Quel est le vrai sujet de Parsifal ?
Alain Badiou
Journée Parsifal (Ens, 6 mai 2006)
[transcription de l’exposé]
Ma question, qui en vérité aura été longuement préparée ce matin, est celle-ci : quel est, en définitive, le vrai sujet de Parsifal ?
Vous me direz tout de suite — et je me le dis à moi-même — : mais qu’est-ce que la question du sujet d’un opéra ? Comment peut-on poser la question du sujet d’un opéra si on entend par sujet le mode propre de constitution de l’Idée, c’est-à-dire le mode propre selon lequel se constitue l’Idée elle-même (puisque mon point de vue n’est pas que l’art soit la descente de l’Idée dans le sensible mais que l’agencement sensible constitue lui-même le lieu de l’Idée) ?
Cette question du sujet est particulièrement difficile quand il s’agit des arts les plus impurs, par exemple du cinéma. On a beaucoup discuté, et moi-même y compris, sur la question du sujet au cinéma puisque le cinéma est un art composite, aux matériaux extrêmement complexes et imbriqués, et la question de savoir comment s’y constitue l’Idée est particulièrement difficile.
Mais déjà l’opéra est un art extrêmement impur. Il est en fait comme le pré-cinéma fabuleux du 19° siècle. C’est d’ailleurs pour cela que les connexions entre opéra et cinéma constituent quasiment une question à elles toutes seules.
La difficulté dans les arts impurs, c’est qu’on peut dire, après tout, que le mode propre de constitution de l’Idée, c’est le point de pureté de l’impur, c’est déceler dans la composition extrêmement impure et compliquée qu’est un opéra le point de pureté immanent de cette impureté elle-même, c’est-à-dire comment quelque chose de pur est édifié à partir de l’impur lui-même.
On voit bien alors que la question, c’est que l’agencement sensible de l’Idée, sa constitution sensible, se fait en réalité dans une multiplicité hétérogène, en tous les cas dans une multiplicité d’apparence hétérogène.
Si on aborde alors la question d’un art impur de ce biais-là, la question est : qu’est-ce que c’est qu’une multiplicité hétérogène ?
On pourrait dire que la multiplicité est hétérogène quand elle est une composition elle-même de hasard et de néant, c’est-à-dire quand elle est à la fois exposée à une contingence matérielle (qui est la composition hétérogène souvent des sources et des matériaux divers qu’elle brasse) et que, ce faisant, elle expose la pureté de l’Idée au néant précisément, à son ensevelissement dans la contingence des matériaux.
Cette composition de hasard et de néant qui est le sort de la multiplicité hétérogène dans les arts les plus impurs a été particulièrement remarquée à propos de Parsifal et cela a créé une tradition — que François Nicolas a parfaitement analysée et décortiquée [1] — qui est une tradition de dépréciation de Parsifal puisque la thèse selon laquelle Parsifal ne serait pas le meilleur opéra de Wagner mais un opéra de vieil homme fatigué a une longue tradition – Parsifal est sous-estimé, très sous-estimé selon Thomas Mann [2] -.
Alors le hasard ?
C’est ce qui a donné toujours lieu à la critique du bric-à-brac scénique et symbolique de Parsifal dont on peut faire rire. Faire rire avec Parsifal, c’est très facile ; et je peux le faire à l’occasion.
· Il y a d’abord un attirail chrétien suspect : le Graal, la rédemption, la messe, le péché de la chair, etc.
· Il y a des relents racialistes, ça, c’est quand même vrai. On a pu soutenir par exemple que « Rédemption au rédempteur ! » voulait dire que le Christ lui-même a besoin d’être rédimé parce qu’il était juif. Sans aller jusque-là, il y a quand même autour du sang, de la question de la pureté du sang, etc., des choses qui effectivement font partie d’un bric-à-brac idéologique.
· Il y a une symbolique sexuelle douteuse parce que finalement, là, Nietzsche n’a pas complètement tort de dire qu’on ne sait pas très bien distinguer entre l’apologie de la chasteté et l’apologie de la luxure ; tout cela, c’est très commutable dans Parsifal, exactement comme servir ou corrompre, c’est la même chose.
Et l’épisode des Filles-fleurs, c’est musicalement admirable, mais on a souvent dit que cela ressemblait beaucoup à un bordel bavarois par ailleurs.
· Et puis la blessure d’Amfortas, c’est la Chose — Slavoj Zizek a écrit là-dessus des choses tout à fait brillantes [3] - ; c’est la Chose quasiment exhibée comme un morceau de viande chez Syberberg, et elle a des parentés manifestes au sexe féminin.
Donc Parsifal remue tout ça, et on peut considérer que c’est en effet un attirail compliqué, une soupe extrêmement douteuse.
Cela, c’est pour le hasard.
Du côté du néant ?
Le néant a donné lieu aussi à des effets qui font que Parsifal serait impuissant à produire réellement la pureté de l’Idée.
· On a ainsi fait des procès à l’extension démesurée du temps dans cet opéra : on a objecté à Parsifal que la logique des leitmotive qui, dans les opéras précédents, était une logique de métamorphose, y devenait une logique d’extension voire de succession, en remarquant en particulier que bon nombre des motifs de Parsifal sont des motifs longs, des cellules segmentaires qu’on peut combiner ou métamorphoser rapidement.
· On a dit aussi qu’il y avait une sophistication ornementale : pour masquer précisément cette incapacité des métamorphoses, la vieille sorcellerie wagnérienne était mise en jeu, mais un peu comme un coloris plaqué.
· On a objecté qu’il y avait un sublime mais finalement néosulpicien, un sublime un peu en confiture - même Boulez n’a jamais pu réellement aimer la fin de Parsifal : il dit cela -, ça monte dans la vapeur rose, quand même…
Alors si Parsifal est bien tout cela, cela veut dire qu’il aurait échoué dans les deux luttes constitutives de l’Idée dans le cadre des arts impurs, à savoir la lutte contre le hasard et la lutte contre le néant qui sont les effets de la multiplicité hétérogène.
Comment lutte-t-on alors contre le hasard et contre le néant si ce combat est bien l’enjeu de l’appréciation de Parsifal ?
Là-dessus il y a un propos d’éthique de l’art absolument formel chez Mallarmé. Je serai un peu guidé par la comparaison entre l’entreprise parsifalienne et l’entreprise mallarméenne pour des raisons que je dirai.
En réalité le problème est de transformer le hasard en infini et de transformer le néant en pureté. Ca n’est pas de les abolir à proprement parler, c’est de les relever : le premier comme infini — on en a déjà beaucoup parlé : l’infinité locale… — et les deux sont prononcés de manière extraordinairement puissante à la fin d’Igitur par Mallarmé, à la fin des manuscrits d’Igitur.
