LA MUSIQUE DES POÈTES

(France-Musique)

par

François NICOLAS


II : Gerard Manley Hopkins

II.4. : Le rythme abrupt (7 mars 1999)

Le poète anglais Gerard Manley Hopkins dont je vous parle depuis quelques soirées est avant tout l'inventeur d'un nouveau type de rythme, ce type qu'il nommait sprung rhythm et que l'on peut traduire en français par rythme abrupt ou bondissant.

Ce rythme tend à scander le vers anglais selon des principes d'accentuation tout à fait singuliers qui tendent à configurer le vers comme une chose sonore ayant sa propre autonomie, son propre design et sa propre énergie. Pour Hopkins d'ailleurs, la poésie était essentiellement à mettre en bouche ; c'est ainsi qu'il la concevait et il ne la consignait ultimement par écrit qu'avec réticence.

Pour Hopkins, ce rythme abrupt convenait à la saisie poétique d'un monde peuplé de choses toutes singulières, d'un monde composé d'un miroitement d'étoiles, d'une prolifération d'entités distinctes et séparées qui ne cessaient d'entrer en rapport. Qu'est-ce en effet que ce rythme abrupt et bondissant si ce n'est le choc rythmique de syllabes rendues singulières par une déformation de la métrique usuelle ?

Quels équivalents musicaux peut-on trouver du rythme abrupt et bondissant d'Hopkins ?

Pour faire entendre l'abrupt d'un sprung rhythm musical, j'ai choisi le piano de Herbie Nichols. Écoutons-le jouer Lady sings the blues, accompagné par Al McKibbon à la basse et Max Roach à la batterie le 1° août 1955.

Voici un poème qui parle de ce foisonnement heurté du monde, dans la belle traduction fluide de Jean Mambrino :

Ce ruisseau sombre d'un brun croupe-de-cheval qui dévale sa grand'route et rugissant roule des rocs, dans la crique et la combe plisse sa toison d'écume et, tout en bas, au creux du lac, tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent virevolte et se défait à la surface du brouet d'un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant, qu'il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici les replis des coteaux où le torrent s'encaisse, les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères, et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu'arriverait-il au monde s'il se voyait ravir l'humide et le sauvage ?
Qu'ils nous soient donc laissés - oh ! qu'ils nous soient laissés - le sauvage et l'humide !
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages !

Pour faire entendre le bondissement du sprung rhythm, je vous propose un extrait du 3° quatuor à cordes de Robert Schumann.

Si vous voulez, enfin, à la fois le bondissement et l'abrupt en quelque trébuchement inattendu, je peux vous proposer ceci :

C'était de Jean-Sébastien Bach le choral Jesus Christus unser Heiland joué par Marie-Claire Alain

Au revoir !