LA MUSIQUE DES POÈTES (France-Musique)
par François NICOLAS
III : Pierre Jean Jouve
III.1. : Les moments de faveur musicale (6 juin 1999)
Pierre Jean Jouve, ce grand poète français mort en 1976, était un fin connaisseur d'art musical. " La Musique fut la passion de ma vie ", écrivait-il. " Le poète en moi a toujours envié les musiciens. Il n'y a pas d'art plus suspendu et plus libre. "
La Musique qu'il aimait à caractériser comme "une équation de sentiments ", ajoutant malicieusement "les termes de cette définition jurent entre eux ", sa poésie la prenait pour modèle puisqu'il se fixait "l'objectif d'obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant ".
De manière plus personnelle, Pierre Jean Jouve voulait nommer poétiquement les grandes oeuvres musicales qui l'ont bouleversé. Nous verrons comment il a ainsi entrepris de nommer Don Giovanni de Mozart, Wozzeck de Berg, Le combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi. Ce soir écoutons comment il nomme la musique comme telle, la musique à l'oeuvre et plus particulièrement certains moments où la musique prodigue à l'uvre sa faveur.
Écoutons pour cela quelques poèmes de Pierre Jean Jouve en compagnie du Kammerkonzert d'Alban Berg joué par Daniel Barenboïm, Pinchas Zukerman, Pierre Boulez et l'EIC.
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- La musique est plus rare encore que l'amour
- Et que, peinture, vos puissances dévorant plei-nes de chair
- Muette, et que, soleil des mots, vos rayons toujours noirs,
- Et que, monde enfantin de rêves créant le monde
- Votre émerveillement d'abîme sombre et clair.
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- Souvent, tel un printemps répandu sur la mer
- J'ai suivi les remous des cordes bois et cui-vres :
- Sauvage allait la cavalière de la mort
- Sonnant l'orage pour le malheur de la terre ;
- Ou douce de ses oiseaux déchirants, un soleil
- Dans les pleurs, et le chant raisonnable des anges
- Ayant séduit la bête avec un il soyeux
- Pour l'idylle du temps l'éternelle louange ;
- Discours infiniment tu par l'intime étrange
- O gloriole des sons esprit de vision
- Mystère entier comme est cette humaine saison.
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- O Musique, toi mère des voluptés vraies,
- En toi j'aurai recours à l'âge du tourment
- Pour faire encore entre tes rayons et tes plaies
- Un dernier pas ! pour être en poésie encor
- Celui qui possédé par l'image ineffable
- En mémoire absorbé par tes plus purs instants
- Plongé dans l'instrument dans le baroque énorme
- Qui pleure avec amour sur le gouffre du temps,
- Pense !
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- La plus grande vertu s'attache à la musique
- A l'imprévu des lignes de sons et des constructions
- Harmoniques pareilles aux fosses marines
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- Admirable moment du temps, de la faveur
- Où passe le regard absent et éternel
- Qui se connaît voilé de ses voiles de deuil !
- Les tambours du néant
- Les trompettes sans corps
- Sans bruit font retentir
- De vastes, de géants appels somptuaires.
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Et voici ce que Pierre Jean Jouve nous dit de la rentrée du piano dans le troisième mouvement du Kammerkonzert :
Le long enlacement des cordes s'est produit et prolongé pendant un temps sans durée : la tendresse, la mélancolie et la volupté se sont intimement mélangées, retournées, recommencées. L'esprit est comme encerclé dans la méditation d'une seule couleur, couvert par les volutes baroques de l'éternel retour, entraîné toujours plus loin dans la jouissance du nombre d'amour. Il semble que la sensualité ne puisse maintenant trouver d'apaisement ou terme. Il semble que cette grille sonore doive se prolonger toujours, toujours et vainement. Pourtant un vague bruit d'inquiétude, un bruit, de chaîne remuées, très bas. Une menace lointaine d'en bas, impuissante à diminuer même le discours du charme. Et brusquement le bruit apparaît grand, et grandit, et roulant de partout avec un noir fracas, recouvre : le piano surgit tel un commandement, un orage, ou un orgasme. Désormais il commande, il ne quittera plus le commandement. À cause de sa matière noire, c'est le drame, la colère, le conflit, la passion.
III.2. : Don Giovanni (20 juin 1999)
- Mozart : Don Giovanni
- E. Wächter , J. Sutherland, E. Schwarskopf, G. Sciutti,
- Orchestre philharmonique et choeurs dirigés par Carlo Maria Giulini
- EMI 7243 5 56232 2 5
Pour Pierre Jean Jouve, l'opéra Don Giovanni de Mozart était une perfection musicale à laquelle il a consacré un livre, instruit et limpide dont l'originalité consiste à brosser un portrait littéraire de cet opéra, soit l'idée singulière de faire le portrait poétique d'une oeuvre musicale. Ce portrait de l'opéra Don Giovanni, Jouve le résume d'une seule phrase : c'est une "une expérience complexe de la Mort dans l'art doué de la grâce".
