Questions sur la catégorie de Weltanschauungsmusik

François Nicolas

 

 


Premières questions

(15 mars 2004)

 

Ces premières questions sont d’ordre plutôt « philosophique » : le rôle central joué par le concept (philosophique) de Weltanschauung et le caractère fondamentalement hybride de la Weltanschauungsmusik (mixte de pensée musicale et de pensée discursive) y incitent, dans un premier temps au moins.

 

 

« Sujet » ?

Si le concept de Weltanschauung met bien l’accent sur le sujet qui voit ou intuitionne le monde (cf. le premier cours d’H. Danuser), quel est alors le sujet de la Weltanschauungsmusik ?

Si c’est le compositeur, ceci semble en contradiction avec le principe d’une Weltanschauungsmusik incarnée dans les œuvres plutôt qu’inscrite dans les intentions du musicien. Ceci engagerait donc une conception de l’œuvre de la Weltanschauungsmusik comme sujet musical. Est-ce là une conséquence exagérée ?

Question

Qui est sujet de la Weltanschauungsmusik ? Qui est celui qui « voit » ici le monde : l’œuvre ou le musicien ?

 

« Monde » ?

Que signifie exactement le mot de monde (Welt) dans la catégorie de Weltanschauung et par là dans celle de Weltanschauungsmusik ?

En quoi la « conception du monde » ici nommée se distingue-t-elle d’une « conception de l’existence », plus centrée sur le sujet qui l’éprouve que sur « le monde » dans laquelle le sujet s’inscrit ?

Ou encore, des sept Inbilds, en quoi les cinq premières (communauté, culture-érudition, héros, amour, religion de l’art) engagent-elles une vision « du monde » plutôt qu’une logique « de l’existence », une philosophie « de la vie » ?

Ceci suggère-t-il qu’il faille comprendre ces Inbilds comme thématisant le sujet plutôt que le monde dans lequel le sujet s’insère ?

Y a-t-il de ce point de vue différence qualitative avec les deux derniers Inbilds (nature, tout-cosmos) ?

Question

Quel est « le monde » pour la Weltanschauungsmusik ? Un « monde de la musique » spécifique ? L’univers ? Telle ou telle situation particulière ? Telle ou telle « société » ?

 

« Autonomie » ?

Poser que l’œuvre musicale puisse avoir une face d’autonomie suppose, peu ou prou, que cette autonomie ne lui est pas propre mais relève d’une capacité musicale plus vaste (il semble en effet difficile de penser qu’une œuvre musicale puisse isolément fonder une loi ; il paraît plus aisé de soutenir qu’une œuvre hérite de lois musicales éventuellement autonomes, c’est-à-dire non déduites de lois non-musicales).

Si tel est bien le cas, le conflit constitutif de la Weltanschauungsmusik (entre autonomie et hétéronomie) n’engage pas que les œuvres concernées mais porte sur le statut même de la musique, d’un éventuel « monde de la musique » et de sa possible « autonomie ».

Question

À quel niveau la composante d’autonomie musicale postulée par la Weltanschauungsmusik s’établit-elle ?

 

Action de l’œuvre ?

Si une part de la frontière entre autonomie et hétéronomie que travaille la Weltanschauungsmusik doit être comprise comme autonomisation (c’est-à-dire conquête d’une nouvelle autonomie musicale sur des territoires organisés selon des lois hétérogènes à la musique), de manière dynamique donc, ceci suggèrerait que la Weltanschauungsmusik se soucie de gagner à la musique de nouveaux territoires (de les musicaliser), plutôt que de transmettre des effets musicaux à des réalités extérieures (non musicales). Ou encore : la Weltanschauungsmusik se caractériserait moins par la prise en charge de sa propre « réception » qu’à l’inverse par le souci de capter l’hétérogène. Bref, elle opèrerait de préférence de l’extérieur vers l’intérieur d’elle-même ; elle tenterait d’introjecter musicalement plutôt que d’agir vers l’extérieur.

Or la Weltanschauungsmusik est présentée comme se caractérisant par un geste vers l’extérieur de l’œuvre et de la musique, par un projet musical sur « le monde », « la société », etc.

