Musique informelle & dialectique négative,

ou le mythe esthétique des deux sœurs

 

(Ens, 18 décembre 2004)

François Nicolas

 

 

« En imaginant l’expression française de “musique informelle”, j’ai voulu marquer ma gratitude au pays dans lequel la tradition de l’avant-garde ne fait qu’un avec le courage du manifeste. » (Quasi una fantasia,)

 

 

 

Résumé

 

On interrogera la proposition de musique informelle faite par Adorno à Darmstadt en 1961 (et donc strictement contemporaine de celles que Boulez consignera dans Penser la musique aujourd’hui) en supposant qu’elle peut éclairer celle de dialectique négative.

 

Pour dépasser une simple analogie entre les deux concepts (informel/musique≡négatif/dialectique), on interprétera cette proposition de musique informelle comme répondant à un problème posé dans un texte immédiatement antérieur : Musique et nouvelle musique (1960).

On en déduira la dynamique de pensée suivante :

— Adorno part d’une « antinomie » entre ordre sériel (prolongeant le dodécaphonisme) et temps musical (de la « nouvelle musique ») qui dissout « l’écoute traditionnelle ».

— Adorno va chercher la résolution de ce hiatus en remontant à la musique atonale s’épanouissant autour de 1910 — musique à laquelle le dodécaphonisme aurait fait « violence et brutalité » — non pour y faire « retour » mais pour y déceler le principe réactivable d’un athématisme radical.

— Pour sortir de la nouvelle musique vers l’avant, Adorno propose alors de dépasser la musique électronique à laquelle la nouvelle musique aboutit (et dont Stockhausen, pour Adorno, est le héraut véritable), en s’orientant « vers une musique informelle ».

 

Qu’est-ce alors que cette « musique informelle » ?

 

On examinera d’abord les interprétations proprement musicales qu’en proposent deux compositeurs :

— Boulez (L’informulé, 1985) renomme l’antinomie adornienne (« divorce entre intention et perception ») et considère qu’il s’agit essentiellement pour Adorno d’« éviter des écueils ». D’où une sorte de négation de la négation qui n’est pas assez affirmative pour que Boulez la reprenne à son compte : on rappellera que, pour sa part, Boulez entreprendra de prolonger la musique sérielle par réactivation du thématisme.

— Ferneyhough (La musique informelle, 1998) renomme également l’antinomie adornienne (« pseudo-dichotomie entre automatique et informel ») en sorte, cette fois, de l’assumer pour la résoudre selon une dynamique d’unité des contraires (sa « nouvelle musique informelle » — 1994 — où les pôles extrêmes convergent dans « l’objet » musical) : on rappellera comment cette perspective consonne avec sa dialectique compositionnelle du geste et de la figure

 

Concluant pour notre part qu’il reste bien difficile de s’extraire musicalement du « labyrinthe Adorno » (Boulez, 1992), on suggérera de comprendre sa « musique informelle » plutôt comme un philosophème tentant de fixer en catégorie musicale le concept philosophique de « négation déterminée ».

On avancera alors qu’avec sa musique informelle Adorno prône moins une résolution dialectique de son antinomie de départ qu’une conciliation mythologique, opération dont on ira chercher le chiffre chez Claude Lévi-Strauss (voir sa « formule canonique du mythe » explicitée dans Anthropologie structurale, 1955) en sorte que la proposition adornienne nous apparaîtra finalement relever du mythème plus encore que du philosophème.

 

En conclusion, on suggérera que la conception adornienne de l’esthétique pourrait s’inscrire tout entière sous le signe d’une semblable raison mythique — hypothèse il est vrai paradoxale à l’égard d’un philosophe qui toute sa vie a récusé le mythe (tout en relevant sa part de rationalité) — : son esthétique critique ressortirait ainsi de ce qu’on proposera d’appeler « le mythe des deux sœurs » (« La philosophie est vraiment devenue la sœur de la musique », Dialectique négative), ou la tentative sans fin de concilier une musique à l’œuvre et une philosophie au labeur du concept.

Qu’on puisse y reconnaître cette indécision entre composition musicale et philosophie critique qui rongera Theodor W. Adorno toute sa vie — ce que Boulez, en 1969, appelait « les discrépances d’une individualité qui voit ses dons diverger » — ne sera pas pour nous détourner de cette hypothèse globale.

 

––––––––––––


 

Table

Introduction.................................................................................. 3

Remarque........................................................................... 3

Pourquoi cette inversion ?............................................... 3

Analogie ?.......................................................................... 3

Méthode............................................................................. 3

Hypothèse....................................................................... 3

Méthode d’exposition : un fil d’Ariane dans le « labyrinthe Adorno »           3

Thèse : il en va ici d’un mythème....................................... 3

Plan.................................................................................... 3

I. Pourquoi une musique informelle ?........................................... 3

Les problèmes de « la nouvelle musique »................................. 3

« Nouvelle musique »........................................................... 3

« Antinomie », « incompatibilité », « opposition »............... 3

La clef est le temps.............................................................. 3

Généalogie de ces problèmes...................................................... 3

Dodécaphonisme................................................................. 3

Musique atonale.................................................................. 3

Donc athématisme............................................................... 3

Qu’est-ce que le thème pour Adorno ?............................ 3

La « nouvelle musique » restaure le thématisme................... 3

Pourquoi la fin de la musique atonale ?.............................. 4

Retour ?.............................................................................. 4

De l’atonal à l’asériel…....................................................... 4

Une musique informelle à l’horizon de cette situation................. 4

Rationalisation de la nouvelle musique................................ 4

La musique électronique bute sur le continu....................... 4

Liquidation de la nouvelle musique au point d’unité de ses extrêmes   4

II. Qu’est-ce qu’une musique informelle ?..................................... 4

Ses principaux traits distinctifs.................................................... 4

Proposition de musicien....................................................... 4

Pas de définition de la musique informelle........................... 4

Elle ressuscite la musique atonale........................................ 4

Ses traits particuliers ?......................................................... 4

Musicaux ?......................................................................... 4

Philosophiques.................................................................... 4

Sujet................................................................................ 4

Intellectualité musicale ?.................................................. 4

Esthétique !..................................................................... 4

Philosophèmes !.................................................................. 4

Émancipée et affranchie….................................................. 5

de formes extérieures prédéfinies..................................... 5

de l’expression romantique.............................................. 5

de l’identité, donc du retour du même............................. 5

de la paramétrisation........................................................ 5

de la construction............................................................ 5

de la nature...................................................................... 5

Son évaluation musicale par Boulez........................................... 5

L’informulé.......................................................................... 5

L’évaluation par Boulez de la musique informelle................ 5

de l’antinomie à l’origine de la proposition......................... 5

de la musique informelle..................................................... 5

Son propre traitement du divorce......................................... 5

Son évaluation musicale par Brian Ferneyhough........................ 5

Ses deux conférences........................................................... 5

Royaumont. Septembre 1994.............................................. 5

La « musique informelle » : Londres, 1998........................ 5

L’évaluation par Ferneyhough de la musique informelle..... 6

de l’antinomie à l’origine de la proposition......................... 6

de la musique informelle..................................................... 6

Son propre traitement de la pseudo-dichotomie................... 6

Ma propre évaluation................................................................. 6

D’abord de ces deux évaluations :....................................... 6

Musicale.............................................................................. 6

Philosophème ?................................................................... 6

Mythème !.......................................................................... 6

III. La mythologie adornienne...................................................... 6

Le mythe de la musique informelle............................................ 6

La formule canonique du mythe........................................... 6

La formule du mythe adornien............................................. 7

Mythologie adornienne plus générale ?...................................... 7

Le rapport d’Adorno au mythe…......................................... 7

Wagner............................................................................... 7

La dialectique de la raison................................................... 7

Philosophie de la nouvelle musique.................................... 7

Quasi una fantasia............................................................... 7

Dialectique négative............................................................ 7

L’esthétique comme « mythe des deux sœurs »...................... 7

La formule du mythe esthétique des deux sœurs................. 7

Les déchirements de l’individu Theodor…................................. 7

IV. Intellectualité musicale et mythèmes......................................... 7

Annexe : Pierre Boulez sur Theodor W. Adorno............................ 8

 


 

Introduction

Il s’agit d’interroger la proposition de musique informelle faite par Adorno à Darmstadt en 1961 (et donc strictement contemporaine de celles que Boulez consignera dans Penser la musique aujourd’hui) en supposant qu’elle peut éclairer celle de dialectique négative.

Remarque

C’est donc la proposition adornienne en matière de musique qui est ici utilisée pour clarifier la proposition adornienne en matière de philosophie. Il s’agit là d’une inversion par rapport à l’hypothèse même de ce séminaire ; je rappelle cette hypothèse : une élucidation de la philosophie d’Adorno est nécessaire pour rendre compte de ses énoncés en matière de musique, tel sa proposition de musique informelle

Pourquoi cette inversion ?

Clairement parce que les philosophes ne montrent guère d’empressement à s’emparer de la philosophie d’Adorno.

Pour quelles raisons ce manque d’empressement ? Raisons de fond ? Inconsistance ? Stérilité de cette pensée ?

En attendant de claires positions philosophiques, il nous faut avancer avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec nos moyens musicaux…

Analogie ?

Une manière simple de rapprocher musique informelle et dialectique négative serait de thématiser une simple analogie entre les deux concepts et de poser :

informel/musique ≡ négatif/dialectique

Cela ne nous avancerait guère, nous musiciens, qui visons à mieux comprendre de quoi il retourne dans la musique informelle et qui nous intéressons à la dialectique négative surtout sous cet angle…

Méthode

Pour éclairer la dialectique négative à partir de la musique informelle, il nous faut d’abord comprendre ce dont il est question dans cette proposition de musique informelle. Ce point ne va guère de soi.

Adorno se refuse explicitement à définir ce qu’est la musique informelle, et on comprend bien ses réserves à la constituer sur ce plan des définitions. Ceci dit, les caractérisations qu’il offre de sa musique informelle ne sont pas non plus aussi éclairantes qu’on pourrait le souhaiter.