Tout au long de ce livre, circule une vision de cet opéra, ou plus exactement une écoute possible qui l'ordonne au jaillissement réitéré de cris, essentiellement de cris de colère. Lire ainsi Jouve suggère une écoute de l'oeuvre qui circule de colère en colère, du cri inaugural de Donna Anna, poursuivant Don Juan de sa rage, aux imprécations ultimes du séducteur, entraîné dans la mort par la main glaciale du Commandeur.
On trace ainsi une ligne d'écoute au travers de tout l'opéra et c'est cette ligne que je propose de parcourir en compagnie des commentaires de Jouve. Nous suivrons cet opéra dans l'interprétation historique qu'a dirigée Giulini en 1959.
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Donna Anna inaugure donc cette série de cris par sa colère contre Don Juan, qui l'a trompée :"N'espère pas, si tu ne me tues, que je te laisse fuir jamais"suivi de son exclamation"Padre amato"lorsqu'elle découvre son père assassiné, un nouveau cri venant déclarer son envie de suivre son père dans la mort pour se prolonger en de nouvelles clameurs réclamant vengeance contre le meurtrier.
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À la suite de cette entrée en matière, Pierre Jean Jouve exhausse dans une scène ultérieure la superposition d'un cri de nature orchestrale aux fureurs de Donna Anna :"La musique devient d'un coup immense et criante"nous indique-t-il."Une sorte d'élancement de l'orchestre se produit, un cri articulé À cinq reprises, cette percée se répète.".
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Plus loin au cours du drame, un nouveau"cri de femme perce la musique", celui de Zerline appelant à l'aide, cri que Jouve décrit avec superbe"comme une agrafe qui vient à rompre, laissant tomber à terre un énorme rideau.". Ce cri est en effet suivi de modulations longuement errantes, dessinant une dérive harmonique comme Mozart, seul, sait les mettre en oeuvre.
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Plus tard encore, à la fin du banquet cette fois, Elvire"pousse un Ah ! de blancheur terrifiante, qui sépare pour ainsi dire la musique comme une lame de dissonance".
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Leporello émet, quelques instants plus tard, un semblable"Ah ! terrifié"préludant aux sauvages"Non !"répondus par Don Juan à l'invite du Commandeur."Double cri de la mort", nous indique Jouve, cris de refus et négation qui achèvent l'opéra et qu'il oppose, dans un poème, à ce"cri dont la splendeur nous a fait vivre / Dont la beauté crucifiée nous a dit oui".
L'arc de cercle de ces colères enveloppe ainsi l'opéra en son intérieur même, dessinant une rive interne où l'oreille ressource régulièrement son attention. Bonsoir !
- Alban Berg : Wozzeck
- W. Berry, I. Strauss, F. Uhl, C. Doench, Orchestre et choeurs de l'Opéra de Paris dirigés par Pierre Boulez
- CBS M2K 79251
Pierre Jean Jouve, ce poète familier de musique, n'est pas seulement l'amateur qu'on sait de Mozart, de Schubert et de Mahler. Il s'est également attaché à la musique de son temps, tout spécialement à celle d'Alban Berg et, plus particulièrement, à son opéra WOZZECK qui lui était exactement contemporain.
Jouve concevait le livre qu'il écrivit avec Michel Fano sur WOZZECK comme le portrait littéraire d'une oeuvre musicale.
Je vous propose de parcourir ce portrait en compagnie de Pierre Boulez dirigeant les choeurs et l'orchestre de l'Opéra de Paris. J'associerai aux diverses séquences musicales le commentaire de Pierre Jean Jouve.
Ce portrait me donnera ainsi l'occasion de tracer, de l'intérieur même de l'oeuvre, ce que j'appellerai une ligne d'écoute, moins une crête reliant les différents sommets de l'oeuvre, que la rive interne où la conviction propre de l'oeuvre sans cesse se réaffirme.
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L'écoute s'attache (I.2) à ce Groupe d'accords désolés, chargés d'une mélancolie infinie - comme la nature, comme l'ennui, comme le soir.
S'il est une oeuvre où la Beauté soit enveloppée, tissée et ornementée de Malheur, c'est celle-ci.
C'est une Musique qui paraît se créer elle-même en chaque instant et porte ainsi son défi au langage.
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L'écoute s'accroche ensuite (II.1) à un autre phénomène musical . Comme un cap tombe dans la mer, la masse orchestrale se dissout dans une sonorité douce, sans durée.
Sur une triple pédale d'absolue consonance, Wozzeck s'adresse à Marie, dans un récitatif merveilleusement sensible : il lui remet de l'argent, la solde. Marie ne peut répondre que : "Dieu te le rende", dans la même douceur.
Ainsi le seul moment où Wozzeck se sent calme devant Marie est celui où il peut lui donner de l'argent.
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À la fin de l'acte II (4-5), l'oreille est frappée d'une inouïe douceur, transparente, Une douceur de son engendrée par la violence de son. Ce que nous entendons, croyant à peine nos oreilles, est une anticipation de la scène qui va venir. Cette musique d'enchantement mystérieux est le choeur des soldats endormis, à la caserne. Ici le sommeil ouvre l'inconscient.
