Quel est le vrai sujet de Parsifal ?

Alain Badiou

 

Journée Parsifal (Ens, 6 mai 2006)

 

[transcription de l’exposé]

 

 

Ma question, qui en vérité aura été longuement préparée ce matin, est celle-ci : quel est, en définitive, le vrai sujet de Parsifal ?

Vous me direz tout de suite — et je me le dis à moi-même — : mais qu’est-ce que la question du sujet d’un opéra ? Comment peut-on poser la question du sujet d’un opéra si on entend par sujet le mode propre de constitution de l’Idée, c’est-à-dire le mode propre selon lequel se constitue l’Idée elle-même (puisque mon point de vue n’est pas que l’art soit la descente de l’Idée dans le sensible mais que l’agencement sensible constitue lui-même le lieu de l’Idée) ?

 

Cette question du sujet est particulièrement difficile quand il s’agit des arts les plus impurs, par exemple du cinéma. On a beaucoup discuté, et moi-même y compris, sur la question du sujet au cinéma puisque le cinéma est un art composite, aux matériaux extrêmement complexes et imbriqués, et la question de savoir comment s’y constitue l’Idée est particulièrement difficile.

Mais déjà l’opéra est un art extrêmement impur. Il est en fait comme le pré-cinéma fabuleux du 19° siècle. C’est d’ailleurs pour cela que les connexions entre opéra et cinéma constituent quasiment une question à elles toutes seules.

La difficulté dans les arts impurs, c’est qu’on peut dire, après tout, que le mode propre de constitution de l’Idée, c’est le point de pureté de l’impur, c’est déceler dans la composition extrêmement impure et compliquée qu’est un opéra le point de pureté immanent de cette impureté elle-même, c’est-à-dire comment quelque chose de pur est édifié à partir de l’impur lui-même.

On voit bien alors que la question, c’est que l’agencement sensible de l’Idée, sa constitution sensible, se fait en réalité dans une multiplicité hétérogène, en tous les cas dans une multiplicité d’apparence hétérogène.

 

Si on aborde alors la question d’un art impur de ce biais-là, la question est : qu’est-ce que c’est qu’une multiplicité hétérogène ?

On pourrait dire que la multiplicité est hétérogène quand elle est une composition elle-même de hasard et de néant, c’est-à-dire quand elle est à la fois exposée à une contingence matérielle (qui est la composition hétérogène souvent des sources et des matériaux divers qu’elle brasse) et que, ce faisant, elle expose la pureté de l’Idée au néant précisément, à son ensevelissement dans la contingence des matériaux.

Cette composition de hasard et de néant qui est le sort de la multiplicité hétérogène dans les arts les plus impurs a été particulièrement remarquée à propos de Parsifal et cela a créé une tradition — que François Nicolas a parfaitement analysée et décortiquée [1] — qui est une tradition de dépréciation de Parsifal puisque la thèse selon laquelle Parsifal ne serait pas le meilleur opéra de Wagner mais un opéra de vieil homme fatigué a une longue tradition – Parsifal est sous-estimé, très sous-estimé selon Thomas Mann [2] -.

 

Alors le hasard ?

C’est ce qui a donné toujours lieu à la critique du bric-à-brac scénique et symbolique de Parsifal dont on peut faire rire. Faire rire avec Parsifal, c’est très facile ; et je peux le faire à l’occasion.

·         Il y a d’abord un attirail chrétien suspect : le Graal, la rédemption, la messe, le péché de la chair, etc.

·         Il y a des relents racialistes, ça, c’est quand même vrai. On a pu soutenir par exemple que « Rédemption au rédempteur ! » voulait dire que le Christ lui-même a besoin d’être rédimé parce qu’il était juif. Sans aller jusque-là, il y a quand même autour du sang, de la question de la pureté du sang, etc., des choses qui effectivement font partie d’un bric-à-brac idéologique.

·         Il y a une symbolique sexuelle douteuse parce que finalement, là, Nietzsche n’a pas complètement tort de dire qu’on ne sait pas très bien distinguer entre l’apologie de la chasteté et l’apologie de la luxure ; tout cela, c’est très commutable dans Parsifal, exactement comme servir ou corrompre, c’est la même chose.

Et l’épisode des Filles-fleurs, c’est musicalement admirable, mais on a souvent dit que cela ressemblait beaucoup à un bordel bavarois par ailleurs.

·         Et puis la blessure d’Amfortas, c’est la Chose — Slavoj Zizek a écrit là-dessus des choses tout à fait brillantes [3] - ; c’est la Chose quasiment exhibée comme un morceau de viande chez Syberberg, et elle a des parentés manifestes au sexe féminin.

Donc Parsifal remue tout ça, et on peut considérer que c’est en effet un attirail compliqué, une soupe extrêmement douteuse.

Cela, c’est pour le hasard.

 

Du côté du néant ?

Le néant a donné lieu aussi à des effets qui font que Parsifal serait impuissant à produire réellement la pureté de l’Idée.

·         On a ainsi fait des procès à l’extension démesurée du temps dans cet opéra : on a objecté à Parsifal que la logique des leitmotive qui, dans les opéras précédents, était une logique de métamorphose, y devenait une logique d’extension voire de succession, en remarquant en particulier que bon nombre des motifs de Parsifal sont des motifs longs, des cellules segmentaires qu’on peut combiner ou métamorphoser rapidement.

·         On a dit aussi qu’il y avait une sophistication ornementale : pour masquer précisément cette incapacité des métamorphoses, la vieille sorcellerie wagnérienne était mise en jeu, mais un peu comme un coloris plaqué.

·         On a objecté qu’il y avait un sublime mais finalement néosulpicien, un sublime un peu en confiture - même Boulez n’a jamais pu réellement aimer la fin de Parsifal : il dit cela -, ça monte dans la vapeur rose, quand même…

 

Alors si Parsifal est bien tout cela, cela veut dire qu’il aurait échoué dans les deux luttes constitutives de l’Idée dans le cadre des arts impurs, à savoir la lutte contre le hasard et la lutte contre le néant qui sont les effets de la multiplicité hétérogène.

 

Comment lutte-t-on alors contre le hasard et contre le néant si ce combat est bien l’enjeu de l’appréciation de Parsifal ?

 

Là-dessus il y a un propos d’éthique de l’art absolument formel chez Mallarmé. Je serai un peu guidé par la comparaison entre l’entreprise parsifalienne et l’entreprise mallarméenne pour des raisons que je dirai.

