Le cas Adorno

 

(Ens, 5 février 2005)

 

François Nicolas

 

Résumé

 

Quand Adorno écrit, en 1948, en introduction à ses études sur Schoenberg et Stravinsky : « Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la musique nouvelle » (Philosophie de la nouvelle musique), il semble qu’il projette de déployer une philosophie sous conditions de la « nouvelle musique » (celle composée par l’École de Vienne et ses vis-à-vis).

Sa Dialectique négative comme ses autres écrits philosophiques des années 60 (Vers une musique informelle…) s’avère inscrire une autre disposition : une philosophie configurant la place requise pour une musique (à venir, plutôt que déjà là) qui puisse être contemporaine de ce temps de la pensée qu’Adorno conceptualise désormais comme celui de l’« après-Auschwitz ».

Des années 30 et 40 (exil) aux années 50 et 60 (RFA), on est ainsi passé d’un projet philosophique conditionné par un événement musical constitué, au déploiement d’une philosophie, politiquement (plutôt que musicalement) conditionnée, entreprenant de configurer un art musical à venir

 

Si Alain Badiou a examiné les tâches proprement philosophiques que cette disposition adornienne suggère aujourd’hui, il nous faut — nous musiciens — en prendre musicalement mesure pour notre propre compte.

On proposera de le faire, une nouvelle fois, sous un schème mytho-logique qui s’impose chaque fois qu’un musicien croit pouvoir attendre de la philosophie un traitement de questions proprement musicales.

On en déduira comment s’orienter dans une lecture musicienne des textes philosophiques d’Adorno portant sur la musique.

 

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Il s’agit pour moi de faire le bilan de ce travail sur Adorno, en particulier à la lumière de l’exposé d’Alain Badiou des 8 et 22 janvier.

Le travail de ce séminaire me conduit en fait à modifier considérablement mon hypothèse de départ tout en me jetant à l’égard d’Adorno dans un nouvel embarras. Boulez, rappelez-vous, parlait du « labyrinthe Adorno ». Je préférerai, au terme (provisoire !) de ce travail parler de « cas Adorno », le « cas » que ce philosophe pose aux musiciens, en écho somme toute au « cas Wagner » qu’un musicien pose aux philosophes…

Une hypothèse liminaire

Pour éclairer tout cela, il me faut repartir de mon hypothèse liminaire. Je la rappelle : c’était l’idée qu’Adorno s’inscrivait dans cette généalogie de philosophes qui se réfèrent à la musique via quelque singularité musicale, en référence à quelque chose qui s’est passé dans la musique et qui à leurs yeux de philosophes requiert une évaluation proprement philosophique.

Je rappelle quelques repères de cette généalogie philosophique :

·          Descartes, au XVII° siècle naissant, se tenant face à la nouvelle autonomie du monde de la musique ;

·          Rousseau, au mitan du XVIII° siècle, prenant mesure du nouveau style de pensée inauguré par la musique italienne, en contraposition d’un baroque exténué ;

·          Nietzsche, vers la fin du XIX° siècle, prenant mesure de l’évènement Wagner.

Mon hypothèse était qu’Adorno avait engagé, au cœur même du XX° siècle, une semblable entreprise philosophique : évaluer philosophiquement la « nouvelle musique » : celle de Schoenberg, Berg et Webern, celle de l’École de Vienne, en sorte pourrait-on dire que sa « philosophie de la nouvelle musique » devienne une « nouvelle philosophie de la musique ».

Je vous rappelle l’énoncé de 1948 (Philosophie de la nouvelle musique, p. 20) :

« Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la nouvelle musique. » [Philosophie der Musik heute ist möglich nur als Philosophie der neuen Musik.]