C’est donc que son éventuel souci d’autonomisation se mixte d’un autre souci, non d’hétérogénisation mais d’externalisation, bref quelque chose comme un souci de propagande musicale : l’œuvre de Weltanschauungsmusik voudrait influencer la société à laquelle elle s’adresse en sorte de la configurer peu ou prou à son image. L’œuvre de Weltanschauungsmusik se présenterait par exemple comme un modèle de communauté pour cette société, ou elle s’offrirait comme catalyseur possible pour constituer cette société en communauté (autour de l’œuvre d’art) — voir le thème de l’art comme religion —.

Question

Si ce type d’action est bien le propre de la Weltanschauungsmusik, et s’il est vrai qu’agir sur soi est facile à concevoir alors qu’agir sur de l’hétérogène est plus difficile à penser, comment alors la Weltanschauungsmusik projette-t-elle d’agir sur l’extérieur (non-musical), sur « la société » par exemple ?

 

Effets en retour

J’ai proposé ailleurs de distinguer quatre dimensions dans l’insertion « historique » des œuvres musicales :

1. Une généalogie (entre œuvres).

2. Une archéologie (des œuvres dans un état donné du monde de la musique).

3. Une historicité (des œuvres = leur conditionnement par d’autres modes non musicaux de pensée).

4. Une historialité (du monde de la musique = son conditionnement par le « chaosmos » extérieur).

La Weltanschauungsmusik semble concentrer l’attention sur les effets en retour de ces conditionnements : non plus comment la musique (les œuvres, le « monde de la musique »…) est conditionnée mais comment elle peut elle-même conditionner ; ou encore : non plus les influences extérieures que la musique intériorise mais les influences qu’elle est elle-même capable d’exercer sur l’extérieur.

À ce titre la Weltanschauungsmusik semble mettre l’accent sur la troisième des quatre dimensions précédentes : sur l’action en retour des œuvres musicales vers les autres modes de pensée, sur une historicité en retour, c’est-à-dire sur la manière dont la Weltanschauungsmusik pourrait instaurer un temps de la pensée pour d’autres modes de pensée que musicaux. Ainsi

·          L’Inbild Éros désignerait l’action des œuvres de la Weltanschauungsmusik sur la pensée amoureuse (ou pensée de la différence des sexes) ;

·          Les Inbilds Communauté et Culture-érudition désigneraient l’action des œuvres de la Weltanschauungsmusik sur la pensée politique (ou pensée du collectif) ;

·          L’Inbild Héros désignerait l’action des œuvres de la Weltanschauungsmusik sur la pensée philosophique (ou pensée du sujet) ;

·          L’Inbild Religion-de-l’art désignerait l’action des œuvres de la Weltanschauungsmusik sur les autres pensées artistiques et/ou sur la pensée philosophique ;

·          Les Inbilds Nature et Cosmos désignerait l’action des œuvres de la Weltanschauungsmusik sur les pensées scientifiques et/ou philosophique.

 

Question : cette interprétation de la Weltanschauungsmusik est-elle acceptable ou relève-t-elle d’un contre-sens ?

Pourquoi alors les sept Inbilds nomment-elles moins des Idées proprement musicales que des Idées venues d’ailleurs (venues de la philosophie, de la politique, etc.) ? Pourquoi les noms même de ces Inbilds ne portent-ils pas plus explicitement la marque de leur constitution proprement musicale ?

 

L’unité de deux faces ?

Sans sombrer dans un point de vue positiviste (visant à établir des différences sous forme d’objets manipulables), à quoi s’attache finalement les caractéristiques proprement musicales de la Weltanschauungsmusik ?

Pour les mettre en évidence — et j’accorde ici qu’il faut les saisir dynamiquement et non pas statiquement : non comme un résultat figé objectivable mais comme un mouvement déplaçant des frontières, déformants des rapports établis, etc. —, il semble qu’il faille à chaque fois mettre en rapport la forme musicale et la forme discursive des textes utilisés ou convoqués comme référence. Exemples : réexposition là où le texte se passait de retour (la musique transforme A|B en un A|B|A’), syncrétisme musical destiné à emporter une adhésion des auditeurs que le texte littéraire suggérait, etc.