D’abord s’agissant de l’acte même d’Igitur, Mallarmé dit : « Il réduit le hasard à l’Infini » [4]. Cela, c’est la première lutte. Et puis la dernière phrase des manuscrits d’Igitur, c’est : « Le Néant parti, reste le château de la pureté. » [5]
Alors on pourrait dire :
le sujet dans le cas des œuvres impures, particulièrement exposées aux affects délétères
du hasard et du néant et de leur combinaison, le sujet serait le point où le
château de la pureté trouve sa déclôture, ou sa déclosion infinie, le moment où
la pureté, validant en quelque sorte le néant, est aussi déclosion,
c’est-à-dire un château ouvert : le château ouvert de la pureté.
C’est la première esquisse à
propos de Parsifal effectivement. Parsifal c’est en tout cas bien le symbole de tout cela ;
et Parsifal le nom propre, le personnage lui-même. Le personnage de Parsifal,
c’est vraiment cette question de la pureté ouverte, de la pureté non pas comme
clôture mais comme déclosion, le symbole de tout cela.
Il faut remarquer que c’est
aucunement un personnage à vrai dire. Dès qu’on se représente Parsifal comme un
personnage, on a des difficultés parce que c’est vrai que l’histoire de ce
puceau qui est au deuxième acte séduit par l’allégorie de sa maman et qui
ensuite se perd indéfiniment (on ne sait pas trop pourquoi d’ailleurs) et qui
au bout du compte ne fait pas grand-chose, rien comme tu [Fr. N.] disais :
il dit non à un moment donné…
Comme personnage, il est inconsistant ; il chante d’ailleurs très
peu : il chante vingt minutes en tout dans l’opéra, il aurait pu presque
tout faire en une seule fois. Et d’ailleurs il faut reconnaître que le jouer
est très difficile, généralement abominable, surtout quand vous avez un vieux
Parsifal de soixante-cinq ans, gros comme un tonneau ; il est encore plus
à l’épreuve même qu’un gros Siegfried, ce qui est déjà difficile. Syberberg –
je ne vais pas anticiper sur ce qui sera dit sur le film de Syberberg [6]
— a trouvé une solution géniale, extraordinaire, mais il bénéficiait il est
vrai du play-back.
Alors je pense qu’il faut
entièrement abandonner Parsifal comme personnage et le prendre comme un signifiant
en réalité. Il est le signifiant « Rein », pur,
il porte cela. Le château de la pureté, c’est lui.
Et alors sa trajectoire
symbolique — ou son jeu signifiant — va de la pure innocence c’est-à-dire de la
pureté comme innocence ou de la pureté « der reine Tor », la pureté donc presque comme une folie, pureté qui
est annoncée par une prophétie en réalité (c’est la dimension prophétique du
point de départ : sa trajectoire va de cette pureté folle comme
prophétique jusqu’à la déclaration finale), il va de la pure innocence à la
déclaration — c’est cela la trajectoire -, la déclaration qui est accomplissement
puisque la déclaration, c’est un dire performatif. Et alors là, au moment de la
déclaration, c’est un peu le contraire : il n’y a que la pureté qui reste
mais elle a complètement changé de statut : c’est « reinsten Wissens
Macht » [7],
le pouvoir du plus pur savoir. Il
va donc de l’impouvoir de l’ignorance de la pureté à la pureté comme pouvoir ou
comme force, comme force de savoir.
Cela c’est important : pur est invariant, pureté est invariant parce que c’est le nom de l’Idée
finalement, comme doit l’être le sujet en un certain sens, mais les attributs
changent. Au fond l’opéra est l’histoire des changements d’attribut de la
pureté invariante ; c’est-à-dire qu’on passe de la pureté comme non-savoir
à la pureté comme force du savoir, et cela, c’est l’histoire de Parsifal.
Donc là on voit bien en
effet : c’est la construction du château de la pureté, c’est cela qui va
demeurer en réalité. Et puis d’un autre côté, on a le château, le Burg, Montsalvat, et le problème du château, c’est très
précisément qu’il est replié sur sa clôture, il est refermé, il a perdu toute
capacité d’infinité, il est clos. Et il est clos sous le signifiant du Père. Parce qu’il y a une responsabilité d’Amfortas mais
aussi une responsabilité très grande de Titurel !
Titurel c’est celui qui
considère que le Graal, c’est ce qui lui permet de continuer à vivre alors
qu’il est mort. Il est dans son tombeau, il est vivant, et pourvu qu’on lui donne
périodiquement du Graal, il continue ; mais c’est un usage légèrement autocentré
de la symbolique transfiguratrice donc c’est lui quand même qui commence
l’ensablement, la dégénérescence. Et donc la pureté parsifalienne comme
invariant qui passe du non-savoir au savoir va s’articuler sur cette clôture de
manière à en constituer l’ouverture. Et donc on retrouve bien ça absolument
dans la fable de Parsifal, cette
logique qui apparie pureté et infini comme traversée et réorganisation d’un
matériau hétérogène, impur, et donc comme lutte constitutive contre le hasard
et le néant.
Alors « Rédemption au
rédempteur », qui est le mot
final, c’est le nom de cela ; c’est-à-dire rédempteur finalement, c’était ce qui est parvenu à sa
clôture ; il doit donc être relevé. Il doit donc y avoir une rédemption du
rédempteur ce qui veut dire la réouverture infinie par un néant transformé en
pureté, par le trajet d’une pureté invariante de ce qui s’était clos sur
soi-même. Donc la fable inscrit bien infini et pureté
dans la geste parsifalienne, comme constitutif du personnage Parsifal lui-même.
Alors vous avez une
symbolique contraire qui est dans le couple du clos qui est le couple
Titurel-Klingsor. Il est très intéressant : les personnages de Parsifal, on peut les articuler dans des groupements ;
pratiquement toutes les combinaisons sont viables, c’est tout à fait
extraordinaire. Vous pouvez dire à un moment donné : Titurel et Klingsor,
c’est la même chose, mais Klingsor et Amfortas, ils sont aussi apparentés.
Finalement Kundry et Klingsor, cela marche aussi ensemble, mais Kundry et
Amfortas aussi. Et quand à Parsifal, il va avec tout le monde puisqu’il est
chargé malgré tout du signifiant synthétique.
La symbolique contraire à
celle de l’inscription de l’infini et de la pureté dans la geste de Parsifal, c’est le couple Titurel/Klingsor, et le couple
Titurel/Klingsor enferme en lui-même le couple Amfortas/Kundry en
réalité : Amfortas est le fils de Titurel et Kundry est asservie à
Klingsor. Et donc vous avez un enfermement du couple Amfortas/Kundry dans le
couple Titurel/Klingsor, et c’est ça qu’il va falloir déclore ; il va
falloir ouvrir ça de manière à ce que le travail de la pureté s’avère infini.