Pour comprendre de quoi il retourne dans cette « musique informelle », on proposera de saisir dans quelle situation Adorno propose son geste, et donc face à quels problèmes il le dessine.

Hypothèse

L’hypothèse de lecture que je propose est d’interpréter sa proposition de musique informelle comme répondant à un problème posé dans un texte immédiatement antérieur : Musique et nouvelle musique (1960).

Je propose donc d’étudier ces deux textes, se suivant dans Quasi una fantasia, comme s’ils composaient un seul développement en deux parties.

Cette hypothèse n’est pas extravagante : les deux textes sont chronologiquement proches (février 1960/septembre 1961), ils se suivent dans ce volume et ils portent tous deux sur la question de « la nouvelle musique », le premier étant plus analytique, le second plus prescriptif.

Méthode d’exposition : un fil d’Ariane dans le « labyrinthe Adorno »

Au total, ces deux articles couvrent plus de cinquante pages, denses, du volume Gallimard. Comme toutes les pages d’Adorno, elles foisonnent de références, remarques, incidences, intuitions, etc. On ne saurait donc en proposer aujourd’hui une lecture intégrale.

En vérité, tous les écrits d’Adorno relèvent de ce que Boulez appelait en 1992 « le labyrinthe Adorno ». Si l’on ne veut pas se perdre dans ce labyrinthe, il faut le traverser selon le principe d’un fil d’Ariane adéquat au propos visé.

Mon fil sera celui-ci : comprendre ce que musique informelle désigne pour Adorno, le comprendre à partir de la situation où cette proposition est faite, en sorte de l’évaluer d’une double manière :

1) d’abord musicalement ;

2) puis philosophiquement.

Je vais vous exposer mon fil d’Ariane, en renvoyant à chaque étape au texte même d’Adorno en sorte d’indiquer comment mon intelligence de ce texte prend racine dans les propos d’Adorno même si je les réaménage pour mieux exposer démonstrativement ce qui m’y importe.

Thèse : il en va ici d’un mythème

La thèse que je vais soutenir devant vous, c’est que la musique informelle au bout du compte relève plus du mythe que de la musique ou même de la philosophie : en proposant sa musique informelle, Adorno en fait bâtit un mythe qu’il nous lègue, à nous musiciens et surtout à nous compositeurs.

Comprendre ainsi sa musique informelle me conduira alors à soutenir l’hypothèse d’une mythologie adornienne jusque dans ses ressorts philosophiques : dans sa Dialectique négative comme dans sa Théorie esthétique.

Bien sûr, je ne prétends pas ici rendre raison de l’intégralité de son propos mais seulement dégager une figure possible de consistance globale (mais pas totale). Mon propos reviendra à soutenir que sa notion de musique informelle est moins une catégorie musicale, moins même un concept philosophique qu’un mythème.

Plan

Le plan de mon parcours du labyrinthe sera alors le suivant :

1. Pourquoi une musique informelle ?

o      Examiner ce qui pour Adorno fait problème musical dans la « nouvelle musique ».

o      Examiner la généalogie musicale dont Adorno dote ce « problème ».

o      Examiner comment la musique informelle s’inscrit dans le traitement de ce problème.

2. Qu’est-ce que la musique informelle ?

o      Caractériser ce qu’il en est musicalement de cette musique informelle : même s’il ne s’agit pas de la définir en lieu et place d’Adorno, quels en sont les traits distinctifs ?

o      Pour évaluer musicalement cette musique informelle, on examinera d’abord ce qu’en ont dit Boulez puis Ferneyhough.

o      Je tenterai ensuite de proposer une autre interprétation de cette musique informelle, moins musicale que philosophique en me demandant quel rapport cette catégorie entretient avec le concept adornien de négation déterminée.

3. La mythologie adornienne

o      Je passerai ensuite à mon hypothèse centrale : il en va en cette affaire moins de la résolution dialectique d’une contradiction que de la conciliation mythologique d’un hiatus. On reprendra pour ce faire cette formule canonique du mythe proposée par Claude Lévi-Strauss et que j’avais déjà brièvement convoquée lors de notre première séance.

o      On se demandera alorss’il n’est pas possible de généraliser ce type de considération, d’une part à sa Dialectique négative comme telle, d’autre part à sa théorie esthétique.

4. Intellectualité musicale et mythème

o      Je terminerai en examinant ce que tout ceci nous apprend, par la négative, quant à l’intellectualité musicale et en particulier quant à ses nécessaires autolimitations…

 

Lourd programme, qui, de mon côté, achève ce tour d’horizon de la Dialectique négative tel que saisissable à partir d’une intellectualité musicale d’aujourd’hui.

I. Pourquoi une musique informelle ?

Les problèmes de « la nouvelle musique »

Je propose de comprendre tout ceci en considérant qu’Adorno part d’une antinomie, celle de la « nouvelle musique », qui oppose rationalité-ordre-construction à temps-qualitatif-écoute. Cette antinomie s’accuse en ceci que la « nouvelle musique », en portant la rationalité à son paroxysme, détruit l’écoute traditionnelle sans véritablement en recomposer une nouvelle.

Soit l’idée que la « nouvelle musique » rature l’écoute traditionnelle sans composer véritablement une nouvelle écoute…

Restituons comment Adorno expose cela, par quelques extraits au fut et à mesure commentés.

« Nouvelle musique »

Cette dénomination [en allemand] est apparue dès le début des années vingt. (271)

Cf. le nom de « nouvelle musique » couvre musiques dodécaphonique et sérielle…

Un langage musical qui renonçait à ce qui était devenu une seconde nature (273)

Cf. double écart de cette « nouvelle musique » : tant avec la nature au sens physico-acoustique (Cf. « l’ère Rameau définitivement abolie » selon Boulez) qu’avec la nature au sens « humain » psycho-acoustique (cf. l’expression néo-romantique).

« Antinomie », « incompatibilité », « opposition »

« Je me retrouve à chaque fois devant cette antinomie : une composition qui ne reprendrait pas la technique dodécaphonique manque de rigueur constructive et de contrainte, mais la technique dodécaphonique limite incroyablement l’imagination constructive et invoque toujours le danger du blocage. » Lettre à Alban Berg du 11 mars 1935

Antinomie construction/imagination compositionnelle

« On pourrait se demander si la rationalité intégrale à laquelle tend la musique est simplement compatible avec la dimension du temps ; si ce pouvoir de l’équivalent et du quantitatif que représente la rationalité ne nie pas au fond le non-équivalent et le qualitatif dont la dimension du temps est inséparable. » (280)

Incompatibilité rationalité intégrale (de l’ordre du quantitatif)/temps musical (de l’ordre du qualitatif)

Il se pourrait que la musique sérielle et post-sérielle soit faite pour être perçue d’une manière complètement différente — si tant est qu’on puisse jamais dire qu’une musique est faite pour être perçue de telle ou telle manière. Dans l’écoute traditionnelle, le déploiement de la musique, conformément à l’ordre du temps, se fait en allant des parties vers le tout. Un tel déploiement est devenu problématique. (293)

L’incompatibilité conduit à un problème en terme d’écoute.

J’opposais en 1923 Schönberg et Webern, le besoin d’expression chez l’un et sa rationalisation et sa systématisation chez l’autre (309)

Opposition rationalisation/expression

La clef est le temps

Tout ce qui succède dans le temps en niant son caractère successif trahit l’obligation qu’a la musique de devenir. Rien, en musique, n’a le droit de succéder à autre chose sans être déterminé soi-même par la forme de ce qui précédait, ou, inversement, sans faire apparaître ce qui précédait, rétrospectivement, comme sa propre condition. (317)

Tout ce qui, par sa propre complexion, ne demande pas à venir plus tôt ou plus tard devient, en entrant automatiquement dans le rapport de la succession, un parasite du temps.

La principale aporie du sérialisme vient de ce qu’on a ramené hauteurs et durées au dénominateur commun du temps. Or le facteur temporel objectif présent dans tous les paramètres et l’expérience temporelle vivante du phénomène ne se confondent pas. Le concept de « temps » est utilisé ici de façon équivoque : il recouvre aussi bien le « temps espace » que le « temps durée » — le temps physiquement mesurable, quasi spatial, et le temps vécu. Leur incompatibilité, telle que Bergson l’a mise en lumière, est un fait acquis. (331)

Je résumerai ceci, dans mon vocabulaire : la construction (rationalisation) prend le dessus à partir de 1923 sur l’expression et, à partir du sérialisme, devient un véritable constructivisme.

D’un côté, ceci a marginalisé un expressionnisme néo-romantique, ce qui est sa vertu. Mais d’un autre côté, ce constructivisme bute sur la composition d’un temps musical, c’est-à-dire écoutable à partir de la durée.

Généalogie de ces problèmes

Dodécaphonisme

Cette antinomie-incompatibilité-opposition de la musique sérielle est héritée du dodécaphonisme.

L’affirmation courante selon laquelle la technique de douze sons tirerait son origine d’un désir d’ordre note quelque chose de juste.

Contre le dodécaphonisme comme ordre, construction, « rationalisation »…

Musique atonale

Le dodécaphonisme faisait rupture avec la musique atonale antérieure :

On a vu s’ouvrir une première fois, autour de 1910, la perspective d’une pareille « musique informelle ». Cette date n’est pas indifférente, en tant que séparation d’avec les années vingt, sollicitées depuis outre mesure. (295)

Donc athématisme

La musique atonale déployait un athématisme :

Dans la dernière pièce op. 16 de Schoenberg, il n’y a aucune unité thématique au sens habituel. Ici la simple technique d’écriture devient constitutive de la forme. (311)

Dans Erwartung, le travail thématique et motivique est manifestement apparu à Schoenberg comme extérieur au flux spontané de la musique, comme une « manipulation ».

Qu’est-ce que le thème pour Adorno ?