Mon hypothèse était donc celle du déploiement d’une philosophie conditionnée par ce qui s’était passé dans la musique ; mieux : par ce qui était en train de se passer dans la musique. Ce changement de temps, du passé au présent, indique déjà une particularité, surtout pour un philosophe se voulant simultanément acteur musical de cette aventure en cours…

Attention : Adorno ne parle pas ici de « condition », ce terme est en vérité un concept philosophique de Badiou. Adorno aurait plutôt dit : « rendre la philosophie sœur de la musique »…

Je vous rappelle comment il m’a semblé possible (voir le 6 novembre 2004) de décliner le thème d’une philosophie se mettant pour Adorno à l’école de la musique :

·          une philosophie soucieuse du « moment de l’expression »

·          une philosophie qui vise à « exprimer l’inexprimable »

·          une philosophie qui compose

·          une philosophie qu’on lise comme on écoute la musique

·          un texte philosophique dont la forme « parataxique » s’accorde à celle de la musique

·          un texte philosophique en « forme d’essai » qui s’apparente ainsi à la musique

·          une philosophie qui joue de « l’équivoque » de ses termes comme la musique joue de l’ambivalence de ses objets

·          une philosophie qui déploie « une constellation de moments »

Plus précisément, l’hypothèse devenait que la Dialectique négative était le bilan philosophique fait par Adorno de « l’évènement atonal », et ce par-delà son assèchement progressif, pour Adorno, dans la voie du constructivisme dodécaphonique puis sériel.

Trois correctifs

Ensuite, la lecture des textes des années 60 (Vers une musique informelle, Dialectique négative, Théorie esthétique) m’a introduit à une problématique décalée, car comportant un volet plus prescriptif sur la musique.

Je rappelle trois figures adorniennes de ce retour de la philosophie sur sa condition musicale sous forme de prescription philosophique :

1) Le titre même de l’article phare (1961) Vers une musique informelle indique bien, par sa préposition « vers », la nature programmatique de l’entreprise : il ne s’agit plus simplement de prendre mesure philosophique d’une nouvelle musique offerte à l’attention de tous mais bien de configurer ce que devrait être la musique à venir pour être à hauteur des exigences contemporaines de pensée.

2) Le désir d’Adorno, épinglé dans sa Dialectique négative, de « sororiser » philosophie et musique (voir le moment 3 — texte A — du 6 novembre) suggère une symétrie de leur rapport (chacune est alors sœur de l’autre, même s’il y a éventuellement parmi les deux une sœur aînée et une sœur cadette) qui introduit à tout le moins un décalage au regard du supposé rapport dissymétrique entre conditionnant (la musique) et conditionné (la philosophie).

3) La phrase « intruse » identifiée dans la Théorie esthétique (voir le moment 6 — texte B — du 6 novembre) apparaissait comme un symptôme du désir proprement philosophique d’Adorno que la musique arrive à solliciter la philosophie selon une curieuse torsion où le désir d’être conditionné conduit le philosophe à prendre la main pour théoriquement mieux la redonner à la musique… Où l’on retrouvait ce dilemme structurant Theodor consistant à présenter sa sollicitation de Kant comme un passage nécessaire vers Beethoven (j’évoque ici Alban Berg déclarant à son élève qu’il lui faudrait bien un jour choisir entre Kant et Beethoven…).

 

Trois indices déjà que l’hypothèse d’une philosophie conditionnée par la nouvelle musique rencontrait chez Adorno des résistances.

Un point de butée

Le travail sur mon hypothèse a buté sur un point supplémentaire, clairement apparu lorsqu’il a été question de Beethoven : le conditionnement musical attendu devait être identifiable à quelque nouvelle « teneur de vérité » de la musique ou, du moins, à quelque nouvelle manière philosophique de l’identifier. Or rien de tel ne pouvait se présenter dans le cadre d’une Dialectique négative récusant précisément la voie de l’identité et n’acceptant d’impératifs que négatifs.

D’où ma butée sur le texte « Vers une musique informelle » non seulement pour la raison précédemment rappelée (ce texte est prospectif et philosophiquement programmatique sur la musique, et la musique n’y conditionne nullement la philosophie) mais aussi parce que la caractérisation (philosophique) du projet sur la musique s’inscrit entièrement sous la loi du négatif, en l’occurrence de l’informel. On y retrouvait donc que la « teneur de vérité » d’une musique, pour Adorno, était moins montrable (à défaut d’être dicible ou conceptualisable) qu’indicable à la capacité de cette musique de précisément ne rien « tenir » : la teneur de vérité devait donc être un ne-rien-tenir (de même que la forme musicale devait être son devenir informel, récusant tout horizon d’une relève conclusive sous le schème de l’identité).

