De Parzival à Parsifal

 

(Journée Parsifal, Ens, 6 mai 2006)

 

Isabelle Vodoz

 

 

En préparant cet exposé je me suis longtemps demandé comment, compte tenu du titre que j’avais proposé : « De Parzival  à Parsifal », j’allais pouvoir intégrer certaines éléments qui me tenaient à cœur et qui n’entraient peut-être pas complètement dans le cadre annoncé. Il me semble en effet que cette journée serait incomplète si l’on n’évoquait pas deux grands écrivains wagnériens de notre siècle, l’un allemand, l’autre français, qui présentent en outre la particularité d’être d’irremplaçables critiques. Je veux parler de Thomas Mann pour l’Allemagne, de Julien Gracq pour la France. Et j’ai finalement décidé d’utiliser Thomas Mann en avant-propos, tandis que Julien Gracq me servira à introduire mon sujet.

Thomas Mann est un wagnérien de la première heure et Wagner est présent dans son œuvre littéraire, dans son œuvre critique et dans sa correspondance. Pour l’œuvre littéraire il suffit de penser au personnage émouvant du petit Hanno dans les Buddenbrooks (1901), aux nouvelles Tristan (1903), et, en 1921, Wälsungenblut. A signaler un article de critique remarquable de 1933 : « Souffrance et grandeur de Wagner », une conférence « Richard Wagner et l’Anneau du Nibelung » (1937), en outre d’innombrables remarques ou développements dans des articles ou dans sa correspondance.

 

Laissons-lui la parole :

La passion pour l’œuvre enchanteuse de Wagner accompagne ma vie entière  […]

Ma curiosité pour elle ne s’est jamais démentie, je ne me suis jamais lassé de l’écouter, de l’admirer, de la surveiller, non sans méfiance, il faut le reconnaître. Mais les doutes, les objections, les reproches m’ont fait aussi peu d’effet que l’immortelle critique de Wagner par Nietzsche, que j’ai toujours considérée comme un panégyrique à l’envers, comme une autre forme d’exaltation de l’œuvre. C’était un amour haine, une autocastration. L’art de Wagner fut la grande passion amoureuse de la vie de Nietzsche. Il l’a aimé, comme Baudelaire, le poète des Fleurs du mal l’a aimé, lui dont on raconte que dans son agonie, lors de ses derniers jours de paralysie et de semi-folie, il souriait  d’allégresse quand on prononçait le nom de Wagner. De même Nietzsche dans sa nuit paralytique avait l’habitude de dresser l’oreille quand ce nom était prononcé et de dire : « Lui, je l’ai beaucoup aimé. »

 

Thomas Mann a connu Parsifal en 1909, trop tard dira-t-il dans une lettre (il a alors 34 ans), « car ma passion pour Wagner a nettement diminué dans les dernières années », et c’est peut-être l’opéra dont il parle le moins, sa préférence allant à Lohengrin. Il le replace néanmoins admirablement dans l’œuvre de Wagner, par le biais d’une comparaison pour moi tout à fait inattendue, une comparaison avec Tolstoï :

Tolstoï également possède cette capacité naturaliste de tout embrasser, cette massiveté démocratique. Chez lui aussi on trouve les leitmotivs, les autocitations, les expressions figées qui caractérisent ses personnages. Son intransigeance dans l’exécution, dans la répétition et dans l’approfondissement, sa résolution de ne pas faire de cadeau au lecteur, sa grandiose volonté de longueur lui ont été souvent reprochées. De Wagner, Nietzsche dit qu’il est en tout cas le plus impoli de tous les génies, il traite son auditeur comme si…, il répète la même légende si souvent qu’on finit par désespérer, qu’on finit par y croire. C’est là aussi une parenté, mais il existe une parenté plus profonde dans l’élément socio-éthique qu’ils ont en commun, et à cet égard peu importe que Wagner ait vu dans l’art un arcane sacré, une panacée contre les méfaits de la société, tandis que Tolstoï vers la fin de sa vie l’a rejeté en tant que luxe frivole. Car Wagner également l’a rejeté en tant que frivole. Purification et sacralisation de l’art étaient pour lui les moyens de purification et de sacralisation d’une société pourrie, c’était un homme cathartique, un purificateur, qui voulait, à travers la consécration artistique, libérer la société du luxe, du règne de l’argent, du manque d’amour, son éthique sociale fait qu’il est très proche du poète épique russe. Ils ont également un destin commun : on a voulu trouver dans leurs deux vies une rupture qui aurait provoqué une scission dans leur caractère, dans leur manière de voir les choses,  et qui ressemblerait à un effondrement moral, alors qu’en vérité ces deux vies offrent le tableau d’une unité et d’une conséquence parfaites. S’il a pu sembler que Tolstoï dans sa vieillesse avait été victime d’une sorte de délire religieux, c’est qu’on n’a pas vu que la fin de sa vie était préfigurée dans son début, qu’on a oublié ou qu’on n’a pas remarqué que le vieux Tolstoï est déjà spirituellement présent dans des personnages comme Pierre Bézoukhov dans Guerre et Paix, ou Levine dans Anna Karénine. Et quand Nietzsche présente les choses comme si Wagner vers la fin apparaissait soudain comme un vaincu, accablé sous le poids de la croix chrétienne, il ne voit pas, ou ne veut pas voir, que le monde affectif de Tannhäuser annonce celui de Parsifal, lequel résume l’œuvre d’une vie, profondément romantique et chrétienne, et la mène à son terme avec une splendide conséquence. La dernière œuvre de Wagner est également son œuvre la plus théâtrale et il est difficile de trouver un artiste dont le parcours soit plus logique que le sien.