Attention à ce que thème signifie pour Adorno : c’est chez lui un philosophème plutôt qu’une catégorie musicale. Le thème, en effet, c’est lorsqu’une logique d’identité prend possession de l’objet musical ; c’est une réification de la chose musicale sous la figure du même :

Le principe du travail thématique, grâce auquel le cours du temps abstrait se concrétise dans la substance musicale, revient toujours à introduire la différence dans le Même. (note 1 p. 305)

Cf. logique d’altération

Modèle de dialectique musicale : [note :] Toute musique articulée suppose ce retour extrêmement formel du Même ; l’identité dans la non-identité est son principe vital. (305)

Finalement il associe altération du même, retour du même, réexposition à thématismeThématisme nomme pour lui non pas « mon thématisme » mais une réification du même conduisant à sa réexposition inéluctable.

Le déroulement de la musique doit réaliser ce que réalisait dans le passé le travail thématique, même si les moyens dont il se servait — l’identité, la variation, l’unité de surface assurée par les motifs — sont impitoyablement écartés. Ce n’est qu’entre des énoncés musicaux aussi prégnants que l’étaient autrefois les figures de la musique thématique que peut devenir sensible cette tension dans laquelle s’actualise musicalement la conscience temporelle. (332)

Il associe identité et thématisme : le thème est pour lui l’objet par excellence d’identité…

La « nouvelle musique » restaure le thématisme

Pour cela elle prend appui sur une ancienne oscillation chez Schoenberg :

Toute la production de Schoenberg, à partir de l’opus 10, oscille entre les deux extrêmes du thématisme intégral et de l’athématisme. (299)

La production de Schoenberg se meut entre deux extrêmes : des compositions entièrement organiques, comme Erwartung, ou au contraire tout à fait inorganiques, comme la Suite pour piano op. 25. Peut-être ne pouvait-on encore imaginer alors de passer de l’un à l’autre en le poussant à sa limite. (328)

et sur le panthématisme chez Webern :

Le panthématisme webernien (310)

Webern a intensifié l’écriture thématique et motivique.

Au total, la nouvelle musique en sa modalité sérielle accuserait le thématisme restauré par le dodécaphonisme :

La musique sérielle est née de la généralisation du thématisme.

Son diagnostic me semble faux, sauf à prendre, en effet, thématisme comme réification (ce qui n’est pas le sens boulezien, ne serait-ce que parce que celui d’Adorno est trop philosophisant)…

Écriture sérielle et écriture thématique ont toutes deux le même telos : celui d’une organisation totale. Peut-être la différence est-elle à formuler ainsi : la composition sérielle, dans son ensemble, pense l’unité comme un fait, qui est immédiatement présent, même s’il demeure caché. Dans l’écriture thématique, par contre, l’unité se définit toujours comme quelque chose qui devient, et par là même se révèle.

Cf. différence dans le processus de présentation (et représentation) de ce qui est présent.

Pourquoi la fin de la musique atonale ?

Mais pourquoi la musique atonale a-t-elle mal tourné en « nouvelle musique » ? Adorno avance ici des raisons d’ordre… sociologique !

Les raisons qui ont empêché le développement de ce qu’Alois Haba appelait il y a plus de trente ans le « style de la liberté » ne sont nullement, comme Schoenberg a pu le penser, d’ordre purement musical, mais bien plutôt d’ordre sociologique et idéologique. (296)

Explication socio-politique de l’impasse de la musique atonale !

L’irruption inattendue de ce type de raison n’opère-t-il pas déjà chez Adorno comme mythologie, pour relier imaginairement ce qui ne l’est nullement ? Cf. « la société » fonctionne pour lui comme mythe de la totalité…

Retour ?

Pour « dépasser positivement » (337) l’antinomie, il ne s’agit pas de revenir à la musique atonale, c’est-à-dire de revenir en amont de l’antinomie.

Une musique informelle aurait à se confronter avec l’idée d’une liberté radicale. Il n’est pas question, cependant, de revenir au style de 1910.

On ne peut pas revenir sur le progrès qui a été fait dans la domination du matériau, même si le résultat — la musique écrite — n’a pas, lui, progressé. (298)

De l’atonal à l’asériel…

S’il y a quelque chose à reprendre de la musique atonale, c’est donc à réinventer, cette fois comme musique « asérielle » :

C’est dans cet esprit que quelqu’un qui n’est pas le plus jeune entreprend de parler de l’une des notions les plus exposées, celle d’une musique informelle, ou […] d’une musique « asérielle ». (294)

Une musique informelle à l’horizon de cette situation

Si la musique informelle ne revient pas en 1910 ou juste avant le tournant dodécaphonique, si la musique informelle doit venir après « la nouvelle musique », après le sérialisme pour être « asérielle » et pas seulement atonale, elle va tirer parti de l’aggravation de l’antinomie au principe de la nouvelle musique.

En effet, l’antinomie à la fois s’exacerbe mais génère en même temps une tendance à ce que les extrêmes se rejoignent et fusionnent. Pour cela, Adorno prend pour référence Stockhausen et pas Boulez.

En effet Stockhausen tend à croiser les deux termes de l’antinomie (rationalisation/temps) en un temps rationalisé (Wie die Zeit…). Cette direction tend alors à dépasser la notion même de « nouvelle musique ».

Adorno parle directement, dans ces textes, du travail électronique de Stockhausen mais les références montrent qu’il a bien en tête le travail spécifique de Stockhausen sur le temps. Il indexe donc « son » sérialisme à Stockhausen plutôt qu’à Boulez : la « nouvelle musique » est, pour Adorno, essentiellement le sérialisme de Stockhausen.

Stockhausen, dans son travail théorique « Wie die Zeit vergeht », qui est sans doute le texte le plus important qu’on ait écrit sur ce problème [du temps] (293)

Stockhausen est le modèle explicite.

Rationalisation de la nouvelle musique

La musique électronique bute sur le continu

Un point au moins me paraît acquis : l’électronique converge avec l’évolution même de la musique. Nul besoin, pour expliquer cela, de supposer l’existence d’une harmonie préétablie : la domination rationnelle du matériau musical naturel et la rationalité de la production de sons électroniques relèvent finalement du même principe fondamental. Le compositeur dispose, au moins tendanciellement, d’un continuum des hauteurs, des intensités, des durées, mais non, jusqu’à présent, d’un continuum des timbres. Ceux-ci restent au contraire […]  relativement indépendants les uns des autres, et avec des trous. C’est là une conséquence de leur origine anarchique ; aucune échelle de timbres n’est encore comparable à celle des intervalles ou des intensités. À ce manque, que tout musicien connaît, l’électronique promet de remédier. Elle est un aspect de la tendance de la nouvelle musique vers une continuité intégrale de toutes les dimensions ; Stockhausen a expressément érigé cela en programme. Il semble néanmoins, selon certaines déclarations du sixième numéro de Die Reihe, que le continuum de couleurs électroniques ne coïncide pas avec celui de tous les timbres possibles, autrement dit qu’il n’inclue pas, comme on pourrait le penser, les timbres vocaux et instrumentaux non électroniques, mais implique au contraire, par rapport à eux, une certaine sélection. » (287)

Adorno renvoie visiblement à l’article de Stockhausen Musique et paroles publié dans ce numéro de 1960, article où Stockhausen, commentant son travail sur Gesang der Jüngliche (œuvre qu’Adorno cite dans son texte un peu plus loin), écrivait : « Il n’aurait pas été possible d’achever la fusion désirée avec les sources sonores discontinues telles que, par exemple, les sources instrumentales (particulièrement en matière de « timbre »). »

Cf. évidence aujourd’hui que l’informatique converge avec le sérialisme dans une logique constructiviste. De même, Stockhausen maniait l’électroacoustique non comme un Pierre Schaeffer ou un Pierre Henry (!) mais en sériel : construisant son matériau.

Le « programme » supposé de Stockhausen — instaurer un continuum des timbres en sorte de créer une continuité intégrale de toutes les dimensions musicales — est évidemment intenable, pour des raisons à la fois physico-mathématiques (l’espace des timbres n’est pas de la même dimension 1 que les autres paramètres musicaux) et musicales (le désir musicien de Stockhausen n’est nullement d’effacer le discret et les coupures…).

Mais ce continuum des timbres était-il bien l’objectif de Stockhausen ? À voir de plus près.

Ce qui est sûr, par contre, c’est que Stockhausen visait bien un continuum des durées ou du temps : cf.… wie die Zeit vergeht… (…comment passe le temps) — Die Reihe, n°3 (1957) -. Soit un temps intégralement rationalisé…

En tous les cas, pour Adorno, la musique électronique bute sur le continu comme le temps rationalisé bute sur l’écoute.

Liquidation de la nouvelle musique au point d’unité de ses extrêmes

En ce point la nouvelle musique se liquide car les extrêmes qui constituaient son espace de déploiement se rejoignent :

Le fait que les extrêmes — l’émancipation de la volonté d’expression d’un côté, de l’autre la musique électronique, qui semble exclure toute intervention subjective du compositeur de la même façon qu’elle exclut l’interprète —, le fait que ces extrêmes se touchent confirme la tendance à l’unité. Cette tendance engage à liquider tout de même, en fin de compte, la notion de « nouvelle musique », non parce que la nouvelle musique prendrait un caractère plus universel, celui d’une musica perennis, mais parce qu’elle est devenue la seule musique. Elle réalise, par son Idée, une promesse qui était contenue idéellement dans toute musique traditionnelle. » (288)

Pour les extrêmes vus comme peudo-dichotomie, voir plus loin Brian Ferneyhough et sa polarité de l’automatique et de l’informel.

Remarquer la « tendance à l’unité », essentielle pour la suite de mon propos…

C’est en ce point que la musique informelle va se proposer de prendre le relais : au point où la « nouvelle musique » tend à dépasser, via Stockhausen et son temps construit, son antinomie de départ. La musique informelle va « promettre » non pas de prolonger cette nouvelle musique mais de la faire basculer dans une nouvelle séquence.