Ceci dit, évidemment si je
résous le problème du sujet du strict point de vue de la fable, je n’ai pas du
tout accompli mon propos puisque la fable reste encore extérieure au caractère
effectif de ce qu’est un opéra puisqu’un opéra n’est pas réductible à sa fable,
évidemment.
Là donc, nous avons une
première strate abstraite. C’est présent mais cela ne résout pas la
question : le problème du sujet de l’opéra ; c’est-à-dire : où
se dit dans l’opéra la connexion de l’infini et du pur comme index de l’Idée,
comme combat contre la contingence du matériel et le néant de ses effets, comme
index de l’Idée ?
Alors je proposerai — c’est
assez proche probablement de l’idée des moments que François Nicolas prend
plutôt du côté de la musique -, je dirai que le sujet de l’opéra est avéré
au moment où la structuration musicale fonctionne comme indiscernable de
l’effet théâtral, c’est-à-dire au moment où véritablement on a un effet
d’inséparation perceptible, ressenti, à laquelle on s’incorpore, entre la
structuration musicale et l’effet théâtral : c’est en cet élément inséparé
comme moment que le sujet de l’opéra, comme cohésion immanente (ou dans mon
jargon comme registration transcendantale de l’opéra ou comme transcendantal du
monde de l’opéra) est avéré et va à partir de ce moment-là se diffuser dans
l’opéra comme tel ; alors la logique de la diffusion du moment dans
l’opéra entier, c’est un problème analytique en soi et tu [Fr. N.] as dit
beaucoup de choses là-dessus.
Donc on dirait : le
sujet peut être nommé à partir des moments d’indiscernabilité entre
structuration musicale et effet théâtral de telle sorte qu’on a des moments où
l’impureté n’est pas abolie mais en effet synthétisée sans que les ingrédients
de cette impureté ne soient supprimés ou raturés mais en un effet
d’indiscernabilité
Cela serait une thèse
générale
Je voudrais donner deux
exemples introductifs
Si on se demande quel est le
sujet — cela a toujours été très discuté — du Don Juan de Mozart…
Alors en appliquant ces
critères on répondrait que le sujet en fin de compte du Don Juan de Mozart, ce n’est pas du tout la séduction, les
femmes, etc., (c’est d’ailleurs aux lisières d’un comique un peu
misérable : il rate tout vraiment, c’est une série de catastrophes). Le
sujet à mon avis c’est un sujet très 18° siècle ; c’est : on peut
(c’est une possibilité), on peut défier le suprasensible.
C’est cela une possibilité
ouverte dans la figure de la critique du 18° siècle. On peut, car le sujet est
à la fois différé et anticipé.
·
Le sujet est différé
parce qu’en en réalité il n’est prononcé que dans l’avant-dernière scène de l’opéra,
finalement, au moment où effectivement Don Juan défie la statue du Commandeur,
accepte en fin de compte, s’expose à son anéantissement. On peut, il ne s’agit
pas de dire qu’on doit.
·
Mais il est aussi
anticipé puisque le matériau musical de cette scène est présent dès
l’Ouverture.
Donc le sujet est prononcé en anticipation et en différé.
·
Et il se diffuse
comment ? Il se diffuse à mon avis à travers en réalité cette forme très
particulière d’angoisse nocturne qui cimente le tout et qui rode dans la
totalité de l’opéra, angoisse nocturne encadrée par la prescription de
l’Ouverture et de l’avant-dernière scène comme possibilité, comme ce
possible-là : si on peut défier le suprasensible, alors toutes les aventures
humaines sont marquées de suspens et d’angoisse.
Et puis un autre
exemple : si on se demande quel est le sujet de Pelléas et Mélisande de Debussy ?
Je dirais : à propos de Pelléas
et Mélisande, ce qui m’a toujours
frappé, c’est que le sort d’une représentation de cet opéra se joue sur des
moments extrêmement courts. Par exemple comment Mélisande dit à Pelléas :
« Pourquoi partez-vous ? » [8]
— je ne peux pas le chanter… — et j’ai toujours pensé que l’interprétation de
Mélisande bascule entièrement selon comment est dite cette phrase.
Il y en a d’autres. C’est
toujours de Mélisande qu’il s’agit ; comment elle dira plus tard :
« Je ne suis pas heureuse ! » [9] ;
comment à la fin, à l’extrême-fin, elle dira : « Oh ! oh !
Je n’ai pas de courage !… Je n’ai pas de courage !… » [10].
Ce sont des choses extraordinairement difficiles à dire, à chanter ; ce
sont des choses presque impossibles à dire et l’opéra, comme sur un point
diamantaire extrême, joue son sujet sur ces moments-là. Pourquoi ? Parce
que je pense que le sujet de Pelléas et Mélisande, c’est les effets du non-dit dans l’amour. Et
effectivement, au moment, où l’on est dans quelque chose qui touche au dire du
non-dire — ce qu’il est le cas de ces trois éléments -, on est dans le moment
où est avéré le sujet. Et alors ce n’est pas différé et anticipé,
mais des formes suspendues, des formes allusives dans lesquelles on a une
musicalité absolument à nu de ce qui est prononcé.
Voilà, c’était pour légitimer
un peu hors Parsifal cette
doctrine du sujet.
*
Et alors dans Parsifal, si on applique cela, on peut reprendre dans un
nouveau parcours la question du sujet.
D’abord à la recherche du
moment.
Je pense que dans Parsifal — d’abord méthode négative que tu [Fr. N.] as
aussi utilisée — le sujet n’est pas prononcé ou soutenu par le chant comme tel,
par le dire verbal comme tel. Le sujet va se trouver ailleurs. Ce qui est
explicitement dit n’est pas un guide direct pour le sujet de Parsifal. J’en vois deux preuves ou deux exemples : au
début et à la fin.
En réalité cet opéra est
encadré par le grand récit de Gurnemanz et par la déclaration finale de
Parsifal, pour des raisons évidentes. Or le récit de Gurnemanz qui est
magnifique — on en a fait un début d’analytique tout à l’heure — reste dans la
visibilité manifeste de ce que tu [Fr. N.] as appelé son support, la
« porteuse ». C’est un morceau synthétique où il y a une visibilité
de la synthèse. Si on écarte un tout petit peu les éléments, on voit leur
hétérogénéité radicale.
