Notes sur le Parsifal de Hans Jürgen Syberberg

 

(Journée Parsifal, Ens, 6 mai 2006)

 

Denis Lévy

 

Film de 1982, donc postérieur à la Tétralogie de Boulez-Chéreau-Regnault.

Il s’agit bien d’un film, et non d’une représentation filmée de l’opéra.

Tous les rôles sauf deux sont joués en playback. Tous les décors sont constitués à partir d’une gigantesque reproduction du masque mortuaire de Wagner, « 40 tonnes de béton », divisé en plusieurs parties qui peuvent coulisser pour s’ouvrir ou se refermer. Tout se passe donc « dans la tête » de Wagner.

Film complexe et foisonnant. Je me contenterai de soulever quatre questions : l’Allemagne ; les deux Parsifal ; la laïcisation de l’opéra ; l’audiovision.

 

1.        Allemagne.

 

Syberberg a donné à la modernité quelques-uns de ses films les plus singuliers : Ludwig, requiem pour un roi vierge (1972), où bien sûr Wagner apparaît, dédoublé à la fois sous les traits d’une femme et sous ceux d’un nain ; Karl May (1974), sur l’écrivain dont les romans d’aventures exotiques célèbrent le colonialisme allemand ; Hitler, un film d’Allemagne (1977), immense film, qualitativement et quantitativement (7h), « description de l’effondrement d’un pays et d’une culture » (HJS), dans lequel la musique de Wagner tient un rôle important.

Parsifal peut être considéré comme le dernier volet d’une tétralogie sur l’Allemagne.

On a affaire à un Parsifal très germanique, nonobstant les déclarations de Syberberg sur sa méridionalité —même ce désir du Sud est très allemand. (Je me réfère ici au livre de Syberberg, Parsifal, Notes sur un film, éd. Cahiers du Cinéma-Gallimard, 1982.)

L’imagerie convoquée par Syberberg relève essentiellement de la culture germanique, en particulier de la période qui va du milieu du 19ème au milieu du 20ème, de l’époque de Wagner au nazisme.

Ainsi, le générique se déroule sur une série de photos de ruines, « les images de notre fin, de Dresde en 1945 jusqu’à […] la statue de la Liberté avec le rocher de la Walkyrie de Chéreau, engloutis dans l’océan devant New York »(p.56) —mais ce qu’on retient, c’est l’évocation des images de bombardements de la Deuxième Guerre Mondiale ; un peu plus loin, pendant le prélude de l’acte I, un cygne mazouté annonce le cygne que tue Parsifal —rapprochement sans doute un peu facile, contemporain de la vogue écologique.

La scène dite de transformation de l’acte I déploie notamment l’imagerie romantique allemande, récurrente dans les projections de fond utilisées dans tout le film (ici, une Walkyrie, une Vierge Biedermeyer, plus tard, des ruines de David-Caspar Friedrich), puis une collection de drapeaux et d’oriflammes de toutes époques, tachés de boue et de sang.

Quand Titurel apparaît pour la première fois, c’est dans le costume et la pose d’un portrait de Louis II de Bavière.

Klingsor est vêtu de cuir noir —immanquablement connoté par les uniformes nazis. À ses pieds gisent les têtes des chevaliers qu’il a mis à mal : Louis II encore, Karl Marx, Nietzsche, Eschyle… et Wagner. « On ne combat pas Hitler avec les statistiques d’Auschwitz, mais avec Richard Wagner ».

Il s’agit évidemment d’arracher Wagner à Hitler, en appelant à la rescousse toute la culture allemande, et quelques auxiliaires étrangers.

 

 

2.        Les deux Parsifal

 

À peu près au milieu de l’opéra, dans l’acte II, au cours de la scène de séduction de Parsifal par Kundry, l’acteur qui joue Parsifal est remplacé par une actrice.

Cette substitution a pour effet de mettre en évidence le playback, la séparation / collure de la voix et du corps.

Syberberg fait remarquer que si son Parsifal1 évoque la figure du jeune Jean Baptiste dans la peinture classique, Parsifal2 évoque une figure de Christ de la peinture flamande (pas tout de suite identifiable comme femme).

Comment expliquer cette substitution (momentanée, puisque Parsifal1 revient dès la fin de l’acte) ?

Parsifal1 a eu un moment de vacillement devant la tentative de séduction de Kundry, qui a pour l’occasion pris l’apparence de sa mère. Son mouvement de recul, de reprise de soi, convoque sa part féminine, ce qu’il a de féminité en lui, qui d’abord ne laisse pas prise à la séduction maternelle, et ensuite va lui permettre de résister à la tentation à laquelle peu d’hommes résistent : la tentation d’être le sauveur d’une femme.