II. Qu’est-ce qu’une musique informelle ?

Ses principaux traits distinctifs

Qu’est-ce alors que cette « musique informelle » ?

En quoi cette musique informelle dépasserait-elle l’antinomie de départ ?

Proposition de musicien

Cette proposition est d’abord thématisée comme une proposition de musicien, nullement de philosophe :

Je ne voudrais pas tirer de mon appartenance à l’École de Vienne de Schönberg la prétention de l’initié. (292)

Il se présente comme interne… Et Boulez le comprend également bien ainsi…

Pas de définition de la musique informelle

Ensuite, il ne s’agit pas pour Adorno de définir la musique informelle qu’il propose, d’une part parce qu’il ne procède jamais selon une logique définitionnelle :

On n’a pas à se contenter ici de se rabattre sur des définitions. (279)

Il est impossible de dire ce qu’est au juste la musique. […] Toute utopie esthétique revêt aujourd’hui cette forme : faire des choses dont nous ne savons pas ce qu’elles sont. (340)

et d’autre part parce qu’il en est moins que jamais question à propos de musique informelle :

J’ai la conviction que les mots d’ordre ont encore toute leur valeur, comme au temps d’Apollinaire. Il ne s’agit pas ici de définir, à la manière positiviste, ce qu’est une musique « informelle ». Si ce terme désigne réellement une tendance, quelque chose qui évolue, il se moque de toute définition. (294)

OK.

Quelles sont alors les propriétés distinctives de cette musique informelle ?

Elle ressuscite la musique atonale

Parler de musique atonale reste, aujourd’hui encore, plus juste que la croyance affirmative et dogmatique selon laquelle on aurait trouvé dans les séries cette « nouvelle sécurité » dont le caractère suspect s’est depuis fait jour en philosophie. (275)

Ici Adorno non seulement prend exemple sur la négativité musicale mais indique explicitement que la phase atonale lui semble plus prometteuse (voir sa musique informelle) que la phase sérielle, qui n’est affirmative que pour les positivistes.

Remarquer qu’il le fait ici explicitement sous l’angle philosophique plutôt que musical (cf. cette ambiguïté récurrente qui va m’amener à explorer la voie d’une logique mythique pour concilier musique et philosophie comme constituant… « deux sœurs »).

Ses traits particuliers ?

Musicaux ?

Finalement, il n’y en pas vraiment : certes retour à l’athématisme (mais au sens adornien, c’est-à-dire d’un déploiement sans réexposition, non normé par une logique de l’identité) mais c’est vague.

Cf. traits essentiellement d’ordre philosophique

Philosophiques

Sujet

Petit détour : autant le sujet dans la philosophie d’Adorno ne m’est pas très clair (cf. mes questions à la fin de mon second exposé), autant il est clair qu’en musique le sujet n’est pour lui ni le compositeur, ni l’auditeur, ni le public « recevant » l’œuvre. Adorno s’écarte tant d’une conception poïétique qu’esthésique de l’œuvre. Il s’oppose à la réduction de l’œuvre musicale tant du côté de sa genèse que de sa réception.

Cet infâme dénominateur commun qu’on appelle le « message » (277)

La musique s’est libérée, en tant qu’art, de sa fonction rituelle. (278)

La nouvelle musique communique par la non-communication. […] Une perte de tension se produit dès qu’elle renonce à cet aspect, qu’on pourrait appeler, avec Brecht, celui de la « distanciation ». (285)

La réception n’est pas son but. (285)

Le sujet de la musique n’est pas celui de la psychologie. La subjectivité qui est à l’œuvre en art ne se confond pas avec l’individu empirique contingent — avec le compositeur.

La musique nie la psychologie dialectiquement. (321)

Peu importe, en art, la manière dont sont produites les œuvres. (327)

Pour autant qu’on doive rechercher aujourd’hui la communication — l’empiétement de l’œuvre d’art sur le non-artistique —, on ne peut le faire qu’en allant contre elle, et non pas en en respectant les conditions.

Le concept de « sujet musical » demande à être différencié. Il n’a rien à voir avec de potentiels auditeurs.

La communication a partie liée avec l’industrie culturelle, pour qui importe l’effet produit. (338)

Intellectualité musicale ?

Il semble conditionner l’émergence de sa musique informelle au travail de compositeurs réflexifs :

Chez les meilleurs des compositeurs d’avant-garde théorie et pratique ne font qu’un. (293)

Si la réflexion sur soi est devenue pour la musique une nécessité impérieuse, il n’est pas moins urgent aujourd’hui pour toute réflexion théorique sur la musique de se pencher une nouvelle fois sur elle-même — sur la réflexion. (293-294)

Réflexion sur la réflexion…

Catégories

La nouvelle musique reste de la musique parce que ses catégories sont identiques aux catégories traditionnelles. (279)

Il n’est écrit nulle part que la musique actuelle doive contenir a priori des éléments qui lui ont été légués par la tradition, comme par exemple les catégories de tension et de détente, de développement, de contraste ou de confirmation. (303)

Mais il reste nécessaire pour l’articulation de la musique de disposer de catégories formelles si on ne veut pas se contenter d’accumuler des sons. Il ne s’agit pas de restaurer les anciennes catégories mais d’en forger d’équivalentes qui correspondent au nouveau matériau. (303)

Des catégories comme la catégorie d’ordre doivent être regardées de très près, si on veut les guérir de la confusion qui s’attache à elles. (312)

Cf. le travail réflexif est un travail catégoriel – ce que j’appelle un travail de nomination -.

Antipositivisme

Cette réflexivité s’oppose au positivisme.

La catégorie d’exactitude, par laquelle on a voulu remplacer dans l’œuvre d’art celle de vérité, n’est pas la clef de tous les problèmes : l’exactitude contrôlable, en art, a une propension irrésistible à tourner en fausseté. (314)

Il semble que pour lui, ce soit plutôt Boulez qui incarne cette tendance positiviste dans la nouvelle musique. Par exemple :

Le fétichisme du métier chez Boulez (279)

OK. Cf. le professionnalisme de son hommage !

Logique du rêve

Des concepts comme ceux de logique ou même de causalité, dont se servent nécessairement les amateurs d’ordre, mais dont la conception d’une musique informelle ne peut pas non plus faire table rase, n’interviennent dans l’œuvre d’art que sous une forme modifiée, et non littéralement. Logique et causalité ne laissent pas d’y jouer un rôle, mais plutôt comme elles le font dans les rêves.

La musique informelle relèverait de la logique du rêve. Cela ne nous avance guère, et il est un peu facile d’opposer à la logique mathématique la logique du rêve, comme si la musique n’avait le choix qu’entre ces deux voies sans pouvoir soutenir sa voie logique propre (cf. mes première et deuxième interventions).

Esthétique !

Mais s’agit-il vraiment dans cette réflexion d’intellectualité musicale ? Adorno insiste pour arrimer cette réflexion à l’esthétique :

Tout cela rend nécessaire, l’expérience esthétique vivante étant des plus démunies, une théorie esthétique ; un entretien avec Boulez a montré que nous étions d’accord sur ce point. Le mépris de l’esthétique, dont Schönberg s’était déjà fait le porte-parole, avait sa raison d’être tant que celle-ci, restée extérieure à son objet, clopinait péniblement derrière lui, édictant à son de trompe des règles aussi immuables qu’improductives. Il ne s’agit de restaurer, ni une telle esthétique, ni son goût épuré, ni ses lois éternelles. L’esthétique aujourd’hui nécessaire passe par la liquidation de tout cela. Elle n’a, ni à se laisser dicter son contenu par la philosophie, ni à adopter la méthode empiriste et descriptive de la science. Son médium serait la réflexion de l’expérience musicale sur elle-même, l’objet de cette réflexion étant, non un état de » chose à décrire, mais un champ de force à déchiffrer. Son dynamisme immanent contient, de façon latente, l’indication de ce qu’il convient de faire ici et maintenant en musique. (339)

Son esthétique semble assez exactement ce que j’appelle intellectualité musicale… Mais cela n’est en fait pas clair.

Cf. Adorno réintroduit un débat pour lui capital : nécessité ou mépris de l’esthétique ? Il récuse la position schoenbergienne méprisant l’esthétique. Il récuse aussi qu’il s’agisse de se disposer sous tutelle philosophique.

En fait, à mon sens ce que refuse intensément Adorno c’est que cette réflexion puisse se détacher de la philosophie, et c’est pour cela précisément qu’il veut à tout prix lui garder le nom d’esthétique.

Philosophèmes !

Tout ceci conduit Adorno à caractériser sa musique informelle par philosophèmes (énoncés de structure philosophique prétendant prescrire telle ou telle caractéristique musicale). Ainsi dans l’usage qu’Adorno fait de termes comme liberté, peur, teneur de vérité, imagination, critique, etc. pour délimiter la musique informelle :

Vue sous l’angle du sujet compositionnel, une musique informelle serait celle qui, au lieu de tomber sous la coupe de la peur de la liberté, se délivrerait de cette peur en la réfléchissant et en l’irradiant. Elle saurait faire le départ entre le chaos et la mauvaise conscience de la liberté. (313)

Une musique informelle aurait à imaginer quelque chose qui échappe à l’imagination. (323)

La musique informelle est, non pas un particularisme culturel, mais une critique du passé. (324)

La musique informelle a pour objet l’expression d’un contenu de vérité. (338)

Émancipée et affranchie…

Le thème dominant devient alors celui d’une musique informelle émancipée

de formes extérieures prédéfinies

Ce souci qui m’est cher d’une libération de la musique.