Tout cela, Alain Badiou l’a bien montré à propos de Wagner ; mais il me semble que la place philosophiquement construite par Adorno pour la musique est en fait double :

— il y a bien la place-repoussoir où installer Wagner (du moins un Wagner adornien, taillé sur mesure pour s’ajuster à la place édifiée à cet effet), et c’est également un peu celle qu’on a découverte quand il a été question de Beethoven ;

— mais il y a aussi la place à venir pour la musique informelle, place ici désirable, place cette fois inoccupée et prête à accueillir les compositions que Theodor n’écrira jamais…

Une proposition aux philosophes…

Au passage, il serait philosophiquement intéressant d’examiner en détail le rapport d’Adorno à Mahler et Berg car c’est sans doute à leur endroit qu’Adorno se trouve le plus philosophiquement conditionné « positivement » (et non pas à l’endroit de Beethoven, Wagner, Schoenberg ou Stravinsky…).

Une autre manière pour la philosophie de se rapporter à la musique

On découvre ce faisant un type de philosophie dont la généalogie n’est plus celle évoquée plus haut (de Descartes à Nietzsche en passant par Rousseau) mais une généalogie (non moins étrange philosophiquement, car il ne s’agit ici que d’un type commun de rapport à la musique) qu’on pourrait décrire ainsi : Platon, Saint Augustin, Leibniz, Hegel et Schopenhauer, soit ces philosophies qui entreprennent de configurer ce qui mérite philosophiquement d’être pensé comme musique, comme art musical, que cette configuration prenne le tour d’une définition philosophique de la musique, de sa caractérisation conceptuelle ou de tout autres voies…

Adorno, pour sa part, le réalise non par le biais d’une définition de la musique, ni par celui d’un concept (on n’en trouve semble-t-il que dans ses notes de travail sur Beethoven) mais par une place philosophiquement construite c’est-à-dire par un ensemble de relations enserrant la musique qui y est destinée.

Alain Badiou l’a bien montré à propos de Wagner, la place étant alors celle d’un repoussoir. Il l’a également suggéré à propos cette fois de la place désirable pour une musique nouvelle qui ne soit précisément plus cette « nouvelle musique » dont Adorno relevait en 1960 les impasses (voir le 4 décembre).

Le point caractéristique dans cette autre « généalogie » philosophique est que la philosophie tend ici à prescrire à la musique une figure du contemporain, fut-ce une figure négative comme celle de la « mort de l’art » pour Hegel…

Dans « le cas Adorno », cette figure du contemporain procède explicitement d’un autre conditionnement sur la philosophie puisqu’il s’agit d’un conditionnement d’ordre historico-politique qu’Adorno nomme « l’après-Auschwitz ».

De « l’après-Auschwitz »…

Il est ici remarquable, comme l’a relevé Alain Badiou, que cet impératif soit lui-même négatif car il n’y s’agit nullement de se tenir à hauteur d’une invention politique — comme il y a pu s’agir par exemple de se tenir à hauteur d’Octobre 1917 pour toute une génération de poètes ou d’artistes dans les années 20 — mais bien de ne pas oublier ce qui avait rendu possible un désastre en sorte d’auto-limiter sur ces bases toute pulsion affirmative, lyrique ou identifiante…

En vérité, c’est déjà trop dire que d’indexer le conditionnement Auschwitz comme relevant pour Adorno d’un ordre politique car, pour lui, Auschwitz semble relever d’un évènement d’ordre idéologico-métaphysique plutôt qu’à proprement parler politique : pour ce que j’en connais en effet, les évaluations adorniennes du nazisme restent infra-politiques quand elles ne sont pas tout simplement psychologisantes ou sociologisantes… Tout ceci au demeurant tend à transformer les positions politiques nazies en philosophèmes (sur l’identité…) qui me semblent particulièrement dangereuses car tendant à sceller l’incompréhension proprement politique du nazisme. Et tant que le nazisme ne sera pas pensé comme politique, on peut être sûr que ses conditions de possibilité continueront de souterrainement se consolider…

