pensŽe qui vaille qui ne soit infinieÉ

 

LorsquÕon se met ˆ composer des sons avec lÕordinateur en vue dÕune Ļuvre mixte (composer est pris ici en un sens large : ˆ proprement parler je ne pense pas, ˆ la diffŽrence de J.C. Risset, quÕon compose les sons, au sens du moins o lÕon compose une ĻuvreÉ), on est confrontŽ ˆ certains choix.

 

Traitement ou synthseÉ

Le premier se prŽsente comme une orientation de type technique : va-t-on traiter des sons dŽjˆ existants ou va-t-on procŽder par pure synthse ? Cette alternative, dÕapparence technique, nÕest cependant pas esthŽtiquement innocente.

* Le choix du traitement plut™t que de la synthse conduit ˆ prolonger les sons instrumentaux, ˆ les doter dÕune sorte dÕombre dÕorigine Žlectronique qui peut tre plus ou moins importante, ˆ agrandir la sonoritŽ instrumentale en lui associant sa propre image dŽformŽe. La rŽalisation la plus fameuse de cette manire de faire est bien sžr RŽpons. Le risque immŽdiatement encouru est alors celui de la redondance puisquÕil sÕagit dÕune reprise variŽe dÕun matŽriau dÕorigine instrumental, le plus souvent dŽjˆ exposŽ (en particulier si le traitement se fait en temps rŽel). Plus largement, cette voie consonne ˆ mon sens avec une orientation thŽmatique de la pensŽe compositionnelle.

* La seconde orientation, celle de la synthse, tend plut™t ˆ constituer Ņun autre mondeÓ, le monde des sonoritŽs Žlectroniques, face au monde des sonoritŽs instrumentales. Cette voie conduit spontanŽment ˆ privilŽgier la constitution dÕune forme de transition entre les deux mondes ainsi prŽformŽs, sÕil est vrai que dans une Ļuvre musicale il ne saurait y avoir de deux sans synthse, de disjonction pure - vieux dŽmlŽ de la composition musicale avec la dialectique quÕil faudra bien un jour traiter si lÕon veut pouvoir se dŽgager du romantismeÉ -. LÕautre caractŽristique esthŽtique dŽcoulant de ce parti pris de la pure synthse est une tendance irrŽpressible ˆ lÕinflation sonore, le propre des sons Žlectroniques Žtant dՐtre dŽpourvus de ces discontinuitŽs qui font les articulations musicales et de tendre par lˆ ˆ la pure et simple substance sonore. DÕo que la musique fasse alors prŽvaloir la continuitŽ sonore, lՎtalement de longues plages, lՎlan de grandes vagues qui tiennent lieu de nature sonore lˆ o le corps-ˆ-corps du musicien avec son instrument nÕa plus lÕoccasion de se dŽployer.

 

Temps rŽel ou diffŽrŽÉ

Le second concerne le choix entre temps rŽel et temps diffŽrŽ. En gŽnŽral, le choix du temps rŽel se fait au nom dÕune captation de lÕinterprŽtation, du propre de la sonoritŽ telle quÕelle ressort, unique, de chaque exŽcution. CÕest pour cela que lÕoption du temps rŽel co•ncide souvent avec la prioritŽ donnŽe au traitement sur la synthse et sÕaccorde spontanŽment avec ce que jÕai appelŽ lÕorientation thŽmatique de la pensŽe compositionnelle, fžt-ce sous la forme ultime dÕun thŽmatisme sans thme.

Il est cependant clair que ces alternatives techniques nÕimposent nulle exclusive, et que lÕon peut marier dans une mme Ļuvre le traitement et la synthse de mme quÕon peut y associer temps rŽel et temps diffŽrŽ.

JÕai ŽtŽ amenŽ, pour la composition de Dans la distance, ˆ trancher selon des principes esthŽtiques que je vais rapidement rŽsumer en citant ˆ nouveau mes notes de programme. Les dŽcisions prises ont ŽtŽ au nombre de trois :

 

Grains

Choix dÕabord dÕune technique de construction granulaire.