Je crois que cette analyse est très éclairante pour aborder le rapport de Wagner à ses sources et on y reviendra sans doute.

 

Venons-en à Gracq. Dans l’avant-propos de sa pièce Le Roi Pêcheur (1948), après avoir évoqué la légende arthurienne, Julien Gracq écrit ceci :

Il semble qu’en réalité il est advenu à cette « matière de Bretagne » une malchance insigne : après de longs siècles de sommeil, un génie exceptionnellement vigoureux est apparu qui d’un seul coup a fait main basse sur le trésor et de cette vendange semble d’un coup avoir extrait tout le suc. La chose se complique de ce que Wagner, outre qu’il dispose d’une puissance de transfiguration faite pour décourager d’avance un successeur, est, comme Nietzsche l’a remarqué, un artiste de cette espèce indésirable que l’on appellerait volontiers l’espèce des jeteurs de sorts. Il y a des chefs-d’œuvre qui fertilisent leur matière, en font un carrefour magique, une étoile de routes sans cesse foisonnante de nouveaux chemins (le Faust de Goethe appartient à un monde de nébuleuses, grosses à l’infini de planètes nouvelles). Wagner est un magicien noir — c’est un mancenillier à l’ombre mortelle — des forêts sombres prises à la glu de sa musique il semble que ne puisse plus s’envoler après lui aucun oiseau. Aux ruses de Merlin se sont conjugués les sortilèges du vieil enchanteur pour faire de Montsalvat à jamais une forêt de belle au bois dormant. Aux pouvoirs d’appropriation que s’arroge comme malgré elle la musique […] s’ajoute d’ailleurs ici l’effort d’une intelligence de dramaturge particulièrement avertie, et le tabou qui semble peser sur ces domaines interdits s’aggrave pour moi de ce que je ne crois pas du tout comme Cocteau à « l’immense ridicule du livret de Parsifal ».

Il reste pourtant que cette matière  n’est pas épuisée…

Cette thèse, séduisante au premier abord, n’est pas complètement exacte. Il est vrai que Wagner, avec le génie qui lui est propre, s’empare du thème de Perceval/Parsifal dès le moment où, le romantisme aidant, on commence à s’intéresser au Moyen-âge. Il est tout aussi vrai que, à l’exception précisément de la pièce de Gracq, le Parsifal de Wagner est resté sans descendance moderne. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ce n’est pas « la matière de Bretagne » dans son ensemble qui a eu à souffrir des sortilèges du vieil enchanteur, c’est uniquement le personnage de Perceval lui-même, le personnage, et pas le thème de la quête du Graal qui, lui, reste un thème favori des auteurs de romans courtois.

Dans le monde français et anglais, peu après sa première apparition dans le roman de Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (fin du XIIe), Perceval va en effet céder la vedette à Lancelot, auquel est consacré un immense roman en prose, Lancelot du Lac, avec ses deux prolongements La Queste du Saint Graal et La Mort du roi Arthur, le tout formant un ensemble qu’on appelle couramment le Lancelot-Graal. Etant donné le parfum de scandale qui s’attache à Lancelot en raison de ses amours coupables avec la reine Guenièvre, on choisira de faire de Galaad, son fils, le pur chevalier digne de devenir le gardien du Graal. L’immense somme de Thomas Malory : Le roman du roi Arthur et de ses chevaliers de la table ronde, appelé aussi Le morte d’Arthur, résume toute l’histoire pour un public anglais, encore à la fin du XVe siècle. C’est de cette somme que va s’inspirer la large descendance cinématographique du thème, qui témoigne de sa vitalité aujourd’hui encore. Citons quelques titres pour mémoire :

 Nous avons dès 1953 Les chevaliers de la table ronde  de Richard Thorpe ; en 1967, le Camelot  de Joshua Logan (assez séduisante comédie musicale) rencontre un vif succès ; il y a bien sûr le Excalibur de John Boorman (1981), le Lancelot de Zucker (connu pour la présence de Sean Connery) (1996) et enfin en 2001 Le roi Arthur de Antoine Fuqua, qui a le mérite d’avancer une thèse inédite sur l’origine d’Arthur et de ses chevaliers.. N’oublions pas en 1974, la réjouissante parodie des Monty Python Sacré Graal. Pour être juste il faut mentionner le Lancelot du Lac de Bresson (1974) dont on a pu dire « qu’il frisait la platitude ».

En musique je n’ai trouvé, avant Wagner, que le King Arthur (1684) de Purcell qui n’est qu’un semi-opéra ; et, dans la descendance wagnérienne, Le roi Artus de Chausson (1903) et le Merlin d’Albeniz, dont le livret est d’ailleurs en anglais (1898-1902).

Toutes ces œuvres sont centrées autour du trio Arthur / Guenièvre / Lancelot. Du côté de Perceval, pas grand chose. Le Perceval le Gallois (1978) de Rohmer ne renouvelle rien, dans la mesure où il s’agit d’une mise en images et en musique, à mon avis assez ennuyeuse, du roman de Chrétien de Troyes. J’appellerais cela une œuvre de baroqueux.