En réalité le problème est de transformer le hasard en infini et de transformer le néant en pureté. Ca n’est pas de les abolir à proprement parler, c’est de les relever : le premier comme infini — on en a déjà beaucoup parlé : l’infinité locale… — et les deux sont prononcés de manière extraordinairement puissante à la fin d’Igitur par Mallarmé, à la fin des manuscrits d’Igitur.

D’abord s’agissant de l’acte même d’Igitur, Mallarmé dit : « Il réduit le hasard à l’Infini » [4]. Cela, c’est la première lutte. Et puis la dernière phrase des manuscrits d’Igitur, c’est : « Le Néant parti, reste le château de la pureté. » [5]

Alors on pourrait dire : le sujet dans le cas des œuvres impures, particulièrement exposées aux affects délétères du hasard et du néant et de leur combinaison, le sujet serait le point où le château de la pureté trouve sa déclôture, ou sa déclosion infinie, le moment où la pureté, validant en quelque sorte le néant, est aussi déclosion, c’est-à-dire un château ouvert : le château ouvert de la pureté.

 

C’est la première esquisse à propos de Parsifal effectivement. Parsifal c’est en tout cas bien le symbole de tout cela ; et Parsifal le nom propre, le personnage lui-même. Le personnage de Parsifal, c’est vraiment cette question de la pureté ouverte, de la pureté non pas comme clôture mais comme déclosion, le symbole de tout cela.

Il faut remarquer que c’est aucunement un personnage à vrai dire. Dès qu’on se représente Parsifal comme un personnage, on a des difficultés parce que c’est vrai que l’histoire de ce puceau qui est au deuxième acte séduit par l’allégorie de sa maman et qui ensuite se perd indéfiniment (on ne sait pas trop pourquoi d’ailleurs) et qui au bout du compte ne fait pas grand-chose, rien comme tu [Fr. N.] disais : il dit non à un moment donné… Comme personnage, il est inconsistant ; il chante d’ailleurs très peu : il chante vingt minutes en tout dans l’opéra, il aurait pu presque tout faire en une seule fois. Et d’ailleurs il faut reconnaître que le jouer est très difficile, généralement abominable, surtout quand vous avez un vieux Parsifal de soixante-cinq ans, gros comme un tonneau ; il est encore plus à l’épreuve même qu’un gros Siegfried, ce qui est déjà difficile. Syberberg – je ne vais pas anticiper sur ce qui sera dit sur le film de Syberberg [6] — a trouvé une solution géniale, extraordinaire, mais il bénéficiait il est vrai du play-back.

Alors je pense qu’il faut entièrement abandonner Parsifal comme personnage et le prendre comme un signifiant en réalité. Il est le signifiant « Rein », pur, il porte cela. Le château de la pureté, c’est lui.

Et alors sa trajectoire symbolique — ou son jeu signifiant — va de la pure innocence c’est-à-dire de la pureté comme innocence ou de la pureté « der reine Tor », la pureté donc presque comme une folie, pureté qui est annoncée par une prophétie en réalité (c’est la dimension prophétique du point de départ : sa trajectoire va de cette pureté folle comme prophétique jusqu’à la déclaration finale), il va de la pure innocence à la déclaration — c’est cela la trajectoire -, la déclaration qui est accomplissement puisque la déclaration, c’est un dire performatif. Et alors là, au moment de la déclaration, c’est un peu le contraire : il n’y a que la pureté qui reste mais elle a complètement changé de statut : c’est « reinsten Wissens Macht » [7], le pouvoir du plus pur savoir. Il va donc de l’impouvoir de l’ignorance de la pureté à la pureté comme pouvoir ou comme force, comme force de savoir.

 

Cela c’est important : pur est invariant, pureté est invariant parce que c’est le nom de l’Idée finalement, comme doit l’être le sujet en un certain sens, mais les attributs changent. Au fond l’opéra est l’histoire des changements d’attribut de la pureté invariante ; c’est-à-dire qu’on passe de la pureté comme non-savoir à la pureté comme force du savoir, et cela, c’est l’histoire de Parsifal.

Donc là on voit bien en effet : c’est la construction du château de la pureté, c’est cela qui va demeurer en réalité. Et puis d’un autre côté, on a le château, le Burg, Montsalvat, et le problème du château, c’est très précisément qu’il est replié sur sa clôture, il est refermé, il a perdu toute capacité d’infinité, il est clos. Et il est clos sous le signifiant du Père. Parce qu’il y a une responsabilité d’Amfortas mais aussi une responsabilité très grande de Titurel !

Titurel c’est celui qui considère que le Graal, c’est ce qui lui permet de continuer à vivre alors qu’il est mort. Il est dans son tombeau, il est vivant, et pourvu qu’on lui donne périodiquement du Graal, il continue ; mais c’est un usage légèrement autocentré de la symbolique transfiguratrice donc c’est lui quand même qui commence l’ensablement, la dégénérescence. Et donc la pureté parsifalienne comme invariant qui passe du non-savoir au savoir va s’articuler sur cette clôture de manière à en constituer l’ouverture. Et donc on retrouve bien ça absolument dans la fable de Parsifal, cette logique qui apparie pureté et infini comme traversée et réorganisation d’un matériau hétérogène, impur, et donc comme lutte constitutive contre le hasard et le néant.

Alors « Rédemption au rédempteur », qui est le mot final, c’est le nom de cela ; c’est-à-dire rédempteur finalement, c’était ce qui est parvenu à sa clôture ; il doit donc être relevé. Il doit donc y avoir une rédemption du rédempteur ce qui veut dire la réouverture infinie par un néant transformé en pureté, par le trajet d’une pureté invariante de ce qui s’était clos sur soi-même. Donc la fable inscrit bien infini et pureté dans la geste parsifalienne, comme constitutif du personnage Parsifal lui-même.

 

Alors vous avez une symbolique contraire qui est dans le couple du clos qui est le couple Titurel-Klingsor. Il est très intéressant : les personnages de Parsifal, on peut les articuler dans des groupements ; pratiquement toutes les combinaisons sont viables, c’est tout à fait extraordinaire. Vous pouvez dire à un moment donné : Titurel et Klingsor, c’est la même chose, mais Klingsor et Amfortas, ils sont aussi apparentés. Finalement Kundry et Klingsor, cela marche aussi ensemble, mais Kundry et Amfortas aussi. Et quand à Parsifal, il va avec tout le monde puisqu’il est chargé malgré tout du signifiant synthétique.