Dans la partie Žlectronique de cette Ļuvre, les sonoritŽs sont engendrŽes par empilement de brves sonoritŽs (ŅgrainsÓ) prŽlevŽes dans le monde instrumental et classŽes selon six types de geste : frappŽ, frottŽ, soufflŽ, pincŽ, agitŽ, vocal. Toutes les sonoritŽs Žlectroniques de lÕĻuvre, ˆ quelques exceptions prs, sont ainsi construites ˆ partir de ces grains. Je prŽfre parler ici de flux plut™t que de synthse (granulaire) car le parti pris vise ˆ garder audible la prŽsence du grain comme constituant ŽlŽmentaire : la sonoritŽ globale, telle un vent de sable, ne dissimule pas sa multiplicitŽ interne et sa constitution en ŅbriquesÓ nÕest pas cachŽe derrire un crŽpis plus lisse. Cette technique mÕa permis de mieux rythmer et articuler les sons Žlectroniques tout en jouant de leurs analogies avec les gestes instrumentaux traditionnels ; dÕo une proximitŽ dÕavec les sonoritŽs dÕun orchestre et, plus encore, dÕun grand orgue.

 

Temps rŽel

Choix ensuite du temps rŽel, mais dans un tout autre esprit que celui du traitement en temps rŽel de lÕinterprŽtation.

En effet il ne sÕagit pas lˆ de capter quelque chose de lÕinterprŽtation (les instruments sont amplifiŽs sans tre jamais retraitŽs) mais dÕassurer que les sonoritŽs sont engendrŽes par lÕordinateur au moment mme o on les peroit ; elles ne prŽexistent donc pas comme matire sonore ˆ lÕexŽcution de lÕĻuvre. LÕintŽrt de ce parti ne tient pas au caractre plus ŅvivantÓ de lÕexŽcution ainsi attendue : on aurait pu tout aussi bien enregistrer au prŽalable ces sons Žlectroniques pour les restituer ensuite lors du concert par une simple lecture au lieu dÕen dŽclencher, comme on le fait ici, la production. La diffŽrence perceptible entre les deux options aurait ŽtŽ minime, tenant ˆ quelques encha”nements rendus plus raides. LÕintŽrt vŽritable de cette dŽcision rŽside dans la composition. On pourrait dire que cÕest un intŽrt de principe : il sÕagit de ne contr™ler le son que par sa structure algŽbrique interne (sa construction en grains) sans jamais le considŽrer comme un produit substantiel, comme une p‰te sonore quÕon se proposerait de modeler.

LÕeffet de ce principe est que les sons Žlectroniques restent sous la loi dÕune Žcriture lˆ o les sons mixŽs, devenus figŽs, y Žchappent nŽcessairement. Sans doute cette Žcriture informatique est-elle trs loin de lՎcriture musicale traditionnelle mais, aussi Žtrange soit-elle pour le musicien, cette Žcriture (que le Ņtemps rŽelÓ prŽserve jusquÕau moment ultime du concert) instaure lÕexistence dÕune distance, dÕun espace pos­sible pour la pensŽe entre musique et sons.

Parlant de poŽsie, Ossip Mandelstam Žcrivait : ŅCe nÕest pas dÕacoustique quÕil faut se soucier : elle viendra toujours dÕelle-mme. CÕest de distance.Ó [10] Cette directive me semble valoir pour la musique, et le travail Ņen temps rŽelÓ me semble ici tre un atout. JÕajouterai que le contr™le des sons Žlectroniques par leur structure, non par leur enregistrement, garantit pour le futur leur possible Žvolution, au fil des progrs techniques ˆ venir.

 

Un monde, et ses images

Choix enfin, dŽjˆ explicitŽ prŽcŽdemment, dÕun seul monde qui soit apte ˆ inclure les images de ses propres ŽlŽments ou parties, le son Žlectronique y Žtant conu comme image sonore dÕun son musical.