Alors pourquoi ce relatif effacement de Perceval ? On est bien obligé ici de constater qu’un certain nombrilisme français remonte loin. En effet, c’est entre 1210 et 1220, que s’inscrit l’énorme roman en vers de Wolfram von Eschenbach, Parzifal. Wolfram, on aura l’occasion de le voir, se réfère abondamment à la tradition française, mais l’inverse n’est absolument pas vrai. Que la communication soit à sens unique au Moyen-âge, passe encore, mais qu’aujourd’hui encore, on choisisse d’ignorer l’apport allemand, me semble proprement scandaleux. Je n’invente rien. Dans deux éditions sérieuses récentes, l’une sur la légende arthurienne, l’autre sur la quête du Graal, le nom même de Wolfram von Eschenbach n’est pas mentionné à propos de Perceval. Il est vrai que la préface générale lui consacre généreusement 17 lignes (sur 51 pages) dans le cadre de l’examen de la pénétration de la littérature française en pays germanique !

Soyons reconnaissants à Wagner d’avoir partiellement contribué à ébranler un peu cette forteresse d’ignorance. Entre nous, qui s’aviserait de lire l’admirable poème qu’est La Chanson des Nibelungen, si nous n’avions pas le Ring ?

 

 

Nous voici donc ramenés à Wagner et à sa source quasi unique.

Que sera Parsifal ? Wagner ne le sait pas encore exactement. Il a bien devant lui le long poème de Wolfram : autant dire rien.

Telle est la déclaration catégorique qu’on trouve au début de la traduction que Marcel Beaufils donne du Parsifal de Wagner. Et de se référer aux lignes si souvent citées que Wagner consacre, dans son autobiographie, Ma vie, écrite à la fois pour Cosima et pour Louis II, entre 1870 et 1880 (donc en plein travail à Parsifal) à  la vision qu’il avait de Wolfram en 1847 :

Le désespoir de Parzival vis-à-vis de Dieu est absurde et non motivé. Sa conversion est plus insatisfaisante encore. Ce qu’il dit de la « question » est complètement fade et dépourvu de toute signification. Il faudrait ici que j’invente pratiquement tout.

Il est manifestement plus simple de croire Wagner sur parole que d’aller y voir de plus près. On peut déjà commencer par lire les lignes qui précèdent immédiatement :

Tout ce qu’on peut conserver de Wolfram von Eschenbach ce sont au plus quelques descriptions, dans lesquelles le poète moyenâgeux excelle :  on trouve chez lui une vision concrète et profondément sentie.

Il est vrai que Wagner conclut par : Mais l’ensemble reste toujours vide et stupide.

 

Je n’ai ici nullement l’intention de dresser un catalogue de ce que Wagner a emprunté ou n’a pas emprunté à sa source, à supposer que ce soit possible, je vais simplement essayer de montrer pourquoi le texte de Wolfram von Eschenbach a pu stimuler Wagner, et en quoi ce texte est pour moi, l’un des romans courtois les plus réjouissants et les plus originaux qu’il m’ait été donné de lire.

 

Quelques mots sur Wolfram von Eschenbach. Ce poète du Sud de l’Allemagne (Franconie) vécut probablement entre 1170 et 1220. Son Parzival a dû être composé entre 1200 et 1210. Il est fortement inspiré du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, dont on suppose qu’il a été écrit entre 1181 et 1185. Cette dernière œuvre est inachevée, sans doute à cause de la mort du poète, et compte un peu plus de 9000 vers, contre près de 29000 pour Wolfram. Wolfram se réclame fréquemment d’un poète provençal Kyot, dont on n’a pas retrouvé la trace.

Wagner a lu Parzival probablement dès sa parution en allemand moderne, laquelle prend place entre 1836 et 1842. Je rappelle que le plan de Tannhäuser est achevé en 1842 et que Wolfram von Eschenbach en est l’un des personnages principaux, véritable et noble contrepoids du héros perverti, en mal de rédemption. Voici le récit que Wagner fait de cette découverte, dont il parle à propos de son séjour aux bains de Marienbad en été 1845 :

J’avais soigneusement choisi les lectures que j’emportais : le poème de Wolfram von Eschenbach dans la traduction de Simrock et San Marte et, en rapport avec cela l’épopée anonyme, « Lohengrin », avec la grande introduction de Görres. Le livre sous le bras je m’enfonçai dans les forêts voisines afin de pouvoir, étendu au bord du ruisseau,  m’entretenir avec Titurel et Parzival dans le poème à la fois étrange et pourtant si intimement familier de Wolfram. Bientôt je sentis monter en moi le désir de donner moi-même forme à ce que je lisais et ce, avec une telle violence que, bien qu’on m’ait mis en garde contre tout excès de travail aux eaux de Marienbad j’eus de la peine à résister à la pression. Une excitation presque angoissante s’empara de moi : Lohengrin, dont la toute première conception remontait à mon dernier séjour à Paris, se tenait soudain devant moi parfaitement armé et avec tous les détails de la forme dramatique de l’ensemble. En particulier  la légende du cygne qui s’attache à lui de manière si significative, et dont j’avais pris connaissance à l’époque à travers mes études sur ce complexe mythologique, se para dans mon imagination d’un charme exagéré.