Et la déclaration finale de
Parsifal, je pense qu’une bonne partie de l’interprétation de Parsifal repose
sur ce que l’on en pense ou ce que l’on en éprouve. Moi, je trouve que c’est
une musique sans effet de sens. Autant la déclaration finale de Brünnhilde dans
le Crépuscule des dieux est une
véritable déclaration conclusive, autant la déclaration finale de Parsifal –
j’y reviendrai — est comme fuyante ; elle porte très peu de sens. En tant
que telle, elle est sans effet de sens, ce qui prouve bien que ce n’est pas là
au niveau des déclarations, proclamations et récits qu’on va résoudre le sujet
de Parsifal.
Et je pense qu’elle n’est pas
non plus – et là je coïncide avec ton analyse [Fr. N.] -, elle n’est pas
non plus dans les éléments conflictuels traditionnellement convoqués pour
résoudre ce problème, c’est-à-dire les conflits entre le monde du sacré et le
monde du profane, les conflits entre le monde du réel et le monde de
l’apparence, les conflits entre le monde de la pureté et le monde de la luxure,
les conflits entre le monde masculin et le monde féminin. Je dois dire que
toutes ces grandes oppositions ont été convoquées pour Parsifal - on pourrait continuer : l’intelligible et le
sensible, le château et la forêt, on trouve même l’alimentation complète ou
l’alimentation végétarienne, le sang pur et le sang impur, les Juifs et les
non-Juifs, tout ce que vous voudrez… -, absolument toute opposition canonique
qui investit à un moment ou à un autre l’analyse de Parsifal pour l’éclaircir…
Je pense que la plus
convaincante est probablement l’opposition de l’apparence et du réel parce
qu’elle fonctionne dans le cœur dramaturgique du deuxième acte, le deuxième
acte qui est l’histoire de la dissipation de l’apparence ; mais si cela
éclaire la dynamique du deuxième acte, ce n’est pas la structuration de l’opéra.
Ce n’est donc pas du côté de
ces oppositions, dialectiques, pas non plus dans la question du christianisme
telle qu’élaborée par Nietzsche qu’on trouve le sujet de Parsifal – tu [Fr. N.] l’as déjà dit -. Je redirai
autrement : il est absolument évident que dans Parsifal le Crucifié est un problème et non une solution.
C’est fondamentalement l’opposé du christianisme.
Et puis ce qui surmonte ce
problème, ce qui permet de trouver la solution de ce problème, le problème de
l’état où en est réduit la rédemption première, à savoir rien du tout, ce qui
va le surmonter, ce n’est pas ce dont il a été le réactif et donc l’idée
générale de Parsifal – et cela,
c’est un point fondamental — n’est pas qu’il faut proposer une restauration, et
cela en est souvent très proche. Et en ce sens il ne s’agit pas de régénérer à
proprement parler le christianisme comme tel ; là n’est pas la solution.
En réalité, sur cette question du christianisme, le point limite proposé par Parsifal est suspendu dans son infinité ; ce n’est pas
une relève dialectique au sens de son accomplissement ; on a un point
suspendu dans son infinité qui simplement prononce qu’il y a connexion entre
infini et compassion.
La compassion est
l’instrument qui permet d’infinitiser la clôture. La compassion est requise
pour déclore ce qui est fermé y compris dans le christianisme lui-même. Et pour
cela il dira (dans la proclamation finale) : « la force la plus
haute, celle de la compassion » [11].
Donc ce ne serait pas dans ces
directions-là. Mais alors, où trouver cette figure ?
La figure scénique qui
s’accorde à l’extension temporelle de la musique, qui est coextensive à sa
couleur, qui est aussi liée à l’étagement des couches sonores, ce que tu
[Fr. N.] appelles les effets de nuages dans Parsifal, les points où en réalité il y a dans Parsifal la tentative de rendre indiscernables harmonie et
contrepoint, le point où véritablement l’intrication des dimensions horizontale
et verticale se fait par des moyens nouveaux, où ça se passe ?
Je pense que ça se passe de
façon déployée dans les deux temps du cérémonial dans le château.
Il y a deux grands moments
cérémoniels : le deuxième tableau du premier acte et le deuxième tableau
du troisième acte, tous les deux introduits par des moments musicaux
exceptionnels. On a donc une symétrie délibérée. Et donc je proposerai de dire
que le sujet de Parsifal, c’est la
question de savoir si une cérémonie contemporaine est possible. Ce serait la
question de la cérémonie.
Et c’est une question
intrinsèque. C’est une question distincte de celle de la religion. Parce qu’en
effet, on peut dire qu’une cérémonie, c’est un mode de représentation du
collectif à lui-même, un mode de représentation de la communauté à
elle-même - allons jusque-là - ; mais la transcendance n’en est pas
une condition intrinsèque. On pourrait d’ailleurs dire que la question de Parsifal est celle de savoir si une cérémonie sans
transcendance est possible.
Donc elle est distincte aussi
de la question du sublime, de l’esthétique du sublime à laquelle on l’a réduit
quelquefois. La cérémonie, dans l’esthétique du sublime, — y compris la
cérémonie de Parsifal -, ne serait
en réalité qu’un moyen, qu’un étayage formel pour la sublimité. On peut dire
que Wagner a tout fait pour qu’on pense cela parce que la cérémonie est
ascendante puisqu’il y a un chœur en bas, un chœur intermédiaire, un chœur tout
en haut (les voix des enfants angéliques) et donc la cérémonie semble bâtie
vers un principe ascensionnel qui indiquerait une transcendance.
Je crois que ce n’est pas le
cas en réalité. La question demeure : qu’est-ce que c’est qu’une cérémonie
sans transcendance, donc une cérémonie qui n’est pas un moyen mais qui est la
chose elle-même, la représentation de la communauté en elle-même.
Alors il faut savoir que vers
la fin du 19° siècle, la cérémonie — la question de la cérémonie — est posée de
toute part et que cette question est à elle-même sa propre fin. Ce n’est pas la
cérémonie comme moyen d’une transcendance ; c’est la cérémonie comme possible :
la cérémonie est-elle possible ?, avec la thèse latente qu’elle ne l’est
plus, que la caractérisation de la contemporanéité, c’est précisément que la
cérémonie est devenue impossible — comme Mallarmé le remarque, c’est difficile
de tenir pour une cérémonie les réunions du Parlement ! [12]
-.
Là, je reprends évidemment
mon fil mallarméen : la question de la cérémonie est une question
explicite et même centrale chez Mallarmé. Je rappelle que le Livre, le fameux Livre — qui n’a pas eu lieu — était en réalité un protocole cérémonial.
Un bon nombre des manuscrits sont consacrés à la question de savoir la
disposition des chaises, où sera l’officiant, à combien cela va coûter ;
les éléments les plus nombreux sont ceux-là. Le Livre, c’était une cérémonie et il était prévu pour être lu
et prodigué dans un rassemblement de la foule. Et il faut se référer de ce
point de vue-là à toute la section Offices dans Variations sur un sujet.