Le « couple » Parsifal1-Parsifal2 (qui s’étreint à la fin du film) est surtout l’emblème de l’amour, de l’amour sexué, pas seulement de l’agapè chrétienne. Le film réintroduit là quelque chose que Wagner à la fois rature, rejette et regrette. Il me semble que Syberberg met l’accent sur cet aspect de l’opéra, en introduisant un second personnage féminin, en contrepoids à Kundry, dont la séduction est purement sexuelle (ainsi tombe, de plus, le soupçon de misogynie). Introduction que d’ailleurs Syberberg assigne à Wagner en faisant sortir Parsifal2 de la tête de Wagner (et filera la métaphore en faisant de Parsifal2, casquée après sa victoire, une figure d’Athéna, sortie de la tête de Zeus).

Et il est vrai que Parsifal est l’opéra de Wagner où il est le plus question de sexe (avec Tannhäuser). Je remarque que le fameux motif dit ‘de la plainte’ ou ‘de la souffrance’ (leitmotiv dont François Nicolas a montré le rôle central qu’il joue dans l’opéra, et qui est certainement le plus déchirant) intervient plusieurs fois sur le mot Sehnen (désir), et pas seulement quand il est prononcé par Amfortas : j’entends cela comme la souffrance du désir, ou sa nostalgie (Sehnsucht). (Il n’est pas complètement indifférent que cet opéra ait été écrit par un homme vieillissant et souffrant.)

Le film, donc, développe cette dimension : dans la légère connotation homosexuelle dans le personnage de Gurnemanz, mais surtout dans la mise en scène du domaine de Klingsor au 2e acte —son paysage est le corps d’une femme couchée, inspirée de Félicien Rops, et l’entrée du domaine se fait par un escalier qui monte entre ses cuisses ; à l’entrée se montre un crucifix formé par un phallus barré ; plus loin une sculpture inspirée de la Liberté de Delacroix semble brandir un poignard au-dessus d’une forme phallique qui s’avance vers elle ; enfin et surtout, il y a les filles-fleurs, avec cette inversion de la mise en scène classique de ce qui est censé être un ballet : ce ne sont plus les filles-fleurs qui virevoltent autour d’un Parsifal immobile, c’est Parsifal (et la caméra) qui va de l’une à l’autre sans s’y arrêter. Les filles-fleurs, habillées (déshabillées) et maquillées de couleurs froides, figées sur les rochers (certaines attachées) ressemblent plus aux sirènes d’Ulysse qu’à des fleurs. Et pour projections de fond, on a des détails de L’enfer de Bosch. La chair est présentée dans une crudité et une tristesse qui contrastent avec l’innocence amusée de Parsifal, habillé ici en poète romantique, mais qui rendent à la musique son aspect démoniaque —puisque après tout, tout ça n’est qu’une illusion du magicien Klingsor : la séduction du sexe pur n’est que simulacre.

Mais il y a pis que la séduction sexuelle, et bien plus dangereux : il y a la sentimentalité, sous la figure de l’amour de la mère, l’œdipe proposé par la vraie séductrice, Kundry. — Rappelons que Parsifal est antérieur aux premières  recherches de Freud…

 

3. Laïcisation de l’opéra

(entendons par là une immanentisation)

Citons quelques autres éléments qui y participent : le 1er miracle de la lance (suspendue au-dessus de Parsifal) est éliminé ; le 2e aussi (le signe de croix tracé avec la lance qui détruit le château de Klongsor) ; le 3e (la guérison d’Amfortas) n’est pas visible.

La 1re cérémonie du Graal, réduite à son minimum ; la jeune fille qui porte le calice, présentée comme la statue de la Foi de la cathédrale de Strasbourg, le tient contre sa cuisse de façon presque négligente, pas du tout comme un objet sacré.

La 2e cérémonie est conduite par Parsifal2, une femme donc, et en présence de Parsifal1 : ouverture minimale du rituel.

Le film ne se conclut pas sur la 2e cérémonie, mais sur le couple Parsifal1-Parsifal2 enlacé, puis sur Kundry dont la chevelure s’ouvre sur une boule de verre enfermant le théâtre de Bayreuth —et l’écho des cris de Kundry.

 

4.        Audiovision

 

Ma dernière remarque porte sur ce que Michel Chion appelle l’audiovision, la perception simultanée de l’image et du son.

L’extrême richesse visuelle du film, la surabondance des références artistiques et historiques, introduisent, à mon sens, une relative difficulté d’écoute, en détournant l’attention de la musique. On pourrait presque dire que dans ces conditions, la musique de Wagner tend à être réduite à l’état de musique de film.

En tout cas, le film donne à penser que le rapport de l’écoute et du regard est dans une tension difficile à tenir. Ici, la musique pose question au cinéma.

 

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