 

Vous allez comprendre rapidement pourquoi je choisis maintenant de vous lire l’extrême fin du Parzival de Wolfram von Eschenbach :

Loherangrin grandit et devint un jeune homme viril et fort qui ignorait totalement la peur. Lorsqu’il fut devenu chevalier il accomplit au service du Graal des actions glorieuses.

Voulez-vous en savoir plus ? Longtemps après les événements que j’ai racontés vivait dans un pays une noble et vertueuse femme. De par ses origines et sa naissance elle était aussi noble que puissante et menait une vie chaste, dont tout désir terrestre était absent. Bien des nobles seigneurs, parmi lesquels des têtes couronnées et de nombreux princes, avaient demandé sa main, mais elle s’était vouée à Dieu de manière si totale qu’elle refusa tous les prétendants. Alors bien des vassaux de son pays s’impatientèrent : pourquoi tardait-elle donc à prendre un époux qui serait pour eux un digne suzerain? Mais on avait beau lui faire des reproches, s’en prendre à elle sans qu’il y eût de sa faute, elle avait remis son destin complètement dans les mains de Dieu  et elle convoqua une assemblée où elle invita tous les nobles de son pays ainsi que de nombreux envoyés de pays lointains. Devant eux elle fit le serment de ne s’unir à aucun homme, sinon celui que Dieu lui aurait spécialement destiné. Dans ce cas elle l’écouterait volontiers et recevrait son amour.

Elle était souveraine de Brabant. C’est alors que de Monsalvage fut envoyé à elle le chevalier que Dieu lui destinait. Un cygne l’amena à elle et il débarqua à Anvers. Elle trouva en lui un excellent époux car son comportement était irréprochable et tous ceux qui l’approchaient voyaient en lui un beau et vaillant chevalier. Il possédait une vaste culture et connaissait les règles de la décence et de la courtoisie, de plus il était aimable, généreux et n’avait aucune faiblesse. Après avoir été solennellement reçu par la souveraine il se tourna vers elle et devant ses sujets rassemblés il déclara : « Princesse, si j’accepte ici la charge de souverain du pays, soyez certaine que pour ce faire je renonce à une autre charge également glorieuse. Mais avant toute chose de dois vous faire une prière : Ne demandez jamais qui je suis. Aussi longtemps que vous ne demanderez rien j’aurai le droit de rester auprès de vous. Mais si vous posez la question, notre lien d’amour prendra fin. Si vous ne tenez pas compte de cette mise en garde, je serai obligé, selon la volonté de Dieu, de vous abandonner.

Elle lui donna sa parole de femme qu’elle prendrait à cœur son avertissement et qu’elle ferait tout ce qu’il exigeait d’ elle, aussi longtemps que Dieu lui laisserait toute sa raison. Malheureusement cette promesse devait être rompue en raison d’un amour trop grand.

Dans la nuit qui suivit elle se donna à lui et il devint prince de Brabant. Lors des noces, qui furent célébrées en grande pompe, plus d’un noble seigneur reçut de ses mains les fiefs qui lui revenaient. C’était non seulement un juge juste, mais il accomplit également bien des exploits chevaleresques, à l’occasion desquels il remporta toujours la victoire. Le couple princier eut de gracieux enfants et il y a encore bien des gens en Brabant qui peuvent raconter comment elle le reçut, comment, chassé par sa question, il prit congé d’elle et combien de temps il est resté dans le pays. C’est à contre cœur qu’il la quitta, mais son compagnon de voyage, le cygne, apparut après la fatale question, tirant une jolie petite nacelle, et l’emmena. En cadeau il laissa une épée, un cor et un anneau. Puis Loherangrin partit, lui, qui, comme l’histoire le raconte, était le fils de Parzival. Il voyagea par terre et par mer jusqu’au moment où il fut revenu dans la garde du Graal.

 

Mon but, en vous lisant  ce qui pourrait aisément passer pour un synopsis de l’opéra de Wagner, était de montrer qu’il faut très probablement relativiser le mépris dont celui-ci témoigne à l’égard de Wolfram, dans des mémoires où il reconstitue trente ans après son état d’esprit de l’époque. Lors de son premier contact avec Wolfram Wagner a certainement dû être sensible à la vivacité de ton, à la manière de faire vivre les personnages qui fait le charme du Parzival par rapport à beaucoup de romans de chevalerie, dans lesquels le récit d’aventures répétées où le héros triomphe de son adversaire pour les yeux d’une belle dame finit par engendrer une certaine monotonie.

Pour commencer, un exemple qui fait ressortir à la fois ce que Wolfram doit à Chrétien de Troyes et comment il le renouvelle par un ton qui lui est particulier.

Sur bien des points Wolfram suit Chrétien de très près. Or, une des habitudes des romans de chevalerie, est d’abandonner soudain le héros principal pour s’intéresser à l’aventure de tel ou tel autre preux. Très curieusement ce preux est souvent Gauvain, qu’on retrouve dans cette fonction tant dans le cycle Lancelot que dans le cycle Perceval. Il mériterait vraiment qu’on lui attribue l’oscar du meilleur second rôle ! A noter d’ailleurs que c’est le seul chevalier dont Wagner, par deux fois, mentionne le nom, même si c’est pour signaler son absence.