Pour ce qui nous intéresse ici, on découvre donc un étrange conditionnement par un évènement plus métaphysique que politique : non seulement ce conditionnement serait entièrement négatif (ne pas rendre possible le retour d’un tel désastre : Badiou a bien montré le caractère contradictoire d’une telle prescription — s’orientant selon une identité-repoussoir — chez un philosophe de l’altérité et non de l’identité…) mais son véritable ressort est opaque, à mesure je crois de ce qu’Alain Badiou a relevé le 22 janvier en indiquant que le nom Auschwitz avait, dans le dispositif philosophique d’Adorno un double statut paradoxal : il nommait simultanément pour la philosophie un impératif et un dehors (qu’elle ne saurait s’incorporer)… Autant dire que pour la musique cet impératif, venu de l’Histoire et que la philosophie transmettrait à la musique, n’a guère de clarté. Où l’on pressent notre « cas Adorno » qui orchestre ses embarras de philosophe-musicien en philosophèmes historicisés…

 

Prenons tout ceci par un autre bout. Adorno nous propose, à partir des années 50, une thèse du contemporain : est du temps présent de la pensée ce qui se tient dans l’après-Auschwitz, c’est-à-dire ce qui récuse toute polarisation affirmative selon l’identité.

Si l’on adopte cette caractérisation philosophique du contemporain, que penser de la « nouvelle musique », celle précisément de l’après-guerre, en particulier celle du sérialisme, sans parler de celle d’un jazz sorti de l’ornière culturelle des salles de bal ? Il faudrait relire sous cet angle les deux articles (examinés le 18 décembre) de 1960 et 1961 mais il semble bien que cette prescription philosophique sur la musique n’est guère opératoire comme analyseur des musiques effectives (elle ne permet guère par exemple de discriminer la musique d’un Boulez de celle d’un Stockhausen…) : où l’on retrouve que son intérêt principal semble bien être de préparer cette place qu’on dira encensoir (pour la contraposer à la place-repoussoir construite pour un Wagner ad hoc…), celle bien sûr de la musique informelle à venir, cette musique informelle dont, au passage, Boulez semble par avance se gausser puisqu’il énonçait, au moment et au lieu mêmes où Adorno exposait son projet, ceci :

« La musique actuelle […] s’est fixé [e], hypnotisé [e], sur tel problème, tel cas particulier. […] On peut pratiquement « dater » nombre de partitions – épigonales certes — suivant le caractère des préoccupations qu’elles subissent, des tentations auxquelles elles cèdent, des frénésies qui les possèdent ; il est à craindre que ce ne soit comme une vague collective qui ait entraîné ces diverses fixations. Épidémies redoutables et régulières : il y a eu l’année des séries chiffrées, celle des timbres nouvellement entrés dans l’usage courant, celle des tempi coordonnés ; il y a eu l’année stéréophonique, l’année des actions ; il y a eu l’année du hasard ; on peut déjà prévoir l’année de l’informel : le mot fera fortune ! ». [1]

Un basculement ?

Résumons : j’étais parti sur l’hypothèse d’un Adorno mu par un conditionnement musical positif sur la philosophie, et Alain Badiou relève chez l’Adorno de la Dialectique négative une prescription philosophique d’ordre négatif sur la musique !

Il y aurait donc eu une sorte de basculement dans son projet philosophique, entre deux périodes historiquement indexables à l’exil d’une part, au retour en RFA d’autre part.

En vérité, il semble plus approprié d’écarter la figure du basculement. D’ailleurs le livre d’Adorno sur Wagner est bien le premier qu’il ait consacré à la musique et il date de la fin des années 30, donc du début de la période que j’appelle d’exil.

