Pierre Boulez : L’INFORMULÉ [1]

              Le danger du commentaire, c’est qu’il n’existe plus seulement en fonction de ce qu’il commente, mais qu’il vit de sa propre existence, se détache de son objet au point de devenir lui-même un objet tout à fait isolé, dont on peut mesurer le plus ou moins d’intérêt, mais dont, en même temps, on ne sait trop que faire. Je l’ai souvent constaté et dit : l’exactitude du commentaire n’a que peu d’importance si ce commentaire est inventif, déduit une situation nouvelle là où personne auparavant n’avait pu, n’avait su le faire. Si invention il y a, tous les malentendus, les inexactitudes, les erreurs sont valides, cette validité s’éprouvant dans le résultat. Encore faut-il s’entendre sur l’invention.

 

              Il y a une vingtaine d’années, Adorno se posait, et nous posait, les questions inhérentes à l’existence d’une musique informelle. Mais on est passé depuis de l’informel à l’informulé, de l’objet au geste. Adorno parle déjà des « commentaires aberrants et ineptes dont les partitions actuelles s’accompagnent souvent elles-mêmes, et cela d’autant plus volontiers, semble-t-il, qu’elles présentent moins d’événements musicaux dignes d’être commentés ». Je ne dirai pas que le mal a empiré, mais plutôt que le rapport du commentaire à l’œuvre s’est inversé. Le commentaire, aussi inepte qu’Adorno ait pu le juger, tâchait de justifier la partition, cette dernière restant l’objet premier, la référence essentielle. Peut-être avait-on le sentiment qu’elle n’avait pas entièrement atteint son objectif : convaincre absolument, et qu’il fallait donc l’aider dans ce pouvoir de conviction par des arguments y afférant. On montrait les étais pour démontrer l’excellence supposée d’une architecture alors que si excellence il y avait, les étais n’auraient eu aucune raison d’être dévoilés. Le danger de ce type de commentaire est qu’il montre cruellement la distance entre l’intention et l’achèvement, qu’il permet de repérer plus vite les failles de la réalisation, qu’il se transforme en acte d’accusation, presque d’autopunition.

 

              Nous avons fait quelque progrès depuis cela, en ce sens que l’« œuvre » n’existera que par la description verbale, le commentaire : de l’art conceptuel presque à l’état pur. Le commentaire porte avant tout sur le geste, et l’intention du geste ; il croit susciter l’événement, l’achèvement en glosant sur l’informulé. On évacue le « professionnalisme » de la composition au nom d’une vague utopie ou d’une idéologie inconsistante ; l’œuvre devient un lieu évidé : récipient idéal pour le seul commentaire. Quant au métier impliqué dans la fabrication d’un objet musical, aussi dépourvu d’ambition soit-il, il est soit sublimé en des considérations d’ordre transcendant, soit évacué comme contingence triviale. L’« œuvre » idéale pour ce commentaire de dilettante est donc l’œuvre de dilettante, le paradis de l’informulé.

 

              Deux types de dilettantisme sont à l’œuvre, par excès et par défaut. On peut s’attacher à des démonstrations de type numérique, comptable ou statistique – apparemment minutieuses, qui n’ont rien à voir avec la réalité, avec les réalités du langage, le développement, la constitution d’une forme. Ou l’on se polarise sur certains paramètres insignifiants en leur donnant une importance au-delà de toute justification, en les entourant du mystère attaché à une découverte essentielle. L’aura poétique joue un rôle fondamental dans ces transsubstantiations. Quand à cela vous aurez ajouté quelques pincées de sociologie et de contingence politique, vous aurez à peu près la panoplie du dilettante.

 