La musique informelle pourrait acquérir une flexibilité rythmique dont on n’a, jusqu’à présent encore, aucune idée. Dans cette dimension comme dans toutes les autres, elle serait une image de la liberté. (340)

Je voudrais délimiter l’horizon de ce concept. J’entends par « musique informelle » une musique qui se serait affranchie de toutes les formes abstraites et figées qui lui étaient imposées du dehors mais qui, tout en n’étant soumise à aucune loi extérieure étrangère à sa propre logique, se constituerait néanmoins avec une nécessité objective dans le phénomène lui-même. (294)

Remarquer que pour lui musique informelle est bien un concept, non pas une catégorie…

Mais quelles sont ces formes qui se sont imposées de l’extérieur à la musique ? La réexposition ! Voir ma seconde intervention…

de l’expression romantique

Autant la musique, ou l’art en général, est impensable sans la subjectivité, autant il est impérieux pour elle de se débarrasser de cette expression subjective, nécessairement affirmative, que l’expressionnisme avait héritée directement du néo-romantisme. (301)

Néoromantisme associé à l’affirmatif…

Inexpressive…

L’affranchissement n’est pas un abandon de l’expression mais la nouvelle expressivité d’une inexpression :

L’inexpression, en tant que négation de l’expression, reste elle-même expressive. (320)

Cf. Dialectique négative

Que nous dit-il là exactement ? Je pense que cela tient une fois de plus à l’écart entre le processus et son « résultat » objectivé : ce qu’Adorno récuse, c’est qu’une expressivité musicale puisse s’objectiver en un type de geste qu’on puisse identifier comme expression de ceci ou de cela. Il s’agit donc pour lui de s’en tenir à une dynamique expressive qui évite toute forme de réification. Voir plus loin la dialectique du geste et de la figure pour une interprétation de type ferneyhoughienne de cette expressivité de l’inexpression

Dit autrement : l’expressivité de l’inexpression pointerait l’idée qu’il y a bien une expressivité musicale lorsque la musique se retient à l’écart d’une expression convenue (néoromantique dit Adorno) car cette effort sur soi de la musique transparaît et devient sensible (est « exprimé »).

Cette capacité de la musique informelle d’être à sa manière propre « expressive » est, dans le projet adornien, un point d’importance : il assure que la musique informelle ne laisse pas à l’écart cette expressivité que le constructivisme, selon lui, avait dû délaisser. Ainsi la musique informelle peut concilier ce que la nouvelle musique pratique comme séparation…

de l’identité, donc du retour du même

Elle serait affranchie de la logique du Même et de son retour, de la réexposition. C’est bien sûr là le point fondamental pour Adorno. Par exemple :

L’effort du compositeur pour reconnaître et pour assumer la non-identité (308)

de la paramétrisation

Elle romprait avec la paramétrisation sérielle, avec sa reconstruction analytique du tout (319)

Une musique informelle romprait avec la pratique sérielle consistant à tout ramener aux paramètres du son isolé, pour ensuite reconstruire le tout. (319)

L’architecture la plus générale ne peut plus être, ni édifiée sur les événements « locaux » à partir d’un plan de construction abstrait, ni calculée à partir de paramètres qui en restent à la contingence immédiate d’une juxtaposition de sons.

de la construction

La musique informelle inaugurerait une troisième voie tant par rapport à la jungle d’Erwartung que par rapport à l’architecture de la Main heureuse. (330)

La tâche d’une musique informelle serait de dépasser positivement ces aspects de rationalité aujourd’hui contrefaits. (337)

de la nature

Un compositeur qui invente de nouvelles techniques et qui cherche à les justifier sera facilement tenté de les « naturaliser », de les traiter comme si elles étaient directement soumises aux lois du monde physique.

Il est un point sur lequel l’impulsion de Cage rejoint celle d’une musique informelle : la protestation contre une complicité aveugle de la musique avec la domination de la nature. (333)

 

En ce point, il est difficile d’évaluer musicalement cette proposition à forte teneur de philosophie.

 

Voyons alors ce qu’en ont dit deux compositeurs.

Son évaluation musicale par Boulez

Boulez va

1) renommer l’antinomie comme « divorce entre intention et perception » ;

2) considérer que les propositions adorniennes en matière de musique informelle sont essentiellement une négation de négation et donc pas assez « constructives ».

3) traiter pour son propre compte du divorce (ce n’est plus l’écriture qui dicte sa loi à une perception « devant suivre ») par un retour théorisé au thématisme comme médiation entre écriture et perception. Boulez, lui, a une problématique de l’objet construit. Il ne part pas du global comme Stockhausen mais va des éléments aux ensembles. Il mise sur les objets.

Voyons cela dans son texte :

L’informulé

Adorno, Revue d’esthétique (n°8 – 1985)

« Ce qui frappe encore maintenant, c’est combien les vues d’Adorno étaient enracinées dans l’analyse des œuvres, dans ce rapport professionnel avec les partitions. C’est en tant que compositeur qu’il a regardé le phénomène Schoenberg et le phénomène Stravinsky. Peu importe que le compositeur Adorno ne puisse pas être considéré sur le même plan que le philosophe Adorno ; l’essentiel, c’est que ses vues de philosophe et de sociologue aient été dictées par une relation directement professionnelle avec les partitions. Quand il écrit « Vers une musique informelle », c’est encore le compositeur qui parle, d’une autre génération, d’une autre formation, d’une autre culture, presque. Il le sait, il ne s’en cache pas ; il ne peut pas participer à cette évolution qui se produit sous ses yeux, mais il la comprend, tâche de l’éloigner des écueils qu’il voit mieux, peut-être, que les acteurs de cette évolution. Certes, il rapporte les problèmes à ceux qu’il a connus, mais il a une intelligence suffisamment aiguë de la situation pour voir les dangers là où ils sont réellement. Il lui suffit pour cela de généraliser, de transposer. Il voit difficilement l’orientation future de la créativité, mais il observe les manques, les carences, met en garde, en auditeur extrêmement attentif et intelligent, contre le divorce entre intention et perception. Son professionnalisme l’aide puissamment à extrapoler son expérience passée au service d’une évolution dont il rêve, sans se départir de son attachement fondamental à sa propre période de formation, qui délimite et limite son horizon. Il est émouvant, quand on relit ce texte, d’y percevoir en filigrane une sorte de renoncement personnel en même temps qu’une générosité dans des recommandations désintéressées : voilà ce que vous pourriez faire, ou plutôt voilà ce que vous pourriez éviter… » (28)

• Boulez compte bien Adorno comme compositeur, mais il l’indexe à un musicien vivant douloureusement un renoncement qui reste en filigrane, non déclaré, non assumé (d’où aussi le « rêve »…). D’où qu’Adorno, pour Boulez, annonce moins « ce qu’il y a à faire », « ce qu’il est possible de faire », « ce que nous pourrions faire », mais « ce que vous pourriez faire »… Quelque chose donc comme un compositeur retiré…

• Ses recommandations (aux autres donc) : « éloigner des écueils », « mettre en garde contre les carences », « éviter les manques ». Le contenu de la musique informelle pour Boulez tient donc moins à des directives positives (« voilà ce que vous pourriez faire ») qu’à une double négation (éviter, mettre en garde, éloigner/écueils, manques, carences…) basée sur les rêves d’un compositeur ayant renoncé…

• « Divorce intention/perception »… L’intention du compositeur étant inscrite dans l’écriture, on retrouve ici quelque chose d’assez proche du divorce écriture et perception cher à Boulez.

• Professionnalisme ! Remarquer que Boulez adopte ainsi exactement ce que Adorno dans cet article lui reproche : « le fétichisme du métier chez Boulez » (279). Boulez semble plutôt fier de ce qu’Adorno lui reproche ! J’y lis la trace du hiatus musicien/philosophe, équivalent à celui entre forme et fond dont parle Nietzsche : ce qui est fétichisme, réification, objet sans idée, forme sans fond pour le non-artiste est pour le musicien le fond même, l’idée même, la chose même.

• Boulez ne semble pas considérer qu’une double négation soit assez positive pour orienter le nouveau travail compositionnel.

On sait d’ailleurs qu’il était impressionné par l’homme (cf. Le labyrinthe Adorno où Boulez ne cesse de rehausser son intimidation devant Theodor A., disposition il faut le dire peu fréquente chez Pierre B.) mais visiblement moins par ses écrits…

L’évaluation par Boulez de la musique informelle

Elle se déploierait sur trois plans :

de l’antinomie à l’origine de la proposition

Celle-ci est un divorce entre écriture et perception.

de la musique informelle

Cette proposition se contente d’un double négatif (« éloigner des écueils », « mettre en garde contre les carences », « éviter les manques ») sans se rehausser en proposition affirmative.

Son propre traitement du divorce

Boulez va travailler à déployer une nouvelle séquence du sérialisme au moyen d’un renouveau du thématisme (mais pas au sens adornien du terme…).

Son évaluation musicale par Brian Ferneyhough

Brian Ferneyhough déploie un tout autre rapport à la proposition de musique informelle.

Ferneyhough va

1) renommer l’antinomie « pseudo-dichotomie entre automatique et informel ».

2) considérer que les propositions adorniennes sont une incitation à résoudre cette dichotomie par des moyens compositionnels. D’où selon lui « une nouvelle musique informelle » (fusion de « nouvelle musique » et de « musique informelle » !). Pour Brian Ferneyhough, pour avancer il n’y a donc pas lieu de sortir du sérialisme (de la nouvelle musique) comme Adorno le pense.

3) Il faut avancer en mettant en jeu un nouvel opérateur qu’il appelle plurifonctionnalité et dont l’intelligence, me semble-t-il, se dessine dans sa dialectique singulière du geste et de la figure (c’est-à-dire de l’objet et de la structure, dialectique qu’il semble assimiler peu ou prou au couple adornien « matériau/énergie »).

Voyons comment.

Ses deux conférences

Royaumont. Septembre 1994

Sensation de perte. D’où la nécessité ressentie de recréer ce dont le destin l’avait privé.

Sentiment d’être arrivé trop tard, par rapport à la seconde École de Vienne.

Adorno prêchait mais également pratiquait (pendant 1/4 de siècle)

Pessimisme croissant.

Sentiment du « Tout a été fait ». D’où question du public et de la communication.

