LA MUSIQUE DES POÈTES

(France-Musique)

par

François NICOLAS


II : Gerard Manley Hopkins

II.2. : L'inspect (21 février1999)

 

La poésie de Gerard Manley Hopkins, un peu comme celle de Mallarmé, relève du XX° siècle plutôt que du XIX° au cours duquel pourtant elle a été composée. Son impact et son influence s'inscrivent dans un dépassement du romantisme qui n'a connu son plein effet qu'au cours de ce siècle.

Hopkins accordait une importance particulière à l'unicité des choses. Pour désigner la forme spécifique de chaque chose, cette sorte de design épinglant ce que chaque chose a de propre - ce qu'a de propre un oiseau, une fleur, un nuage, un arbre... -, Hopkins parlait d'inscape, que l'on peut traduire en français d'un néologisme apparenté : l'inspect, en entendant dans ce mot le corrélât du mot aspect. L'inspect d'une chose, c'est sa beauté spécifique, sa tournure absolument singulière, la forme qui lui est propre et constitue son identité.

Apprendre à " saisir " l'inspect d'une chose, apprendre à déceler comment les choses sont découpées selon un mode propre (au lieu de ne voir que des séries, des répétitions...), fixer ce propre des choses au moyen de mots, voilà ce qui constitue pour Hopkins le travail poétique.

Pour donner un petit exemple sonore de ce travail, je vais me livrer à une minuscule leçon de choses, comme on en dispensait dans l'école communale de mon enfance lorsque l'instituteur nous envoyait collecter les feuilles de marronnier pour nous apprendre à les distinguer de celles des platanes.

Écoutons d'abord ceci :

Qu'est-ce là ? Bruit d'insecte, me direz-vous ! J'ajouterai, avec pédanterie : chant de l'Acherontia atropos, plus communément du papillon Sphinx tête de mort

Écoutons maintenant ceci :

Que me direz-vous cette fois ? Appels de crapauds ? Frappe d'un termite ? Je vous répondrai : le même chant de papillon, mais désormais ralenti 20 fois !

Le ralentissement nous permet de déceler une construction dynamique, une forme découpée et articulée là où nous ne percevions qu'un geste d'un seul bloc. La loupe du magnétophone nous révèle l'inspect du cri de cet insecte qui, sinon, serait resté pour nous un bruit d'un seul tenant, une masse indivise s'ajoutant aux autres bruits de la prairie.

Cette attention portée au propre de chaque chose, Hopkins l'exerce en priorité en direction de la nature. C'est un poète pessimiste quant aux hommes mais émerveillé par les ressources de la campagne anglaise .

Appliquer à la musique cette attention portée à l'inspect, n'est-ce pas ce que fait le musicien de jazz lorsqu'il improvise sur un thème ?

Écoutons ainsi comment le pianiste Ran Blake travaille de l'intérieur le thème Tea for two pour révéler quelque inspect de ce standard.

Dans un tout autre registre, Haydn est un compositeur privilégié d'inspects musicaux. Ses thèmes se présentent au premier abord comme anonymes, indifférenciés dans la masse infinie des motifs que la tonalité permet de bâtir. Ses thèmes nous apparaissent d'abord comme " sans qualités ", tel le personnage de Musil, des thèmes incapables de devenir les héros personnifiés d'un mouvement, mais Haydn en relève aussitôt une particularité, lui profile un contour, lui donne une couleur, lui confère un style - on serait tenté de dire, en langage branché, le relooke si ce mot ne supposait le jeu de simples apparences là où le travail de Haydn opère sur l'architecture même du thème, sur ses articulations essentielles.

Écoutons - exemple parmi mille autres possibles - l'entrain que donne Haydn aux motifs achevant sa 32° sonate en si mineur. Sviatoslav Richter est au piano.

Saisir l'inspect d'une chose, c'est en saisir la beauté singulière, celle qui n'appartient qu'à cette chose et la fait scintiller, détachée de tout autre.

Hopkins aimait la beauté. Mais il savait que la pensée devait également s'en méfier, si elle voulait pouvoir la dépasser. Pour lui, chrétien, le nom de cet au-delà de la beauté était Christ. Mais ce n'est là, somme toute, qu'un nom possible parmi d'autres. On pourrait ici parler de sublime...

Écoutons son sonnet sur les forces et dangers de la beauté :

Bonsoir !

Générique