              Qu’est-ce qui manque si évidemment dans ce type de relation de la spéculation à la réalisation ? C’est l’obstacle de l’objet. Pour reprendre un terme cher à Adorno, on est en pleine fantasmagorie. Tous les obstacles, toutes les résistances de la réalité sont écartés au profit d’un discours « idéal » qui ne s’applique à aucune caractéristique, qui ne s’arrête à aucune contingence. Ce sont de ces discours superbes qu’un seul exemple musical suffit à annihiler – « petite pluie abat grand vent »… Sans revenir sur la trop fameuse remarque de Mallarmé à Degas sur les mots et les idées, il faut bien constater que non seulement le commentaire s’enroule autour de l’inexistence de l’œuvre, mais que cette absence de rapport à la réalité de processus créateurs le rend particulièrement « inepte ». L’on pourrait accueillir avec plus que de la surprise, avec une grande curiosité, le discours qui projetterait à partir de l’existant une vision de l’œuvre à faire. Je ne suis pas attaché du tout au commentaire exclusivement lié à la réalité de l’œuvre achevée, à l’explication de texte, aussi inventive puisse-t-elle être. Je pense que le compositeur – qu’il soit en mesure ou non de décrire verbalement sa propre fantasmagorie – doit incessamment (ou presque…) projeter sa pensée sur des utopies difficiles à concevoir, d’abord, autrement qu’en des approches descriptives vagues, maladroites, folles, détachées du contexte actuel. Dans cette projection de lui-même vers un futur encore irréaliste, les concepts sont sans doute flous, avec quelques détails déjà curieusement et bizarrement précis dans un environnement d’anxiété vague. Je pense même à des concepts qui surnagent presque en dehors des œuvres, de compositeurs qui en ont parlé, mots qui traînent leur prestige brumeux sur l’utopie, sur le vertige de l’irréalisable : la transmutation sonore, l’informel… Déjà, avec la mélodie infinie, nous avons un bon exemple de fantasme. Les mots d’une génération, ou d’un individu, symboles de ce fantasme, sont parfois, souvent, des moteurs nécessaires à sa mise en condition ; il a besoin d’une certaine attirance – vers les lointains, vers les gouffres – pour se mouvoir et se rebeller vis-à-vis d’un matériau qui l’oblige à trouver des solutions terre-à-terre. La résistance quotidienne du matériau à l’utopie l’entraîne, la force vers des extrapolations qui le soulagent et lui donnent suffisamment d’énergie pour dominer la contingence, la transformer en levier pour la réalisation de l’utopie. Ces mots, ces idées ne sont pas souvent écrits ; de toute façon, ils sont si lancinants, ils persistent si bien dans la conscience du compositeur qu’il n’est point besoin de les rédiger pour les maintenir en mémoire. Dès qu’on rédige une sorte de « programme », on est déjà dans une période de transition, sur le chemin de la réalisation. Mais il ne s’agit plus à proprement parler de commentaire ; c’est plutôt d’une « prédiction » qu’il s’agit. Qu’elle se vérifie ou non va montrer la divergence qu’il y a entre la spéculation et la réalisation. Quelquefois, littéralement, l’utopie va passer dans la réalisation. D’autres fois, non pas le « calme plat » dont se plaignait Baudelaire, mais la lenteur, la difficulté à se rapprocher du but que l’on s’est fixé, les modifications en cours de route, la déviation brusque vers quelque chose de nouveau, d’insoupçonné.

 

              Quand on les lit avec un certain recul, ce ne sont pas les textes théoriques qui sont les plus intéressants ; ils sont, en quelque sorte, trop formulés, trop circonscrits. La déviation est aisée à déceler, elle était déjà obligée, étant donnée l’antinomie de la construction « idéelle » par rapport à ce que sera une autre construction, organique celle-là, dépendant de toutes les limites du matériau, bénéficiant aussi de ses richesses irrégulières, sinon incontrôlables du moins inclassables. Les catégories de l’idée s’opposent aux catégories beaucoup plus capricieuses du matériau ; la richesse provient de cette lutte à armes égales entre le rationnel et l’accident, sur tous les plans. Le rationnel du projet se confronte à l’accident du quotidien sans cesse interrompu de la composition ; le rationnel du plan se heurte à l’accident de la découverte momentanée, instantanée ; le rationnel des réseaux se mesure à l’accident du matériau sonore, de quelque espèce qu’il soit, instrumental ou synthétique. Des textes théoriques, on tire des leçons trop bien peignées. Les textes d’humeur, mettant à jour, plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement, les intuitions de l’instant, sont souvent beaucoup plus révélateurs. Ils court-circuitent la logique, dévoilent l’intention profonde, sous l’appareil de protection que tout créateur s’adjoint par la technique acquise, le métier. Ils indiquent le dépassement – temporaire – des limites actuelles de ce métier ; ce sont des coups de sonde libérés de l’habitude, de la discipline, de l’enfermement dans son propre univers de fabrication. La fantasmagorie du compositeur n’est donc pas vaine, elle l’aide à formuler la réalité future ; ce commentaire – dit ou non-dit – est part de l’activité créatrice. Si elle déborde la réalité, si elle s’en éloigne, c’est pour mieux la saisir et la projeter vers l’achèvement au futur. Rien de dilettante dans cette spéculation, aussi irrationnelle, aussi « insensée » soit-elle. Il s’agit vraiment d’une vision, d’une aspiration : le compositeur et son double, ce Doppelgänger qui l’entraîne par ce qu’il sait vers ce qu’il ne sait pas.