Brian Ferneyhough suggère une interprétation du « renoncement » (Boulez) d’Adorno à la composition. Il suggère une interprétation du discours d’Adorno justifiant par les questions sociales et sociologiques l’arrêt de la musique atonale.

Je rappellerai volontiers que l’importance accordée par Adorno à ces dimensions sociologiques est intimement corrélée à son inconsistance politique, que l’on peut lire à la fois dans son rapport au marxisme (qu’il n’arrive pas à penser comme étant essentiellement une politique) et au nazisme et au fascisme (cf. son travail stérile des années 40 aux États-Unis pour rendre compte du nazisme non pas politiquement mais soit psychologiquement – la personnalité autoritaire ! – soit philosophiquement – la dialectique de la raison et du mythe…).

Puissance de son concept de « musique informelle ».

Point de vue différent de celui de Boulez… Brian Ferneyhough y voit une positivité, non une double négation…

Une musique qui soit différente de l’expression du pur instant, d’une titillation sonore (cf. le 1° Ligeti), qui ne soit pas linéaire…

Détermination négative, mais pas en double négation

Années 60 : basculement entre structures sérielles et œuvre ouverte. Cf. basculement de l’ordre à l’arbitraire. Il faut en fait mélanger…

Cf. Brian Ferneyhough suggère ici ce qu’il énoncera plus clairement dans son intervention de 1998 : il s’agit pour lui de suivre Adorno en articulant les extrêmes ordre/arbitraire qu’il renommera automatique/informel.

Brian Ferneyhough relève non pas ce qu’Adorno rehausse (la musique électronique de Stockhausen comme tentative de résoudre l’antinomie ordre sériel/temps sériel, tentative à laquelle Adorno veut alors ajouter sa « musique informelle ») mais une autre piste de l’époque pour sortir de l’ordre sériel : l’œuvre ouverte. On sait que l’œuvre de Brian Ferneyhough peut être dite « ouverte » en un sens particulier : ouverture par saturation des contraintes, par sur-détermination.

Brian Ferneyhough, comme Stockhausen, travaille à sortir de l’antinomie (ordre/temps) de l’intérieur du sérialisme mais lui par saturation de l’ordre sériel en sorte de toucher alors son extrême : l’arbitraire, l’informel – 1) parce que l’interprète ne pouvant tout jouer, doit soustraire certaines contraintes, 2) parce que l’auditeur doit s’attacher ainsi à la dynamique, à l’intension, à la figure qui engendre les gestes-objets, non à la perception de ces objets…

Nouvelle musique informelle

Telle semble être la conclusion sous forme de mot d’ordre de Brian Ferneyhough : reprendre à sa manière le mot d’ordre d’Adorno (de même que pour Adorno la musique informelle pourrait être dite une nouvelle musique atonale…).

La « musique informelle » : Londres, 1998

(Cahier Ircam, trad. P. Szendy)

Je me sens très étranger à une ambition qui se fixerait pour but de composer de la « musique informelle » en suivant les déclarations (qui plus est assez vagues) d’Adorno à ce sujet. (109)

OK. Adorno d’ailleurs déclare explicitement ne pas définir la musique informelle ni la fixer en un programme…

J’ai cherché à me confronter, pour la reformuler, à cette pseudo-dichotomie, au cœur des préoccupations d’Adorno, entre des formes d’ordre (sérielles ou autres) et des moyens prétendument plus subjectifs ou spontanés de fixer du sens musical. (110)

• Pour Brian Ferneyhough, l’antinomie de départ est une pseudo-dichotomie. Cf. musique informelle nomme le dépassement de cette dichotomie (qu’Adorno appelle plutôt une antinomie).

Noter que l’antinomie d’Adorno est entre ordre sériel et temps sériel alors que la dichotomie de Brian Ferneyhough est entre ordre sériel et constitution sérielle d’un sens. Ferneyhough interprète ici le temps musical comme sens…

Sa reformulation est donc double : l’antinomie ordre/temps devient la pseudo-dichotomie ordre/sens

• Là où Adorno résoudra esthétiquement (et mythologiquement) son antinomie, Brian Ferneyhough résoudra compositionnellement sa pseudo-dichotomie.

J’avais postulé une sorte d’axe défini par ces deux extrêmes. […] J’avais nommé ces extrêmes de référence : « automatique » et « informel » ; si bien que des éléments matériellement identiques – disons, un groupe de triolets de croches – en viendraient à fonctionner de manière distincte, au moins en théorie, du fait qu’ils seraient générés soit en tant que réalisation de procédés contrôlés au moyen de nombres, soit en tant que figurations et réinscriptions d’une importance sémantique sédimentée. [Soit] une certaine plurifonctionnalité (110)

• Brian Ferneyhough renomme sa pseudo-dichotomie ordre/sens en termes plus orientés vers la composition : automatique/informel. C’est cette dernière que je retiendrai.

• Brian Ferneyhough traite alors un objet comme résultat d’une dynamique ; le même objet peut procéder de deux dynamiques-fonctions différentes : Il s’agit ici de différencier x selon le schème f (y) = x = g (z). Chez Brian Ferneyhough, l’objet en effet est toujours concrétion d’une énergie. Cf. geste/figure : l’inspect du geste procède de l’intension de la figure.

La scission dialectique de l’objet pour Brian Ferneyhough se fait non pas « objectivement », ou structuralement (par tel ou tel trait relevant de systèmes différents : ex. système tonal/système métrique/système mélismatique – cf. plus loin) mais par « dérivation » (on passe non pas d’une courbe directement à ses variantes mais d’une courbe à ses dérivées, puis via les variations sur ces dérivées à d’autres courbes possibles).

Ici f (x)f’(x)®g’(x)g (x)

ou mieux :

f (x)….g (x)

ß        Ý

f’(x)®g’(x)

 

Exemple de variation d’objet, tonalement situé et métriquement placé : Beethoven (V°)

soit

Mesures

Logique tonale :

intervalles

Logique mélismatique

Logique rythmique

Sens de l’évolution

continuité/discontinuité

1…

tierces

descendantes

saut

discontinuité

32…

secondes

quartes

descendantes

ascendantes

continu

saut

84…

unissons

–––––––––

continu

141…

(tierces)

descendantes

continuité

281…

tierces

(agrandissement)

ascendantes

descendantes

saut

saut

Ici l’altération de l’objet musical (thème-objet) se fait par altérations, indépendantes les unes des autres, de ses différentes dimensions musicales : intervalle, sens et continuité du mélisme, rythme, et bien d’autres (instrumentation…).

θ=ƒ(x)*g (y)*h (z)*… D’où : ∆x (à y et z constants)∆θ

Beethoven travaille ici directement sur les caractéristiques de l’objet.

Le principe de Brian Ferneyhough sera de déplacer le travail non plus sur l’objet (le geste) mais sur le processus (présent mais non présenté, et moins encore représenté) de son engendrement.

 

L’« informel ». Je n’entends pas par là du matériau surgi, comme par magie, des profondeurs insondables de l’« esprit », mais plutôt des éléments musicaux qui, aussi rigoureusement employés soient-ils par la suite, jouissent dans leur état originel d’une certaine différenciation interne, d’une certaine complexité en termes de relations. (112)

L’informel désigne l’existence d’une complexité interne du matériau qui tient moins à ce qui de lui est présenté mais plutôt à ce qui de lui est présent sans être présenté comme tel : « différenciation intime », « relation », ce qu’il va appeler « processus » et qui consonne avec « l’énergie » du matériau pour Adorno.

Donnons de cela l’image suivante : vous voyez quelqu’un luttant contre un très fort vent pour avancer. Vous voyez sa chevelure rejetée en arrière, son inclinaison inhabituelle vers l’avant, sa progression laborieuse. Vous pressentez l’intensité de son effort pour lutter contre l’intensité adverse du vent : vous remontez de votre perception des formes de l’objet (le corps, la marche) à l’intensité dont procèdent ces formes, aux énergies à l’œuvre. Si vous variez par exemple l’énergie du vent (présente mais non présentée), vous obtiendrez des variations présentables de l’inclinaison du corps, et de la chevelure…

La plupart de mes compositions des quinze dernières années travaillent sur la base de cette hypothèse que les objets musicaux et les processus ne sont pas fondamentalement, génériquement distincts. (114)

Cf. cette grande orientation de Brian Ferneyhough dont il trouve trace chez Adorno : voir cette citation d’Adorno qu’il rappelle lui-même (p. 117) : « Le secret de la composition, c’est l’énergie qui façonne le matériau ».

La manière pour Brian Ferneyhough de résoudre l’antinomie va être de travailler sur les engendrements, les processus, les fonctionnalités aboutissant aux objets. Les dispositions extrêmes peuvent se rencontrer dans un même objet selon la logique f (y) = x = g (z), soit ce que Brian Ferneyhough appelle pluri-fonctionnalité.

Cf. pour Brian Ferneyhough, l’objet (qu’il nomme « geste ») peut être produit par une variété de structures, ce qui dote l’objet-geste d’une énergie centrifuge. L’objet-geste est une concrétion, une coagulation. Brian Ferneyhough nomme « figure » l’intension dont procède l’inspect du geste…

Brian Ferneyhough réinjecte dans la musique informelle d’Adorno sa dialectique du geste et de la figure, via sa propre dialectique de l’automatique et de l’informel… Ici l’automatique est du côté de la figure et l’informel du côté du geste : un objet informel est obtenu par convergence plurifonctionnelles de figures automatiques, d’automatismes figuraux…

L’évaluation par Ferneyhough de la musique informelle

Elle se déploierait sur trois plans :

de l’antinomie à l’origine de la proposition

Celle-ci est une pseudo-dichotomie entre automatique et informel.

de la musique informelle

Cette proposition dessine l’horizon d’une unité des contraires.

Son propre traitement de la pseudo-dichotomie

Il s’agit de travailler en amont de l’objet-geste selon sa pluri-fonctionnalité c’est-à-dire selon les divers processus qui le déposent.