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Plus tard (III.2-3), sous l'orchestre, très loin, se tient une Note. Note absolument étrangère, noire. Ce son comme une apparition fausse est un Si tout à fait grave, par les contrebasses.
C'est le moment. Le moment est arrivé. De l'expérience de l'amour, il faut passer dans la mort. Cet instant est le plus phénoménal de WOZZECK.
À la cinquième mesure prolongée par le point d'orgue, le son est insoutenable. Il touche franchement à la douleur. On a dénommé ce son onde hurlante. On a écrit qu'il était capable "d'arracher les spectateurs à leurs sièges". Quand la deuxième onde hurlante se métamorphose, elle se change en un son de "pianino" désaccordé, grêle et faux, au sautillement féroce. Le rideau se lève sur une scène tendue, à la couleur de Breughel. On est dans la taverne.
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La note SI constitue le fil conducteur de l'opéra entier. Le Si est comme une clé secrète, occulte, de tout cet opéra qui débouche sur cette fin, sur cet instant d'ultime indifférence quand Il n'y a plus que les quartes répétées de l'enfant à cheval sur son bâton.
Bonsoir !
- Monteverdi : Le combat de Tancrède et Clorinde
- T. Schmidt, K. Equiluz, W. Hollweg, Concentus musicus Wien, dirigé par Nikolaus Harnoncourt
- Teldec 4509-92181-2
Pierre Jean Jouve a inventé un nouveau genre d'écrit littéraire : le portrait poétique d'une oeuvre musicale.
Après Don Giovanni de Mozart, Wozzeck de Berg, nous écouterons ce soir le portrait qu'il a fait du Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi.
Dans ce long poème, écrit d'un seul jet à la suite d'un concert qui l'avait bouleversé, poème qui constitue pour Yves Bonnefoy "un des sommets de la poésie de ce siècle", et qui est, en fait, une sorte de traduction poétique du livret, dans ce poème "la musique erre comme la foudre".
Je proposerai ce soir quelques moments de cette oeuvre de Monteverdi, accompagnant l'interprétation qu'en donne le Concentus musical de Vienne (dirigé par Nikolaus Harnoncourt) d'extraits du poème de Jouve.
- Vêtue de l'armure étonnée et secrète
- Elle erre sur la cime amère de la montagne
- Cherchant une autre porte.
- Un pas profond ébranle la terre obscure des cailloux
- Renvoyé par les échos sombres.
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- Le cavalier accourt noirement sur la marche de pierre ;
- Il la fait se tourner vers le bruit de ses armes
- Qui est pareil à un torrent rempli de fer.
- Cavalier de triste rOle dans ma nuit, que me veux-tu ?
- - Je veux guerre et mort
- - Guerre et mort tu auras. Je ne refuse pas de te donner la mort si tu la cherches.
- Clorinde tient le glaive mâle par sa croix
- Posant la pointe dans la terre des bêtes noires,
- Elle aussi noire pour l'étoile immense et le combat.
- Et fous d'orgueil et de colère
- s'affrontent à pas lents deux taureaux massifs et furieux.
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- Nuit ! toi qui recouvres de noirceur bénie les hauts faits de cet affreux désir jaloux
- Dignes du grand soleil et d'une arène emplie de peuple spectateur avec l'horreur qui joue !
- O calme nuit du parfum de bruyère
- Nuit de la plus lointaine des clarines
- Puissé-je arracher ces hauts faits à ton ombre,
- à ta douleur dormante et à ta paix,
- O calme nuit des vents devenus frais,
- Que j'arrache à ta nuit leur renommée éternellement vive
- Et par la gloire de l'approche ensanglantée
- que resplendisse ton obscurité.
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- Perfides par les coups de gardes et de casques
- Et cherchant les défauts
- Trois fois l'homme a pris dans ses bras la femme
- Et, ventre à terre, noeuds de haine au lieu d'amour, l'a étouffée
- Trois fois la femme nue sous l'appareil de guerre aussi chaud qu'un amour
- A rompu par son tranchant les noeuds voraces sans un cri.
- Mais ils reprennent l'arme basse
- quand ils connaissent que les deux sangs pénétrés se mélangent sur chacun des corps de l'extase !
- Et poumons haletants ils reculent, se voient.
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- Mais l'heure de Clorinde sonne.
- Il plonge en le beau sein la lame
- et la veste s'emplit d'un torrent chaud qu'elle voit avant de sentir
- et qui joue lugubrement avec l'éclat du jour
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- "Ami, tu as vaincu par un terrible amour
- Je te pardonne, et toi, aux forces meurtrières
- Pardonne !"
- Et alors en tremblant
- Il découvrit le front encore inconnu
- Et, voyant cet oeil de plomb, il la vit et la reconnut
- Il la reconnut
- Il resta sans voix et sans mouvement
- Clorinde, la profonde aimée et poursuivie !
- La bien-aimée, Clorinde
- Clorinde refusée au désir de son coeur !
- L'ange de son enfance
- Au travers de la guerre
- La fiancée qu'il n'aurait point connue !