 

 

Une ou deux ŽcrituresÉ

Au total, le point qui mÕimporte pour ce symposium est que la composition dÕimages en temps rŽel a induit une forme dՎcriture particulire. En apparence, il sÕagit de la mme Žcriture pour les instruments et pour lÕordinateur.

[Voir page de partition]

On trouve en effet les mmes notes sur chaque type de portŽe. Mais lՎcriture informatique de la partie Žlectronique se dŽploie en fait en deux couches, correspondant grosso modo dÕun c™tŽ ˆ la note, de lÕautre aux grains. LÕidŽe est que chaque note est un ensemble de grains, et que la dŽcomposition de cette note en diffŽrents grains est variable et composŽe soigneusement, note par note. DÕun c™tŽ, la couche Žcrite de manire traditionnelle fixe la durŽe et la hauteur de chaque ensemble-note de grains ; de lÕautre, et inscrite cette fois en un tout autre code (ce quÕon appelle, dans le langage du logiciel Max utilisŽ, une Qlist), une sŽrie dÕinstructions prŽcisŽment chronologisŽe spŽcifie de quels types de grains seront intŽrieurement composŽes les notes prŽcŽdentes et fixe Žgalement les contours extŽrieurs des ensembles-notes.

[Voir page de Qlist]

Il faut bien voir ici que lՎcriture informatique est et ne peut tre que purement fonctionnelle : elle est destinŽe ˆ fixer ˆ lÕordinateur, et de manire strictement univoque, les t‰ches quÕil doit accomplir. Si lÕordinateur Žtait un instrument de musique (ce quÕil nÕest pas en raison principalement du fait quÕil nÕintervient pas dans le processus musical comme corps physique mais seulement comme puissance mŽcanique et abstraite de calcul), on pourrait alors dire que lՎcriture informatique serait une parfaite tablature.

La question qui se pose alors est celle-ci : cette Žcriture musicale informatique est-elle la vŽritŽ de lՎcriture musicale en gŽnŽral, est-elle la vŽritŽ de toute Žcriture musicale ? Ceci se dira Žgalement ainsi : la vŽritŽ de lՎcriture musicale serait-elle dՐtre fonctionnelle, ou encore serait-elle dՐtre une tablature ? Il faut bien voir que la rŽponse ˆ ces questions est aujourdÕhui majoritairement positive.

Je voudrais mÕinscrire en faux contre ce point de vue et rŽpondre par la nŽgative aux questions prŽcŽdentes. Ceci revient ˆ tenir quÕon est en rŽalitŽ, dans mon exemple, en face de deux Žcritures de types diffŽrents. Comme ces deux Žcritures apparaissent cependant opŽrer avec le mme systme de signes, il faut alors convenir que la note nÕa pas le mme sens dans les deux systmes, que la note nÕa pas la mme signification selon quÕelle intervient dans une portŽe pour un instrument de musique et dans une portŽe pour lÕordinateur.

 

Architecture

Sans trop rentrer ici dans des dŽtails dÕordre technique, on peut mŽtaphoriser cette diffŽrence par le biais dÕune petite comparaison architecturale.

* Imaginons dÕabord une architecture de pierres, comme celle par exemple de ces Žglises de lÕentre-deux guerres construites en briques apparentes. LÕinscription de cette architecture pourra se faire par sous-ensembles : on pourra inscrire quÕun mur particulier aura telle taille et quÕil sera constituŽ de pierres de tel format. On pourra inscrire ensuite quÕun crŽpis de telle ou telle Žpaisseur le recouvrera en telle ou telle partie. On inscrira ainsi la structure de lÕensemble en sorte que le plan rŽsultant soit parfaitement univoque.

Cette modalitŽ mŽtaphorise ce qui relve, dans mon exemple, de lՎcriture informatique. La pierre mŽtaphorise ce quÕil en est du grain. LÕinscription du format de chaque pierre se fait ici dans le programme informatique (par ma Qlist) alors que lÕinscription de la taille et de lÕemplacement de chaque mur ou paroi (ou sous-ensembles quelconques de pierres) se fait par les notes de la portŽe pour lÕordinateur.