 

              Mais l’objet achevé, qu’advient-il ? Le compositeur éprouve quelquefois le besoin de retracer son itinéraire. Bien sûr, il nous donnera des renseignements de première main. Cependant l’œuvre existe en dehors de lui, elle est prête à toutes les greffes, entre autres la greffe visible du commentaire.

 

              Il a toujours été difficile de commenter la musique. Seuls, parfois, les textes des grands écrivains ont réussi à donner un équivalent de la musique qu’ils entendaient, qu’ils aimaient, dont ils étaient surpris, à laquelle ils se sont attachés. Ces commentaires ont peu de chose, ou même rien, à voir avec la littéralité de la musique. Peu importe à leurs auteurs, et peu importe à nous musiciens qui les lisons si le langage musical et, moins encore, la technique de composition leur échappent en tant que notions professionnellement définies par des critères précis. Il s’agit d’impressions, de correspondances ; il s’agit d’une expression d’équivalence. Qui dit équivalence ne dit pas forcément niveau identique. De grands poètes ont pu rêver sur des musiques futiles ; de grands romanciers ont pu prendre comme chefs-d’œuvre des produits assez médiocres : l’équivalence était dans leur imagination. Mais il existe – rarement, il est vrai – des rencontres à égalité ; elles nous satisfont absolument et pourtant ne sont-elles pas, elles aussi, œuvres de dilettantes ? Musicalement, sans doute. Encore que l’on puisse se demander si un don exceptionnel dans un domaine circonscrit ne suscite pas une sorte d’intuition presque professionnelle dans un autre domaine, dont les données primaires nous échappent. La perception aiguisée par la capacité créatrice perce à jour l’opacité de techniques inconnues, favorise une compréhension qui nous surprend parfois par sa lucidité sur des « secrets » de fabrication qu’on aurait cru bien davantage réservés aux seuls professionnels. Mais pour en rester à ce dernier terme, le professionnalisme de l’auditeur dans son domaine particulier – littérature ou arts plastiques – transfigure son dilettantisme musical et lui fait trouver cette correspondance fondamentale entre les diverses figurations de l’expression artistique, l’aide à formuler l’équivalence essentielle entre ce qu’il sait et ce qu’il devine.

 

              C’est là où le bât blesse quand on lit des commentaires sur la musique qui ne font preuve ni de compétence technique, ni d’imagination poétique, ni de professionnalisme dans quelque domaine que ce soit : philosophie, psychologie, sociologie. Tous ces domaines interfèrent certainement avec la création artistique ; et cela peut être d’un extrême intérêt pour le musicien de se voir passé au prisme d’une analyse se situant sur un territoire différent du sien, mais lié au sien par des réseaux quelquefois très visibles, mais relevant parfois d’une subtilité plus difficile à percevoir. Je sais aussi que les musiciens ont leur part de responsabilité dans la confusion et l’incohérence du commentaire ; ayant subi l’influence de tel ou tel auteur – et spécialement d’Adorno, grand favori des musiciens – leur amateurisme dans des domaines très spécifiques leur fait écrire des textes sur la musique, voire sur leur musique, dont la naïveté serait désarmante si elle n’était parfois outrageusement prétentieuse. Je disais que je préférais les interprétations fausses aux interprétations stériles ; j’ajouterai cependant, en ce qui concerne certaines « descendances » d’Adorno, que les interprétations du phénomène musical sont à la fois fausses et stériles, ce qui n’est pas pour leur confier une valeur exceptionnelle – sinon comme exemples de déviation par défaut…

 