Suivant donc Chrétien, Wolfram consacre un très long passage, au milieu du roman, aux aventures de Gauvain. Dans le cours de ses exploits celui-ci accepte d’être le chevalier servant de Obilot, une petite fille qui se dispute avec sa sœur aînée au sujet des mérites des divers chevaliers réunis pour un tournoi.

D’abord un extrait de Chrétien de Troyes :

Elle est aussitôt venue à monseigneur Gauvain

Et, tenant ses genoux embrassés,

Elle lui a dit : « Cher seigneur, écoutez-moi !

C’est à vous que je suis venue me plaindre

De ma sœur qui m’a battue.

Faites-m’en justice, s’il vous plaît ».

A l’intervention du père, consterné par l’audace de sa fille,. Gauvain répond :

Dieu me pardonne monseigneur,

Mais quel joli mot d’enfant

De la part d’une si petite demoiselle !

Je ne lui opposerai pas de refus,

Mais, puisqu’elle le souhaite, demain je serai

Pour un temps son chevalier.

Soyez en remercié, cher et doux seigneur

Dit-elle si joyeuse

Qu’elle s’est inclinée devant lui jusqu’à terre.

 

Le seigneur ramène sa fille,

Assise sur l’encolure de son palefroi.

Puis interviennent les combats, Gauvain fait présent à sa petite demoiselle des dépouilles des chevaliers dont il triomphe ; arrive le moment de prendre congé :

Il (le père) a beaucoup insisté pour qu’il reste,

Mais monseigneur Gauvain a opposé

Un refus à toutes ses prières.

Alors la petite demoiselle,

qui n’était ni sotte ni méchante,

lui prend le pied et le baise,

puis elle le recommande à Dieu  Notre Seigneur.

 

Voici ce que le même épisode donne chez Wolfram :

Alors le noble Gauvain dit : « Noble demoiselle, je veux les deux choses, votre amour et vous soutenir. Je mets ma vie à votre service. »

Pendant cet échange sa petite main était entre ses mains à lui….

[…]

La fillette et sa camarade de jeux remercièrent beaucoup Gauvain, l’hôte de la maison, et prirent congé. Les deux fillettes s’en furent très heureuses. La petite fille du burgrave demanda : « Dites-moi, ma demoiselle, ce que nous pouvons lui offrir, car nous n’avons que nos poupées…. »

Obilot va chercher conseil auprès de son père :

Celui-ci fit monter Obilot devant lui sur son cheval, mais elle dit : « Et où ira donc mon amie ? » Alors s’éleva une joyeuse querelle entre les chevaliers de la suite du prince pour savoir qui prendrait la petite fille sur son cheval…

Suit le combat. Les chevaliers qui ont bien combattu sont remerciés par un baiser de leurs dames :

Gauvain fut également remercié de cette façon, mais il dut soulever sa dame jusqu’à lui. Il pressa tendrement l’enfant contre sa poitrine comme une poupée.

Puis il doit partir :

Obilot s’écria en pleurant « Emmenez-moi avec vous. »  Mais il lui fallut refuser la demande de la jeune et douce fillette dont la mère fut amenée non sans peine à l’arracher à ses bras.

Nous retrouverons ailleurs cette manière enjouée de décrire un enfant.

 

Par ailleurs Wolfram ne se considère pas comme un poète, il revendique sa qualité de chevalier, comme tel il a combattu et ne se prive pas de faire appel à sa propre expérience en introduisant quelques détails réalistes. D’où un aspect qu’on pourrait parfois dire prosaïque et presque terre à terre. Quelques exemples :

Il avança avec six étendards devant lesquels le combat s’enflamma immédiatement. Les trompettes sonnaient comme le tonnerre le plus effroyable et le grondement de plusieurs tambours se mêlait à leur vacarme. Je n’y peux rien, si l’on piétina sans scrupules les chaumes. Les vignes autour d’Erfurt montrent aujourd’hui encore les traces de telles dévastations causées par les sabots des nombreux chevaux.

Cette remarque permet de dater l’écriture du Parzival, attendu qu’on sait qu’Erfurt fut le théâtre de combats en 1203.

 

On trouve aussi chez Wolfram une tendance à moraliser :

Des mules harnachées ainsi que des voitures chargées passaient en foule devant Gauvain, le fils du roi Lot. Les animaux étaient pressés de rentrer à l’écurie. Derrière venait, en une foule multicolore, le train, dont faisaient partie de nombreuses femmes, parmi lesquelles plus d’une portait déjà la douzième ceinture de chevalier en récompense de son amour vénal. Ce n’étaient naturellement pas des reines ; on nomme ce genre de créatures des filles à soldats. Jeunes et vieux ribauds suivaient, les jambes fatiguées d’avoir tant marché. Plus d’un aurait mérité la corde plutôt que de gonfler les rangs de l’armée et de déshonorer les nobles par leur présence.

 

Ce qui est intéressant pour le rapport (ou le non-rapport) à Wagner, c’est que non content de donner son avis, de dire ce qu’il ferait ou ne ferait pas dans telle ou telle situation, Wolfram va prêter cette expérience à son héros. Parzival, quittant son mentor, Gurnemanz, part pour de nouvelles aventures. Voici quel est son état d’esprit :

Parzival s’en fut. D’aspect et de comportement c’était un courtois chevalier mais dans son for intérieur il était troublé. Il se sentait à l’étroit dans l’espace. La verdure lui semblait pâlie et son armure vermeille comme décolorée. Son cœur commandait à  ses yeux. Depuis qu’il avait laissé derrière lui sa bêtise, à la manière de Gamuret, il ne cessait de penser à la belle Liaze.