La symbolique contraire à celle de l’inscription de l’infini et de la pureté dans la geste de Parsifal, c’est le couple Titurel/Klingsor, et le couple Titurel/Klingsor enferme en lui-même le couple Amfortas/Kundry en réalité : Amfortas est le fils de Titurel et Kundry est asservie à Klingsor. Et donc vous avez un enfermement du couple Amfortas/Kundry dans le couple Titurel/Klingsor, et c’est ça qu’il va falloir déclore ; il va falloir ouvrir ça de manière à ce que le travail de la pureté s’avère infini.

 

Ceci dit, évidemment si je résous le problème du sujet du strict point de vue de la fable, je n’ai pas du tout accompli mon propos puisque la fable reste encore extérieure au caractère effectif de ce qu’est un opéra puisqu’un opéra n’est pas réductible à sa fable, évidemment.

Là donc, nous avons une première strate abstraite. C’est présent mais cela ne résout pas la question : le problème du sujet de l’opéra ; c’est-à-dire : où se dit dans l’opéra la connexion de l’infini et du pur comme index de l’Idée, comme combat contre la contingence du matériel et le néant de ses effets, comme index de l’Idée ?

 

Alors je proposerai — c’est assez proche probablement de l’idée des moments que François Nicolas prend plutôt du côté de la musique -, je dirai que le sujet de l’opéra est avéré au moment où la structuration musicale fonctionne comme indiscernable de l’effet théâtral, c’est-à-dire au moment où véritablement on a un effet d’inséparation perceptible, ressenti, à laquelle on s’incorpore, entre la structuration musicale et l’effet théâtral : c’est en cet élément inséparé comme moment que le sujet de l’opéra, comme cohésion immanente (ou dans mon jargon comme registration transcendantale de l’opéra ou comme transcendantal du monde de l’opéra) est avéré et va à partir de ce moment-là se diffuser dans l’opéra comme tel ; alors la logique de la diffusion du moment dans l’opéra entier, c’est un problème analytique en soi et tu [Fr. N.] as dit beaucoup de choses là-dessus.

Donc on dirait : le sujet peut être nommé à partir des moments d’indiscernabilité entre structuration musicale et effet théâtral de telle sorte qu’on a des moments où l’impureté n’est pas abolie mais en effet synthétisée sans que les ingrédients de cette impureté ne soient supprimés ou raturés mais en un effet d’indiscernabilité

Cela serait une thèse générale

 

Je voudrais donner deux exemples introductifs

 

Si on se demande quel est le sujet — cela a toujours été très discuté — du Don Juan de Mozart…

Alors en appliquant ces critères on répondrait que le sujet en fin de compte du Don Juan de Mozart, ce n’est pas du tout la séduction, les femmes, etc., (c’est d’ailleurs aux lisières d’un comique un peu misérable : il rate tout vraiment, c’est une série de catastrophes). Le sujet à mon avis c’est un sujet très 18° siècle ; c’est : on peut (c’est une possibilité), on peut défier le suprasensible.

C’est cela une possibilité ouverte dans la figure de la critique du 18° siècle. On peut, car le sujet est à la fois différé et anticipé.

·         Le sujet est différé parce qu’en en réalité il n’est prononcé que dans l’avant-dernière scène de l’opéra, finalement, au moment où effectivement Don Juan défie la statue du Commandeur, accepte en fin de compte, s’expose à son anéantissement. On peut, il ne s’agit pas de dire qu’on doit.

·         Mais il est aussi anticipé puisque le matériau musical de cette scène est présent dès l’Ouverture.

Donc le sujet est prononcé en anticipation et en différé.

·         Et il se diffuse comment ? Il se diffuse à mon avis à travers en réalité cette forme très particulière d’angoisse nocturne qui cimente le tout et qui rode dans la totalité de l’opéra, angoisse nocturne encadrée par la prescription de l’Ouverture et de l’avant-dernière scène comme possibilité, comme ce possible-là : si on peut défier le suprasensible, alors toutes les aventures humaines sont marquées de suspens et d’angoisse.

 

Et puis un autre exemple : si on se demande quel est le sujet de Pelléas et Mélisande de Debussy ?

Je dirais : à propos de Pelléas et Mélisande, ce qui m’a toujours frappé, c’est que le sort d’une représentation de cet opéra se joue sur des moments extrêmement courts. Par exemple comment Mélisande dit à Pelléas : « Pourquoi partez-vous ? » [8] — je ne peux pas le chanter… — et j’ai toujours pensé que l’interprétation de Mélisande bascule entièrement selon comment est dite cette phrase.

Il y en a d’autres. C’est toujours de Mélisande qu’il s’agit ; comment elle dira plus tard : « Je ne suis pas heureuse ! » [9] ; comment à la fin, à l’extrême-fin, elle dira : « Oh ! oh ! Je n’ai pas de courage !… Je n’ai pas de courage !… » [10]. Ce sont des choses extraordinairement difficiles à dire, à chanter ; ce sont des choses presque impossibles à dire et l’opéra, comme sur un point diamantaire extrême, joue son sujet sur ces moments-là. Pourquoi ? Parce que je pense que le sujet de Pelléas et Mélisande, c’est les effets du non-dit dans l’amour. Et effectivement, au moment, où l’on est dans quelque chose qui touche au dire du non-dire — ce qu’il est le cas de ces trois éléments -, on est dans le moment où est avéré le sujet. Et alors ce n’est pas différé et anticipé, mais des formes suspendues, des formes allusives dans lesquelles on a une musicalité absolument à nu de ce qui est prononcé.

 

Voilà, c’était pour légitimer un peu hors Parsifal cette doctrine du sujet.

 

*

 

Et alors dans Parsifal, si on applique cela, on peut reprendre dans un nouveau parcours la question du sujet.

 

D’abord à la recherche du moment.

Je pense que dans Parsifal — d’abord méthode négative que tu [Fr. N.] as aussi utilisée — le sujet n’est pas prononcé ou soutenu par le chant comme tel, par le dire verbal comme tel. Le sujet va se trouver ailleurs. Ce qui est explicitement dit n’est pas un guide direct pour le sujet de Parsifal. J’en vois deux preuves ou deux exemples : au début et à la fin.

 

En réalité cet opéra est encadré par le grand récit de Gurnemanz et par la déclaration finale de Parsifal, pour des raisons évidentes. Or le récit de Gurnemanz qui est magnifique — on en a fait un début d’analytique tout à l’heure — reste dans la visibilité manifeste de ce que tu [Fr. N.] as appelé son support, la « porteuse ». C’est un morceau synthétique où il y a une visibilité de la synthèse. Si on écarte un tout petit peu les éléments, on voit leur hétérogénéité radicale.

