LA MUSIQUE DES POÈTES

(France-Musique)

par

François NICOLAS


I : Federico Garcia Lorca

I.1. : Les chansons populaires (4 octobre 1998)

La musique des poètes, la musique vue par les poètes, la musique telle que la poésie la capte ou la reflète, voilà ce que je voudrais faire entendre dans ces petits moments radiophoniques.

Il s'agira de présenter la musique qui inspire le poète, la muse qui stimule l'art poétique, l'ange musicien qui nourrit le poème, à l'inverse de ce qui est plus communément admis : le poème qui inspire le musicien, la poésie qui stimule la musique.

Chaque poète a ici sa manière, ses muses personnelles et ses anges gardiens. Je voudrais passer quelques moments de ces quatre soirées d'octobre en compagnie de Federico Garcia Lorca.

Avant même d'envisager de devenir poète et homme de théâtre, Federico Garcia Lorca voulut être musicien. Jusqu'à 18 ans, la musique était son seul horizon. Le jeune homme était nourri à la fois d'une formation musicale classique et d'une fréquentation de la musique populaire, cette musique espagnole traditionnelle qu'il ne cessa de chérir, recueillant d'anciennes chansons populaires pour les harmoniser et les intégrer à ses pièces de théâtre, en des scansions venant rythmer le développement du drame, telles les commentaires d'un choeur antique.

Souligner le contraste entre le lyrique et le grotesque et même les mêler à tout instant, tel était son propos et Garcia Lorca ajoutait : L'intervention de la musique me sert à "dé-réaliser "les scènes et à ôter aux gens l'idée "que la chose a lieu pour de bon ", bref, à élever le plan poétique dans le même sens que nos classiques.

Federico Garcia Lorca aimait également mettre en scène des chansons traditionnelles, et théâtraliser ainsi leur matière tant musicale que poétique.

Voilà ce que disait Federico Garcia Lorca des chansons :

Les chansons sont comme des créatures, de délicates créatures qu'il faut soigner pour que leur rythme ne s'altère en rien. Chaque chanson est une merveille d'équilibre qui peut se briser facilement : c'est comme une pièce de monnaie maintenue sur la pointe d'une aiguille. Les chansons sont comme les personnes. Elles vivent, se perfectionnent et quelques-unes dégénèrent, se défont jusqu'à ce qu'il ne nous reste plus que ces palimpsestes pleins de lacunes et de contresens.

Écoutons ce romance de Don Bryso.


I.2. : Le duende (10 octobre 1998)

 

Federico Garcia Lorca, ce n'est pas seulement la chanson populaire traditionnelle, telle cette chanson espagnole qui me sert de générique. C'est aussi et surtout le flamenco, ou plus exactement ce cante jondo (ou chant profond) dont il relevait la capacité de transir le chanteur, de frapper son corps, en cet instant fulgurant qu'il nommait le duende.

Le duende, que l'on peut traduire par transe, est ce coup de foudre qui vient saisir le chanteur de flamenco pour l'attraper par les cheveux, le plier jusqu'au sol, le tordre et lui arracher convulsivement ce cri qui est emblème de l'expression musicale.

Voici ce qu'écrit Federico Garcia Lorca :

Écoutons Tio Gregorio surnommé el Borrico

La siguiriya gitane commence par un cri terrible. Aucun Andalou ne peut se défendre de frissonner en écoutant ce cri. Un cri qui divise le paysage en deux hémisphères égaux ; puis la voix s'arrête, pour laisser place à un silence impressionnant et mesuré. Un silence où fulgure le visage d'iris brûlant qu'a laissé la voix dans le ciel. Puis commence la mélodie, ondulante et infinie, mais dans un sens différent de celle de Bach. La mélodie infinie de Bach est ronde, sa phrase pourrait se répéter perpétuellement dans un mouvement circulaire ; alors que la mélodie de la siguiriya se perd sur un plan horizontal, nous échappe des mains et s'éloigne vers un point d'aspiration commune et de passion parfaite où l'âme ne parvient pas à déboucher.

Duende est le nom exemplaire de l'expression musicale, du moins de cette expression exacerbée qui est au cur de ce qu'il est convenu d'appeler l'expressionnisme.