Mais la belle Liaze sera vite oubliée. Parzival arrive dans une ville assiégée. Prenant fait et cause pour les assiégés et leur reine, Condwiramour, il réussit à libérer la ville. Le blocus est levé et des navires arrivent chargés de nourriture.

La foule des affamés dévala des créneaux pour piller les navires. Ces gens maigres et secs dont les estomacs s’étaient rétrécis auraient pu, tant ils étaient légers, voler au vent comme des feuilles.

Un responsable s’interpose et on demande son avis à Parzival:

Parzival ordonna que les marchandises soient payées aux marchands le double de leur prix et ensuite seulement tout le monde put manger. Mais, (poursuit Wolfram) laissez-moi vous raconter ce que fit Parzival, le pur héros [der reine]. D’abord il répartit de ses propres mains les mets en petites portions et il régala ceux qui l’entouraient. Il ne voulait pas surcharger leurs estomacs vides . Il leur distribua ainsi la nourriture et ils s’en trouvèrent bien. Vers le soir le noble et avisé héros leur en donna davantage..

Wolfram écrit bien « der reine ». Mais n’étant plus fol [cf der reine Tor], Parzival ne demeurera pas longtemps chaste. Suit en effet immédiatement le passage où Wolfram décrit avec délicatesse le grand amour auquel son héros restera à jamais fidèle :

On leur demanda s’ils voulaient dormir ensemble, lui et la reine dirent que oui. Et il demeura à côté d’elle avec une décence telle que bien des femmes en seraient insatisfaites, qui mettent tout leur soin à se parer, reniant ainsi leur bonne éducation. Devant les étrangers elles feignent d’être chastes mais dans leur cœur elles pensent autrement.

Celui qu’on appelait le chevalier vermeil resta chastement à côté de la reine. Mais elle pensa qu’elle était sa femme. Au matin elle se coiffa par amour du bonnet de femme mariée et lui donna tout son royaume.

Ils vécurent ainsi pendant deux jours et une troisième nuit et ils étaient heureux de leur amour. Mais il pensait souvent au conseil de sa mère et à ce que Gurnemanz lui avait dit : que l’homme et la femme étaient un. Ils enlacèrent leurs bras et leurs jambes et, s’il faut que je le dise, il découvrit la douce proximité, et la vieille pratique toujours nouvelle s’établit entre eux. Ils s’en trouvèrent bien et non pas mal.

En fait, dans Chrétien de Troyes comme dans Wolfram, Perceval / Parzival ni ne demeure puceau, ni ne renonce aux joies de l’amour. A leur époque la seule chose requise du parfait chevalier est qu’il soit à jamais fidèle à la dame à laquelle il a engagé sa foi. L’exigence de chasteté intervient dans des romans ultérieurs, en particulier dans La queste du Saint Graal, où il est dit que servir le Graal est réservé à trois chevaliers, dont deux seront chastes, ce sont Perceval et Bohort, et le troisième vierge, ce sera Galaad.

 

Pas plus que le problème de la chasteté, le problème de la religion, du baptême, ne semble troubler Wolfram, qui fait preuve sur ce sujet d’une tolérance, voire d’une indifférence, réjouissantes. Pour s’en convaincre il faut se reporter aux deux premiers et aux deux derniers livres de son Parzival, qui en compte seize, et qui, dans une certaine mesure, servent de cadre à son poème. Ce sont ceux qui m’ont toujours paru les plus étonnants par leur originalité, ce sont en tout cas les plus divertissants.

 

Wolfram commence son roman bien avant la naissance de Parzival car il s’attache à décrire les aventures de Gamuret, son père. Gamuret est le fils cadet d’un roi d’Anjou. Selon la loi française (nous explique Wolfram) c’est l’aîné qui hérite de tout le patrimoine. Gamuret choisit de ne pas se satisfaire des généreuses propositions de son frère et part au-delà des mers. On notera qu’il n’est aucunement question d’aller « délivrer les lieux saints occupés par les infidèles », simplement, Gamuret part chercher fortune en Orient, un peu comme le feront les fils de famille du XIXe siècle qui partent pour les colonies.

Cela nous vaut une vision tout à fait intéressante de ces pays lointains, vision absolument dépourvue du moindre sentiment de supériorité. Ainsi Gamuret entend parler d’un puissant souverain régnant à Bagdad et universellement révéré. Commentaire de Wolfram :

Cette grande majesté de Baruch existe encore aujourd’hui. De même que les principes de la vie chrétienne auxquels nous astreint le baptême sont fixés à Rome, de même les règles de vie religieuses  des païens sont fixées là-bas.

Premier contact avec le royaume de Zazamanc :

Les habitants de Zazamanc étaient sombres comme la nuit, si bien qu’un séjour parmi eux ne lui semblait pas très attirant. Pourtant il résolut de rester et on se fit un honneur de le recevoir du mieux qu’il était possible.

La souveraine de ce royaume, la reine Belakane entend parler de Gamuret mais hésite  à le rencontrer :

Sa couleur de peau est différente de la nôtre. Espérons que cela ne le choquera pas.