* Opposons ˆ cela la structuration dÕune architecture de toile, un chapiteau de cirque par exemple. Comment procde-t-on ici ? On dispose cette fois dÕun double registre : dÕun c™tŽ dÕune toile, aux caractŽristiques physiques prŽcises (poids, rŽsistance au m2É), de lÕautre dÕun rŽseau de piquets et de mats, avec les cordes permettant de les tendre et de les faire tenir. LÕinscription dÕune telle architecture se fait cette fois par inscription de lÕemplacement et de la taille exacte de chaque mat, inscription complŽtŽe par la notation des caractŽristiques physiques de la toile quÕon jettera dessus.

Cette modalitŽ mŽtaphorise lՎcriture traditionnelle : de mme que lÕeffet visŽ dans cette architecture de toile tient ˆ la forme rŽsultant pour le seul tissu, de mme lՎcriture traditionnelle vise une situation sonore, chaque mat illustrant ici le r™le rempli par les notes lorsquÕelles sÕadressent ˆ un instrument de musique et non plus ˆ lÕordinateur.

 

Cette image prŽsentŽe, comment pouvons-nous thŽoriser plus avant la distinction relevŽe entre les deux types de notes ?

 

Deux algbresÉ

* Dans le premier cas, il sÕagit dÕune logique de construction ˆ partir dՎlŽments simples : la brique-grain. La note dŽsigne un sous-ensemble homogne de tels ŽlŽments. Le rŽsultat sonore obtenu est la faade ainsi construite qui ne sՎcarte sensiblement de lÕenveloppe des briques-grains que via lՎpaisseur dÕun crŽpis (lequel est inscrit par ailleurs, selon une autre logique - purement informatique - non explicitŽe par le jeu des notes prŽcŽdentes).

Disons, pour filer dŽsormais une mŽtaphore mathŽmatique, quÕon construit ici une structure algŽbrique par progression vers le haut dÕensembles de plus en plus vastes tout en contr™lant le type de topologie sonore qui sera ensuite compatible avec cette structure algŽbrique. On Žlabore donc une algbre quÕon topologise ensuite (espace dit de lÕalgbre topologique).

* Dans le second cas, on travaille directement sur la forme ˆ donner au chapiteau et on calcule les mats qui vont permettre de soutenir cette forme. On vise une topologie et on cherche alors lÕalgbre (les poteauxÉ) qui la formalisera (espace dit de la topologie algŽbrique).

 

Construction, ossaturation

LÕalgbre est, dans le premier cas, une construction ; elle est, dans le second cas, une ossaturation. Le problme est, dans le premier cas, de b‰tir une construction quÕil faut ensuite topologiser (phraser, interprŽterÉ) ; dans le second cas, le problme est dÕossaturer une topologie (un mouvement, un dessin, une courbe, une GestaltÉ).

Les notes nÕont pas la mme fonction dans ces deux dŽmarches. Si une note est bien toujours une manire de structurer une situation sonore en lÕalgŽbrisant, on voit cependant quÕon est face ˆ deux types diffŽrents dÕalgbre : une Žcriture-construction (structure algŽbrique ŅpureÓ, opŽrant dans le cadre dÕune pure algbre), une Žcriture-ossature (structure algŽbrique opŽrant dans le cadre dÕune topologie).

 

Perception

Il faut bien voir que cette distinction, qui a sa pertinence du point de vue de la composition et par lˆ de la pensŽe musicale en gŽnŽral, nÕen a pas forcŽment du point de la perception.

Il est frappant de constater que la perception est souvent trs pauvre face ˆ des distinctions quÕelle ne sait - ne peut - saisir. On en a un exemple dans le cadre de notre travail Žlectroacoustique. En effet on y Žcrit sŽparŽment dÕun c™tŽ la structuration de la matire sonore et de lÕautre sa projection (via un systme donnŽ de haut-parleurs). Or certaines opŽrations peuvent tre rŽalisŽes de deux manires : soit par manipulation directe de la matire sonore, soit par transformation de sa projection ; par exemple une sonoritŽ plus liante et moins sablonneuse pourra tre obtenue soit au moyen de grains de nature plus lisse - Žchantillons de flžtes par exemple - ou par le biais dÕune plus grande rŽverbŽration incorporŽe lors de la projection. La perception ne saisira pas (ou trs mal) une telle distinction qui a cependant toute son importance compositionnelle pour la suite de lÕĻuvre.