Et la déclaration finale de Parsifal, je pense qu’une bonne partie de l’interprétation de Parsifal repose sur ce que l’on en pense ou ce que l’on en éprouve. Moi, je trouve que c’est une musique sans effet de sens. Autant la déclaration finale de Brünnhilde dans le Crépuscule des dieux est une véritable déclaration conclusive, autant la déclaration finale de Parsifal – j’y reviendrai — est comme fuyante ; elle porte très peu de sens. En tant que telle, elle est sans effet de sens, ce qui prouve bien que ce n’est pas là au niveau des déclarations, proclamations et récits qu’on va résoudre le sujet de Parsifal.

 

Et je pense qu’elle n’est pas non plus – et là je coïncide avec ton analyse [Fr. N.] -, elle n’est pas non plus dans les éléments conflictuels traditionnellement convoqués pour résoudre ce problème, c’est-à-dire les conflits entre le monde du sacré et le monde du profane, les conflits entre le monde du réel et le monde de l’apparence, les conflits entre le monde de la pureté et le monde de la luxure, les conflits entre le monde masculin et le monde féminin. Je dois dire que toutes ces grandes oppositions ont été convoquées pour Parsifal - on pourrait continuer : l’intelligible et le sensible, le château et la forêt, on trouve même l’alimentation complète ou l’alimentation végétarienne, le sang pur et le sang impur, les Juifs et les non-Juifs, tout ce que vous voudrez… -, absolument toute opposition canonique qui investit à un moment ou à un autre l’analyse de Parsifal pour l’éclaircir…

Je pense que la plus convaincante est probablement l’opposition de l’apparence et du réel parce qu’elle fonctionne dans le cœur dramaturgique du deuxième acte, le deuxième acte qui est l’histoire de la dissipation de l’apparence ; mais si cela éclaire la dynamique du deuxième acte, ce n’est pas la structuration de l’opéra.

 

Ce n’est donc pas du côté de ces oppositions, dialectiques, pas non plus dans la question du christianisme telle qu’élaborée par Nietzsche qu’on trouve le sujet de Parsifal – tu [Fr. N.] l’as déjà dit -. Je redirai autrement : il est absolument évident que dans Parsifal le Crucifié est un problème et non une solution. C’est fondamentalement l’opposé du christianisme.

Et puis ce qui surmonte ce problème, ce qui permet de trouver la solution de ce problème, le problème de l’état où en est réduit la rédemption première, à savoir rien du tout, ce qui va le surmonter, ce n’est pas ce dont il a été le réactif et donc l’idée générale de Parsifal – et cela, c’est un point fondamental — n’est pas qu’il faut proposer une restauration, et cela en est souvent très proche. Et en ce sens il ne s’agit pas de régénérer à proprement parler le christianisme comme tel ; là n’est pas la solution. En réalité, sur cette question du christianisme, le point limite proposé par Parsifal est suspendu dans son infinité ; ce n’est pas une relève dialectique au sens de son accomplissement ; on a un point suspendu dans son infinité qui simplement prononce qu’il y a connexion entre infini et compassion.

La compassion est l’instrument qui permet d’infinitiser la clôture. La compassion est requise pour déclore ce qui est fermé y compris dans le christianisme lui-même. Et pour cela il dira (dans la proclamation finale) : « la force la plus haute, celle de la compassion » [11].

 

Donc ce ne serait pas dans ces directions-là. Mais alors, où trouver cette figure ?

 

La figure scénique qui s’accorde à l’extension temporelle de la musique, qui est coextensive à sa couleur, qui est aussi liée à l’étagement des couches sonores, ce que tu [Fr. N.] appelles les effets de nuages dans Parsifal, les points où en réalité il y a dans Parsifal la tentative de rendre indiscernables harmonie et contrepoint, le point où véritablement l’intrication des dimensions horizontale et verticale se fait par des moyens nouveaux, où ça se passe ?

 

Je pense que ça se passe de façon déployée dans les deux temps du cérémonial dans le château.

Il y a deux grands moments cérémoniels : le deuxième tableau du premier acte et le deuxième tableau du troisième acte, tous les deux introduits par des moments musicaux exceptionnels. On a donc une symétrie délibérée. Et donc je proposerai de dire que le sujet de Parsifal, c’est la question de savoir si une cérémonie contemporaine est possible. Ce serait la question de la cérémonie.

Et c’est une question intrinsèque. C’est une question distincte de celle de la religion. Parce qu’en effet, on peut dire qu’une cérémonie, c’est un mode de représentation du collectif à lui-même, un mode de représentation de la communauté à elle-même - allons jusque-là - ; mais la transcendance n’en est pas une condition intrinsèque. On pourrait d’ailleurs dire que la question de Parsifal est celle de savoir si une cérémonie sans transcendance est possible.

Donc elle est distincte aussi de la question du sublime, de l’esthétique du sublime à laquelle on l’a réduit quelquefois. La cérémonie, dans l’esthétique du sublime, — y compris la cérémonie de Parsifal -, ne serait en réalité qu’un moyen, qu’un étayage formel pour la sublimité. On peut dire que Wagner a tout fait pour qu’on pense cela parce que la cérémonie est ascendante puisqu’il y a un chœur en bas, un chœur intermédiaire, un chœur tout en haut (les voix des enfants angéliques) et donc la cérémonie semble bâtie vers un principe ascensionnel qui indiquerait une transcendance.

Je crois que ce n’est pas le cas en réalité. La question demeure : qu’est-ce que c’est qu’une cérémonie sans transcendance, donc une cérémonie qui n’est pas un moyen mais qui est la chose elle-même, la représentation de la communauté en elle-même.

 

Alors il faut savoir que vers la fin du 19° siècle, la cérémonie — la question de la cérémonie — est posée de toute part et que cette question est à elle-même sa propre fin. Ce n’est pas la cérémonie comme moyen d’une transcendance ; c’est la cérémonie comme possible : la cérémonie est-elle possible ?, avec la thèse latente qu’elle ne l’est plus, que la caractérisation de la contemporanéité, c’est précisément que la cérémonie est devenue impossible — comme Mallarmé le remarque, c’est difficile de tenir pour une cérémonie les réunions du Parlement ! [12] -.

Là, je reprends évidemment mon fil mallarméen : la question de la cérémonie est une question explicite et même centrale chez Mallarmé. Je rappelle que le Livre, le fameux Livre — qui n’a pas eu lieu — était en réalité un protocole cérémonial. Un bon nombre des manuscrits sont consacrés à la question de savoir la disposition des chaises, où sera l’officiant, à combien cela va coûter ; les éléments les plus nombreux sont ceux-là. Le Livre, c’était une cérémonie et il était prévu pour être lu et prodigué dans un rassemblement de la foule. Et il faut se référer de ce point de vue-là à toute la section Offices dans Variations sur un sujet. Ce sont des textes extraordinairement éclairants — je vais essayer de le montrer – concernant Parsifal.