Cela suppose donc de concevoir l’œuvre de la Weltanschauungsmusik comme étant à deux faces puisque son travail proprement musical n’a de sens que référé au travail non musical d’un texte. Penser l’œuvre de Weltanschauungsmusik revient alors à penser un type singulier d’œuvre à deux faces.

Mais si l’on voit bien alors en quoi ce type biface d’œuvre se distingue d’une œuvre de musique dite « pure », où alors se situerait la différence avec une œuvre de musique dite « à programme » qui a également deux faces ?

Une réponse a ici été suggérée : la Weltanschauungsmusik porterait des Inbilds, donc des Idées et ne viserait nullement à matérialiser des phénomènes concrets, naturels (tonnerre, tempête…) ou subjectifs (sentiments divers et variés). La musique à programme serait alors caractérisée comme celle qui viserait à matérialiser musicalement de tels types de phénomènes là où la Weltanschauungsmusik viserait à matérialiser musicalement des Idées (non musicales), nos sept Inbilds prioritairement.

Où l’on retrouve d’ailleurs la question précédente : s’il s’agit de matérialiser musicalement des Idées non musicales, cela voudrait dire que la Weltanschauungsmusik aurait pour projet non pas de configurer la société selon des Idées musicales mais plutôt de configurer le monde de la musique selon des Idées philosophico-politiques…

S’il est vrai que cette modification des référents induit une modification équivalente des opérations musicales (la voie du mimétisme sonore semble davantage écartée), ceci cependant ne suffit pas à doter la Weltanschauungsmusik d’une autre structure que celle de la musique à programme. La Weltanschauungsmusik génèrerait à ce titre, de la même manière que la musique à programme, des œuvres à double face.

Soit : comment peut-on de l’intérieur même de la musique (et sans référence exogène à l’autre face de l’œuvre) déceler la différence entre Weltanschauungsmusik et musique à programme, sachant qu’on peut facilement déceler de manière musicalement endogène qu’une musique est à programme (de même qu’on peut facilement le faire pour une musique de film) puisque les opérations de « développement » y sont clairement non immanentes et extrinsèquement normées ?

Question

Si la Weltanschauungsmusik est à deux faces et si la musique « autonome » (qui n’est qu’une de ces deux faces) est incapable par elle-même de réfléchir l’autre face, qui soutient alors l’unité de ces deux faces constitutive de la Weltanschauungsmusik ? Ceci ne remet-il pas en scène le compositeur et ses intentions propres comme acteur ayant prééminence sur l’œuvre musicale ?

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Deuxièmes questions

(22 mars 2004)

 

 

Bonne musique à programme ?

Finalement la Weltanschauungsmusik ne serait-elle pas tout simplement « la bonne musique à programme » ?

En effet, en se distinguant de la musique à programme par le fait d’assumer la part autonome de la musique, la Weltanschauungsmusik s’en distinguerait en s’assurant que ce qui est ajouté au programme — les sons déposés sur les idées du programme — est bien de la musique et pas de l’illustration sonore, bref, en produisant ainsi une bonne musique… à programme.

 

Catégories plus musicales ?

« Avec tous les moyens techniques à ma disposition, bâtir un monde ! »

Gustav Mahler

Si le projet singulier de la Weltanschauungsmusik est bien de conformer la société, le monde (l’extérieur en tous les cas) à sa Weltanschauung et donc par là de l’esthétiser, ou de le « musicaliser », pourquoi alors les Inbilds de la Weltanschauungsmusik ne seraient-elles pas plus « musicales », à tout le moins ne relèveraient-elles pas de catégories plus « esthétiques » ?

Par exemple pourquoi l’Inbild de Gemeinschaft ne se nommerait-elle pas plutôt Harmonie, et celle de All plutôt Symphonie ?

 

Held ?