Illustrons ce point dÕun exemple arithmŽtique : cÕest comme si lÕon faisait le produit de deux nombres a et b et que la perception ne saisissait que le rŽsultat ab, sans tre ˆ mme de percevoir la distinction des constituants et par lˆ sans tre ˆ mme de discriminer les diffŽrentes dŽcompositions possibles de cette ŅsynthseÓ numŽrique. Or lÕintelligence de la dŽcomposition prŽsidant ˆ la constitution de la sŽrie globale (les nombres ab), dÕo dŽcoule par exemple la capacitŽ ˆ en anticiper et prŽvoir la suite, dŽpend Žtroitement de cette facultŽ analytique.

Le petit exemple numŽrique suivant montre quÕune mme succession de nombres - 0, 2, 6, 12 - peut tre analysŽe de diffŽrentes manires [11] et par lˆ prolongŽe diversement - 20, 30, 42É / 44, 150, 402É - selon que lÕon postule ou non lÕexistence dÕune quantitŽ yn un temps ŅimperceptibleÓ (car Žquivalente ˆ zŽro pour les premires valeurs de n) mais apparaissant ensuite dans toute sa puissance jusque lˆ latente (24, 120, 360É) :

 

n

n+1

xn=n*(n+1)

xn+yn

yn

0

0

1

0

0

0

2

1

2

2

2

0

6

2

3

6

6

0

12

3

4

12

12

0

?

4

5

20

44

24

?

5

6

30

150

120

?

6

7

42

402

360

[avec yn=n*(n-1)*(n-2)*(n-3)]

Ceci illustre, ˆ mon sens, le faible pouvoir analytique de la perception ce qui grve lourdement toute perspective, telle celle par exemple exposŽe par L. Landy, de ŅfonderÓ une analyse musicale sur la perceptionÉ

 

ƒcriture dÕimages sonores

On a donc deux types dՎcriture, lÕune pour les instruments (Žcriture traditionnelle) et lÕautre pour lÕordinateur (qui associe Žcriture traditionnelle sous forme de notes et Žcriture dÕun programme informatique). LÕune sert ˆ structurer les sons musicaux produit par le corps-ˆ-corps entre instrumentiste et instrument, lÕautre sert ˆ structurer des images sonores.

Pourquoi, en fin de compte, lՎcriture dÕimages sonores est-elle diffŽrente de lՎcriture traditionnelle ? Pour trois raisons liŽes entre elles : car cette Žcriture est (ou, plus fortement, doit tre) ˆ la fois homogne, intŽgrale et fonctionnelle ; et ceci, elle doit lՐtre car elle sÕadresse ˆ une machine, un ordinateur en lÕoccurrence, et que son fonctionnement effectif est lui-mme soumis ˆ ce triple impŽratif :

lÕhomogŽnŽitŽ tient somme toute ˆ lÕhomogŽnŽitŽ de toute instruction adressŽe ˆ une telle machine (en fin de compte celle des 0 et 1 primordiaux) ;

- lÕintŽgralitŽ (que J.-C. Risset a relevŽe hier matin) est requise car sÕil venait ˆ manquer une seule instruction, la machine ne saurait opŽrer ;

- et la fonctionnalitŽ rŽsulte de la mme logique : il faut que lÕopŽration rŽpŽtŽe x fois produise exactement le mme rŽsultat, la machine Žtant hors dՎtat de produire de son propre fait des choix musicalement valides. [12]

Or cette triple caractŽristique contredit la logique traditionnelle de la partition et de lՎcriture musicale :

- La partition musicale, comme je lÕai indiquŽ au dŽbut de cette intervention, nÕest pas et ne doit pas tre homogne.