Ce sont des textes extraordinairement éclairants — je vais essayer de le
montrer – concernant Parsifal.
Dans ces textes, Mallarmé
examine diverses figures du cérémonial ou de la cérémonie s’orientant
inévitablement vers la messe, l’office sacré comme archétype de la cérémonie.
Il regarde d’abord
l’ouverture des concerts avec cette phrase : « la Musique s’annonce
le dernier et plénier culte humain » [13].
Çà, c’était bien vrai
alors ; maintenant, c’est un culte solitaire. La nostalgie de la cérémonie
est absolument flagrante si vous allez à un grand concert de rock au Zénith : là vous éprouvez à vif quand la jeunesse, toutes
composantes confondues, [partage] la profondeur de la nostalgie de la
cérémonie. Seulement, c’est une parodie, ça n’arrive pas – comme peut-être Parsifal, on y reviendra — à être vraiment au-delà d’une
parodie ; mais c’est de cela qu’il s’agit. La musique a été « le
dernier et plénier culte humain » mais elle s’est avérée un culte humain
aussi délabré que la communauté des Chevaliers dans Parsifal au premier acte.
Çà se termine quand même par
des écouteurs dans les oreilles — les baladeurs ! -… Il n’y a rien de plus opposé à la cérémonie que
le baladeur, c’est évident : la cérémonie, c’est le rassemblement dans un
lieu, c’est la constitution d’un lieu ; et le baladeur, c’est la musique
sans lieu.
Après cela, Mallarmé examine
la messe dont il dit qu’elle s’affirme « en la consécration de
l’hostie » [14]
parce que lui aussi est en plein dans les métaphores et la symbolique
chrétiennes. Ce n’est pas le Graal, c’est l’hostie, mais enfin, on a la Chose. Elle s’affirme prototype de cérémonial. La messe,
c’est pour Mallarmé, le prototype de cérémonial. Donc vous voyez que là aussi
Wagner est dans le matériau général.
Et enfin la troisième
hypothèse, c’est la mise en scène de la religion d’État — ou de la religion
politique — avec cet énoncé de Mallarmé : « Le dévouement à la Patrie
[…] requiert un culte » [15],
si on veut, dit-il, qu’il soit marqué par une certaine « allégresse »
[16],
ce qui ne va pas de soi… Pour cela il faut un culte.
Et alors les titres de
Mallarmé sont très significatifs : Plaisir sacré [17], Catholicisme [18], ce sont les titres de ces passages à la recherche de
la cérémonie.
Et il conclut dans un énoncé, que je trouve très contemporain, en examinant si la modernité ne serait pas que la cérémonie nouvelle doit être laïque. Il examine ce point et il dit : « Rien […] ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens. » [19] Çà, je suis bien d’accord aussi : c’est un mot qui n’élit pas précisément de sens, et donc il exclut qu’en son nom puisse figurer ou être constitué le lieu de présentation du collectif comme tel.
Donc il ne reste qu’une
issue, c’est celle à laquelle se trouve acculé Wagner aussi : il faut
outrepasser la religion. Il est impossible de la raturer ou de l’abolir. Il
faut l’outrepasser, donc il faut la relever selon un rapport qui pour Mallarmé
va être un rapport d’analogie. Ce ne sera pas du tout la religion. L’analogie
de la religion est le strict équivalent mallarméen de la rédemption au
rédempteur. Il y a quelque chose
d’analogue dans la solution du problème si l’on veut maintenir – et Mallarmé
est profondément convaincu qu’il faut le maintenir — une cérémonie
contemporaine. Phrase très connue : « Une magnificence se déploiera,
quelconque, analogue à l’Ombre de jadis. » [20]
Vous pourriez mettre cela en épigraphe de Parsifal.
« L’Ombre de jadis », c’est le caractère au bout du rouleau du christianisme au 19° siècle, la « magnificence », c’est la relève de tout cela dans l’invention de la cérémonie contemporaine, et « quelconque », cela indique qu’on est dans l’époque démocratique et donc que cette magnificence qui doit se déployer ne peut pas être dans la particularité religieuse : elle doit supporter le quelconque, ce qui évidemment, dans mes intérêts propres, se dira : la question est de savoir s’il peut y avoir une cérémonie du générique.
Peut-il y avoir une cérémonie
du générique ? C’est exactement cela que dit Mallarmé.
Mallarmé écrit cela en 1895
et il dit : « Une magnificence se déploiera ». Donc il parle
encore au futur en 1895, prudemment tout de même, alors qu’on peut dire que
Wagner pense avoir réalisé la chose en 1882 puisque 1882 est l’année de la création
de Parsifal.
Donc la thèse de Wagner,
c’est : la cérémonie existe, la nouvelle cérémonie existe ! Mais quel
est son mode d’existence à vrai dire ?
Elle existe sous la forme
d’un théâtre de la cérémonie. Cela, c’est une affaire très compliquée parce que
c’est évidemment Bayreuth. Bayreuth, c’est le lieu où la cérémonie a lieu,
c’est-à-dire le lieu où Parsifal
est représenté. Mais qu’est-ce qui est la cérémonie là-dedans ? Est-ce que
c’est la cérémonie telle qu’elle est représentée à Bayreuth ou bien est-ce que
c’est Bayreuth lui-même qui est le lieu de la cérémonie ? Est-ce que c’est
le public de Parsifal qui est
rassemblé dans une cérémonie particulière ou bien la cérémonie dont il s’agit
est celle dont on nous raconte la généalogie et l’histoire en réalité dans Parsifal ?
En réalité, là, Wagner est
dans une ambivalence essentielle puisqu’il a bien proposé que Bayreuth soit un
lieu cérémoniel — et il l’a proposé pour Parsifal spécifiquement — puisque vous savez qu’il considérait
que Parsifal ne pouvait être
représenté qu’à Bayreuth, que comme c’était une cérémonie, il ne fallait pas
applaudir à la fin, qu’il fallait dégager cela des pratiques théâtrales, qu’il
fallait en quelque sorte abolir le côté représentation et spectacle de la chose
au profit de sa dimension purement cérémonielle sans parvenir cependant à
défaire le fait que la cérémonie, si c’est Bayreuth, a pour contenu la
représentation de la cérémonie, et donc que la cérémonie est cérémonie de la
cérémonie ! Et ça, c’est un coincement quand même, comme une attestation
qu’on n’est pas sûr quand même que la cérémonie ait vraiment eu lieu.