 

 

Dans ces textes, Mallarmé examine diverses figures du cérémonial ou de la cérémonie s’orientant inévitablement vers la messe, l’office sacré comme archétype de la cérémonie.

 

Il regarde d’abord l’ouverture des concerts avec cette phrase : « la Musique s’annonce le dernier et plénier culte humain » [13].

Çà, c’était bien vrai alors ; maintenant, c’est un culte solitaire. La nostalgie de la cérémonie est absolument flagrante si vous allez à un grand concert de rock au Zénith : là vous éprouvez à vif quand la jeunesse, toutes composantes confondues, [partage] la profondeur de la nostalgie de la cérémonie. Seulement, c’est une parodie, ça n’arrive pas – comme peut-être Parsifal, on y reviendra — à être vraiment au-delà d’une parodie ; mais c’est de cela qu’il s’agit. La musique a été « le dernier et plénier culte humain » mais elle s’est avérée un culte humain aussi délabré que la communauté des Chevaliers dans Parsifal au premier acte.

Çà se termine quand même par des écouteurs dans les oreilles — les baladeurs ! -… Il n’y a rien de plus opposé à la cérémonie que le baladeur, c’est évident : la cérémonie, c’est le rassemblement dans un lieu, c’est la constitution d’un lieu ; et le baladeur, c’est la musique sans lieu.

 

Après cela, Mallarmé examine la messe dont il dit qu’elle s’affirme « en la consécration de l’hostie » [14] parce que lui aussi est en plein dans les métaphores et la symbolique chrétiennes. Ce n’est pas le Graal, c’est l’hostie, mais enfin, on a la Chose. Elle s’affirme prototype de cérémonial. La messe, c’est pour Mallarmé, le prototype de cérémonial. Donc vous voyez que là aussi Wagner est dans le matériau général.

 

Et enfin la troisième hypothèse, c’est la mise en scène de la religion d’État — ou de la religion politique — avec cet énoncé de Mallarmé : « Le dévouement à la Patrie […] requiert un culte » [15], si on veut, dit-il, qu’il soit marqué par une certaine « allégresse » [16], ce qui ne va pas de soi… Pour cela il faut un culte.

 

Et alors les titres de Mallarmé sont très significatifs : Plaisir sacré [17], Catholicisme [18], ce sont les titres de ces passages à la recherche de la cérémonie.

Et il conclut dans un énoncé, que je trouve très contemporain, en examinant si la modernité ne serait pas que la cérémonie nouvelle doit être laïque. Il examine ce point et il dit : « Rien […] ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens. » [19] Çà, je suis bien d’accord aussi : c’est un mot qui n’élit pas précisément de sens, et donc il exclut qu’en son nom puisse figurer ou être constitué le lieu de présentation du collectif comme tel.

 

Donc il ne reste qu’une issue, c’est celle à laquelle se trouve acculé Wagner aussi : il faut outrepasser la religion. Il est impossible de la raturer ou de l’abolir. Il faut l’outrepasser, donc il faut la relever selon un rapport qui pour Mallarmé va être un rapport d’analogie. Ce ne sera pas du tout la religion. L’analogie de la religion est le strict équivalent mallarméen de la rédemption au rédempteur. Il y a quelque chose d’analogue dans la solution du problème si l’on veut maintenir – et Mallarmé est profondément convaincu qu’il faut le maintenir — une cérémonie contemporaine. Phrase très connue : « Une magnificence se déploiera, quelconque, analogue à l’Ombre de jadis. » [20] Vous pourriez mettre cela en épigraphe de Parsifal.

« L’Ombre de jadis », c’est le caractère au bout du rouleau du christianisme au 19° siècle, la « magnificence », c’est la relève de tout cela dans l’invention de la cérémonie contemporaine, et « quelconque », cela indique qu’on est dans l’époque démocratique et donc que cette magnificence qui doit se déployer ne peut pas être dans la particularité religieuse : elle doit supporter le quelconque, ce qui évidemment, dans mes intérêts propres, se dira : la question est de savoir s’il peut y avoir une cérémonie du générique.

Peut-il y avoir une cérémonie du générique ? C’est exactement cela que dit Mallarmé.

 

Mallarmé écrit cela en 1895 et il dit : « Une magnificence se déploiera ». Donc il parle encore au futur en 1895, prudemment tout de même, alors qu’on peut dire que Wagner pense avoir réalisé la chose en 1882 puisque 1882 est l’année de la création de Parsifal.

Donc la thèse de Wagner, c’est : la cérémonie existe, la nouvelle cérémonie existe ! Mais quel est son mode d’existence à vrai dire ?

Elle existe sous la forme d’un théâtre de la cérémonie. Cela, c’est une affaire très compliquée parce que c’est évidemment Bayreuth. Bayreuth, c’est le lieu où la cérémonie a lieu, c’est-à-dire le lieu où Parsifal est représenté. Mais qu’est-ce qui est la cérémonie là-dedans ? Est-ce que c’est la cérémonie telle qu’elle est représentée à Bayreuth ou bien est-ce que c’est Bayreuth lui-même qui est le lieu de la cérémonie ? Est-ce que c’est le public de Parsifal qui est rassemblé dans une cérémonie particulière ou bien la cérémonie dont il s’agit est celle dont on nous raconte la généalogie et l’histoire en réalité dans Parsifal ?

En réalité, là, Wagner est dans une ambivalence essentielle puisqu’il a bien proposé que Bayreuth soit un lieu cérémoniel — et il l’a proposé pour Parsifal spécifiquement — puisque vous savez qu’il considérait que Parsifal ne pouvait être représenté qu’à Bayreuth, que comme c’était une cérémonie, il ne fallait pas applaudir à la fin, qu’il fallait dégager cela des pratiques théâtrales, qu’il fallait en quelque sorte abolir le côté représentation et spectacle de la chose au profit de sa dimension purement cérémonielle sans parvenir cependant à défaire le fait que la cérémonie, si c’est Bayreuth, a pour contenu la représentation de la cérémonie, et donc que la cérémonie est cérémonie de la cérémonie ! Et ça, c’est un coincement quand même, comme une attestation qu’on n’est pas sûr quand même que la cérémonie ait vraiment eu lieu.