Philosophème et mythème

Ma nouvelle hypothèse concernant le rapport de la philosophie d’Adorno à la musique — car il me faut bien ici une hypothèse, comme il faut un fil d’Ariane à tout explorateur d’un labyrinthe s’il ne veut pas s’y perdre à jamais — continue de se déployer sous le schème de la logique mythique, du mytho-logique : elle revient à tenir qu’Adorno entreprend de résoudre mytho-logiquement un problème de départ qui, en un certain sens, ne fait problème que pour lui : le problème de savoir comment la musique de l’École de Vienne devait pouvoir conditionner la philosophie « aujourd’hui » (cet « aujourd’hui » dont il est question dans sa Philosophie de la nouvelle musique…). Bien sûr ce problème n’est nullement musical : aucun compositeur (peut-être même pas Wagner — encore que ce soit à vérifier : peut-être se loge-t-il là une sourde rivalité musicienne entre le jeune Adorno et le vieux Wagner qui dit quelque chose du projet cette fois musical de Theodor —) n’entreprend de composer une musique pour arriver à conditionner la philosophie de son temps ! Il me semble donc toujours entendre en ce point le perpétuel différé de ce choix à faire entre Kant et Beethoven, choix qu’en vérité Adorno fera plus tard, sans le dire, et à rebours de celui qu’il déclarait faire intimement (en direction de la composition) dans ses lettres à Berg…

Adorno, dans la constance d’un désir de sororisation, va donc faire basculer le problème initial en une directive qui, vue du point de la musique, ne pourra être reçue que comme un philosophème (d’où, sans doute, l’ironie de Boulez sur son destin d’attrape-épigones…) et musicalement comprise comme mythème.

Mon hypothèse reste ici que, pour l’intellectualité musicale, un philosophème sur la musique est logiquement un mythème c’est-à-dire que la force de persuasion d’un philosophème en direction des musiciens est de se présenter comme pseudo-solution d’un pseudo-problème.

Reformulons synthétiquement ce mythème :

la philosophie configure négativement la musique apte à conditionner positivement la philosophie.

Sans y retrouver les termes exacts de la « formule canonique du mythe » de Claude Lévi-Strauss, on y retrouve cependant les différentes opérations de torsion résolutive.

Le pseudo-problème de départ (pour un musicien s’entend) est celui de trouver une musique apte à conditionner « positivement » la philosophie « de son temps ».

La pseudo-solution (de logique mythique) est de configurer philosophiquement une négativité musicale : ce dont la musique doit s’écarter pour pouvoir prétendre régir le contemporain, précisément ce contemporain que la philosophie lui désigne et qui ne saurait donc procéder de la musique…

Cette « solution » prend la forme d’un philosophème mais sa dynamique est celle d’un mythème. Ou encore : son inspect est philosophème mais son intension est mythème

 

C’est à ce titre que je propose de nommer, pour nous musiciens pensifs, le « cas Adorno », somme toute comme Nietzsche a proposé de nommer pour les philosophes le « cas Wagner ». Adorno serait ainsi notre cas philosophique, à nous musiciens pensifs de l’après-XX° siècle.

Trois directives de lecture

Quelles directives de lecture en tirer, pour nous musiciens ? J’en proposerai trois, en conclusion (forcément provisoire !) de ce travail.

1

Continuer de lire les textes d’Adorno sur la musique comme des textes de philosophie, bien sûr pas comme des textes musicologiques mais pas non plus comme des textes relevant de l’intellectualité musicale (en ce que celle-ci s’auto-limite à une subjectivité en intériorité au monde de la musique).

2

S’attacher aux résonances locales ou régionales du texte (celle où l’énonciation philosophique met en branle par résonance sympathique une énonciation musicienne) en écartant l’examen des consistances et profils globaux.

3

La troisième est la plus délicate à formuler. La lecture d’un texte philosophique par un musicien pensif, même si elle se polarise sur des raisonances locales plutôt que globales, ne doit cependant pas devenir inattentive aux énoncés examinés : on ne saurait ici se contenter d’une lecture « poétisante », comme il est devenu aujourd’hui d’usage de le faire à l’égard d’un Deleuze qu’on citera d’autant plus volontiers que les énoncés convoqués engagent moins qui y fait référence. Reste donc l’exigence de responsabilité musicienne ou de prise au sérieux du texte philosophique, fût-il seulement localement pris en charge.

À ce titre, on peut dire de la lecture philosophique par les musiciens ce que Boulez dit de l’analyse musicale par les compositeurs : elle est fausse tout en étant instruite, car elle voit dans l’œuvre ce qui n’y est que virtuellement, car elle décèle dans ce qui est ce qui pour un compositeur doit être même s’il n’est pas encore exactement là (Gilles Dulong en a récemment donné un bon exemple en examinant l’analyse de Lully par Rameau…). De même la lecture musicale d’un fragment philosophique sera oblique tout en restant instruite (et non pas ignorante).