- LՎcriture musicale traditionnelle nÕest pas non plus intŽgrale : elle sÕadjoint de nombreuses notations de diverses natures.

- Enfin cette Žcriture nÕest pas fonctionnelle : il faut lÕinterprŽter, ce qui conduit ˆ diffŽrents rŽsultats sonores possibles pour un mme texte.

 

 

Arrtons-nous lˆ. JÕai commencŽ de nouer trois catŽgories : celle de monde, celle dÕimage, et celle dՎcriture. Le nĻud proposŽ est ici celui dÕun monde incluant ses propres images, lesquelles prescrivent un dispositif singulier dՎcriture ; soit : on nՎcrit pas des images sonores (de sons musicaux) comme on Žcrit directement ces sons musicaux.

Par delˆ ce nouage singulier, quÕon pourra lŽgitimement discuter et prŽciser, ce qui mÕintŽressait Žtait dÕargumenter lÕidŽe quÕil sÕagit dans le travail thŽorique de nouer entre elles diffŽrentes catŽgories et par lˆ de les configurer. Comme indiquŽ, jÕy vois lˆ le propre du travail thŽorique ˆ entreprendre, par qui se prŽsente pour le faire, quÕil soit compositeur ou non, cela va sans dire. Dans lÕexemple retenu, cet effort sert au compositeur que je suis pour rebondir dÕune Ļuvre dŽjˆ faite ˆ une autre Ļuvre, en projet.

Je crois cependant quÕil peut illustrer ce que la thŽorie musicale est en Žtat aujourdÕhui dÕapporter ˆ lÕinvention : aider ˆ configurer notre entre-temps en une nouvelle modernitŽ.

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[1] Cf. Cycle voix (25 et 26 FŽvrier 1994) p. 5-7. Document IRCAM - Centre Georges Pompidou.

[2] Cf. Musique acousmatique (1993) - ƒditions Buchet/Chastel.

[3] Le sens du monde (p. 126). GalilŽe, 1993

[4] Ē ThŽories et invention musicales Č : quelques remarques introductives. Vol.II - n”2 (1995)

[5] On trouve de cela un bon exemple dans la catŽgorie de rubato dont un livre rŽcent (Stolen time - The History of Tempo Rubato, Richard Hudson - 1994 - Clarendon Press Oxford) rappelle quÕelle fut dŽgagŽe prs de 4 sicles aprs le dŽbut de son entrŽe en scne. Il va de soi que son dŽgagement en affecta ensuite la pratique, permettant sa systŽmatisation, sa prolifŽration et sa diffŽrenciation en occurrences diverses.

[6]  Voir Musurgia. p.101

[7] Je crois que cÕest par prise de conscience de cette dimension que beaucoup de compositeurs se lancent, depuis quelques annŽes, dans la formation de nouveaux ensembles de musique contemporaineÉ

[8] Cf. A. Badiou : ŅArt et philosophieÓ in ŅArtistes et philosophes : ƒducateurs ?Ó - ƒditions du Centre Georges Pompidou (1994)

[9] Cf. Adorno

[10] Cf. ŅDe lÕinterlocuteurÓ in ŅDe la poŽsieÓ (p. 67) - Arcades, Gallimard (1990)

[11] xn=n*(n+1) ; ou xn+yn avec yn=n*(n-1)*(n-2)*(n-3)

[12] M. Mesnage relve que de nouveaux dŽveloppements informatiques tendent ˆ contourner les impŽratifs dÕintŽgralitŽ (via lÕinstauration de redondances) et la fonctionnalitŽ (via la programmation par contraintes). On pourrait objecter, sous rŽserve dÕinventaire plus dŽtaillŽ, que la redondance, comme la pluralitŽ des rŽsultats dÕune programmation par contraintes, ne peut que rehausser la nŽcessitŽ dÕune fonction de choix qui soit explicitŽe et mŽcanisŽe, et qui rŽintroduise (ˆ un autre niveau) les impŽratifs dÕintŽgralitŽ et de fonctionnalitŽ.