« Malheureux le pays qui a besoin de héros »

Galilée chez Bertold Brecht

Qu’est-ce que la Weltanschauungsmusik veut exactement promouvoir dans la figure du héros ? Ne serait-ce pas l’héroïsme plus que le héros, et dans ce cas quel héroïsme : un héroïsme ordinaire partageable par tous ou plutôt un héroïsme du grand homme, par définition impartageable et seulement admirable ? S’agit-il ici de promouvoir la pratique diversifiée de l’héroïsme ou plutôt la mise en scène de sa figure exceptionnelle ? Bref, pour la Weltanschauungsmusik, en quoi la figure du héros est-elle « socialisante » ?

 

Kunstreligion ?

Parsifal, finalement, n’a-t-il pas saturé plutôt que dynamisé l’idée (romantique) de religion de l’art ? Sur ce point aussi, Wagner n’a-t-il pas été « un crépuscule plutôt qu’une aurore » ?

 

Liebe ?

Si Éros est un thème musical très ancien, en quoi la Weltanschauungsmusik le développe-t-elle de manière singulière ? Est-ce seulement par l’usage nouveau qu’elle en fait ou cela tient-il aussi à un nouveau contenu donné à cette Inbild et dans ce cas lequel ? En quoi la Weltanschauungsmusik de l’Éros en transforme-t-elle significativement la conception romantique (littéraire, philosophique…) ?

 

Confrontations musicales entre œuvres ?

Plus généralement, si la Weltanschauungsmusik s’avère pratiquer des « contenus » différents et même parfois opposés de mêmes Inbilds, ceci devrait conduire à une confrontation musicale entre les différentes œuvres de la Weltanschauungsmusik qui les ont en partage. Or ceci ne paraît guère le cas. Qu’en conclure ?

Cette remarque relance une question déjà posée : ne suggère-t-elle pas que les œuvres de la Weltanschauungsmusik seraient moins des projets pour influencer l’extérieur que des influences extérieures exercées sur elles ? Ou encore : si la Weltanschauungsmusik est « militante », ce serait en vue que la musique soit influencée (par la « culture » du moment) plutôt qu’influençante (sur cette même culture du moment). La Weltanschauungsmusik viserait que la musique intériorise (assume, subjective) l’historicité et l’historialité de sa condition plutôt qu’elle ne projetterait (avec quels moyens spécifiquement musicaux ?) de constituer en retour une prise musicale sur l’extérieur…

 

Du rôle de l’historiographie en cette affaire

Thèse générale : la catégorie de Weltanschauungsmusik répond surtout à un souci historiographique. Elle vise à permettre d’écrire de l’Histoire en racontant une histoire : précisément celle de la Weltanschauungsmusik.

Ce faisant, cette manière de procéder se distingue de deux autres voies :

— En « bouchant les trous » entre les œuvres en sorte de créer des continuités, la voie historiographique de la Weltanschauungsmusik s’oppose à la voie qui enchaîne les monographies donc les singularités plutôt que les régularités.

— La voie historiographique de la Weltanschauungsmusik s’oppose à l’inverse à l’idée d’une Histoire générale de la musique car les histoires qu’elle constitue (en les racontant) restent régionales sans prétendre envelopper globalement « toutes » les œuvres.

D’où une nouvelle manière de poser la même question que précédemment : si les œuvres de la Weltanschauungsmusik travaillant sur le même Inbild sont reliables par un même souci, par un même projet, somme toute par ce que j’appellerai une même intension [instress], si l’intérêt de la catégorie de Weltanschauungsmusik est donc bien d’exhausser des généalogies d’œuvres en les racontant, l’interlocuteur « naturel » d’une œuvre de la Weltanschauungsmusik ne devrait-il pas être une autre œuvre de la Weltanschauungsmusik plutôt que « la société » à qui elle est censée s’adresser ? Les œuvres de la Weltanschauungsmusik qui « travaillent » le même Inbild ne devraient-elles pas entretenir entre elles des rapports plus intimes, plus étroits et plus explicites (ou du moins plus explicitables) qu’avec tel ou tel contexte social, influençant et influençable ?

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