On peut penser que Mallarmé avait raison de dire que la « magnificence se déploiera » : alors là, elle se déploie mais dans quelque chose qui, étant une représentation de la représentation — ou une cérémonie de la cérémonie —, pourrait bien quand même réinstaurer la clôture.

 

Alors « analogue » ? La thèse de Mallarmé, c’est : la nouvelle cérémonie est « analogue » à « l’Ombre de jadis ».

Le fait qu’elle soit analogue, en réalité Wagner se propose de le montrer ; c’est cela qui est très remarquable. Il se propose de montrer que la cérémonie nouvelle qui advient est analogue à l’ancienne en tant qu’elle en est la relève. Elle est analogue en un sens scénique et même musical parce que les symétries entre les deux cérémonies dans Parsifal sont flagrantes et précisément tout le point est de savoir qu’elle est l’instance exacte de différenciation entre la deuxième et la première cérémonies.

 

Donc le sujet de Parsifal, si j’y reviens maintenant, c’est représenter en cérémonie (et çà c’est extérieur finalement) le passage de « l’Ombre de jadis » — là je parle Mallarmé — à la cérémonie nouvelle. On va montrer, on va faire cérémonie au second sens (cérémonie réflexive ou représentative) d’un contenu qui est le passage de « l’Ombre de jadis » — c’est-à-dire de la cérémonie ancienne -, à la cérémonie nouvelle. C’est cela sa thématique.

Alors évidemment, nous sommes amenés à la question de l’existence sensible, musicale, etc., de ce sujet en nous demandant quelles sont dans l’œuvre elle-même et dans la connexion ou l’indiscernabilité entre musique, fable, décors, textes, etc. les différences entre la deuxième cérémonie et la première : la cérémonie dirigée par Parsifal et la cérémonie dirigée par Amfortas sous l’injonction de Titurel qui a envie de manger dans son tombeau.

 

C’est à vrai dire là que commence la difficulté parce que ces différences constituent un problème assez énigmatique. Et vous voyez ce qui est en jeu : c’est un problème fondamental pour nous, absolument contemporain, qui est : peut-on s’engager dans la voie de la possibilité d’une cérémonie nouvelle qui ne soit pas une restauration, qui ne soit pas en réalité le projet nostalgique de maintenance ou de répétition de la cérémonie ancienne ? Or si l’on regarde dans Parsifal, dans ses points de cérémonie qui sont justement à mon avis des points d’indiscernabilité incontestable entre le geste théâtral et le geste musical, donc des points où certainement l’Idée passe (mais l’Idée doit être interrogée : si l’Idée est restauratrice, elle est restauratrice), donc il faut nous demander quelles sont les différences des deux scènes.

On remarque que le cadre est inchangé, la structure du lieu est inchangée : on est toujours dans le château. Les metteurs en scène d’ailleurs souvent proposent de changer le cadre : ils montrent le château en ruines, ou alors, finalement, c’est un vieux blockhaus ruiné avec une voie de chemin de fer en panne, ou des choses comme cela. C’est une proposition qui n’est défendable que si elle est au service de l’Idée elle-même. En réalité le cadre est inchangé et la meilleure preuve, c’est que ce que dit Gurnemanz à Parsifal, c’est : « Oui, oui, tu es bien revenu au même endroit ». Tout le problème de Parsifal est de revenir au même endroit après avoir repris la lance.

Le protocole formel de la cérémonie est le même : il s’agit de montrer le Graal. Les objets sont les mêmes : le Graal et la lance. Finalement, découvrir le Graal est l’essence, le cœur absolu de la cérémonie ; c’est ce qu’Amfortas ne veut plus faire parce qu’à chaque fois qu’il montre le Graal, il se tord de douleur par terre. D’ailleurs, les plaintes d’Amfortas, ce n’est pas le plus fort de l’opéra – chacun donne son goût - : on a envie de lui donner du spasmodan

Il ne peut plus faire cela, il se tord de douleurs par terre. Ce que va faire Parsifal qui lui succède, qui est le nouveau roi, qui a été d’ailleurs déclaré roi avant la cérémonie — c’est même lui qui a dit à Gurnemanz : « Fais-moi roi ! » et Gurnemanz a dit « Oui, oui, bien sûr… » -, donc il est devenu roi, il arrive et qu’est-ce qu’il fait ? La même chose ! Formellement, il fait la même chose : c’est-à-dire il découvre le Graal et il le montre aux Chevaliers.

Donc le cadre est inchangé, le protocole formel est le même.

 

Ce protocole formel requiert quoi ? Çà aussi c’est très mallarméen : en réalité, il requiert un officiant, une foule et des objets symboliques. C’est très simple, et très limité : vous avez deux objets symboliques (le Graal et la lance), vous avez un officiant central, et vous avez une foule ; et l’officiant a pour tâche de montrer les objets à la foule.

C’est d’une simplicité mallarméenne en effet parce que tout le problème consiste à savoir ce que veut dire montrer et qui peut montrer. Apparemment il faut des conditions extraordinaires pour pouvoir montrer, puisque sinon, on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas un gars qui dise : « Si tu ne veux pas le faire, je le fais ! ». Ce n’est pas possible apparemment. Apparemment Amfortas ne peut plus et apparemment personne d’autre ne le peut non plus. Le brave Gurnemanz par exemple ne s’imagine pas en train de montrer le Graal ; c’est absolument impossible. C’est pourtant un brave homme ; on voit depuis le début que ce n’est pas lui qui va être corrompu, il a passé l’âge… Et donc n’importe qui pourrait. Mais non, il y a des conditions drastiques — quoique sans doute assez obscures – pour pouvoir être l’officiant du cérémonial.

Chez Mallarmé, l’officiant futur, c’est le poète ; c’est explicite. Le poète sera l’officiant de la cérémonie à venir.

 

Donc il faut un officiant, une foule et des objets, et dans le cas de ce qui se passe à la fin, on a les mêmes objets, un officiant et on a la même foule en plus — les chevaliers- ; donc la foule est la même.

Mais alors à ce moment-là, le problème se concentre sur la mutation de l’officiant. Le changement de cérémonie — et donc la possibilité d’une cérémonie contemporaine -, c’est qu’advienne un nouvel officiant. L’opéra raconte une mutation de l’officiant.

Officiant peut être pris en un sens large : peut-être que le nouvel officiant en fin de compte — je crois que Syberberg a raison -, le nouvel officiant, c’est quelque chose comme le tandem Parsifal-Kundry.

Peu importe : il y a un nouvel officiant, et le fait que pour la première fois une femme entre dans ce château est important. Cela fait partie de la nouveauté. Les femmes sont admises à l’Office ! Kundry vient y mourir, mais enfin bon, c’est déjà un commencement !