Là où Adorno va constituer pour le musicien un véritable cas, c’est que le musicien devra prendre son texte philosophique comme constituant lui-même une telle oblique instruite par rapport à la musique dont il traite. Je m’explique : il s’agira de tenir compte de ce que le texte adornien qu’on lit se réfère philosophiquement à la musique à la fois en connaissance musicale de cause et en inexactitude musicale puisque philosophiquement aimantée. On dira : Adorno éclaire la chose musicale dont il traite selon une lumière rasante et non pas orthogonale à la chose (comme on pourrait le faire pour mieux la porter au grand jour). La lumière d’Adorno sur la musique n’est donc pas celle d’un grand Midi mais celle d’un crépuscule, et comme l’on sait, ce type de lumière rasante sait révéler des détails mais aussi des lignes de force que la lumière du soleil à son zénith écrase plutôt. Le problème pour la lecture du musicien est alors celui de sa propre oblique par rapport à cette oblique philosophique.

C’est un peu comme si un tableau nous offrait une image en anamorphose selon un point de vue extrêmement décentré. On peut alors examiner le tableau sous un angle rasant susceptible de restituer peu ou prou l’image d’origine, ce qui bien sûr n’a guère d’intérêt sauf éventuellement d’identifier minimalement la chose même. Comment alors calculer le bon angle d’incidence pour examiner ce tableau en anamorphose si l’on sait bien qu’incidence il doit alors y avoir pour le musicien puisque l’orthogonalité stricte serait celle du regard philosophique ?

Je n’ai pas ici de règles générales à édicter car il me semble que l’incidence doit être à chaque fois particulière, dépendant simultanément de sa chose propre et du projet singulier de qui l’examine. Restons donc général et posons cette directive :

Faire musicalement raisonner le fragment philosophique non pas en retrouvant la chose musicale dans son exactitude d’origine (en allant simplement se référer aux partitions de Beethoven ou Wagner ou Mahler ou etc.), non pas en reconstituant l’incidence du regard philosophique (tâche pour une lecture qui serait proprement philosophique) mais en tirant musicalement parti du détail rehaussé par l’œil philosophique.

L’enjeu musicien de la lecture ne sera donc ni la reconstitution de la chose musicale philosophiquement examinée, ni la caractérisation du regard philosophique sur cette chose, mais l’invention d’un regard musicien sur le détail rehaussé qu’il s’agit alors de recevoir comme mixte, un mixte qui n’est pas à proprement parler un philosophème (ce n’est pas un énoncé philosophisant), moins encore mythème (il ne résout rien) mais une excitation possible pour une caisse de résonance musicienne.

J’ai ainsi glissé ici d’un champ métaphorique ordonné au regard à un champ ordonné au sonore, mieux à même de faire entendre ce qui compte pour le musicien et que je dirai être la touche adornienne : la capacité du regard philosophique adornien posé sur tel ou tel détail musical de produire des touches comme le fait un hameçon jeté aux poissons, un regard séducteur adressé aux passants, mais aussi de légères frappes sur un corps résonnant.

Le meilleur exemple de ces touches adorniennes se trouve à mon sens dans son livre sur Mahler. Elles se nomment percée, écroulement, suspension… Est-ce un hasard si Adorno met ici son entreprise sous le signe d’un portrait physionomique ?

 

Il s’agit donc pour le musicien de lire Adorno en calculant le bon angle pour que certaines de ses touches mettent en raisonance le discours musicien.

Où l’on retrouve alors ce curieux destin d’Adorno d’être condamné, dans les discours musiciens, aux citations tronquées, aux références marginales, aux remarques latérales. Il ne s’agit pas seulement là d’ignorance ou de paresse mais sans doute de la seule manière pour un musicien pensif de lire les textes d’Adorno dans leur « teneur de vérité » singulière.

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[1] Penser la musique aujourd’hui, p. 17

Ceci était dit à Darmstadt l’été 1961 où Adorno venait précisément de prononcer sa conférence « Vers une musique informelle ». Boulez devait donc soit l’avoir entendu, soit en avoir entendu parler…