Duende, ce moment où l'appel se retourne en un cri vers qui l'expédie, cet instant où le cri foudroie qui l'envoie et non plus qui le reçoit, ce lieu d'extase douloureuse où l'adresse, convulsivement, se replie sur soi.

Federico Garcia Lorca écrit :

Le flamenco a la guitare pour emblème instrumental.

À proprement parler la guitare ne connaît pas le duende. Elle est un corps trop rigide. Il faut en effet au petit démon du duende un corps plus souple, un corps qu'il peut malaxer et tordre. Mais, comme écrit Federico Garcia Lorca,

La guitare a façonné le cante jondo, ce chant sans paysage, concentré sur lui-même et terrible au milieu de l'ombre. La guitare a donné science et profondeur à l'obscure muse orientale judéo-arabe. La guitare a occidentalisé le chant et résolu en beauté sans pareille, en beauté positive, le drame andalou, l'antagonisme Orient-Occident.

La guitare, instrument de l'obscur plutôt que de la transparence et de la mièvrerie.

C'était la guitare de Ramon Montoya.

Bonsoir !


I.3 : La muse (17 octobre 1998)

 

Federico Garcia Lorca, ce n'est pas seulement le chant populaire, et le flamenco ; ce n'est pas uniquement le poète qui exalte le duende, la transe et l'extase. C'est aussi le poète qui accueille la muse, cette bienfaitrice de la musique venant l'inspirer, l'éveiller, lui dicter ses pages les mieux construites.

La muse, pour Federico Garcia Lorca, habite essentiellement l'Allemagne, l'Allemagne de la construction musicale. La Muse inspire les savantes compositions dont elle a dirigé l'édification. Quand une oeuvre musicale est habitée, c'est toujours par une Muse qui en a fait sa demeure.

Federico Garcia Lorca déclarait :

J'aime la terre. Mes plus lointains souvenirs d'enfant ont un goût de terre. Les bestioles de la terre, les animaux, les gens de la campagne sont pleins de suggestions que peu d'hommes ressentent. Je les capte maintenant avec l'esprit même de mes années d'enfance.

Quand Garcia Lorca parlait de la terre, il ne s'agissait jamais de simples paysages mais toujours de sites naturels dans lesquels se découpent des présences humaines. Il précisait :

Je m'intéresse bien davantage à ceux qui vivent dans un paysage qu'au paysage même. Je puis contempler une montagne pendant un quart d'heure, mais aussitôt après je cours parler au berger ou au bûcheron de cette montagne.

Ainsi, pour Lorca, ceux qui habitent la terre l'emportent sur elle. La terre exhausse ses habitants, et non l'inverse. La muse de Lorca n'a pas de site géographique unique. Si la muse est pour lui originaire d'Allemagne, elle n'a pas de nationalité et circule librement par-delà les frontières. La muse peut ainsi émigrer à New York, comme le poète à la fin des années vingt. La muse américaine, à cette époque, c'est ceci :

C'était l'Élégie de Massenet transfigurée par Art Tatum. Bonsoir !


I.4 : L'ange (24 octobre 1998)

 

Pour clore cette série de billets consacrés aux musiques de Federico Garcia Lorca, après les chansons populaires, après le duende, après la muse, je terminerai par l'ange, cet ange qui pour Lorca vient essentiellement d'Italie. Mais un ange, bien sûr, ne vole pas en ligne droite. Moins encore que la muse, il n'adhère à une terre. Il circule par-delà les contrées et s'il nous parle ce soir encore et toujours d'Espagne, c'est de France qu'il nous viendra. L'ange nous parlera de Grenade, cette ville prédisposée pour la musique. Selon Lorca :

Pour Rainer Maria Rilke : &laqno; Tout ange est terrible ». Les anges dont parle Lorca sont terribles, en effet. Ce sont des anges armés, qui frappent et terrassent, des anges qui dévient les parcours et dévoient la jeunesse. Ces anges sont des combattants et des militants plutôt que d'aimables chérubins.

Je voudrais conclure par un ange peu commun, de cette espèce venue de Russie qui a su frapper Lorca. Cet ange, c'est la 2° sonate de Mossolov, composée en 1923-1924, les années même où Federico Garcia Lorca concevait son Romancero Gitan. Elle est ici jouée par Herbert Henck.