D’où une « nouvelle musique informelle » qui composent les intensions sans figer les inspects.

Ma propre évaluation

D’abord de ces deux évaluations :

Finalement, elles nous apprennent plus sur Boulez et Ferneyhough que sur Adorno qui n’est ici pas lu avec grande attention…

Disons que Brian Ferneyhough choisit de pondre ses œufs dans le nid de la musique informelle là où Boulez ne saurait le faire. Mais ceci ne nous délivre pas une grande clarté sur ce dont il s’agit réellement pour Adorno en sa musique informelle.

Musicale

Si je devais répondre comme Boulez ou Ferneyhough, me situer comme eux face à l’antinomie constitutive de la proposition adornienne pour ensuite dessiner mes propres ressources compositionnelles, je dirais ceci :

1) Je renommerais l’antinomie adornienne via le divorce boulezien écriture/perception comme relevant de la dualité entre la partition et l’écoute ; c’est en effet à ce niveau d’une dialectique partition/écoute que se joue, il me semble, le mystère de la musique…

2) Je considérerais la proposition adornienne comme mythologie (voir ce qui suit). Mon hypothèse est que Adorno bâtit ici un mythe pour concilier l’inconciliable et que pour ce faire il a besoin d’un emblème de la conciliation, emblème qu’il trouve dans le terme esthétique (lequel est le nom même de ce que j’appelle le mythe adornien des deux sœurs, nommément de la musique et de la philosophie).

3) Que s’agit-il aujourd’hui de faire sur un plan compositionnel ?

Ni sérialisme boulezien rethématisé, ni sérialisme ferneyhoughien saturé et surdéterminé. Ni post-sérialisme (nous ne sommes plus exactement après le sérialisme, mais après l’après-sérialisme !), ni asérialisme (comme s’il s’agissait d’oublier le sérialisme). Pour le coup, je n’ai pas de nom général à donner à la musique que je compose actuellement…

Il me paraît par contre important de substituer à l’esthétique réflexive d’Adorno une intellectualité musicale se rapportant à la philosophie (voir mon cours de cette année).

*

Philosophème ?

Comme on le voit, il reste bien difficile de s’extraire musicalement du « labyrinthe Adorno » (Boulez, 1992). D’où l’idée de comprendre sa « musique informelle » plutôt comme un philosophème tentant de fixer en catégorie musicale le concept philosophique de « négation déterminée ».

Je court-circuiterai aujourd’hui ce détour : s’il est susceptible de nous apprendre sur la philosophie d’Adorno, il ne me semble guère pouvoir le faire quant au versant musical des textes étudiés.

Je vais donc passer directement à ma thèse fondamentale : considérer que la musique informelle constitue un mythème plus encore qu’un philosophème.

Mythème !

Je vais essayer de montrer qu’avec sa musique informelle Adorno prône moins une résolution dialectique de son antinomie de départ qu’une conciliation mythologique, opération dont on va chercher le chiffre chez Claude Lévi-Strauss.

III. La mythologie adornienne

Le mythe de la musique informelle

La formule canonique du mythe

Elle apparaît dans Anthropologie structurale (1955) pour ne réapparaître qu’en 1985 dans la Potière jalouse puis dans Histoire de lynx (1991)

L’ouvrage de référence est ici celui de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss (Odile Jacob, 1998).

« Tout mythe (considéré comme l’ensemble de ses variantes) est réductible à une relation canonique du type :

Fx (a) : Fy (b) @Fx (b) : Fa-1 (y)

dans laquelle, deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions x et y, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions :

1° qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus a et a-1) ;

2° qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus y et a). » [1]

Je réécrirai la formule ainsi :

ax

º

bx

by

ya-1

On lira cette formule non pas statiquement mais dynamiquement, de haut en bas et de gauche à droite selon le schème suivant :

le problème que a en tant que valant X pose à b (qui porte la valeur Y) se résout mytho-logiquement par le mouvement où

b va assumer la valeur problématique X en sorte que

Y (objectivé en y) puisse matérialiser une nouvelle valeur A-1 qui neutralise le terme problématique initial a.

                  

Noter alors deux choses :

·       les deux composantes positives (b et Y) bougent et deviennent « agents » quand les deux négatives (a et X) deviennent « valeurs » ;

·       concernant ces deux composantes « négatives », X reste immobile quand a supporte la plus importante des modifications de tous les termes ; en vérité il subit trois modifications (ou une triple torsion) : l’une de place (d’origine du problème, il devient agent de sa résolution), l’autre de position logique (d’objet, il devient valeur), la troisième de sens (il est contrarié en a-1). Ainsi b est déplacé, dualisé et inversé.

On peut aussi remarquer que dans cette formule canonique du mythe, on trouve le nœud de trois types de « comparaison » dont j’avais parlé lors de la première séance :

1) la métaphore (entre a et b) puisqu’il s’agit de voir dans quelle mesure a est et n’est pas « comme » b ;

2) l’analogie entre deux rapports (ou même entre deux rapports de deux rapports si l’on interprète ax comme étant lui-même un rapport entre a et x) : celui de gauche et celui de droite dans la formule ;

3) la dualité (entre a et y) mais ici nouées selon une modalité singulière car ils se déplacent en même temps qu’ils sont dualisés.

La formule du mythe adornien

Redisposons quatre énoncés-clefs d’Adorno en vue de leur interprétation selon cette formule :

[1] « On pourrait se demander si la rationalité intégrale à laquelle tend la musique est simplement compatible avec la dimension du temps. » (280)

[2] « À ce manque, que tout musicien connaît, l’électronique promet de remédier. Elle est un aspect de la tendance de la nouvelle musique vers une continuité intégrale de toutes les dimensions. » (287)

[3] « Le fait que ces extrêmes se touchent confirme la tendance à l’unité. Cette tendance […] réalise, par son Idée, une promesse qui était contenue idéellement dans toute musique traditionnelle. » (288)

[4] « La tâche d’une musique informelle serait de dépasser positivement ces aspects de rationalité aujourd’hui contrefaits. » (337)

En [1], Adorno pose un problème de compatibilité (« antinomie ») entre rationalisation intégrale menée par le sérialisme et temps musical dans la nouvelle musique dont il est ici question.

Il indique deux promesses pour la musique devant venir (après la « nouvelle musique ») :

— l’une, en [2], venant de la musique électronique, et portée par Stockhausen,

— l’autre, en [4], à venir de la musique informelle qui permettra d’émanciper l’expression,

et il relève en [3] que, ces deux extrêmes se touchant, la tendance à l’unité est à l’horizon.

Ainsi le problème posé par une incompatibilité trouve une promesse de résolution dans une musique à venir apte à unir deux extrêmes. Adorno « solutionne » ainsi un rapport disjonctif hérité de « la nouvelle musique » par la promesse d’une musique qui soit un rapport conjonctif entre deux tendances identifiables, soit le schème suivant :

 

[3] :

Forme intégralement rationalisée (du sérialisme)

[= (1)]  º

[2] Temps intégralement rationalisé (de Stockhausen)

Temps musical (de la nouvelle musique)

[4] Musique informelle (d’Adorno)

Soit la thèse suivante : non seulement, avec sa proposition de musique informelle, Adorno bâtit un nouveau mythe musicien, mais, plus encore, il articule pour ce faire une logique proprement mythique qui propose [3] de réduire une disjonction problématique [1] par la promesse d’une conjonction à venir (entre [2] et [4])…

 

On lit dans ce schème l’armature de la formule canonique du mythe, soit l’écriture simplifiée suivante (ou le mot Rationalisation pourrait être remplacé par Ordre ou Construction) :

forme Rationalisation

º

temps Rationalisation

temps Musique

musique Forme-1

soit l’écriture encore plus ramassée suivante :

Fr

º

Tr

Tm

Mf-1

On a bien ici une triple torsion de la Forme :

1) Elle est dualisée : elle passe d’agent à valeur (ce qui s’indique dans la langue du passage du substantif Forme à l’adjectif formel).

2) Elle est inversée : sa valeur s’inverse (ce qui s’indique du passage de formel à informel).

3) Elle est déplacée : de « problème », elle devient agent de résolution (ce qui s’indique d’un passage du numérateur au dénominateur).

Acteur

F

dualisé

ƒ

inversé

ƒ-1

déplacé

1/ƒ-1

Au total, on passe ainsi du problème que pose une forme intégralement construite au temps musical à la conciliation du temps intégralement construit de Stockhausen avec une musique informelle.

 

La musique informelle assume la dynamique de construction stockhausienne du temps (Adorno ne s’oppose pas à Stockhausen mais assume sa dynamique « résolutive », l’épouse pour mieux se rendre susceptible de la précéder) et saute par-dessus son point de butée (l’incapacité à ce que le continuum construit recouvre le continuum musical des timbres instrumentaux). Ainsi ce nouveau rapport « résout » la contradiction de départ (l’antinomie héritée).

Notons également que la musique informelle récupère également l’expression musicale, malheureusement autonomisée (néo-romantisme de Schoenberg) par rapport à la construction (dodécaphonique puis sérielle) grâce au travail du négatif (l’expressivité de l’inexpression). Ainsi la conciliation mythologique est générale : non seulement entre construction-rationalisation et temps, mais aussi avec l’expressivité mise à mal (selon Adorno) par le néo-romantisme de Schoenberg.

Mythologie adornienne plus générale ?

La question est alors : cette ressource mythologique n’est – elle pas, en fin de compte, une ressource adornienne bien plus générale ?

Le rapport d’Adorno au mythe…

Cette hypothèse semble, il est vrai, pour le moins paradoxale à l’égard d’un philosophe qui toute sa vie a récusé le mythe (tout en relevant sa part de rationalité).

Rappelons à ce titre quelques considérations philosophiques d’Adorno sur le mythe :

Wagner

Heidegger, mythologue de la langue (160)

Ce n’est pas comme simples métaphores que Wagner a convoqué les mythes : sous son regard tout devient mythologique. (163)

La déformation des mythes par les générations postérieures qui s’y retrouvent et s’y reflètent, est aussi la vérité de ces mythes. (168)

La dialectique de la raison

rédigée à quatre mains avec Max Horkheimer.