                  Rares sont, en effet, les personnes qui ont une formation double, voire multiple. Adorno nous en a donné un exemple resté unique jusqu’à présent. Grâce à sa double formation de philosophe et de musicien, il a replacé non pas le musicien, mais la musique elle-même dans son contexte social. L’opposition qu’il a faite entre Stravinsky le restaurateur et Schönberg le progressiste est restée célèbre, même si, nuancée plus tard, elle a perdu la plus grande partie de sa validité : le conservatisme était encore plus dans le tempérament de Schönberg que dans celui de Stravinsky ; la rupture de culture se trouvait davantage dans Stravinsky que dans Schönberg. Mais cette vue antinomique des deux personnalités créatrices appartenait à une génération, à un milieu ; Adorno, appartenant à ce milieu, à cette génération, l’a exprimée mieux que tout autre. Ce qui frappe encore maintenant, c’est combien les vues d’Adorno étaient enracinées dans l’analyse des œuvres, dans ce rapport professionnel avec les partitions. C’est en tant que compositeur qu’il a regardé le phénomène Schönberg et le phénomène Stravinsky. Peu importe que le compositeur Adorno ne puisse pas être considéré sur le même plan que le philosophe Adorno ; l’essentiel, c’est que ses vues de philosophe et de sociologue aient été dictées par une relation directement professionnelle avec les partitions. Quand il écrit « Vers une musique informelle », c’est encore le compositeur qui parle, d’une autre génération, d’une autre formation, d’une autre culture, presque. Il le sait, il ne s’en cache pas ; il ne peut pas participer à cette évolution qui se produit sous ses yeux, mais il la comprend, tâche de l’éloigner des écueils qu’il voit mieux, peut-être, que les acteurs de cette évolution. Certes, il rapporte les problèmes à ceux qu’il a connus, mais il a une intelligence suffisamment aiguë de la situation pour voir les dangers là où ils sont réellement. Il lui suffit pour cela de généraliser, de transposer. Il voit difficilement l’orientation future de la créativité, mais il observe les manques, les carences, met en garde, en auditeur extrêmement attentif et intelligent, contre le divorce entre intention et perception. Son professionnalisme l’aide puissamment à extrapoler son expérience passée au service d’une évolution dont il rêve, sans se départir de son attachement fondamental à sa propre période de formation, qui délimite et limite son horizon. Il est émouvant, quand on relit ce texte, d’y percevoir en filigrane une sorte de renoncement personnel en même temps qu’une générosité dans des recommandations désintéressées : voilà ce que vous pourriez faire, ou plutôt voilà ce que vous pourriez éviter…

 

              Et j’en reviens à cette difficulté de vivre à la fois l’utopie et le professionnalisme. Ce fut le sujet de ma dernière conversation avec lui. Peut-être serai-je enclin à exagérer l’importance de ce point de vue parce que le dernier discuté. Mais autant il suivait avec passion – envie même ? – la radicalisation des développements de la musique, autant lui répugnait le dilettantisme derrière lequel s’abritaient certaines incohérences de ce radicalisme. Il avait scrupule à en parler, non point qu’il craignît l’accusation majeure : être taxé de réactionnaire ; mais il songeait à une nouvelle pratique de la musique qui aurait peu à peu remplacé l’ancienne, devant laquelle, par conséquent, il se trouvait désarmé. Il se méfiait au moins autant de ses propres réflexes que de la réalité d’aventuriers peu armés pour l’aventure, et qui faisaient semblant d’innover par quelques procédés voyants et superficiels. Ce n’est point que la sauvegarde de la tradition l’ait beaucoup obnubilé ; mais il voyait le transitoire et le caduc dans des bouleversements apparents, qui n’étaient pas réellement fondés dans une réflexion novatrice.

 

              L’utopie, la spéculation, la radicalisation des points de vue, tout cela doit être poursuivi, mais doit être transcrit dans un vocabulaire adéquat. Tant que la transcription de l’utopie se fera par des moyens inadaptés, l’utopie ne pourra transformer la réalité. Elle restera à côté, en marge, destinée à pourrir dans le musée des inventions inutiles. Qu’est-ce que le professionnalisme, sinon savoir faire parfois coïncider la réalité et l’utopie ? Adorno, que l’on a souvent accusé d’être exagérément abscons, je le trouve, moi, un professeur de réalité, cette réalité qui annihile le dilettantisme, absolument.

 

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[1] Paru in « Spécial Adorno », La Revue Esthétique, Nouvelle Série, n° 8, Toulouse, 1985, p. 25-29.