Loin d’être choqué Gamuret tombe amoureux de la reine, laquelle ne lui cache pas qu’elle a aimé un autre homme, qui est mort avant le mariage projeté :

A cet instant il lui sembla que jamais dans le cœur d’une femme n’avait régné une fidélité aussi digne d’estime, et ce, bien qu’il s’agît d’une païenne. Sa vertu, ainsi que les larmes qui ruisselaient sur ses joues et qui de ses yeux inondaient sa poitrine recouverte de zibeline, étaient un véritable baptême.

Ils s’aiment donc :

Et la reine et l’aimé de son cœur s’adonnèrent aux joies de l’amour bien que leur couleur de peau fût différente.

En résumé, Gamuret est très heureux, chérit la reine mais rêve d’autres aventures et finit par la quitter. Plutôt que d’affronter la séparation il lui laisse une lettre — en français, précise le texte,— où il l’assure de son amour, ajoutant que si elle était baptisée il serait resté La reine n’y verrait aucun inconvénient et serait prête à se convertir par amour, mais Gamuret ne reviendra pas en arrière..

Lorsque son temps fut venu, la souveraine mit au monde un fils de deux couleurs, mais Dieu avait fait un miracle, sa peau était en effet blanche et noire. La reine couvrit les places blanches de baisers. La mère nomma son petit enfant Feirefiz (fils + « vair »= pie) d’Anjou  […] Ses cheveux et sa peau étaient comme le plumage d’une pie.

Le roman abandonne ensuite Belakane et son fils pour suivre les exploits de Gamuret, qui, rentré en France, rencontre la reine Herzeleyde. Celle-ci tombe amoureuse de celui que le roman continue à appeler « le roi de Zazamanc ».  Gamuret hésite et, à son cousin qui lui reproche son manque d’empressement, il avoue qu’il se languit encore de Belakane :

Plus d’un ignorant pense que  la couleur sombre de sa peau m’a fait fuir. Oh non, elle était pour moi comme le soleil. Comme c’était une femme incomparable, j’éprouve encore un grand chagrin.

Il s’en explique avec Herzeleyde,  à qui il avoue qu’il a déjà une épouse qu’il aime mieux que sa vie, mais celle-ci va utiliser l’argument de la religion pour l’en détacher :

Au nom de mon amour sous devez abandonner la mauresque. La bénédiction du baptême est plus puissante. Quittez cette païenne et aimez-moi selon notre foi chrétienne.

Le mariage est conclu mais Gamuret, toujours avide de nouvelles aventures repart et est tué avant même la naissance de son second fils :

Quinze jours après la souveraine mit au monde un petit enfant. C’était un fils, si solidement bâti qu’il faillit coûter la vie à sa mère. C’est maintenant que commence mon véritable récit, puisque vient seulement de naître celui dont il traite.

Je vous rappelle que Chrétien de Troyes, lui, commence son récit au moment où le jeune Perceval, appelé le fils de la veuve, selle son cheval pour partir à la chasse.

 

Dans le cours du roman  il ne sera question du demi-frère de Parzival qu’une seule fois, quand Cundry lui reproche de n’avoir pas sauvé le roi pêcheur. En même temps qu’elle lui apprend quel est son nom, et quel est son père, elle le compare à son demi-frère pour lui faire honte :

Feirefiz d’Anjou n’a pas laissé comme vous se corrompre les nobles qualités qui distinguaient votre père.

Reproches assortis du commentaire redondant, qui permettra le moment venu à Parzival de reconnaître son frère:

Sa peau est certes étrange, différente de ce celle des autres gens, car elle est noire et blanche.

 

Les deux derniers livres du Parzival, sont tout à fait curieux. En effet on pourrait dire qu’ils représentent une sorte d’hymne aux relations entre frères. Feirefiz n’est pas du tout un faire-valoir de Parzival, il a une forte personnalité et on pourrait presque dire qu’il devient le double de Parzival, son double païen certes, mais qui, sur le plan de la noblesse des sentiments, ne le cède en rien au héros du roman.

Comme il se doit, tout commence par un combat. Parzifal et Feirefiz s’affrontent sans se connaître, et, pour l’un comme pour l’autre, c’est la première fois qu’ils rencontrent un adversaire à leur taille.

Quelques notations au passage :

Ce n’est que parce qu’il sont opposés l’un à l’autre que je peux distinguer le païen du chrétien.

C’est le combat de la pureté de la fidélité : la fidélité combat la fidélité. Tous les deux risquent leur vie par amour.

La fatigue se faisant sentir, les deux adversaires se reposent ensemble sur le gazon. Et Wolfram, avec son goût pour les détails concrets, écrit :

Le noble païen s’adressa courtoisement à son adversaire en français, qu’il parlait très bien mais avec un accent païen (= arabe).

Ou bien, autre détail, une fois qu’ils se sont reconnus comme frères Feirefiz  propose à Parsifal de renoncer au vouvoiement, mais celui-ci décline respectueusement cette offre en arguant du fait que Feirefiz est l’aîné.

Parzival emmène son frère à la cour du roi Artus. Feirefiz d’Anjou est reçu avec tous les honneurs qui lui sont dus et admis à s’asseoir à la Table ronde.

Or, à la fin de ce livre XV, réapparaît Cundry qui annonce à Parzival qu’il a été élu pour devenir le souverain du Graal. Pour le conquérir il doit se rendre à Montsalvage, château d’Anfortas, avec un seul chevalier qu’il doit choisir. Parzival choisit son demi frère et tous deux partent ensemble sous la conduite de Cundry.