Et alors finalement quelle est la mutation de l’officiant ? Quel est le contenu de la mutation de l’officiant, du passage d’Amfortas à Parsifal ou, disons, de Titurel-Amfortas à Parsifal-Kundry ?

 

Et bien, on arrive au cœur du problème, au problème de l’Idée elle-même parce que cette mutation du contenu est opérée théâtralement en vérité comme substitution de personne : il y a un nouveau roi ; et Parsifal dit : « Je vais maintenant remplir ton office. Tu es guéri ; je ferme ta plaie. Mais roi, c’est fini ! » — il faut payer un prix de cette guérison – « Roi, c’est moi ! » Et théâtralement, cela se joue par substitution entre Amfortas souffrant et Parsifal, mais cette substitution est opaque comme telle du point de vue du geste théâtral : je veux dire opaque quant à la différence qu’elle produit puisque formellement, le geste est le même.

Et elle est signifiée aussi musicalement par la déclaration de Parsifal, et c’est vrai qu’en ce point, on a la manifestation du sujet. Cependant le problème à mon sens, c’est que théâtralement, elle est opérée mais elle n’est pas vraiment signifiée parce que c’est une substitution (dont les gestes formels sont les mêmes) et que musicalement, elle est signifiée comme ouverture d’un nouveau registre d’infini, de déclosion du château, mais le matériau musical de la déclaration de Parsifal et de ce qui suit signifie cela peut-être aussi simplement musicalement par un contraste saisissant entre le type de profération d’Amfortas et celui de Parsifal, entre les hurlements de bête d’Amfortas et le mélos extrêmement souple et apaisant de Parsifal. La proclamation est une proclamation dont la gloire est retenue : là, je serai d’accord avec toi [Fr. N.] pour dire que le thème de retenue wagnérien est tout à fait majeur. Mais ce matériau musical qui est un mélos souple, apaisé, etc., est très retenu et, en tant qu’il est très retenu, il n’éclaire pas non plus absolument sur la signification de la disjonction.

 

Moi, je dirai finalement ceci, presqu’en conclusion : si on admet que le sujet de Parsifal est la grande question ouverte à la fin du 19° siècle sur la nouvelle cérémonie — où et comment va se produire la nouvelle cérémonie où le collectif se représente à lui-même sans transcendance ? —, si c’est ça le sujet de Parsifal, alors il faut admettre qu’il y a dans la réalisation de l’Idée une sorte d’indistinction entre restauration et innovation. Je ne dis pas que la restauration l’emporte mais il y a une indécidabilité entre restauration et innovation et c’est peut-être cela qui fait sujet précisément, c’est peut-être cela qui à la fin fait sujet : c’est l’Idée que, autour de la question de la nouvelle cérémonie, nous sommes exposés à une indistinction entre restauration et innovation, ou une indistinction entre nostalgie et création.

Je verrai un nouvel indice d’ailleurs dans le fait que la formule finale « Rédemption au rédempteur » est au fond l’effectuation de la prophétie initiale ; mais quand quelque chose est la réalisation d’une prophétie, précisément on a immédiatement une indiscernabilité absolue entre restauration et innovation, puisque si la prophétie est là et si le destin est qu’elle s’accomplisse, en réalité le régime de la nécessité ou de la loi l’emporte sur le régime de la rupture ou de la discontinuité.

 

Alors ça nous ouvre à une question qui a hanté le 20° siècle — et qui continue peut-être — qui est : une cérémonie peut-elle être d’essence nouvelle ? Y a-t-il réellement une cérémonie moderne, non par simple indécidabilité entre restauration et innovation mais par création effective ?

Comme vous le savez, le 20° siècle politique a été hanté par la question de la cérémonie. C’est une des raisons pour lesquelles on a accusé Wagner d’être protonazi et une des raisons pour lesquelles quelqu’un d’aussi subtil dans ses analyses que Lacoue-Labarthe maintient quand même fondamentalement ce motif, à savoir que la question de la nouvelle cérémonie est une question qui consiste à imposer aux masses une configuration mythique qui réitère leur clôture. La thèse de l’essence mythique de l’œuvre de Wagner que tu [Fr. N.] as très justement à mon avis défaite, c’est que Wagner n’aurait jamais été qu’une préparation esthétique de cette esthétisation des masses elles-mêmes, c’est-à-dire la préparation de la nécessité d’imposer aux masses une figure mythique qui prend en effet périodiquement la forme d’une cérémonie. Alors la cérémonie, c’est les grands rassemblements de Nuremberg ou de Moscou ; c’est la cérémonie où finalement le peuple est convoqué en effet à la représentation de lui-même mais pas du tout de l’infinité mais dans une nouvelle clôture massive de caractère mythique. Cette visibilité cérémonielle des masses qui a hanté le 20° siècle serait dans la continuité du propos de Wagner et à vrai dire dans la continuité du propos de Mallarmé aussi puisque, sur ce point, comme nous l’avons vu, il n’y a pas de différence majeure.

Alors moi je ne crois pas du tout car je ne crois pas du tout que le recours de Wagner ait été celui d’une imposition mythique. Wagner explore le problème. Il essaye d’en faire un sujet d’opéra, c’est très  difficile. Et je pense que la conclusion effective de l’œuvre - si on admet que la conclusion, c’est ce qui en termes de grandeur artistique accomplit, fait passer le sujet -, c’est que de fait, au point où l’on en est, il n’est pas facile de décider entre restauration et innovation et que la balance de la nostalgie et de la création reste indécidée

Alors la querelle avec Nietzsche est aussi là-dessus parce que Nietzsche peut avoir des raisons de dire qu’en fin de compte, Wagner échoue. Mais quel type de rupture a-t-il proposé lui, Nietzsche ? Il a proposé de devenir, lui, le crucifié de la folie. Il le dit d’ailleurs ; il l’a dit : « Je casse en deux l’histoire du monde » ; mais il a fait venir ce « je », et il a payé de sa personne. Il a fait venir ce « je » au point précisément du cérémonial impossible.

L’idée qu’autour d’un cérémonial impossible, à sa place, quelque chose comme une déréliction s’instaure est tout à fait un thème immanent à Parsifal parce qu’on peut dire que c’est en ce sens que Kundry en est l’héroïne. Car Kundry, c’est sans doute celle qui sait qu’en fin de compte,  c’est indécidable, et son geste musical extraordinaire - à la fois la tessiture indécidée (c’est un problème bien connu de savoir si Kundry est une mezzo ou une soprano), la ligne musicale extraordinairement déchettée, des variations stupéfiantes de registres dont elle est capable - indique peut-être qu’on est dans une mutabilité historique qui rend la saisie cérémonielle des choses impraticable ou en tout cas indécidable. Peut-être que c’est comme ça.