On peut penser que Mallarmé
avait raison de dire que la « magnificence se déploiera » :
alors là, elle se déploie mais dans quelque chose qui, étant une représentation
de la représentation — ou une cérémonie de la cérémonie —, pourrait bien quand même
réinstaurer la clôture.
Alors
« analogue » ? La thèse de Mallarmé, c’est : la nouvelle
cérémonie est « analogue » à « l’Ombre de jadis ».
Le fait qu’elle soit
analogue, en réalité Wagner se propose de le montrer ; c’est cela qui est
très remarquable. Il se propose de montrer que la cérémonie nouvelle qui
advient est analogue à l’ancienne en tant qu’elle en est la relève. Elle est
analogue en un sens scénique et même musical parce que les symétries entre les
deux cérémonies dans Parsifal sont
flagrantes et précisément tout le point est de savoir qu’elle est l’instance
exacte de différenciation entre la deuxième et la première cérémonies.
Donc le sujet de Parsifal, si j’y reviens maintenant, c’est représenter en
cérémonie (et çà c’est extérieur finalement) le passage de « l’Ombre de
jadis » — là je parle Mallarmé
— à la cérémonie nouvelle. On va montrer, on va faire cérémonie au second sens
(cérémonie réflexive ou représentative) d’un contenu qui est le passage de
« l’Ombre de jadis » — c’est-à-dire de la cérémonie ancienne -, à la
cérémonie nouvelle. C’est cela sa thématique.
Alors évidemment, nous sommes
amenés à la question de l’existence sensible, musicale, etc., de ce sujet en
nous demandant quelles sont dans l’œuvre elle-même et dans la connexion ou
l’indiscernabilité entre musique, fable, décors, textes, etc. les différences
entre la deuxième cérémonie et la première : la cérémonie dirigée par
Parsifal et la cérémonie dirigée par Amfortas sous l’injonction de Titurel qui
a envie de manger dans son tombeau.
C’est à vrai dire là que
commence la difficulté parce que ces différences constituent un problème assez
énigmatique. Et vous voyez ce qui est en jeu : c’est un problème
fondamental pour nous, absolument contemporain, qui est : peut-on
s’engager dans la voie de la possibilité d’une cérémonie nouvelle qui ne soit
pas une restauration, qui ne soit pas en réalité le projet nostalgique de
maintenance ou de répétition de la cérémonie ancienne ? Or si l’on regarde
dans Parsifal, dans ses points de
cérémonie qui sont justement à mon avis des points d’indiscernabilité
incontestable entre le geste théâtral et le geste musical, donc des points où
certainement l’Idée passe (mais l’Idée doit être interrogée : si l’Idée
est restauratrice, elle est restauratrice), donc il faut nous demander quelles
sont les différences des deux scènes.
On remarque que le cadre est
inchangé, la structure du lieu est inchangée : on est toujours dans le
château. Les metteurs en scène d’ailleurs souvent proposent de changer le
cadre : ils montrent le château en ruines, ou alors, finalement, c’est un
vieux blockhaus ruiné avec une voie de chemin de fer en panne, ou des choses
comme cela. C’est une proposition qui n’est défendable que si elle est au
service de l’Idée elle-même. En réalité le cadre est inchangé et la meilleure
preuve, c’est que ce que dit Gurnemanz à Parsifal, c’est : « Oui,
oui, tu es bien revenu au même endroit ». Tout le problème de Parsifal est
de revenir au même endroit après avoir repris la lance.
Le protocole formel de la
cérémonie est le même : il s’agit de montrer le Graal. Les objets sont les
mêmes : le Graal et la lance. Finalement, découvrir le Graal est
l’essence, le cœur absolu de la cérémonie ; c’est ce qu’Amfortas ne veut
plus faire parce qu’à chaque fois qu’il montre le Graal, il se tord de douleur
par terre. D’ailleurs, les plaintes d’Amfortas, ce n’est pas le plus fort de
l’opéra – chacun donne son goût - : on a envie de lui donner du spasmodan…
Il ne peut plus faire cela,
il se tord de douleurs par terre. Ce que va faire Parsifal qui lui succède, qui
est le nouveau roi, qui a été d’ailleurs déclaré roi avant la cérémonie — c’est
même lui qui a dit à Gurnemanz : « Fais-moi roi ! » et
Gurnemanz a dit « Oui, oui, bien sûr… » -, donc il est devenu roi, il
arrive et qu’est-ce qu’il fait ? La même chose ! Formellement, il
fait la même chose : c’est-à-dire il découvre le Graal et il le montre aux
Chevaliers.
Donc le cadre est inchangé,
le protocole formel est le même.
Ce protocole formel requiert
quoi ? Çà aussi c’est très mallarméen : en réalité, il requiert un
officiant, une foule et des objets symboliques. C’est très simple, et très
limité : vous avez deux objets symboliques (le Graal et la lance), vous
avez un officiant central, et vous avez une foule ; et l’officiant a pour
tâche de montrer les objets à la foule.
C’est d’une simplicité
mallarméenne en effet parce que tout le problème consiste à savoir ce que veut
dire montrer et qui peut montrer.
Apparemment il faut des conditions extraordinaires pour pouvoir montrer,
puisque sinon, on ne voit pas pourquoi il n’y aurait pas un gars qui
dise : « Si tu ne veux pas le faire, je le fais ! ». Ce
n’est pas possible apparemment. Apparemment Amfortas ne peut plus et
apparemment personne d’autre ne le peut non plus. Le brave Gurnemanz par
exemple ne s’imagine pas en train de montrer le Graal ; c’est absolument
impossible. C’est pourtant un brave homme ; on voit depuis le début que ce
n’est pas lui qui va être corrompu, il a passé l’âge… Et donc n’importe qui pourrait.
Mais non, il y a des conditions drastiques — quoique sans doute assez obscures
– pour pouvoir être l’officiant du cérémonial.
Chez Mallarmé, l’officiant
futur, c’est le poète ; c’est explicite. Le poète sera l’officiant de la
cérémonie à venir.
Donc il faut un officiant,
une foule et des objets, et dans le cas de ce qui se passe à la fin, on a les
mêmes objets, un officiant et on a la même foule en plus — les
chevaliers- ; donc la foule est la même.
Mais alors à ce moment-là, le
problème se concentre sur la mutation de l’officiant. Le changement de
cérémonie — et donc la possibilité d’une cérémonie contemporaine -, c’est
qu’advienne un nouvel officiant. L’opéra raconte une mutation de l’officiant.
Officiant peut être pris en un sens large : peut-être que
le nouvel officiant en fin de compte — je crois que Syberberg a raison -, le
nouvel officiant, c’est quelque chose comme le tandem Parsifal-Kundry.