 

Le livre 16 est celui du happy end.. Grâce à Cundry les deux frères arrivent à Montsalvage, où Anfortas les reçoit. A la grande joie de Parzival, sa femme et ses deux fils l’y rejoignent. A citer encore une de ces petites scènes concrètes où excelle Wolfram :

On porta Lohengrin vers son oncle Feirefiz, mais comme celui-ci était noir et blanc le petit garçon ne voulut pas l’embrasser. De nos jours encore de nobles enfants s’abandonnent à la crainte. Le païen ne fit qu’en rire.

Intervient la solennelle présentation du Graal, que Wolfram raconte en détail. En particulier, les plats se remplissent tout seuls de mets délicieux. Et Feirefiz n’y comprend rien. On s’aperçoit alors qu’il ne voit pas le Graal. De plus il est tombé passionnément amoureux de Repanse de Schoye, la sœur d’Anfortas, celle qui était commise autrefois à la garde du Graal. On lui explique qu’aucun païen ne peut voir ce que voit le reste de la société et on lui conseille de se faire baptiser. 

Si je me fais baptiser par égard pour vous, est-ce que ce baptême me rapprochera de la réalisation de mon amour ?

 Et l’impatience du païen  fait beaucoup rire Parzival et Anfortas. Une fois baptisé et heureusement marié Feirefiz repartira, chrétien, et, en Inde, sa femme donnera naissance à un fils Jean, qu’on appellera le prêtre Jean. Désormais, nous dit Wolfram, tous les rois porteront ce même prénom.

 

Vous avez pu constater qu’il règne dans ce roman une sorte de joie de vivre bon enfant dont on ne peut s’étonner qu’elle n’ait pas convenu à Wagner. Certes Les Maîtres chanteurs ont prouvé qu’il était tout à fait capable d’écrire des scènes de comédie, mais ici on est dans le cadre du « Bühnenweihfestspiel ». Parzival n’est probablement pas l’œuvre initiatique que certains critiques ont voulu y voir, mais rappelons-nous que Thomas Mann disait de lui que c’était un homme cathartique, un purificateur, qui travaillait à la purification de la société par l’art. Dans ces conditions on ne peut guère s’étonner qu’il n’ait pas repris le ton allègre et léger propre à Wolfram.

 

En conclusion je voudrais revenir rapidement sur le personnage le plus original de l’opéra, je veux évidemment parler de Kundry.

Chez Chrétien de Troyes, lors de son unique apparition, elle est présentée comme un personnage au physique absolument repoussant. Je ne cite que quelques vers :

Ses yeux formaient deux creux,

Pas plus gros que des yeux de rat,

Son nez tenait du singe ou du chat,

Et ses lèvres, de l’âne ou du bœuf,

Ses dents ressemblaient au jaune d’œuf

Pour la couleur, tant elles étaient roussâtres.

Et elle avait de la barbe comme un bouc.

Sur ce plan, Wolfram lui emboîte le pas et même en rajoute :

Deux défenses de sanglier lui sortaient de la bouche. Elle possédait un nez comme celui d’un chien. Elle avait les oreilles d’un ours…

Cependant le personnage revêt immédiatement une épaisseur supplémentaire :

La demoiselle était très savante, elle parlait toutes les langues, le latin, le païen (= l’arabe), le français. Elle était d’esprit courtois, elle connaissait la dialectique et la géométrie, ainsi que l’astronomie. Elle s’appelait Cundry et son surnom était la sorcière. Elle n’avait pas la bouche embarrassée et parlait sans arrêt.

Et surtout, si dans Chrétien elle reproche simplement à Perceval de n’avoir posé aucune question au roi pêcheur, c’est avec Wolfram que s’introduit le motif si fondamental pour Wagner de la compassion :

Dites-moi, sire Parzival, pourquoi vous n’avez pas libéré le pauvre pêcheur de ses douloureux soupirs, alors qu’il était là devant vous misérable et dans la détresse. […] Hôte sans foi, vous auriez dû prendre ses tourments en pitié.

On ne peut pas exclure que Wagner ait été influencé par Wolfram dans sa vision du personnage, on sait par sa fameuse lettre à Mathilde Wesendonck de 1859, combien rapidement il a vu  ce qu’il pouvait en faire. Mais ce qu’il en a fait dépasse de très loin tout ce qu’il pouvait trouver ailleurs et relève donc de son génie propre. Citons encore une fois le vieux Thomas Mann (il a près de 75 ans), qui revenant sur Parzival en 1949, écrit :

Cette œuvre de vieillesse, très sous-estimée, est pourtant à vrai dire absolument passionnante. On y trouve la plus extraordinaire musique (transformation du IIIe acte) et le personnage de Kundry est sans aucun doute sa conquête poétique la plus achevée.

Et Thomas Mann d’ajouter :

Il le savait

 

Il était bon de revenir à la musique, et pour ne pas oublier l’autre dimension, la mise en scène, je voudrais en conclusion rendre hommage à la manière géniale dont Syberberg a su symboliser l’idée que, quelles que soient les coïncidences avec le monde ancien ou moderne, et, comme on le sait, il ne se prive pas d’en évoquer dans son film, tout a pris naissance et se joue dans cet unique décor qu’est la tête du vieil enchanteur.

 

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