 

Cela signifierait alors que par définition, la démocratie, c’est l’échec de la cérémonie.

Mallarmé se demande ça, si ce n’est pas comme ça. Évidemment il y a des tas d’arguments pour montrer qu’à chaque fois qu’il y a eu cérémonie ou tentation de cérémonie, on était dans le totalitarisme. Mais est-ce que c’est tenable ? Est-ce que l’humanité peut se passer de cérémonie ? Est-ce que la politique peut se passer de cérémonie ?

Évidemment, moi, je pense que cela ne l’est pas au long cours ; c’est-à-dire que la dissémination marchande infinie ne constitue pas une humanité durable et que par conséquent la question reste ouverte. C’est ça la contemporanéité de Parsifal même s’il a conclu de façon somme toute réaliste - pas Wagner lui-même ; ça n’a pas d’intérêt, Wagner lui-même ! Wagner lui-même avait conclu aussi comme cela parce que s’il n’avait pas conclu comme cela, il n’aurait pas essayé de faire une cérémonie de la cérémonie ; il n’aurait pas été obligé de dire : « Non seulement Parsifal raconte la nouvelle cérémonie, mais en plus, j’ai fait une cérémonie à Bayreuth ». Imaginez : avec les bourgeois peinturlurés de la terre entière qui étaient là, c’était une cérémonie lamentable finalement !, tout le monde à la fin n’applaudit pas, tout le monde sort en silence, et puis après, on va manger de la choucroute — il n’y a rien d’autre à faire ! — en disant « le ténor n’était pas terrible »… On peut aussi dire que le curé n’a pas été bon quand on sort ; cela n’entame pas le caractère cérémoniel mais enfin, on voit bien que le caractère réflexif de la cérémonie (la cérémonie de la cérémonie) entamait ou portait jugement sur la validité de la proposition cérémonielle comme telle. C’était la proposition supposée universelle d’une  relève du christianisme sans transcendance ; c’était ça la proposition.

 

Donc même si Wagner a conclu dans une indécidabilité, c’est une question qui demeure active parce que la question de savoir si la foule se déclare - comme le dit Mallarmé - ne peut être exclusivement récapitulée dans les figures collectives de la révolte. La déclaration populaire, la déclaration de la foule, ne peut se suffire en quelque manière de l’anarchie révoltée ; elle doit aussi proposer, examiner et produire sa consistance.

Et donc la cérémonie est nécessaire, ça c’est ma conviction. Elle est probablement aujourd’hui nécessaire et impossible, ce qui n’est pas grave : c’est souvent comme ça ; les vrais problèmes, c’est comme ça : c’est  à la fois nécessaire et impossible ; et la possibilité survient quand on ne l’attend plus. C’est cela un événement ! On pourrait dire qu’un évènement aujourd’hui, ce serait quelque chose qui rendrait la cérémonie possible. Et en ce sens Parsifal, c’est une prophétie à sa manière ; c’est-à-dire : y aura-t-il l’évènement qui rendra la cérémonie possible ? C’est cela qui se passe dans Parsifal, mais sans arriver quand même à mon avis d’un point de vue formel à déplacer la nouvelle cérémonie.

 

Voilà, et c’est pourquoi je conclurai véritablement là aussi en citant Mallarmé. Mallarmé disait : au moins par l’esprit nous devons pratiquer « l’intrusion dans les fêtes futures » [21]. « L’intrusion dans les fêtes futures », c’est à cela que nous convoque Parsifal : être aptes à au moins procéder à des « intrusions dans les fêtes futures », c’est-à-dire à des anticipations ou à des requisits de nécessité de la fête future. Et c’est pourquoi je dirai : la nostalgie parsifalienne — que je reconnais, qui existe, qui est en balance avec l’innovation — n’est jamais que le revers, ou l’envers, ou la nécessité de cette intrusion dans les fêtes futures.

Et donc nous sommes entre nostalgie et intrusion, mais « intrusion dans les fêtes futures », c’est un peu plus que restauration. Ce serait un état historique de la question de la cérémonie tel que Mallarmé et Wagner l’ont pour nous établi.

 

Merci !

 

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[1] [Notes du transcripteur]

Cf. l’intervention précédente de François Nicolas : « Écoutez Parsifal ! »

Texte : www.entretemps.asso.fr/Wagner/Parsifal/12.htm

Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1246

[2] Cf. l’intervention précédente d’Isabelle Vodoz : « De Parzival à Parsifal »

Texte : www.entretemps.asso.fr/Wagner/Parsifal/Vodoz.htm

Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1247

[3] Cf. La politique de la rédemption, dans La subjectivité à venir (Éd. Climats, 2004)

Voir également l’intervention suivante de Slavoj Zizek : « Parsifal, une pièce du théâtre didactique brechtien »

Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1249

[4] Cf. Œuvres complètes (Pléiade, 1945) : p.442

[5] p. 443

[6] Voir l’intervention suivante de Denis Lévy : « Autour du Parsifal de Syberberg »

Texte : www.entretemps.asso.fr/Wagner/Parsifal/Levy.htm

Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1250

[7] Réplique n° 366

[8] Acte I, scène 3

[9] Acte II, scène 2

[10] Acte IV, scène 4

[11] R366

[12] p. 389 :

« Voire le chuchotement entendu de la raison ou un discours au Parlement, rien ne vaut que comme air tenu longtemps et selon le ton qui plaît. »

« le menu jeu de l’existence, agrandi jusqu’à la politique, tel que journellement le désigne la presse »

« Quel rapport existe entre une assemblée contenue, sobre et des exaltations tout à l’heure jaillissant, avec orgie, d’immémorialité, de soirs et de gloire ; ou autres bouffées infinies : sinon, se prête-t-on, en raison du caractère disproportionné quant à soi de tels éclats, à une mystification ».

[13] Cf. Œuvres complètes (Pléiade, 1945) : p. 388

[14] p. 394

[15] p. 397

[16] « Le dévouement à la Patrie, par exemple, s’il doit trouver une sanction autre qu’en le champ de bataille, dans quelque allégresse, requiert un culte ».

[17] p. 388

[18] p. 390

[19] p. 397 : « Rien, en dépit de l’insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens. »

Voir aussi p. 392 : « Une prétention, qui se targue de laïcité sans que ce mot invite un sens »

[20] p. 394

[21] p. 392