Peu importe : il y a un
nouvel officiant, et le fait que pour la première fois une femme entre dans ce
château est important. Cela fait partie de la nouveauté. Les femmes sont
admises à l’Office ! Kundry vient y mourir, mais enfin bon, c’est déjà un
commencement !
Et alors finalement quelle
est la mutation de l’officiant ? Quel est le contenu de la mutation de
l’officiant, du passage d’Amfortas à Parsifal ou, disons, de Titurel-Amfortas à
Parsifal-Kundry ?
Et bien, on arrive au cœur du
problème, au problème de l’Idée elle-même parce que cette mutation du contenu est
opérée théâtralement en vérité comme substitution de personne : il y a un
nouveau roi ; et Parsifal dit : « Je vais maintenant remplir ton
office. Tu es guéri ; je ferme ta plaie. Mais roi, c’est
fini ! » — il faut payer un prix de cette guérison – « Roi,
c’est moi ! » Et théâtralement, cela se joue par substitution entre
Amfortas souffrant et Parsifal, mais cette substitution est opaque comme telle
du point de vue du geste théâtral : je veux dire opaque quant à la
différence qu’elle produit puisque formellement, le geste est le même.
Et elle est signifiée aussi
musicalement par la déclaration de Parsifal, et c’est vrai qu’en ce point, on a
la manifestation du sujet. Cependant le problème à mon sens, c’est que
théâtralement, elle est opérée mais elle n’est pas vraiment signifiée parce que
c’est une substitution (dont les gestes formels sont les mêmes) et que
musicalement, elle est signifiée comme ouverture d’un nouveau registre
d’infini, de déclosion du château, mais le matériau musical de la déclaration de
Parsifal et de ce qui suit signifie cela peut-être aussi simplement
musicalement par un contraste saisissant entre le type de profération
d’Amfortas et celui de Parsifal, entre les hurlements de bête d’Amfortas et le
mélos extrêmement souple et apaisant de Parsifal. La proclamation est une
proclamation dont la gloire est retenue : là, je serai d’accord avec toi
[Fr. N.] pour dire que le thème de retenue wagnérien est tout à fait majeur.
Mais ce matériau musical qui est un mélos souple, apaisé, etc., est très retenu
et, en tant qu’il est très retenu, il n’éclaire pas non plus absolument sur la
signification de la disjonction.
Moi, je dirai finalement
ceci, presqu’en conclusion : si on admet que le sujet de Parsifal est la grande question ouverte à la fin du 19° siècle
sur la nouvelle cérémonie — où et comment va se produire la nouvelle cérémonie
où le collectif se représente à lui-même sans transcendance ? —, si c’est
ça le sujet de Parsifal, alors il
faut admettre qu’il y a dans la réalisation de l’Idée une sorte d’indistinction
entre restauration et innovation. Je ne dis pas que la restauration l’emporte
mais il y a une indécidabilité entre restauration et innovation et c’est
peut-être cela qui fait sujet précisément, c’est peut-être cela qui à la fin
fait sujet : c’est l’Idée que, autour de la question de la nouvelle
cérémonie, nous sommes exposés à une indistinction entre restauration et
innovation, ou une indistinction entre nostalgie et création.
Je verrai un nouvel indice
d’ailleurs dans le fait que la formule finale « Rédemption au
rédempteur » est au fond l’effectuation de la prophétie initiale ;
mais quand quelque chose est la réalisation d’une prophétie, précisément on a
immédiatement une indiscernabilité absolue entre restauration et innovation, puisque
si la prophétie est là et si le destin est qu’elle s’accomplisse, en réalité le
régime de la nécessité ou de la loi l’emporte sur le régime de la rupture ou de
la discontinuité.
Alors ça nous ouvre à une
question qui a hanté le 20° siècle — et qui continue peut-être — qui est :
une cérémonie peut-elle être d’essence nouvelle ? Y a-t-il réellement une
cérémonie moderne, non par simple indécidabilité entre restauration et innovation
mais par création effective ?
Comme vous le savez, le 20°
siècle politique a été hanté par la question de la cérémonie. C’est une des
raisons pour lesquelles on a accusé Wagner d’être protonazi et une des raisons
pour lesquelles quelqu’un d’aussi subtil dans ses analyses que Lacoue-Labarthe
maintient quand même fondamentalement ce motif, à savoir que la question de la
nouvelle cérémonie est une question qui consiste à imposer aux masses une
configuration mythique qui réitère leur clôture. La thèse de l’essence mythique
de l’œuvre de Wagner que tu [Fr. N.] as très justement à mon avis défaite,
c’est que Wagner n’aurait jamais été qu’une préparation esthétique de cette
esthétisation des masses elles-mêmes, c’est-à-dire la préparation de la
nécessité d’imposer aux masses une figure mythique qui prend en effet
périodiquement la forme d’une cérémonie. Alors la cérémonie, c’est les grands
rassemblements de Nuremberg ou de Moscou ; c’est la cérémonie où
finalement le peuple est convoqué en effet à la représentation de lui-même mais
pas du tout de l’infinité mais dans une nouvelle clôture massive de caractère
mythique. Cette visibilité cérémonielle des masses qui a hanté le 20° siècle
serait dans la continuité du propos de Wagner et à vrai dire dans la continuité
du propos de Mallarmé aussi puisque, sur ce point, comme nous l’avons vu, il
n’y a pas de différence majeure.
Alors moi je ne crois pas du
tout car je ne crois pas du tout que le recours de Wagner ait été celui d’une
imposition mythique. Wagner explore le problème. Il essaye d’en faire un sujet
d’opéra, c’est très difficile. Et
je pense que la conclusion effective de l’œuvre - si on admet que la
conclusion, c’est ce qui en termes de grandeur artistique accomplit, fait
passer le sujet -, c’est que de fait, au point où l’on en est, il n’est pas
facile de décider entre restauration et innovation et que la balance de la
nostalgie et de la création reste indécidée
Alors la querelle avec
Nietzsche est aussi là-dessus parce que Nietzsche peut avoir des raisons de
dire qu’en fin de compte, Wagner échoue. Mais quel type de rupture a-t-il
proposé lui, Nietzsche ? Il a proposé de devenir, lui, le crucifié de la
folie. Il le dit d’ailleurs ; il l’a dit : « Je casse en deux l’histoire du monde » ; mais
il a fait venir ce « je », et il a payé de sa personne. Il a fait
venir ce « je » au point précisément du cérémonial impossible.