Cf. Jürgen Habermas [2]:

« Dans la tradition des Lumières, la pensée rationnelle a toujours été comprise à la fois comme le contraire du mythe et comme une force opposée à lui. […] À cette différence, dont la pensée rationnelle est si sûre, Horkheimer et Adorno opposent la thèse d’une complicité secrète. » (32)

Dans ces fragments, nous montrons la cause de cette régression de la Raison vers la mythologie. (16)

La fausse clarté n’est qu’une autre expression du mythe qui fut de tout temps à la fois obscur et d’une clarté évidente. Il s’est toujours distingué par son aptitude à échapper au travail de conceptualisation. (17)

Deux thèses : le mythe lui-même est déjà Raison et la Raison se retourne en mythologie. (18)

Philosophie de la nouvelle musique

Tout art se dresse contre la mythologie. (141)

Quasi una fantasia

Le langage musical est d’un tout autre type que le langage signifiant. En cela réside son aspect religieux. Ce qui est dit est, dans le phénomène musical, tout à la fois précis et caché. Toute musique a pour Idée la forme du Nom divin. Prière démythifiée, délivrée de la magie de l’effet, la musique représente la tentative humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des significations.

Dialectique négative

La dialectique est opposition au mythe. (75)

La mythologisation heideggérienne de l’être (112) La mythologie linguistique de Heidegger (219)

La démythologisation est séparation, le mythe l’unité trompeuse de ce qui n’est pas séparé. (148)

On voit : l’opposition déclarée d’Adorno au mythe constitue une constante de sa pensée des années 30 aux années 60… Ceci cependant ne suffit pas à raturer l’hypothèse qu’Adorno y ait inconsciemment recours pour concilier musique et philosophie au point même où ces deux passions personnelles divergent.

L’esthétique comme « mythe des deux sœurs »

Je propose d’appeler « le mythe des deux sœurs » ce projet adornien (identifié dans Dialectique négative – voir première séance) de rendre la philosophie sœur de la musique : « La philosophie est vraiment devenue la sœur de la musique ». Rendre sœurs, n’est-ce pas l’idée même de concilier le hiatus de ces deux modes de pensée ? Et Adorno ne choisit-il pas de nommer esthétique ce geste même de conciliation ?

On pourrait tenter alors de se livrer au même petit exercice : formaliser ce mythe esthétique des deux sœurs selon le schème dynamique de la formule canonique du mythe.

Je m’y suis exercé ; en voici une version que je vous livre sans plus de commentaires :

La formule du mythe esthétique des deux sœurs

 

musique œuvre

º

philosophie œuvre

philosophie concept

concept démusicalisé

 

On lira ainsi la formule : les problèmes qu’une musique à l’œuvre pose à une philosophie au (labeur du) concept se tempèrent par la mise en rapport d’une philosophie à l’école de la teneur de vérité de l’œuvre et d’un concept du démusicalisé autant dire d’une théorie esthétique.

CQFD.

Les déchirements de l’individu Theodor…

Je terminerai cet examen par cette simple remarque : que ce projet de conciliation de T. Adorno s’accorde à l’indécision de Theodor A. entre composition et philosophie, cette indécision qui le rongera toute sa vie — et dont Boulez témoignait encore, en 1969, dans son hommage (voir ci-suit) en parlant des « discrépances d’une individualité qui voit ses dons diverger » — ne peut que renforcer l’hypothèse d’une mythologie adornienne.

IV. Intellectualité musicale et mythèmes

Au terme de cette étude d’Adorno, quel bilan pouvons-nous en faire quant aux rapports de l’intellectualité musicale au mythologique ?

 

D’abord on retrouve à mon sens chez Wagner un tel type de rapport mythologisé à la philosophie, singulièrement à la philosophie de Schopenhauer. J’aurais prochainement l’occasion (cour sur l’intellectualité musicale en ces même lieux) de le montrer en examinant son ouvrage sur Beethoven…

Ainsi le recours au mythe (au sens précis retenu  précédemment) apparaîtrait comme une voie de l’intellectualité musicale et pas seulement comme une possibilité « esthétique ». Appelons-la la voie du mythème.

 

La voie du mythème entreprendrait de concilier un problème musical par les ressources du langage. Mais elle ne le ferait pas exactement par la voie du programme, du manifeste qui s’établit elle aussi dans le langage. Elle le ferait sous l’angle singulier d’une promesse, et de cette promesse particulière qui est promesse de conciliation.

On peut remarquer que face à un discord musical entre deux tendances immanentes (construction et expression, rationalisation et temps…), le traitement de ce discord peut prendre bien d’autres figures que celle d’une conciliation : l’issue peut être le triomphe unilatéral d’un aspect, ou le basculement dans une nouvelle situation…

 

La voie du mythème promettrait une (ré)conciliation en sortant par le haut c’est-à-dire dans une logique englobante, par subsumation de la dissension de départ dans une autre dissension, que le mythe va pouvoir alors affaiblir : la dissension entre le monde de la musique et ses dehors (les autres mondes et le chaosmos – pour Adorno « la société » et « l’histoire »). Ainsi la conciliation promise par la musique informelle ne vaut que parce qu’elle est enveloppée, subsumée par une conciliation plus générale qui prend ici le nom propre d’esthétique et qui touche, elle, les rapports de la musique et de la philosophie (autant dire de la pensée en général).

Que veut dire que cette promesse « vaut » seulement ainsi ? Cela veut dire que le mythe vise une subjectivation qui se dispense d’un procès subjectif conséquent : le mythe en appelle en effet de la croyance (cf. ce type de croyance qui fait l’économie d’une véritable foi en ce que ce terme suppose de travail, collectif, militant…). Cette croyance est le corrélat subjectivé de la promesse : comme la politique parlementaire le pratique à loisir, une promesse ne « vaut » que pour qui y croit…

Dans notre cas, la croyance en la musique informelle (Boulez n’y croit pas, Brian Ferneyhough y croit…) ne peut exister que corrélée à sa face plus globale qu’on appellera « croyance esthétique », ou croyance d’une conciliation possible entre musique et philosophie et par là, entre musique et « société »…

 

D’où – et je conclurai là-dessus – une directive d’autolimitation de l’intellectualité musicale (la sixième donc après les cinq directives énoncées dans le cours récent sur Rameau-Boulez-Pousseur…) en sorte qu’elle se retienne au seuil du mythème, c’est-à-dire d’une promesse de conciliation esthétique face à un problème immanent d’ordre musical.

Les trois dernières autolimitations de l’intellectualité musicale seraient alors les suivantes :

- se tenir à l’écart de l’esthétique en une figure a-esthétique (plutôt qu’inesthétique, ce qui constituerait plutôt une position de philosophe – voir ce qu’en dit Alain Badiou) ;

- se retenir au seuil du philosophème ;

- s’arrêter de même avant le mythème.

 

*


Annexe : Pierre Boulez sur Theodor W. Adorno

EN MARGE DE LA, D’UNE DISPARITION [3]

 

de la personnalité, il en va comme de l’œuvre.

seule, a le pouvoir de fasciner,      celle qui reste, et restera, inexpliquée

                                               celle qui résiste à la tentative d’investigation,

                                               celle qui, manifestement, possède l’évidence.

en vue de la cerner, on use habituellement de mots neutralisants :

                                                                                              ambiguïté (s)

                                                                                              contradiction (s) ;

                                      on essaie diverses clefs – elles tournent à vide dans la serrure de l’inquisition.

reste à imaginer les discrépances d’une individualité :

 

                            :        qui voit ses dons diverger,

                                      ne renonce pas à la divergence

                                      — non seulement, mais –

                                      tâche, en dépit d’incompatibilités flagrantes, de l’utiliser comme levier ;

                            :        qui, insécable, conserve et provoque –

                                      ne renonce pas à l’humus, sans ignorer le phénomène de pourrissement destiné à l’entretenir,

                                      aspire à l’abri et à la demeure, cependant qu’elle propose le feu, l’incendie ;

                                 :           qui accumule la connaissance, et s’efforce de ne pas envier l’innocence.

spécifiquement due à la circonstance, (mais le pogrome est-il sans précédent ?)

                                                   la pérégrination,

                                                   partage médian de cette existence,

                                                   coupure de définition,

                                                                                                       confirme

le lien et la nostalgie, exalte le déchirement et la détermination.

à pleines brassées,    les contradictions – non résolues,

                            les ambiguïtés – non dissipées,

                            dont la plus subtile, la plus rusée, des dialectiques ne viendra pas à bout ;

                            dont le plus rusé, le plus subtil, des dialecticiens fera son gerbier !

                                      (ce gerbier que ne manqueront pas de visiter, et de piller, les mulots et autres rats des champs…).

l’intelligence, la perspicacité, vont, dès lors, se transmettre par l’élocution, aiguë :

                            qui instaure le privilège et l’avantage de la communication avec un repère primordial ;

                                               non point fixe,

                                               mobile — il vous entraîne au-delà du périmètre de (sauve)garde,

                                               vers  la contrée de la dimension plurielle : où abîme et sommet ont chance de s’identifier.

 

*

Les textes de Boulez (En marge de la, d’une disparition, 1969 - L'informulé, 1985) et Ferneyhough (La musique informelle, 1998) sont disponibles aux adresses suivantes :

http://www.entretemps.asso.fr/Adorno/Informel/Boulez.htm

http://www.entretemps.asso.fr/Adorno/Informel/Boulez2.htm

http://www.entretemps.asso.fr/Adorno/Informel/Ferneyhough.htm

 



[1] Anthropologie structurale (252-253)

[2] Le lien entre mythe et Aufklärung (Revue d’esthétique – n°8 – 1985)

[3] En français in Melos, septembre 1969. Cf. Points de repère (1981, p. 543)