L’idée qu’autour d’un
cérémonial impossible, à sa place, quelque chose comme une déréliction
s’instaure est tout à fait un thème immanent à Parsifal parce qu’on peut dire que c’est en ce sens que Kundry
en est l’héroïne. Car Kundry, c’est sans doute celle qui sait qu’en fin de
compte, c’est indécidable, et son
geste musical extraordinaire - à la fois la tessiture indécidée (c’est un
problème bien connu de savoir si Kundry est une mezzo ou une soprano), la ligne
musicale extraordinairement déchettée, des variations stupéfiantes de registres
dont elle est capable - indique peut-être qu’on est dans une mutabilité
historique qui rend la saisie cérémonielle des choses impraticable ou en tout
cas indécidable. Peut-être que c’est comme ça.
Cela signifierait alors que
par définition, la démocratie, c’est l’échec de la cérémonie.
Mallarmé se demande ça, si ce
n’est pas comme ça. Évidemment il y a des tas d’arguments pour montrer qu’à
chaque fois qu’il y a eu cérémonie ou tentation de cérémonie, on était dans le
totalitarisme. Mais est-ce que c’est tenable ? Est-ce que l’humanité peut
se passer de cérémonie ? Est-ce que la politique peut se passer de
cérémonie ?
Évidemment, moi, je pense que
cela ne l’est pas au long cours ; c’est-à-dire que la dissémination
marchande infinie ne constitue pas une humanité durable et que par conséquent
la question reste ouverte. C’est ça la contemporanéité de Parsifal même s’il a conclu de façon somme toute
réaliste - pas Wagner lui-même ; ça n’a pas d’intérêt, Wagner
lui-même ! Wagner lui-même avait conclu aussi comme cela parce que s’il
n’avait pas conclu comme cela, il n’aurait pas essayé de faire une cérémonie de
la cérémonie ; il n’aurait pas été obligé de dire : « Non seulement
Parsifal raconte la nouvelle
cérémonie, mais en plus, j’ai fait une cérémonie à Bayreuth ».
Imaginez : avec les bourgeois peinturlurés de la terre entière qui étaient
là, c’était une cérémonie lamentable finalement !, tout le monde à la fin
n’applaudit pas, tout le monde sort en silence, et puis après, on va manger de
la choucroute — il n’y a rien d’autre à faire ! — en disant « le
ténor n’était pas terrible »… On peut aussi dire que le curé n’a pas été
bon quand on sort ; cela n’entame pas le caractère cérémoniel mais enfin,
on voit bien que le caractère réflexif de la cérémonie (la cérémonie de la
cérémonie) entamait ou portait jugement sur la validité de la proposition
cérémonielle comme telle. C’était la proposition supposée universelle d’une relève du christianisme sans
transcendance ; c’était ça la proposition.
Donc même si Wagner a conclu
dans une indécidabilité, c’est une question qui demeure active parce que la
question de savoir si la foule se déclare - comme le dit Mallarmé - ne peut
être exclusivement récapitulée dans les figures collectives de la révolte. La
déclaration populaire, la déclaration de la foule, ne peut se suffire en
quelque manière de l’anarchie révoltée ; elle doit aussi proposer,
examiner et produire sa consistance.
Et donc la cérémonie est nécessaire,
ça c’est ma conviction. Elle est probablement aujourd’hui nécessaire et
impossible, ce qui n’est pas grave : c’est souvent comme ça ; les
vrais problèmes, c’est comme ça : c’est à la fois nécessaire et impossible ; et la possibilité
survient quand on ne l’attend plus. C’est cela un événement ! On pourrait
dire qu’un évènement aujourd’hui, ce serait quelque chose qui rendrait la
cérémonie possible. Et en ce sens Parsifal, c’est une prophétie à sa manière ; c’est-à-dire : y
aura-t-il l’évènement qui rendra la cérémonie possible ? C’est cela qui se
passe dans Parsifal, mais sans
arriver quand même à mon avis d’un point de vue formel à déplacer la nouvelle
cérémonie.
Voilà, et c’est pourquoi je
conclurai véritablement là aussi en citant Mallarmé. Mallarmé disait : au
moins par l’esprit nous devons pratiquer « l’intrusion dans les fêtes
futures » [21].
« L’intrusion dans les fêtes futures », c’est à cela que nous
convoque Parsifal : être
aptes à au moins procéder à des « intrusions dans les fêtes
futures », c’est-à-dire à des anticipations ou à des requisits de
nécessité de la fête future. Et c’est pourquoi je dirai : la nostalgie
parsifalienne — que je reconnais, qui existe, qui est en balance avec
l’innovation — n’est jamais que le revers, ou l’envers, ou la nécessité de
cette intrusion dans les fêtes futures.
Et donc nous sommes entre
nostalgie et intrusion, mais « intrusion dans les fêtes futures »,
c’est un peu plus que restauration. Ce serait un état historique de la question
de la cérémonie tel que Mallarmé et Wagner l’ont pour nous établi.
Merci !
––––
[1] [Notes du transcripteur]
Cf. l’intervention précédente de François Nicolas : « Écoutez Parsifal ! »
[2]
Cf. l’intervention précédente
d’Isabelle Vodoz : « De Parzival à Parsifal »
[3] Cf. La politique de la rédemption, dans La subjectivité à venir (Éd. Climats, 2004)
Voir également l’intervention suivante de Slavoj Zizek : « Parsifal, une pièce du théâtre didactique brechtien »
[4] Cf. Œuvres complètes (Pléiade, 1945) : p.442
[5] p. 443
[6] Voir l’intervention suivante de Denis Lévy : « Autour du Parsifal de Syberberg »
[7] Réplique n° 366
[8] Acte I, scène 3
[9] Acte II, scène 2
[10] Acte IV, scène 4
[11] R366
[12] p. 389 :
« Voire le chuchotement entendu de la raison ou un discours au Parlement, rien ne vaut que comme air tenu longtemps et selon le ton qui plaît. »
« le menu jeu de l’existence, agrandi jusqu’à la politique, tel que journellement le désigne la presse »
« Quel rapport existe entre une assemblée contenue, sobre et des exaltations tout à l’heure jaillissant, avec orgie, d’immémorialité, de soirs et de gloire ; ou autres bouffées infinies : sinon, se prête-t-on, en raison du caractère disproportionné quant à soi de tels éclats, à une mystification ».
[13] Cf. Œuvres complètes (Pléiade, 1945) : p. 388
[14] p. 394
[15] p. 397
[16] « Le dévouement à la Patrie, par exemple, s’il doit trouver une sanction autre qu’en le champ de bataille, dans quelque allégresse, requiert un culte ».
[17] p. 388
[18] p. 390
[19] p. 397 : « Rien, en dépit de l’insipide tendance, ne se montrera exclusivement laïque, parce que ce mot n’élit pas précisément de sens. »
Voir aussi p. 392 : « Une prétention, qui se targue de laïcité sans que ce mot invite un sens »
[20] p. 394
[21] p. 392